Notes
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[1]
Le nombre estimé d’entreprises d’artisanat d’art ou de métiers d’art en France est compris entre 18 000 et 38 000 (Entreprises en bref, 2002).
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[2]
L’histoire politique des métiers d’art est à la fois parallèle à l’histoire de l’artisanat (Perrin, 2007 ; Zdatny, 1999) et spécifique par rapport à cette dernière.
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[3]
Comme pour le monde de l’art (Weber et Lamy, 1999), la distinction entre amateurs et professionnels peut être malaisée dans le domaine de l’artisanat d’art. Faute de mieux, nous définissons les artisans d’art professionnels par ceux qui justifient d’une inscription juridique et notre enquête se limite à ces derniers.
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[4]
I. Kirzner est un économiste américain relevant de l’école dite autrichienne d’économie. Il a notamment été formé par L. von Mises. Sa théorie de l’activité entrepreneuriale est aujourd’hui très diffusée en économie et en sciences de gestion (Caglio et Taub, 1992 ; Chelly, 2007 ; Tardieu, 2005) mais beaucoup moins en sociologie (Jourdain, 2014c).
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[5]
Les résultats précis de l’ACM (tableaux des valeurs propres, contributions, coordonnées…) et de la CAH présentées dans cet article sont disponibles dans Jourdain (2012).
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[6]
Si le pourcentage cumulé et le taux d’inertie modifié cumulé peuvent paraître faibles, c’est que nous avons choisi de paramétrer notre ACM de façon à ne pas y introduire de variables trop dépendantes ou corrélées entre elles.
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[7]
L’objectif du recours à la classification est « de construire des classes d’objets […] telles que les objets à l’intérieur de la même classe soient plus proches les uns des autres que possible alors que les objets appartenant à des classes différentes sont le plus éloignés les uns des autres » (Lebaron, 2006, p. 84).
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[8]
Les centres des ellipses de concentration correspondent aux centres de gravité des trois classes et leur circonférence est proportionnelle à l’effectif de la classe qu’ils représentent.
-
[9]
À la suite de notre analyse statistique, nous avons contacté les trois artisans d’art que nous avions déjà rencontrés en entretiens. La soumission du questionnaire auprès de ces trois professionnels s’est déroulée par téléphone, de façon non anonyme pour nous, l’objectif étant de positionner ces artisans d’art en individus supplémentaires sur le graphique d’ACM à partir de leurs réponses au questionnaire.
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[10]
Si l’un s’emploie au masculin et l’autre au féminin, les termes « tapissier » et « tapissière » renvoient aujourd’hui à deux métiers distincts (mais néanmoins complémentaires) – l’ouvrier tapissier garnissant les sièges et l’ouvrier tapissière effectuant les travaux de couture – et non au sexe des individus qui exercent ces métiers.
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[11]
Parmi les 201 artisans d’élite identifiés comme tels par notre CAH, 28 % ont un père qui exerçait le même métier d’art qu’eux, contre 2 % pour les fabricants et 5 % pour les créatrices.
-
[12]
Par de nombreux aspects, l’artisan d’élite se rapproche de l’« entrepreneur artisan traditionnel » identifié dans Boutillier, David et Fournier (2009).
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[13]
Nous utilisons le féminin pour décrire les créatrices car ce pôle est majoritairement représenté par des femmes. Néanmoins, des hommes peuvent être plus proches du pôle des créatrices que de ceux des artisans d’élite et des fabricants.
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[14]
Les manifestations de cette perte d’intérêt pour le travail réalisé (désajustement par rapport aux aspirations professionnelles, évolution de carrière impossible, impression d’« incomplétude »…) sont analysées dans Jourdain (2014b).
-
[15]
La concurrence du modèle de transmission du métier de père en fils par les reconversions professionnelles n’est pas totalement nouvelle dans l’artisanat d’art : dans les années 1960 et 1970, de nombreux éducateurs, professeurs, soignants, etc., sont devenus potiers, tisserands ou encore fabricants de bijoux lors du mouvement de « retour à la terre » (Hervieu-Léger et Hervieu, 1979). Les artisans d’art reconvertis d’aujourd’hui diffèrent néanmoins de ces néo-artisans, parce qu’ils sont majoritairement des femmes et parce que leur reconversion ne s’accompagne pas d’une volonté de rompre avec un cadre de vie moderne (Jourdain, 2014a).
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[16]
Pour le sociologue, la pluriactivité, comme le mécénat familial, pose le problème de la difficile délimitation entre professionnalisme et amateurisme.
Introduction
1De nombreux travaux sur l’artisanat et les Très Petites Entreprises (TPE) mettent en évidence une distinction fondamentale entre les dirigeants hommes de métier et les purs gestionnaires (Jaouen, 2010 ; Mazaud, 2013 ; Picard, 2006). En étudiant un secteur d’activité spécifique – celui de l’artisanat d’art – et en se concentrant sur les chefs d’entreprise qui participent au processus de production matérielle – ceux qu’on appelle les « artisans d’art » (céramistes, ébénistes, maroquiniers, verriers...) –, une typologie plus fine d’entrepreneurs de l’artisanat d’art peut être proposée [1]. Cette typologie, qui se fonde sur une double analyse qualitative et quantitative, différencie trois profils : l’artisan d’élite, qui a hérité de l’entreprise familiale et d’un marché de niche, le fabricant, qui s’est installé à son compte après avoir été ouvrier, et la créatrice, qui s’est reconvertie dans l’artisanat d’art vers 35-40 ans après avoir abandonné un emploi de cadre salarié. Si les deux premiers profils correspondent aux modèles traditionnels de l’artisanat (Gresle, 1981a ; Zarca, 1986), le troisième prend aujourd’hui de l’importance sous l’effet de deux principales évolutions : la féminisation des métiers d’art et la multiplication des reconversions professionnelles dans l’artisanat d’art (Jourdain, 2014b).
