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Article de revue

Le mouvement des mampreneurs en France : phénomène féministe libéral ou radical ?

Pages 123 à 149

1Parmi les 30 % de femmes entrepreneurs en France aujourd’hui (Bel, 2009), un certain nombre se sont récemment autolibellées « mampreneurs » et peuvent être définies comme « des femmes qui établissent une nouvelle entreprise afin de combiner la génération de revenu avec des responsabilités de garde d’enfants » (Duberley et Carrigan, 2013, p. 629). La communauté académique s’est intéressée au phénomène qui semble offrir de nouvelles perspectives pour appréhender l’entrepreneuriat féminin, notamment en le redéfinissant autour d’une démarche émancipatoire et en générant des changements sociaux dans différents domaines. Cette interprétation est en ligne avec les travaux de Rindova, Barry et Ketchen (2009) ainsi que de Calás, Smircich et Bourne (2009). L’étude du mampreneuriat se positionne dès lors dans une vision féministe de l’entrepreneuriat aspirant à se défaire de « l’articulation socialement construite du sexe biologique qui crée, maintient et incorpore comme normalité la subordination féminine » (Ahl et Marlow, 2012, p. 556). En effet, les approches féministes remettent en question le discours capitaliste, sortent l’analyse de l’activité économique du seul domaine de l’entreprise, et étendent celle-ci à d’autres lieux tels que la famille ou les communautés (Folbre, 1988 ; Nelson et Smith, 1999). Cela permet alors de comprendre comment les relations sociales et institutionnelles réorganisent la division genrée du travail entre productif et reproductif (Lawson, 1995 ; Oberhauser, 2002). Nous utilisons deux courants de la pensée féministe classique qui se prêtent particulièrement à l’étude du mampreneuriat. En effet, bien qu’il existe trois courants principaux (Firestone, 1972 ; Toupin, 1998), à savoir libéral (égalitaire, réformiste), marxiste (politique, révolutionnaire) et radical (culturel, autonomiste), nous excluons la perspective marxiste car trop liée à une vision des classes et, donc, peu cohérente avec une analyse entrepreneuriale. Nous retenons alors les deux positions extrêmes afin de poser une grille de lecture d’un phénomène. La première approche est celle du féminisme libéral qui tend à privilégier la capacité des femmes à acquérir leur égalité avec les hommes via leurs propres choix et actions, avec une action se focalisant sur les réformes légales et politiques. La seconde approche est celle du féminisme radical qui souhaite l’abolition de la domination masculine dans les domaines sociaux et économiques via la remise en question des normes sociales et des institutions, avec une action ancrée sur le terrain (principe de réalité) plutôt que dans le domaine politique (Toupin, 1998).

2Les recherches sur le mampreneuriat se sont focalisées, dans un premier temps, sur les définitions mettant en exergue des contributions entrepreneuriales qui vont au-delà de la production de valeur purement économique (Korsgaard, 2007 ; Nel, Maritz et Thongprovati, 2010 ; Duberley et Carrigan, 2012 ; Richomme-Huet, Vial et d’Andria, 2013). Dans un second temps, les travaux se sont orientés vers une analyse moins individualiste et plus systémique de l’entrepreneuriat féminin, faisant ainsi écho à la critique d’Ahl (2006) – qui dénonce la comparaison systématique des femmes entrepreneurs à la norme masculine implicite pour les juger en conséquence et s’inscrivant dans les récentes avancées des analyses institutionnelles (Brush, de Bruin et Welter, 2009). En particulier, Ekinsmyth (2011) définit le mampreneuriat comme « une forme d’entrepreneuriat largement poussée par le désir de réalisation d’une “harmonie entre vie privée et vie professionnelle” au travers d’une orientation identitaire qui estompe la limite entre les rôles de “mère” et de “femme d’affaires” » (p. 104), désir qui découlerait donc implicitement de préférences. Pour l’auteur, il s’agit de la rencontre de deux sphères traditionnellement séparées : la sphère économique (ou sphère « productive ») et la sphère familiale (ou sphère « reproductive »). Le mampreneuriat représente une pratique « qui se départit de diverses manières des normes masculinistes de l’entrepreneuriat. Embrassant plutôt que contestant le rôle de “mère”, il s’agit d’une pratique des affaires qui tente de remanier les limites entre le travail productif et reproductif » (p. 104). Les quelques travaux existants (Ekinsmyth, 2011 ; Leung, 2011) supposent une adoption volontaire des rôles de mère et d’entrepreneur, ainsi qu’une dissolution des limites entre les sphères économique et familiale. Le mampreneuriat résulterait donc bien de préférences qui conduiraient à effectuer un choix délibéré quant à l’adoption de ces deux rôles et à la rencontre, plus ou moins complète, des deux sphères. Nous explorons ces hypothèses à la lumière de la théorie des préférences adaptatives mise en avant par Sen (1987, 1990 et 1995) et Nussbaum (2003), ce qui permet une interprétation plus détaillée du phénomène quant aux degrés (1) de liberté de choix et (2) de fusion des sphères économique et familiale. Les préférences font référence à une motivation ou une attitude favorable à une alternative parmi d’autres, ordonnées selon l’utilité qu’elles procurent (Arrow, 1958). Dans un contexte institutionnel caractérisé par un éventail réduit des opportunités disponibles ou réalisables, les préférences ne sont plus des préférences propres à l’origine d’un libre choix, mais deviennent adaptatives, c’est-à-dire inconsciemment altérées en fonction des options disponibles (Elster, 1982) et conduisant à des choix « subis ». Cela incite les femmes à négliger, ignorer, voire dénigrer des options qu’elles estiment par avance difficiles voire impossibles à satisfaire. Résultat d’un cercle vicieux, cette potentielle adaptation mène à un renforcement des inégalités et rôles établis dans les sphères familiale et économique. Il s’agit d’un phénomène documenté dans la littérature en entrepreneuriat féminin ; ainsi, Madsen, Neergard et Ulhoi (2008) posent que « les femmes entrepreneurs construisent et reconstruisent leur identité sous l’influence de pratiques institutionnalisées, qui ne peuvent être changées que de l’intérieur » (p. 358). Ekinsmyth (2014) admet en effet également que la mampreneur « représente un sujet d’identité vivement contesté et contestable » (p. 1230), en partie parce que son fondement repose sur des préférences adaptatives. Nous postulons que les choix effectués par les mampreneurs sont alors plus ou moins subis selon le contexte et entraînent une fusion plus ou moins marquée de ces sphères.

3La disparition des limites entre les sphères économique et sociale, ainsi que l’encastrement, initié par Polanyi (1944), ont été largement repris dans la littérature, reconnaissant notamment que l’entrepreneuriat se produit dans un large domaine sociétal, incluant l’économique, le social et l’environnemental. Il porte l’idée que, contrairement à ce que propose la théorie économique classique, les individus ne prennent pas leurs décisions de manière isolée, mais que l’action est gouvernée par un système de ressources et d’acteurs sociaux interconnectés. Oberhauser (2002) évoque cette dissolution des frontières entre les différentes sphères de la vie dans le cadre de l’entrepreneuriat comme une stratégie de subsistance, proposition mise en évidence au niveau empirique par Vial et Hanoteau (2015). Plusieurs recherches (Jack et Anderson, 2002 ; Aldrich et Cliff, 2003) montrent l’encastrement de l’entrepreneuriat dans la famille, présentant cette dernière à la fois comme support aux affaires et groupe à soutenir via l’activité et les revenus générés. Les auteurs soulignent ainsi la porosité entre les sphères familiale et économique, thème repris par Carter (2011). La littérature qui traite de l’interface vie professionnelle-vie privée oppose l’argument de l’épuisement – les demandes des deux sphères étant incompatibles, à celui de l’amélioration – qui estime que de « multiples rôles peuvent être bénéfiques, avec un potentiel de retombées positives » (Jennings et McDougald, 2007, p. 748), étant entendu cependant que l’expérience de cette interface en entrepreneuriat est un mélange de tensions et d’enrichissement mutuel. Ekinsmyth (2011) évoque enfin la « large sphère de la vie (où les gens, les familles, la vie quotidienne et les endroits font une différence) » (p. 104).

4Nous posons que l’entrepreneuriat se positionne donc bien simultanément sur les sphères économique et familiale, qui elles-mêmes se croisent sur une surface plus ou moins étendue. Ce chevauchement crée des tensions (par exemple, le choix d’allocation d’une ressource à l’une plutôt qu’à l’autre sphère), mais peut également créer un enrichissement mutuel. Celui-ci représente les modalités de gestion des demandes des sphères économiques et familiales, pouvant se traduire par des limites plus ou moins marquées, déclinées sur un spectre allant de la franche séparation à la fusion totale. Dans tous les cas, le degré de chevauchement sera le résultat de préférences et de choix plus ou moins délibérés ou contraints par le contexte, partant des préférences adaptatives jusqu’aux préférences propres. À partir du croisement de ces deux éléments (degré d’intégration des sphères économique et familiale, et degré d’adaptation des préférences), nous proposons une typologie du mampreneuriat comportant trois interprétations féministes théoriques permettant : 1) l’étude des effets du contexte institutionnel sur un type d’entrepreneuriat féminin par le biais de l’examen des préférences et 2) l’analyse du changement institutionnel opéré par les mampreneurs via le degré de fusion des sphères familiale et économique. Nous utilisons cette grille de lecture afin d’étudier les entretiens qualitatifs approfondis de 25 mampreneurs françaises aux profils variés. Cette étude du mampreneuriat comme manifestation féministe s’inscrit dans une vision systémique de l’entrepreneuriat féminin qui est à la fois le résultat d’un contexte institutionnel et un moyen de changement de ce dernier (phénomène d’agence).

5La première partie établit une typologie du mampreneuriat, construite à partir du degré d’adaptation des préférences des femmes et du degré d’intégration des sphères économique et sociale. Ensuite, la deuxième partie présente la méthodologie de recherche et l’échantillon opérationnel. Puis, la troisième partie propose une mise en perspective des résultats de l’étude qualitative à la lumière des hypothèses et une discussion. Enfin, la conclusion prend position tout en évoquant les limites et les perspectives de la recherche.

1 – Le mampreneuriat comme phénomène féministe

6Nous abordons le mampreneuriat selon différentes perspectives théoriques pour en déduire trois interprétations féministes, radicales (1.1) et libérales (1.2) selon des préférences propres ou adaptatives, sous forme de propositions à explorer et à formaliser dans une typologie (1.3).

1.1 – Le mampreneuriat comme phénomène féministe radical

7La première interprétation féministe du phénomène de mampreneuriat est celle d’un désir de réduction des inégalités privées et professionnelles. Elle s’inscrit dans la mouvance du féminisme radical qui reconnaît des différences intrinsèques initiales entre femmes et hommes (notamment l’expérience de procréation et de maternité) dont les hommes se serviraient historiquement afin d’oppresser les femmes (Greer et Greene, 2003). Selon cette interprétation, le mampreneuriat utilise alors ces spécificités féminines socialement construites pour cantonner les femmes dans des activités à traits familiaux et domestiques avec un partage inégalitaire de ces tâches, en leur défaveur. Cette situation initiale conduit à la constitution d’un entrepreneuriat féminin alternatif qui se départit des modes de fonctionnement historiquement définis par des hommes. En particulier, il s’agit de la remise en question de l’importance première et principale de l’objectif de la performance économique de l’entreprise et de la nécessité d’arbitrage entre les demandes des sphères économique et familiale qui en découle. Grâce à ce renversement de logique, la famille et le travail sont perçus et construits comme des systèmes ouverts, avec une possibilité de concilier les deux sphères (Frone, 2003) en acceptant les débordements et/ou interférences de l’une dans l’autre (Carlson et Frone, 2003), voire de les faire fusionner en une seule afin de limiter les conflits (Greenhaus et Beutell, 1985) et de récolter un enrichissement pour l’individu avec des effets positifs sur les deux rôles (Rothbard, 2001). Ainsi, pour Korsgaard (2007), le mampreneuriat reflète « (1) le besoin de trouver un équilibre entre d’un côté les besoins de l’entreprise ou de carrière, et d’un autre côté les besoins de la famille ; (2) le désir d’un environnement de travail désencombré d’un supérieur immédiat imperméable et indifférent aux besoins de la famille ; et (3) le désir de combiner les deux premiers éléments avec des expériences professionnelles passionnantes et difficiles » (p. 43). Richomme-Huet, Vial et d’Andria (2013), synthétisant la littérature, définissent le mampreneuriat « comme la création d’une nouvelle entreprise par une femme qui s’identifie à la fois comme mère et entrepreneur, qui est principalement motivée par la réalisation d’un équilibre entre vie privée et vie professionnelle, et qui saisit des opportunités liées à l’expérience particulière d’avoir des enfants » (p. 256). Les définitions soulignent clairement l’existence des deux sphères (familiale et économique), qui correspondraient aux deux facettes de l’identité féminine (mère et entrepreneur), que les femmes entrepreneurs chercheraient à concilier ou à réconcilier. D’ailleurs, Ekinsmyth (2011), s’appuyant sur la théorie de l’encastrement, explore comment la mampreneur contribue à inscrire l’entreprise dans un cercle élargi réunissant les deux sphères et ainsi changer ou déplacer les limites qui peuvent exister entre l’entreprise et la famille. Ceci est en ligne directe avec les travaux de Brush et al. (2009). Selon nous, le mampreneuriat pourrait alors être la manifestation consciente ou non d’une pratique féministe radicale, en ce qu’il revendique explicitement l’importance du sexe dans l’entrepreneuriat et qu’il viserait en particulier à réunir les sphères familiale et économique. Pour Freedman (2007, p. 7), « le féminisme est la croyance que les femmes et les hommes ont une valeur égale » et que cette conception permet de valoriser « les tâches traditionnellement féminines telles que la procréation et la garde d’enfant à même hauteur que d’autres types de travaux effectués historiquement par les hommes », réfutant « l’expérience historique des hommes – qu’elle soit économique, politique ou sexuelle – [comme] le standard auquel les femmes devraient aspirer » (p. 7), les libérant d’un carcan et leur offrant de nouvelles opportunités notamment entrepreneuriales. Celles-ci s’inscriraient dans une redéfinition féminine du capitalisme basée sur le principe de réalité selon lequel les femmes doivent de fait, et quelles que soient leurs préférences, répondre à des demandes des deux sphères.

  • Proposition 1 : Les mampreneurs visent à fusionner les sphères familiale et économique pour n’en constituer qu’une seule incarnant alors un mampreneuriat féministe radical basé sur le principe de réalité.

1.2 – Le mampreneuriat comme phénomène féministe libéral à préférences propres ou adaptatives

8La deuxième interprétation féministe du phénomène de mampreneuriat suppose l’acquisition des mêmes droits que les hommes en théorie et en pratique, afin de pouvoir participer à égalité à un entrepreneuriat façonné par des hommes et confiné à la sphère économique. C’est la position du féminisme libéral qui suggère que « la solution aux réalisations moindres des femmes est d’enlever les barrières à la participation féminine » (Greer et Greene, 2003, p. 3). Dans cette mouvance s’inscrivent les travaux de Shelton (2006) qui souligne l’existence d’un conflit entre le travail et la famille, touchant particulièrement les femmes du fait de leur rôle prédominant dans la sphère familiale, qu’elles soient actives ou non dans la sphère économique. Dans cette configuration, le travail et la famille sont positionnés dans des systèmes fermés et séparés, à cause d’incompatibilité de temps, de tension nerveuse et de comportements entre les deux rôles (Greenhaus et Beutell, 1985). Pour limiter les conflits entre les sphères (Carlson et Frone, 2003) et égaler les performances normées par un capitalisme masculin (comme la croissance économique de l’entreprise comme postulat initial), les femmes entrepreneurs doivent choisir entre refuser la sphère familiale, restreindre sa taille ou promouvoir la participation active de tiers afin de réduire le poids et l’éventail de leurs tâches dans les deux sphères (Shelton, 2006). Ce chemin semble difficile, puisqu’il implique le lent changement des lois, mais aussi des mentalités (perception de l’entrepreneuriat féminin et perception de soi par les femmes), et de tout le contexte institutionnel qui pourrait apporter un support aux femmes en termes d’égalité entrepreneuriale. De plus, il ne fait que se conformer aux normes érigées par d’autres, en segmentant les rôles et les mondes, restreignant ainsi l’ensemble des opportunités liées à la prise en considération des préférences propres et des sphères de chacun. D’ailleurs, certains auteurs estiment que le mampreneuriat serait plutôt un rééquilibrage des sphères privée et professionnelle (un work-life balance) ou un nouveau style de vie. Ainsi, pour Duberley et Carrigan (2013, p. 630), les mampreneurs « reflètent les discours actuels de l’entrepreneuriat comme style de vie ». Cela rejoint l’argument d’Hakim (2008) qui, pour expliquer l’écart de réalisation de carrière entre femmes et hommes, déclare que « même parmi les plus capables et talentueux/ses, nous trouvons que les goûts, valeurs, et préférences de style de vie varient. Les femmes sont plus enclines à choisir un équilibre entre vie privée et vie professionnelle, […] les hommes […] à valoriser leur succès dans une carrière » (Hakim, 2008, p. 215).

  • Proposition 2 : Les mampreneurs utilisent l’entrepreneuriat afin de pouvoir concilier les demandes des sphères familiale et économique, mais ne visent pas explicitement à la fusion des deux sphères en une seule. Néanmoins, les réponses aux demandes des deux sphères sont délibérément choisies. Elles incarnent alors un mampreneuriat féministe libéral selon des préférences propres.

9Pourtant, l’hypothèse du mampreneuriat comme style de vie omet de prendre en compte le fait que les préférences pour une harmonie entre les deux sphères pourraient être des préférences adaptatives, c’est-à-dire contraintes par le contexte socio-culturel des femmes, et non propres. En ce sens, nous pouvons alors considérer le phénomène du mampreneuriat comme le produit de ces préférences adaptatives et non d’un libre choix. Nussbaum (2003, p. 34) déclare ainsi que « les femmes présentent fréquemment des “préférences adaptatives”, préférences qui se sont ajustées à leur statut de seconde classe (Sen, 1990, 1995) ». Comme le souligne Sen (1987, p. 11), « l’esclave battue, le chômeur cassé, le miséreux sans espoir, la ménagère apprivoisée peuvent avoir le courage de désirer peu, mais la réalisation de ces désirs disciplinés n’est pas un signe de succès et ne peut être traitée de la même manière que l’accomplissement des désirs confiants et exigeants des mieux placés ». Selon cet argument, les femmes choisiraient de concilier les demandes des sphères familiale et économique, non par choix, mais parce que les demandes de la sphère familiale leur incombent de fait. Le mampreneuriat apparaît ici comme une voie alternative au salariat, offrant un complément de ressources pour le ménage et/ou des facilités/flexibilités de gestion de l’ensemble des contraintes.

  • Proposition 3 : Les mampreneurs utilisent l’entrepreneuriat afin de pouvoir concilier les demandes des sphères familiale et économique, mais ne visent pas explicitement à la fusion des deux sphères en une seule. Les réponses aux demandes de l’une des deux sphères au moins sont subies et non délibérément choisies. Elles incarnent alors un mampreneuriat féministe libéral selon des préférences adaptatives.

1.3 – Vers une typologie des interprétations féministes théoriques du mampreneuriat

10Afin de réduire la complexité du phénomène mampreneurial et d’en accroître sa compréhension, nous mobilisons la méthode typologique dans sa perspective sociologique (Demazière, 2013). Notre propos n’est pas de produire une description ordonnée à partir d’éléments empiriques ni de générer des groupes relativement homogènes d’individus à partir d’un grand nombre de données pour expliquer le mouvement des mampreneurs dans son ensemble. En revanche, notre démarche s’inscrit dans une volonté de construction abstraite liant contextes et comportements (Sanchez et Heene, 2010) dans le mampreneuriat, et ce de façon déductive. À partir de la revue de la littérature, nous avons identifié deux éléments centraux pour interpréter le mampreneuriat. D’une part, le degré d’adaptation des préférences des femmes traduit l’influence du contexte institutionnel sur l’une des manifestations de l’entrepreneuriat féminin. D’autre part, le degré de fusion des sphères économique et familiale indique le mode de gestion des demandes des deux sphères, signalant le changement social opéré par les mampreneurs. Le croisement de ces deux facteurs permet de définir plusieurs comportements théoriques et d’interpréter le positionnement féministe. Ainsi, lorsque les sphères sont séparées, le féminisme est qualifié de libéral et le comportement varie en fonction des degrés d’adaptation des préférences. Plus les femmes subissent les demandes des deux sphères, plus le mampreneuriat n’est qu’un moyen de conciliation entre vie privée et vie professionnelle. Lorsque les deux sphères sont fusionnées, le féminisme est dit radical et le comportement se calque sur le principe de réalité. Nous schématisons les différentes propositions de notre typologie dans la représentation graphique suivante (figure 1). Il s’agit maintenant de les confronter à un corpus empirique.

Figure 1

La typologie des interprétations féministes théoriques du mampreneuriat

Figure 1

La typologie des interprétations féministes théoriques du mampreneuriat

2 – Méthodologie de la recherche

11L’objet de notre recherche est de tester la typologie établie précédemment pour l’opérationnaliser, la justifier empiriquement et contribuer à en étendre la dimension conceptuelle. Étant donné la nature perceptuelle des dimensions à mesurer – degré d’intégration des sphères et d’adaptation des préférences – et la qualité exploratoire de notre étude, nous adoptons une approche qualitative consistant à étudier les contenus de contexte et de comportement à partir des matériaux discursifs. Dans cette perspective, nous présentons le mode d’investigation, l’échantillon retenu, la collecte et l’analyse des données pour comprendre le phénomène du mampreneuriat et donner du sens aux informations recueillies. L’analyse typologique des contenus permet d’explorer empiriquement les effets du contexte institutionnel sur les mampreneuriats, et les changements institutionnels opérés par les mampreneurs (agence).

2.1 – Méthode qualitative, échantillon opérationnel et données de contenu

12L’approche qualitative a été privilégiée afin d’étudier le processus par lequel des causalités locales s’expriment en décrivant la séquence d’opérations visualisables constituant l’évènement et se prolongeant dans le suivant plutôt que d’établir une corrélation entre deux évènements (Weiss, 1994). Notre visée consiste à donner du sens par une démarche « discursive et signifiante de reformulation, d’explicitation ou de théorisation de témoignages, d’expériences ou de pratiques » (Mukamurera, Lacourse et Couturier, 2006, p. 111). En effet, l’approche qualitative favorise la libération de la parole (Sampson, Bloor et Fincham, 2008) sur des questions parfois sensibles ou intrusives, que ce soit les raisons qui ont poussé à la création d’entreprise, le soutien de l’entourage ou le rôle du conjoint notamment dans la prise en charge de la dimension domestique. Cela permet alors de dépasser les « a priori et les cadres conceptuels initiaux » (Miles et Huberman, 2003, p. 12). De plus, il convient de préciser qu’il n’existe aucune statistique officielle permettant de repérer un cadre d’échantillonnage, d’en retirer un échantillon probabiliste, de contrôler l’hétérogénéité et la représentativité des répondantes (Condomines et Hennequin, 2013). Enfin, le(s) groupe(s) à observer fai(on)t encore l’objet d’interprétations multiples, plus ou moins extensives, contribuant à maintenir un flou autour de la catégorie « Mampreneur ». La population initiale étant impossible à repérer dans l’absolu, nous nous sommes concentrées sur la seule Association française de mampreneurs (http://www.les-mompreneurs.com), la seconde ayant été dissoute. Nous recensons 342 adhérentes dans l’annuaire de l’Association en juillet 2014, soit les femmes entrepreneurs qui se considèrent appartenant au mouvement des mampreneurs, tel que précédemment défini. À partir de cette population empiriquement limitée, nous construisons notre recherche par le biais d’un échantillon opérationnel, c’est-à-dire l’échantillon prélevé qui permettra de faire une généralisation empirique sur l’ensemble des mampreneurs de l’Association, et au-delà, de procéder à une généralisation analytico-théorique (Pirès, 1997). Les cas retenus, repérés à partir de membres identifiés sur le site web, proviennent d’une stratégie mixte. Dans un premier temps, nous avons utilisé la méthode d’échantillonnage par choix raisonné (Patton, 1990), qui permet de sélectionner des cas riches en données bien que non tirés aléatoirement. Nous utilisons notre jugement pour choisir les personnes à inclure dans l’échantillon (Babbie, 1995). Nous avons déterminé que cette méthode est la meilleure pour obtenir des informations sur les ressources réellement mobilisées par les mampreneurs, étant donné la confidentialité, voire la dimension intime, de ces données. Nous avons également pondéré les critères initiaux afin de varier les profils en termes d’âge, de localisation géographique, de statut juridique et de secteur d’activités. Dans un second temps, la stratégie d’échantillonnage utilisée repose sur la technique de la boule de neige (Flynn, 1973), à savoir l’utilisation de la logique des réseaux sociaux pour recruter des personnes ayant des intérêts ou des expériences similaires : nous avons demandé aux répondantes sélectionnées de bien vouloir nous fournir les coordonnées d’autres mampreneurs qu’elles connaissaient. L’intérêt est d’avoir des témoins « en » et « de » confiance, qui répondent aux critères établis et qui acceptent de nous révéler des informations parfois délicates.

13Les données empiriques de ce projet ont été collectées sur la période du dernier trimestre de 2012, selon la technique de l’entretien de recherche individuel, auprès de 25 femmes, soit une taille d’échantillon conforme à d’autres recherches francophones utilisant les mêmes outils (Royer, Baribeau et Duchesne, 2009). Le tableau 1 fournit une synthèse de notre échantillon composé de 25 femmes âgées de 24 à 46 ans, mariées ou vivant en couple et réparties géographiquement sur le territoire national.

14Les données collectées permettent d’assurer le principe de saturation empirique pour délimiter le nombre d’entrevues (Glaser et Strauss, 1967 ; Strauss et Corbin, 1998), afin de garantir l’exhaustivité et la représentativité des informations obtenues. La saturation est atteinte lorsque toutes les données et les catégories se recoupent, créant ainsi une redondance et assurant un niveau collectif (Bertaux, 1997). Les entretiens ont été administrés par téléphone pour garantir une dimension nationale et éviter un biais régional, voire local. La durée de ces échanges, entre 30 minutes et 1 heure, soit plus réduite qu’en face à face, a néanmoins permis une réelle discussion et une véritable collecte d’informations personnelles et pertinentes, difficiles à obtenir par d’autres voies. Cette technique a permis de ne pas présumer des expériences des personnes interrogées et de favoriser l’interaction discursive afin de faciliter la compréhension des deux acteurs grâce au vécu, à la singularité et à l’historicité de l’individu interviewé. De même, pour limiter la subjectivité, nous avons construit un guide d’entretien fortement structuré autour d’un ensemble de questions ouvertes, uniformisé à la fois dans la forme mais également dans l’ordre. L’élaboration de ce guide repose sur la volonté de tester notre typologie du mampreneuriat comme manifestation féministe. En conséquence, il est constitué de thèmes et de sous-thèmes, choisis pour étudier à la fois le résultat du contexte institutionnel (à partir du degré d’adaptation des préférences) et le moyen de changement (en fonction du degré d’intégration des sphères) mis en place par les agents eux-mêmes, à savoir les mampreneurs. Les 25 entretiens réalisés ont donc tous porté sur plusieurs sous-thèmes plus larges que les modalités utilisées dans les traitements statistiques que ce soit le capital humain (connaissances théoriques et pratiques), le capital social (réseau formel et informel mobilisé) et le capital financier (épargne personnelle et institutionnelle utilisée), à travers leur vision de la notion de mampreneur, les motivations qui les ont conduites à créer une entreprise et le rôle de leur entourage dans la formation de leurs préférences.

15Le guide d’entretien se compose de quatre parties principales qui donnent de la cohérence à l’ensemble lors des entrevues. Classiquement, la première partie a pour objectif d’établir la fiche signalétique de l’entrepreneur et de l’entreprise créée. Il s’agit de préciser leurs caractéristiques à partir de critères sociodémographiques pour les mampreneurs (âge à la création, situation matrimoniale à la création et lors de l’entretien, diplôme et niveau d’études, précédente fonction, nombre d’enfants et années de naissance) et socioéconomiques pour leur structure (date de création, statut juridique, activité, localité, chiffres d’affaires de N à N+3, rentabilité). De façon plus spécifique, ces critères nous permettent d’établir l’existence des deux sphères. Ainsi, la sphère familiale est définie par les critères « situation matrimoniale » et « nombre d’enfants » tandis que la sphère professionnelle est matérialisée par l’entreprise, quel que soit le critère. Ensuite, le croisement de ces critères définit la possible intégration des sphères (ainsi que leur degré) mais également l’adaptation des préférences (et le degré), déterminant des types de féminisme. Le nombre et l’année de naissance des enfants, croisés avec la date de création de l’entreprise donne des indications sur la réalité et le degré de rencontre des deux sphères. De même, le diplôme et niveau d’études ainsi que le statut juridique permettent de déterminer le degré de préférence propre ou adaptative.

Tableau 1

Fiche signalétique de notre échantillon de mampreneurs

Tableau 1
Cas N° Prénom Secteur Activité Année création Statut juridique Enfants Marié / En couple Âge création Localité 1 Emma Secrétariat (Services) 2009 Auto-entrepreneur 1 (4 ans) En couple 32 Isère 2 Fabienne Écrivain public (Services) 2011 Auto-entrepreneur 1 (2 ans) En couple 37 Loiret 3 Marie E-Commerce et production de produits écologiques 2011 EURL 2 (4 / 7 ans) Mariée 31 Haut-Rhin 4 Christine Sophrologie (Santé Libéral) 2010 Auto-entrepreneur 2 (19/ 8 ans) Mariée 41 Essonne 5 Stéphanie E-Commerce et production de cosmétiques bio 2010 EURL 2 (4 / 1 an) Mariée 32 Rhône 6 Cécile Conseil en Communication (Service Libéral) 2008 EURL 3 (5 / 2 / 1) Mariée 30 Hauts de Seine 7 Caroline E-commerce Livres enfants 2011 Entreprise Individuelle 2 (10 /6 ans) Mariée 36 Essonne 8 Sophie Formation portage (Services) 2011 Auto-entrepreneur 2 (6 /4 ans) Pacsée 37 Nord 9 Pauline E-commerce et production de cadeaux en bois 2011 Entreprise Individuelle 1 (2 ans) Mariée 24 Val d’Oise 10 Annabelle Coaching (Services) 2010 SARL 2 (6 / 4 ans) Mariée 36 Val d’Oise 11 Déborah Communication (Service) 2010 Auto Entrepreneur 3 (11, 7 et 5) Mariée 40 Haute-Savoie 12 Sonia Rédaction et référencement Web 2008 Portage salarial 2 (6 ans) Séparée 33 Morbihan
Tableau 1
13 Isabelle Conseil en communication (Service Libéral) 2010 Auto-entrepreneur 3 (22/19/17) Mariée 46 Yvelines 14 Anita Photographie 2010 Auto-entrepreneur 2 (6 / 3 ans) Mariée 33 Haute-Vienne 15 Julie Commerce de produits bios 2008 EURL 2 (4/ 1 an) Pacsée 28 Bouches-du-Rhône 16 Sabrina E-commerce de cosmétiques bios 2011 Auto-entrepreneur 2 (4 / 8 ans) Pacsée 31 Vienne 17 Cindy Massage et vente de produits écologiques 2012 Auto-entrepreneur 1 (1 an) En couple 24 Loire Atlantique 18 Laura Droit (Libéral) 2010 Libéral 2 (3 / 1 an) Mariée 24 Seine 19 Julia Sophrologie (Santé Libéral) 2009 Association 1 (4 ans) Mariée 32 Val-de-Marne 20 Aurore E-commerce de produits bios 2010 Auto-entrepreneur en liquidation 2 (4 / 1 an) Mariée 28 Val-de-Marne 21 Nicky Conseil en expérience client 2011 Couveuse Auto-entrepreneur 1 (2 ans) Mariée 33 Bouches-du-Rhône 22 Christel Conseil en communication 2008 Entreprise individuelle 2 (2 / 1an) En couple 31 Seine 23 Elodie E-commerce de produits de maternage 2011 SARL associée 1 (3 ans) Mariée 32 Rhône 24 Camille E-commerce en location de matériel de puériculture 2007 SARL 2 (5 / 7 ans) En couple 36 Hauts de Seine 25 Emmy E-commerce et production de vêtements bébés bios 2009 SARL 2 (10/ 8 ans) Divorcée 39 Gironde

Fiche signalétique de notre échantillon de mampreneurs

16Les trois autres parties reposent essentiellement sur des questions ouvertes. Notre recherche étant à visée exploratoire, nous ne proposons aucune modalité de choix. En effet, nous ne souhaitons pas influencer les réponses mais laisser les femmes définir leur degré d’adaptation des préférences et d’intégration des sphères, afin de ne pas forcer leur positionnement dans la typologie. En revanche, cela demande plus d’interprétation de notre part lors de l’analyse des données. La deuxième partie s’intéresse à leur connaissance et leur représentation à la fois du concept de mampreneur en tant que tel mais également du phénomène. Les questions portent sur leur propre définition pour établir leur degré d’identification au concept (et donc aux sphères) et leur vision de l’évolution du phénomène afin de préciser leur perception du changement potentiel. La troisième partie focalise sur les facteurs de motivations entrepreneuriales selon une double optique contraintes versus opportunités (raconter leur propre expérience en tant que mampreneur, les facteurs push et pull déclencheurs, leur vision de leur précédente carrière, le mode de garde de leurs enfants, la place des technologies de l’information et de la communication ainsi que celle des différentes institutions dans leur création). Les questions ont pour objectif de déterminer leur degré de préférences propres ou adaptatives en analysant la description de leur situation anté-création. La quatrième partie se concentre sur les interactions entre les sphères et les préférences. En effet, en les interrogeant sur le rôle de leur entourage (en retraçant les types d’aides du réseau informel avec le conjoint, la famille – parents et fratries, les amis et les collègues ainsi que du réseau formel avec les banques, les organismes d’accompagnement et d’aide), nous pouvons alors interpréter la formation des préférences et le degré d’intégration des sphères dans leur quotidien.

2.2 – Analyse des données de contenu

17Tous les entretiens ont été enregistrés avec l’accord des participantes et retranscrits sous la forme de verbatim afin d’assurer à la fois leur crédibilité et leur validité. En conséquence, ils ont également été toilettés pour faciliter la lecture et éviter aux personnes interviewées le traumatisme de la relecture de la restitution de la parole orale dans une retranscription brute (Roche et Taranger, 1995). En fait, le principal souci est de les rendre communicables sans surcharges lexicales pour les témoins eux-mêmes, comme « contre-don », et comme matériau fiable pour l’analyse. Enfin, nous avons procédé à une mise à jour de notre échantillon sur le début d’année 2015 afin de vérifier la continuité de l’affaire.

18Pour Bertaux (1997, p. 65), il ne s’agit pas de « constituer d’abord un corpus de matériaux empiriques […], puis ensuite seulement se pencher sur l’analyse de ce corpus. Dans ce type d’enquête, […] les résultats de l’analyse des premiers entretiens sont non seulement intégrés au modèle en cours de construction mais repris dans le guide d’entretien évolutif. » L’analyse se construit alors itérativement au fur et à mesure des entretiens, puis plus spécifiquement, lors de la retranscription et, enfin, sur le contenu finalisé du matériau empirique. Pour ce faire, nous avons sélectionné et extrait les données les plus susceptibles de répondre à notre questionnement à partir de l’ensemble des textes écrits des entretiens, considérés comme des unités de comparaison (Blanchet et Gotman, 1992). L’analyse du discours des interviewées ne donnera pas lieu à une analyse linguistique, bien que certainement fort enrichissante, mais uniquement de contenu afin de mettre en exergue leurs propres systèmes de représentation, de donner du sens à ces discours. L’analyse des données a été réalisée en plusieurs étapes, plus ou moins séquencées. Tout d’abord, les informations recueillies ont été retranscrites intégralement. La première phase d’analyse nécessite de repérer dans le corpus les premières données contextuelles, à savoir les portions de chaque entretien qui décrivent ou rapportent explicitement les éléments utiles à l’interprétation, et de les regrouper par thèmes. Il s’agit de s’immerger et de se familiariser avec les données du corpus. Ces portions ont été décomposées en segments de discours (ou unités sémantiques constitutives de l’univers discursif) en fonction des critères et des dimensions retenus dans le cadre conceptuel. Ces fragments thématiques ont été isolés pour être scindés en sous-thèmes conceptuellement labellisées et analysés en tant que premiers éléments d’interprétation. Il s’agit de déconstruire pour reconstruire, à partir des idées repérées et de leur catégorisation. La deuxième phase a consisté à appliquer les grilles d’analyse et à produire des tableaux synthétiques pour chaque catégorie, en fonction « de l’expérience singulière des interviewés […], des matériaux, de la problématique et des objectifs de la recherche » (Smith, 1995). Tout d’abord, nous avons établi la fiche signalétique des mampreneurs et de leur entreprise grâce aux critères classiquement prédéfinis de type sociodémographique et socioéconomique. Ensuite, nous avons déterminé leurs conceptions du mampreneuriat à partir de leur verbatim. Enfin, nous avons testé notre typologie à travers l’analyse de l’ensemble du corpus. Chaque cas a été interprété en fonction de nos objectifs de recherche, c’est-à-dire en reconnectant les significations que les mampreneurs ont de leur vie (sous forme d’évènements, de processus et de structures) avec le monde social qui les environne (Miles et Huberman, 2003), c’est-à-dire le contexte institutionnel. Ce travail d’analyse permet de donner du sens aux données pour interpréter et expliciter nos trois propositions de féminisme via le contexte et le changement opéré.

3 – Résultats et discussion

19À partir du corpus empirique, nous retraçons de façon descriptive le portrait des mampreneurs de notre échantillon, le profil des structures créées et la manière dont elles se définissent (3.1). Puis, nous testons notre typologie (figure 1) par l’analyse des entretiens des motivations entrepreneuriales et du rôle de l’entourage (3.2). Enfin, nous discutons nos résultats (3.3).

3.1 – Les mampreneurs, leurs structures et leur positionnement mampreneurial

20Afin d’établir l’identité de notre échantillon, nous avons pris en compte différentes caractéristiques au moment de la création de leur entreprise. Le profil type qui ressort de cet échantillon est représenté en italique et dans les cases grisées (tableaux 2 et 3).

21Les mampreneurs sont majoritairement trentenaires à la création (17 cas), onze ayant entre 30 et 33 ans. Elles ont bien entendu toutes un enfant au moins, la majorité en ayant deux (15 cas) et deux parmi les plus âgées en ont trois. Presque tous ces enfants vivent dans une famille constituée du père et de la mère, qu’ils soient mariés (15 cas), pacsés (3 cas) ou en couple (5 cas). Finalement, deux mampreneurs apparaissent plus atypiques, l’une étant séparée depuis sa création tandis que l’autre était divorcée lors du démarrage de son activité. Elles détiennent toutes un diplôme, avec au minimum un Bac (4 cas), une dizaine de Bac+2 à Bac+4 et une autre dizaine de Bac+5, avec des profils plutôt gestionnaire et ingénieur. En conséquence, leur expérience précédente correspond à un niveau de responsabilité quasiment équivalent (13 non-cadres et 12 cadres) dans des secteurs d’activités très divers. Enfin, leur localisation géographique fait apparaître une plus forte proportion (11 cas) dans la région Île-de-France.

Tableau 2

Portrait des mampreneurs de notre échantillon lors de la création de leur structure

Tableau 2
Caractéristiques (profil type) Âge 24 à 29 ans 30 à 39 ans 40 à 46 ans Nombre de femmes 5 (Cas n°9, 15, 17, 18 et 20) 17 (Cas n°1, 2, 3, 5, 6, 7, 8, 10, 12, 14, 16, 19, 21, 22, 23, 24 et 25) 3 (Cas n°4, 11 et 13) Nombre d’enfants 1 2 enfants 3 Nombre de femmes 7 (Cas n°1, 2, 9, 17, 19, 21 et 23) 15 (Cas n°3, 4, 5, 7, 8, 10, 12, 14, 15, 16, 18, 20, 22, 24 et 25) 3 (Cas n°6, 11 et 13) Situation matrimoniale Mariée + Pacsée En couple Séparée + Divorcée Nombre de femmes 15 + 3 (Cas n°3, 4, 5, 6, 7, 9, 10, 11, 13, 14, 18, 19, 20, 21 et 23) (Cas n°8, 15 et 16) 5 (Cas n°1, 2, 17, 22 et 24) 1 + 1 (Cas n°12) (Cas n°25) Niveau d’études Bac ou < Bac + 2 à Bac + 4 Bac + 5 Nombre de femmes 4 (dont 2 BP et 2 Bac) (Cas n°9 et 17) (Cas n°16 et 20) 10 (dont 5 BTS) (Cas n°1, 2, 3, 4, 7, 8, 11, 13, 14, 15) 11 (dont 3 ESC) (Cas n°5, 6, 10, 12, 18, 19, 21, 22, 23, 24 et 25) Expérience Non-Cadre Cadre Nombre de femmes 13 (Cas n°1, 2, 3, 4, 7, 8, 9, 11, 14, 15, 16, 17 et 20) 12 (Cas n°5, 6, 10, 12, 13, 18, 19, 21, 22, 23, 24 et 25) Localisation Ile-de-France Province Nombre de femmes 11 (Cas n°4, 6, 7, 9, 10, 13, 18, 19, 20, 22 et 24) 14 (Cas n°1, 2, 3, 5, 8, 11, 12, 14, 15, 16, 17, 21, 23 et 25)

Portrait des mampreneurs de notre échantillon lors de la création de leur structure

22Le tableau 3 présente la fiche signalétique des structures créées. Notre échantillon fait apparaître des créations récentes, seul un tiers compte plus de trois années d’existence (8 cas).

Tableau 3

Fiche signalétique des structures créées par les mampreneurs

Tableau 3
Caractéristiques () Date de création 2007 2008 2009 2010 2011 2012 Nombre de structures 1 (Cas n°24) 4 (Cas n°6, 12, 15 et 22) 3 (Cas n°1, 19 et 25) 8 (Cas n°4, 5, 10, 11, 13, 14, 18 et 20) 8 (Cas n°2, 3, 7, 8, 9, 16, 21 et 23) 1 (Cas n°17) Statut juridique Statut particulier (3) Individuel (14) En société (8) Association Portage salarial Prof libérale Auto Entrepreneur Entreprise Individuelle EURL SARL Nombre de structures 1 (Cas n°19) 1 (Cas n°12) 1 (Cas n°18) 11 (Cas n°1, 2, 4, 8, 11, 13, 14, 16, 17, 20 et 21) 3 (Cas n°7, 9 et 22) 4 (Cas n°3, 5, 6 et 15) 4 (Cas n°10, 23, 24 et 25) Secteur d’activité Services Commerce Production Nombre de structures 14 (Cas n°1, 2, 4, 6, 8, 10, 11, 12, 13, 17, 18, 19, 21 et 22) 6 (Cas n°7, 15, 16, 20, 23 et 24) 5 (Cas n°3, 5, 9, 14 et 25) Rentabilité Oui Non Raisons évoquées pour ne pas être rentable. Nombre de structures 12 (Cas n°1, 4, 5, 6, 11, 12, 14, 15, 16, 18, 22 et 25) 13 (Cas n°2, 3, 7, 8, 9, 10, 13, 17, 19, 20, 21, 23 et 24) Cas n°2 : activité secondaire, toujours salariée. Cas n°3, 13 et 24 : c’est sur la bonne voie. Cas n°7, 9, 19 et 23 : je ne perds pas d’argent. Cas n°8 et 10 : pour payer une formation. Cas n°17 : en démarrage / Cas n°20 : en liquidation. Cas n°21 : changement de secteur d’activité.

Fiche signalétique des structures créées par les mampreneurs

23L’échantillon fait apparaître en priorité un statut d’auto-entrepreneur (11 cas), puis une répartition entre entreprise individuelle et société, ainsi que trois statuts particuliers (le portage salarial, la profession libérale et l’association). Plusieurs envisagent une évolution dans les années à venir pour passer en SARL ou en entreprise individuelle (Cas n°1, 11 et 21), voire en portage salarial (Cas n°19). Concernant le secteur d’activités, la majorité des mampreneurs (14 cas) créent dans les services que ce soit en BtoB ou en BtoC avec une répartition égale dans les deux options. Enfin, près de la moitié des structures est rentable alors que l’autre ne l’est pas encore ou plus (2 cas).

24Les mampreneurs de notre échantillon ne se définissent pas toutes de la même manière. Nous pouvons distinguer quatre types de définition présentés dans le tableau 4. Peu se positionnent prioritairement comme des membres du réseau des « Mompreneurs » (2 cas). Elles se considèrent davantage comme des mères entrepreneurs mais selon deux perspectives en ce qui concerne les enfants (11 cas) : les femmes entrepreneurs avec des enfants (entrepreneur et mère) et les mamans entrepreneurs (mère et entrepreneur). Pour d’autres, c’est une alternative au salariat afin d’équilibrer vie familiale et professionnelle, de quitter un emploi inintéressant, éprouvant ou peu épanouissant, de changer de dimension et d’occupation (12 cas). Les autodéfinitions de ces femmes mettent déjà en avant l’hétérogénéité des visions du mampreneuriat par ses principales actrices, ce qui laisse envisager des motivations très différentes traduisant des préférences et des modes de gestion variés des deux sphères.

Tableau 4

Les définitions des mampreneurs par les mampreneurs

Tableau 4
Définitions Verbatim Appartenance à une association (2) « Mampreneur, ce n’est qu’une association finalement » (Cas n°4). « C’est ce statut de membre de l’association avant tout » (Cas n°9). Une femme entrepreneur maman (3 femmes) « C’est la femme entrepreneur avec des enfants, par extension la femme tout court. C’est difficile dans un monde […] assez machiste » (Cas n°11). « C’est une femme qui est entrepreneur, qui a créé son activité et qui est en même temps maman, donc qui doit concilier les deux […], ce qui n’est pas facile. Et pour cela, elle a rejoint ce réseau des mampreneurs » (Cas n°13) « Une chef d’entreprise qui, accessoirement, a des enfants. On est des entrepreneurs comme les autres, mais on a juste un petit malus supplémentaire qui est… les enfants ! » (Cas n°18). Une maman entrepreneur (8 femmes) « Une maman qui crée son entreprise, qui entreprend » (Cas n°1, 3, 7, 17 et 24). « Une maman qui veut coller le plus possible au rythme de ses enfants mais sans mettre de côté ses aspirations professionnelles » (Cas n°8). « Des femmes avec une problématique commune qui est les enfants et qui représente un volume horaire assez conséquent » (Cas n°10). « Une maman qui se lance à son compte parce que les enfants donnent l’impulsion » (Cas n°15). Une vision alternative de l’entrepreneuriat (12 femmes) « Une femme qui était salariée avant et qui a quitté le monde de l’entreprise pour X raisons et qui a créé son entreprise dans des secteurs assez variés » (Cas n°2). « Une femme active qui a des enfants et qui choisit une autre façon de concilier sa vie professionnelle et familiale » (Cas n°5, 12, 14, 16, 19, 20, 21, 22, 23 et 25). « C’est la conciliation de la maternité et d’un travail motivant ! » (Cas n°6).

Les définitions des mampreneurs par les mampreneurs

25Pour ces femmes, le mampreneuriat opère tout d’abord, par le biais de préférences plus ou moins adaptatives, un changement de gestion des demandes des deux sphères. Cela entraîne une modification de la manière dont elles sont perçues par la Société en général, réouvrant le monde des possibles en termes économiques. Certaines évoquent une véritable rupture entre les débuts caractérisés par une forme d’amateurisme développé par des femmes au foyer avec des activités de peu d’envergure, et la phase actuelle de professionnalisation, avec des ambitions professionnelles plus importantes. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une révolution, ce qui fait craindre un chemin encore long à parcourir : « Disons que la barrière à l’entrée a été levée, ça ne veut pas dire que le chemin sera forcément facile, tout dépend de l’ambition et de l’objectif qu’on se fixe, mais c’est vrai que l’accès par ce statut est plus facile » (Cas n°22). Cela s’apparente à une évolution qui permet aux femmes de gérer plus sereinement les sphères familiale et économique, bien que certaines y voient un simple effet de mode. Enfin, l’idée d’un nouveau positionnement professionnel qui prône une fusion des deux sphères, prenant en compte leur encastrement, semble trouver écho comme forme de reconnaissance de leur réalité, « autre que par un statut ou par un diplôme » (Cas n°25).

3.2 – Validation empirique des trois interprétations féministes théoriques du mampreneuriat

26Nous analysons l’échantillon de mampreneurs grâce à la typologie (figure 1), ce qui permet d’illustrer et valider trois interprétations du phénomène de mampreneuriat induit par le contexte français, puis de mettre en exergue les changements institutionnels ainsi opérés (degré d’intégration des sphères).

3.2.1 – Le mampreneuriat féministe radical

27Dans une perspective holistique, les mampreneurs ont une vision de leur vie comme un tout, un ensemble indissociable de vie familiale et professionnelle, avant même la création d’une entreprise. Pour certaines, le mampreneuriat est plutôt une évolution positive de carrière considérée comme un espace englobant la sphère professionnelle et personnelle, la maternité étant le facteur déclenchant ou une évolution de vie qui accélère certaines prises de décisions et souligne des évidences. La maternité est à la fois un catalyseur par lequel se révèle l’opportunité, et également un moment qui permet de profiter d’une période créative sur le plan familial pour se lancer au niveau professionnel. Le mampreneuriat vient servir des aspirations existantes avant la grossesse et permet de le faire en symbiose avec les autres facettes centrales de la vie, notamment familiale (Cas n°4, 9 et 17).

28Pour d’autres, le mampreneuriat autorise clairement une harmonie entre les deux sphères et sert à éviter les obstacles auxquels doivent faire face les femmes dans leur carrière professionnelle à cause de la maternité (Cas n°18). Il peut également s’agir de déplacer les barrières générant d’autres types de discriminations liées à la place de la femme dans la Société en général (Cas n°21). Certaines soulignent aussi que les difficultés rencontrées ou envisagées concernant la conciliation des deux sphères lors de la grossesse leur ont fait prendre conscience de leurs réelles priorités, et leur ont permis de faire un vrai choix, au-delà des considérations purement financières (Cas n°22). Ainsi, un plan social vient modifier la perception des possibles parce qu’il est accompagné d’un contexte global favorable à l’entrepreneuriat (Cas n°10 et 24).

Encadré 1. Illustrations d’un mampreneuriat féministe radical

« En tant que directrice commerciale, je voyageais énormément. J’ai eu envie de me stabiliser, de changer d’activité, de gagner de l’argent pour moi » (Cas n°4).
« J’ai […] toujours [eu] envie d’être à mon compte, c’était prévu. […] C’était un tournant de ma vie le fait de devenir maman ; ça m’a changé voilà, tout simplement » (Cas n°9).
« La naissance d’un enfant, c’est une étape importante […] et ça peut faire basculer une carrière professionnelle. Il faut savoir se lancer et faire un métier par passion » (Cas n°17).
« Jeune diplômée enceinte, c’est un suicide total d’un point de vue carrière. […] J’ai profité du temps de ma grossesse […] où on est immobilisé chez soi pour développer mon projet » (Cas n°18).
« J’ai dix ans d’expérience […] mais je ne trouvais plus de satisfaction personnelle dans mon travail. […] Donc, il y a eu cette remise en question quand j’attendais mon enfant […]. Je me suis dit que je voulais vraiment en profiter […] ! Je veux les deux » (Cas n°21).
« J’organisais des événements pour des marques de beauté, je faisais du développement commercial en freelance et j’avais mon blog beauté. Puis, je tombe enceinte, donc on mixe le tout et le constat était le besoin de rencontre et de se faire plaisir. […] J’ai à peine le smic en ce moment alors qu’avant mon salaire était énorme mais c’est une opportunité de pouvoir créer » (Cas n°22).
« Je pense que si je n’avais pas été licenciée, je ne l’aurais jamais fait ; si je n’avais pas eu des enfants, je ne l’aurais pas fait ; si je n’avais pas eu une formation gratuite […], quelqu’un qui me suivait en tant que créateur d’entreprise, je ne l’aurais pas fait ! Donc, c’est vraiment un tout » (Cas n°10).
« J’ai créé mon entreprise parce que j’ai été licenciée […] ; mes conditions de départ étaient très bonnes et très confortables. Ça a été le déclencheur. […] L’idée est née avec un besoin avec ma fille. Mais je ne me suis pas mise à mon compte pour garder mes enfants » (Cas n°24).

29Dans les huit cas précités, il s’agit bien d’une fusion des deux sphères basée sur le principe de réalité. Certaines femmes évoluaient déjà dans une seule sphère à composantes familiale et économique, et un événement fort, familial (maternité, divorce…) ou professionnel (plan social), les a fait basculer vers le mampreneuriat. Pour celles qui vivaient dans deux sphères séparées, les mêmes types d’événements forts ont eu pour effet la prise de conscience de l’avantage et de la pertinence de la fusion des deux sphères afin de faire face à la situation.

3.2.2 – Le mampreneuriat féministe libéral selon des préférences propres

30Il existe également des femmes qui fonctionnent sur la base d’une division des tâches culturellement et socialement déterminée. Elles se caractérisent par une gestion séparée des deux sphères, ce qu’elles font par choix et par envie. Ainsi, qu’elles souhaitent changer de métier (Cas n°8 et 15) ou de système socioprofessionnel (Cas n°19 et 23), toutes insistent sur leur volonté propre de modifier une situation qui ne les satisfait plus. Le mampreneuriat apparaît ici comme une réelle opportunité de s’épanouir professionnellement, porté par un contexte familial, social et financier favorable. En soit, elles ne remettent pas nécessairement en cause les fondements masculins de la sphère économique. « Notre société a évolué et a montré aux mamans qu’elles pouvaient garder leurs enfants […] tout concilier avec une entreprise ! » (Cas n°20). Néanmoins, elles soulignent l’existence de ces deux sphères et de la difficulté à les concilier. Bien que le mampreneuriat leur facilite les interactions entre leurs deux mondes, elles reconnaissent en filigrane qu’elles supportent principalement les responsabilités familiales même après le lancement de l’entreprise (Cas n°25).

Encadré 2. Illustrations d’un mampreneuriat féministe libéral à préférences propres

« Je veux être psycho-praticienne. Il me fallait une vie de famille qui puisse aussi me laisser le temps de partir en formation […]. Je jongle un peu, je m’éclate donc c’est très bien » (Cas n°8).
« J’avais envie […] d’avoir une idée, de l’étudier et de la réaliser sans barrières autres que financières. C’était le moment parfait pour réaliser ce projet-là » (Cas n°15).
« Mon retour de congé parental […] m’a donné envie de déclencher le projet de reconversion. […] Même si ça commence à devenir assez compliqué pour moi de gérer création d’entreprise et vie de famille » (Cas n°19).
« Il n’y a pas de secret, c’est très difficile d’allier les deux, il y a besoin d’une intendance extrêmement complète. […] Là, je n’ai pas du tout les mêmes rémunérations mais je m’organise comme je veux et je m’épanouis beaucoup plus » (Cas n°23).
« J’ai […] quitté Paris après mon divorce. […] Je voulais créer mon entreprise […], le faire depuis mon domicile et avoir la souplesse pour correspondre aux horaires de mes enfants. […] Donc aujourd’hui, je vais emmener mes enfants à l’école [mais] […] l’activité est très envahissante. » (Cas n°25).

31Les six cas de ce type montrent une volonté de séparer les deux sphères, voire de maintenir une segmentation déjà existante mais accentuée par l’arrivée d’un premier enfant ou d’une fratrie. C’est une préférence propre de gestion différenciée des deux activités, une forme de scissiparité des femmes, sans remise en cause d’un modèle masculin de l’économie en général et de l’entrepreneuriat en particulier. Néanmoins, un des principaux déclencheurs du mampreneuriat est généralement issu de traitements détrimentaux de l’entreprise envers son ex-salariée. Ce mampreneuriat est donc bien un outil mobilisé pour équilibrer les demandes des deux sphères.

3.2.3 – Le mampreneuriat féministe libéral selon des préférences adaptatives

32Les mampreneurs qui gèrent leurs deux sphères séparément par nécessité sont généralement peu aidées par leur conjoint, qui assume prioritairement son rôle de Mr Gagnepain (Cas n°1 et 2). Elles justifient l’indisponibilité de celui-ci sur la dimension domestique (Cas n°5 et 7) par son implication totale dans la vie professionnelle. La dissociation des rôles est acceptée, que ce soit pour soutenir celle de leur conjoint (Cas n°3 et 11) et/ou par manque de perspective de carrière intéressante pour elles-mêmes (Cas n°12). Cette adaptation est renforcée par un management discriminant à l’embauche (Cas n°13) ou dans leur précédente fonction qui les conduit à sortir du monde du salariat (Cas n°6, 14 et 16). Le mampreneuriat apparaît alors comme une réponse à une double contrainte économique et familiale.

Encadré 3. Illustrations d’un mampreneuriat féministe libéral à préférences adaptatives

« Niveau aide, pour s’occuper du petit, oui ! Pour les activités domestiques, ménage, repassage, cuisine, ça non » (Cas n°1).
« Mon conjoint ne m’a ni soutenu, ni pris le relais. Il avait son activité salariée et voilà ! » (Cas n°2).
« J’ai été aidée par mon époux […], il est déjà passé par là mais c’est différent parce qu’il a des associés ! […] Il m’aide aussi pour le quotidien, mais c’est plus compliqué, il a des journées de travail » (Cas n°5).
« On n’a rien redéfini parce qu’en étant mampreneur et en étant à la maison, je suis beaucoup plus disponible pour les enfants qu’avant » (Cas n°7).
« C’est peut-être un facteur déclenchant quand on n’évolue plus comme on veut évoluer » (Cas n°12).
« Ça s’est déclenché avec la naissance de mon fils et la mutation de mon conjoint » (Cas n°3).
« Quand on a déménagé et que je ne trouvais vraiment pas de travail, j’ai pu réfléchir à mon projet. Comme mon ancien employeur et ami m’avait assuré être un futur client, je me suis lancée […]. Les dépôts de bilan de mon mari et de mon père, tous les deux artisans, ont été un gros frein » (Cas n°11).
« Très vite, je me suis heurtée à la problématique que j’appartenais à la catégorie senior ! (Cas n°13).
« Comme je n’étais managée que par des mecs ou par des nanas qui n’avaient pas d’enfant, personne ne tenait compte de mon changement de vie, voire m’ont compliqué la vie ! » (Cas n°6).
« Ce qui m’a vraiment poussée, c’est un harcèlement moral […] [qui] m’a permis de franchir la barrière » (Cas n°14).
« J’ai eu beaucoup de problèmes dans le collège où je travaillais. Harcèlement moral, le retour au travail s’est très mal passé. […] J’ai voulu trouver une solution tout en étant là pour mes enfants » (Cas n°16).

33Les onze cas correspondant à un mampreneuriat de type féministe libéral selon des préférences adaptatives représentent une proportion importante de femmes qui ont adopté l’entrepreneuriat comme une alternative à un salariat sans perspective ou comme une source complémentaire de revenus moins contraignante car basée à la maison (ce que les Anglo-Saxons appellent les « Work from home mums »). Finalement, l’impasse de leur carrière les conduit à privilégier celle de leur conjoint, de façon plus ou moins délibérée, à maintenir une segmentation des deux sphères et même à reconsidérer leur pondération puisque la familiale est ou devient plus importante que la professionnelle.

3.2.4 – Application empirique globale de la typologie

34Nous utilisons la représentation graphique de notre typologie (figure 1) afin de visualiser de manière synthétique l’ensemble de nos résultats (figure 2). Les 25 cas examinés confirment l’ancrage des femmes dans la sphère familiale : ce sont bien elles qui s’occupent majoritairement des tâches domestiques et des enfants, validant la nécessaire coexistence des sphères familiale et économique, et la contrainte à réaliser des choix et des arbitrages entre leur famille et leur activité professionnelle. Les choix et arbitrages réalisés ne sont cependant pas uniformes en termes de porosité entre les sphères, mettant en avant un éventail assez large de combinaisons. L’examen de leurs motivations montre également une variation substantielle des préférences en termes d’adaptation au contexte institutionnel. Cette adaptation se traduit par de différentes pondérations accordées à chaque sphère selon ce que le cercle social proche attend de ces femmes, ce qu’elles estiment être leur rôle, qu’il soit délibérément choisi ou non, et ce que le contexte institutionnel permet en termes organisationnel et pratique. L’étude des cas illustre et valide donc bien l’existence d’une diversité des types d’interprétations féministes théoriques du mampreneuriat qui peuvent se positionner selon le croisement de deux axes : celui de la fusion des sphères familiale et économique, et celui de l’adaptation des préférences.

Figure 2

Application empirique de la typologie des interprétations féministes théoriques du mampreneuriat

Figure 2

Application empirique de la typologie des interprétations féministes théoriques du mampreneuriat

35La répartition des cas est relativement équilibrée dans les trois interprétations : la première, que nous avons qualifiée de mampreneuriat féministe radical, fusionne les deux sphères, estimant de plus qu’il n’y a pas forcément de hiérarchie mais une possibilité d’enrichissement dans les deux rôles (Rothbard, 2001). Elles reconnaissent ainsi que le mampreneuriat, encastré de fait dans la famille (Ekinsmyth, 2011), appartient à une seule sphère qui englobe l’économique et le familial. Ce positionnement peut être interprété comme une volonté de faire évoluer le système capitaliste et sa vision de la place des femmes, voire d’en proposer une redéfinition féministe. La deuxième interprétation, dénommée mampreneuriat féministe libéral selon des préférences propres, est constitué de femmes qui envisagent l’entrepreneuriat comme un outil permettant d’optimiser un équilibre entre les sphères familiale et économique ou d’adopter un style de vie différent (Hakim, 2008). Il s’agit de faciliter l’interaction entre les deux sphères. La troisième interprétation, appelée mampreneuriat féministe libéral selon des préférences adaptatives, apparaît comme une solution pour répondre à des demandes trop fortes (des contraintes subies) de la sphère familiale, alors que la sphère économique ne présente aucun argument suffisant pour renverser la situation. Les deux derniers groupes reposent essentiellement sur l’existence et l’acceptation de deux sphères distinctes, sans volonté de les fusionner dans un domaine unifié.

3.3 – Discussion

36La création d’entreprise par les mampreneurs françaises informe sur un certain nombre de caractéristiques communes validant ainsi, dans une première contribution empirique, un profil type. Au niveau familial, trois traits saillants peuvent être mis en exergue. Un nombre d’enfants dans la moyenne puisque l’indicateur conjoncturel de fécondité en France en 2011 est de 2,01 enfants par femme (Pla et Beaumel, 2012). Un profil typique de famille traditionnelle dans laquelle les parents sont mariés, pacsés ou en couple. Un effet « maternité » sur l’entrepreneuriat des femmes avec un âge moyen à la création de 33 ans qui correspond à une période dilemme entre réussir sa carrière professionnelle salariée et fonder une famille. Elles choisissent de dépasser ce clivage imposé par la mise en place d’une alternative entrepreneuriale. La sphère familiale n’est absolument pas remise en cause, voire apparaît prépondérante pour toutes les mampreneurs. Au niveau professionnel, trois éléments ressortent particulièrement : un niveau d’éducation élevé, voire très élevé ; des perceptions de discriminations salariales fortes et de perspectives d’évolution de carrière moindre ; un statut juridique temporaire pour se lancer et tester l’activité de service versus une société pour une activité de production et/ou de commerce. Les deux premiers facteurs rejoignent les résultats des études précédemment réalisées que ce soit pour les femmes entrepreneurs (Fouquet, 2005 ; Bel, 2009), ou les mampreneurs en particulier (Richomme-Huet, Vial et d’Andria, 2013). C’est sans doute leur conjonction qui conduit au choix du statut juridique et de l’activité, sachant que la majorité des mampreneurs s’installent comme auto-entrepreneur dans les services (combinaison prédominante selon les chiffres de l’APCE, 2011). En conséquence, le profil type des mampreneurs démontre une volonté de création d’activité en dehors du salariat, un véritable changement de paradigme pour la carrière des femmes et, également, une alternative à la norme masculine qui voudrait qu’elles visent à la performance économique et à la croissance rapide de leur organisation. Elles essaient autre chose, dans d’autres conditions et selon d’autres critères de performance. Ces résultats constituent autant d’éléments de contribution théorique en ce qui concerne la réflexion sur les définitions du mampreneuriat. En effet, bien que certains auteurs évoquent une dimension féministe, aucun ne l’inclut explicitement dans la définition (Oberhauser, 2002 ; Ekinsmyth, 2011, 2014). Or nos premiers résultats nous permettent de valider le choix et la centralité d’une interprétation féministe du phénomène et de l’étudier plus en profondeur.

37Nos interprétations féministes du mampreneuriat offrent une vision systémique du phénomène. Dans un premier temps, notre étude fait ressortir que cet entrepreneuriat est conditionné par le contexte institutionnel, en ce que les femmes adaptent plus ou moins leurs préférences et leurs actions selon les normes établies, du niveau macro (principalement national) au niveau micro (au sein de la famille). Ces résultats rejoignent les théories de Brush, de Bruin et Welter (2009), et font écho aux appels d’Ahl (2006). En effet, ces auteurs proposent un cadre soulignant l’importance et l’interaction des contextes macro (institutionnel) et micro (incluant l’individu et la famille) dans l’étude de l’entrepreneuriat féminin. En particulier, elles incluent dans le contexte institutionnel classique les dimensions de la maternité ainsi que de l’environnement méso et macro. Nous proposons également au travers de la lecture de nos cas, qu’un contexte a priori identique au niveau macro, peut conduire à des issues très différentes, notamment via l’interaction avec des contextes micro-hétérogènes.

38Dans un second temps, notre étude montre que l’entrepreneuriat peut être un moyen de changement du contexte social et institutionnel. En effet, la mise en évidence de différents modes de gestion des deux sphères familiale et économique démontre que le contexte institutionnel peut aussi être modifié par le biais de l’acte entrepreneurial – ici le mampreneuriat, qui se présente comme un mode innovant de gestion des deux sphères sous contrainte. Encore une fois, la combinaison de l’unicité du contexte macro combiné à la variété des contextes micro donne vie à de multiples solutions de gestion. Ce résultat s’inscrit dans la suggestion de Calás, Smircich, et Bourne de considérer l’entrepreneuriat en tant qu’« activité de changement social avec une variété d’issues possibles » (2009, p. 553). C’est en ce sens que le mampreneuriat peut être, sous toutes ses formes, interprété comme une démarche féministe, c’est-à-dire visant à se départir de la subordination des femmes, présentant cependant de subtiles variations conditionnées à la fois par la nature des demandes des sphères économique et familiale, et par le type de préférences formées en réponse à celles-ci ainsi qu’au contexte et à l’entourage.

39Ce changement doit être considéré par les femmes elles-mêmes, les pouvoirs publics et l’ensemble des parties prenantes afin de mieux appréhender le phénomène. Concernant les femmes, le mampreneuriat, qui reconnaît l’existence des deux sphères et des préférences, contribue à l’atteinte d’une « conscience libérée » au sens de Freire (1974) par le renforcement de l’estime de soi, ce qui conduit à l’acquisition d’un pouvoir individuel intérieur. À partir de ce premier niveau, les femmes développent un pouvoir individuel créateur qui « rend apte à accomplir des choses » (Calvès, 2009, p. 10) ; enfin, un troisième niveau émerge avec le développement d’un pouvoir collectif, favorisant de potentielles transformations structurelles. Cette vision rejoint les théories de l’empowerment (Perkins et Zimmerman, 1995 ; Khader, 2011) en proposant une perspective de renforcement du pouvoir des femmes comme élément central d’un modèle alternatif dans l’entrepreneuriat et dans les institutions plus globalement. Il s’agira alors de leur apporter les aides idoines sous la forme de politiques familiales, économiques et entrepreneuriales originales et novatrices. Ces dernières doivent prendre en compte les deux sphères, tout en étudiant leur possible fusion (Greenhaus et Beutell, 1985) ou conciliation (Frone, 2003) avec ou sans hiérarchisation de leurs préférences affectées à chaque sphère afin d’appréhender la plus large population de mampreneurs, quel que soit leur contexte micro.

40Pour les praticiens en effet, les implications de notre recherche sont multiples. Tout d’abord, la confirmation de l’existence d’un certain type d’entrepreneuriat féminin, le mampreneuriat, doit inciter les acteurs du secteur à considérer le phénomène comme un mouvement significatif à soutenir dans le but d’une création de valeur potentiellement substantielle pour toutes les parties prenantes. Ensuite, la validation d’un profil type général de la mampreneur peut permettre aux pouvoirs publics et accompagnateurs (pourvoyeurs de ressources, établissements financiers, réseaux, etc.) de cibler précisément une certaine catégorie de femmes lors de l’élaboration et de la mise en œuvre d’actions de soutien et de promotion de l’entrepreneuriat. De plus, la plus fine définition de variantes de ce profil type permettrait d’adapter des items spécifiques aux besoins et objectifs de chaque catégorie de mampreneurs. Le rôle des accompagnateurs doit alors évoluer pour intégrer ces dimensions spécifiques en proposant des actions éducatives, de prise de conscience et de renforcement de la confiance en soi. Il s’agit de rechercher avec chaque mampreneur les moyens de transformer le monde dans lequel elle vit (Freire, 1974) afin qu’elle puisse passer de la compréhension à l’action, voire pro-agir dans l’ensemble des environnements existants (famille, marché, éducation, médias, État, etc.).

41Nos résultats mettent également en évidence que le mampreneuriat est un moyen de répondre à une volonté et/ou nécessité des femmes de jongler avec les demandes des sphères économique et familiale, adoptant des stratégies variées déterminées par leurs préférences, elles-mêmes conditionnées par le contexte et les caractéristiques des femmes. Ces résultats informent donc les acteurs en charge des politiques familiales ainsi que ceux qui s’intéressent à la réflexion et à la promotion de l’égalité homme-femme. Les pouvoirs publics pourraient alors insuffler un processus de transformation des relations de pouvoir (Batliwala, 1993) en révoquant l’idéologie utilisée pour imposer les inégalités, en autorisant l’accès aux ressources économiques, naturelles et intellectuelles et, finalement, en renouvelant les institutions pour casser les rapports de pouvoir existants. En effet, appréhender le mampreneuriat comme un vecteur d’un changement sociétal permettrait d’entrer dans une logique de co-création entre les différents acteurs, embrassant complètement le phénomène d’agence du mampreneuriat. Enfin, une définition alternative de l’entrepreneuriat, nourrie par l’approche mampreneuriale, permettrait de contribuer à l’avancement d’une société plus égalitaire en termes de chances pour tous les individus, dépassant les pouvoirs de domination basés sur le sexe, la nationalité, l’origine ethnique et la classe. Cela favoriserait les capacités individuelles et collectives à transformer radicalement les structures économiques, politiques, légales et sociales.

42Finalement, notre recherche fait apparaître un certain nombre de limites et de pistes de recherche. Ainsi, la typologie construite à partir des concepts théoriques pourrait être complétée par une taxonomie, qui émergerait de l’analyse des entretiens. Dans cette approche inductive, l’objectif est alors de ranger empiriquement l’ensemble des mampreneurs de la population dans des classes mutuellement exclusives et collectivement exhaustives ce qui requérait une collecte plus élargie d’entretiens. De même, une possible troisième voie prendrait tout son sens dans une volonté d’approfondissement de la compréhension d’un phénomène. Il s’agit de l’approche pragmatiste de James, Peirce et Dewey, particulièrement défendue dans l’entrepreneuriat par Marchesnay (2008). S’appuyant sur les fondateurs, l’auteur démontre l’intérêt d’une typologie constituée en fonction de variables et/ou de problèmes clés fournissant des « principes » afin d’établir une généralisation sous la forme d’une grille de lecture utile pour l’ensemble des parties prenantes et modifiable continûment en fonction des changements opérés au fil du temps. Dans notre cas, en soumettant nos résultats aux mampreneurs interrogées, celles-ci pourraient alors critiquer notre interprétation, justifier leur différence par rapport aux types définis et mieux contextualiser leur réalité. Cette « maïeutique socratique » (Marchesnay, 2008) ferait ainsi émerger de nouveaux éléments pour « poser les bases d’une intégration théorique définitive, [et obtenir] la catégorisation complète de tous les types de contextes » (Sanchez et Heene, 2010, p. 113) dans le cadre du mampreneuriat.

Conclusion

43Dans cet article, nous avons exploré un nouveau phénomène jusque-là très peu étudié, à savoir le mampreneuriat. Ce dernier suscite un débat quant à sa définition, sa signification et ses effets possibles sur la Société. Néanmoins, les auteurs s’accordent sur sa capacité à procurer un renouvellement des perspectives pour l’entrepreneuriat féminin. Dans une vision féministe, il offre aux mères entrepreneurs une démarche émancipatoire et la production de changements sociaux. En effet, en permettant aux femmes d’adopter pleinement les rôles de mère et d’entrepreneur, ainsi qu’une dissolution des limites entre les sphères économique et familiale (Ekinsmyth, 2011 ; Leung, 2011), il favorise l’élargissement des contributions entrepreneuriales et s’inscrit dans les avancées des analyses institutionnelles. Nous apportons un nouvel éclairage en modérant l’étendue de la dissolution de ces limites et en introduisant l’idée de préférences adaptatives (Sen, 1987, 1990, 1995 ; Nussbaum, 2003), ce qui nous permet de formaliser une typologie. Cette dernière se décline en trois interprétations du féminisme définies à partir du croisement du degré d’adaptation des préférences et de fusion des sphères économique et familiale. Nous analysons et interprétons ensuite qualitativement 25 entretiens de femmes autodéclarées mampreneurs en France à travers la grille de lecture typologique.

44Il apparaît que cette approche, et sa mise en œuvre, supporte tout autant la mise en exergue d’un profil type que l’existence des trois interprétations. De fait, le portrait de la mampreneur française (33 ans, mariée, 2 enfants et diplômée) qui crée une activité de service sous le statut d’auto-entrepreneur, peut être affiné en fonction (1) des choix et arbitrages qu’elle réalise afin d’intégrer ou non les deux sphères et (2) de ses préférences pour s’adapter au contexte institutionnel. Le mampreneuriat féministe radical présente une perspective holistique et alternative de l’entrepreneuriat encastré dans la famille afin de créer et de promouvoir une nouvelle organisation de la société capitaliste qui reconnaît la réalité de l’inséparabilité et de l’interdépendance des sphères. Le mampreneuriat féministe libéral apparaît comme un moyen de gérer les deux de front, sans que nous puissions distinguer ce qui relève du choix librement consenti et ce qui résulterait de préférences adaptives. Enfin, l’opportunité du mampreneuriat féministe libéral est saisie davantage comme un « outil de secours » pour concilier les activités économique et familiale dont l’une, l’autre ou les deux seraient vécues comme des contraintes plutôt que comme des choix.

45Notre analyse offre ainsi une interprétation détaillée et une vision systémique du phénomène du mampreneuriat. Il ressort effectivement que le contexte institutionnel influence l’entrepreneuriat féminin, et davantage celui des mères, qui doivent adapter leurs préférences et leur gestion des sphères économique et familiale. Ces stratégies d’adaptation prennent de multiples formes en fonction des contextes micro. Au-delà, le fait de proposer des alternatives entrepreneuriales innovantes peut également conduire à un changement du contexte social et institutionnel. En conséquence, le mampreneuriat apparaît bien comme un phénomène féministe multiforme, dont l’objectif est de renverser la subordination des femmes de façon radicale ou libérale.

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Mots-clés éditeurs : mampreneuriat, féminisme radical, féminisme libéral

Mise en ligne 31/08/2017

https://doi.org/10.3917/entre.162.0123

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