2Les artisans d’art, parfois également nommés « professionnels des métiers d’art », se positionnent entre le monde de l’art et celui de l’artisanat (Becker, 1982 ; Zarca, 1986). De fait, ils se caractérisent par la maîtrise d’un savoir-faire technique qu’ils appliquent à un matériau non périssable (bois, cuir, terre, verre, etc.) pour réaliser des pièces utilitaires ou décoratives avec une visée esthétique. Le terme « artisanat d’art » traduit en lui-même la volonté d’effacer le clivage, historiquement institué depuis la Renaissance, entre art et artisanat ou entre arts libéraux et arts mécaniques (Perrin, 2015). En effet, si la distinction entre la figure de l’artisan et celle de l’artiste n’a pas existé de tout temps ni en tous lieux (Moulin, 1985 ; Inaga, 1995), elle est néanmoins fermement établie aujourd’hui dans les sociétés occidentales. En France en particulier, l’artisan et l’artiste se distinguent par leurs modes de formation, leurs statuts juridiques, leurs marchés ou encore leurs modes de reconnaissance (Moulin, 1985 ; Zarca, 1986). Depuis l’apparition des « métiers d’art » dans les textes de lois à la fin du XIXe siècle (Rebérioux, 1990), les artisans d’art ne sont pas parvenus à s’affranchir des frontières instituées entre art et artisanat (Jourdain, 2014a) [2]. Ainsi, la représentation politique des métiers d’art est aujourd’hui essentiellement partagée entre le ministère de la Culture et le ministère de l’Économie. De même, les artisans d’art et leurs entreprises sont éparpillés entre différentes inscriptions juridiques : certains relèvent des Chambres de métiers et de l’artisanat tandis que d’autres sont inscrits à la Maison des artistes ou à l’Urssaf comme « artistes libres » [3].
3L’établissement d’une typologie des artisans d’art avait initialement vocation à éclairer la structuration de l’ensemble particulièrement éclaté de ces professionnels, dans le cadre d’une thèse de sociologie (Jourdain, 2012). Selon les termes de la sociologue D. Schnapper, il s’agissait ainsi de « substituer à l’incohérence du monde humain des images intellectuelles, des relations intelligibles ou, en d’autres termes, de remplacer la diversité et la confusion du réel par un ensemble intelligible, cohérent et rationnel » (1999, p. 1). Les résultats de la typologie ne se limitent néanmoins pas à une pure monographie des artisans d’art : ils mettent au jour différentes manières de concevoir l’entreprise et différentes façons de réaliser des profits économiques chez les dirigeants de TPE. Notre proposition de typologie se présente donc finalement comme une analyse des rapports différenciés à l’entreprise et à l’entrepreneuriat dans l’artisanat d’art. Si nous entendons classiquement l’entreprise comme le cadre d’une activité de production et de vente, nous utilisons une définition spécifique de l’entrepreneuriat : en nous référant aux travaux de l’économiste I. Kirzner (1973) [4], nous concevons l’entrepreneuriat comme l’exploitation d’un écart de prix sur le marché en vue d’en tirer un profit monétaire (nous reviendrons sur cette définition dans le cœur de l’article). Ainsi, les artisans d’élite héritiers, les fabricants anciens ouvriers et les créatrices reconverties se différencient dans leur manière de concevoir leur activité et dans les opportunités de profit qu’ils saisissent. Dans une perspective sociologique, ces différences sont analysées en fonction de l’origine sociale, de la trajectoire vers l’indépendance mais aussi d’évolutions macrosociologiques et économiques touchant tous les secteurs d’activité.
4Notre typologie est issue d’une double enquête quantitative et qualitative. Nous avons soumis un questionnaire par Internet auprès de 947 artisans d’art en 2009-2010 pour recueillir des données statistiques sur leurs origines sociales, leurs parcours professionnels, le fonctionnement de leurs entreprises et leurs engagements dans des institutions professionnelles. Sa diffusion a été faite auprès des adhérents d’institutions nationales de promotion des métiers d’art (Ateliers d’Art de France, Institut National des Métiers d’Art…) mais aussi auprès d’artisans d’art que nous avons rencontrés ou dont nous avons obtenu les adresses e-mail dans des annuaires professionnels ou dans des plaquettes d’expositions d’artisanat d’art. Nos données qualitatives relèvent quant à elles d’entretiens réalisés avec 92 artisans d’art (céramistes, perlières, tapissiers, vitraillistes…). Pour constituer cet échantillon qualitatif, nous avons pris soin d’interroger des professionnels de différents métiers, de différentes régions (Île-de-France, Centre et Provence-Alpes-Côte d’Azur essentiellement), de différents âges, de diverses expériences, mais aussi des artisans d’art plus ou moins impliqués dans les institutions et associations de leur profession.
5Notre première partie est consacrée à la construction et à l’explicitation de la typologie. Fondée sur une analyse des correspondances multiples (ACM) et sur une classification ascendante hiérarchique (CAH), cette typologie est enrichie par les portraits de trois artisans d’art qui représentent bien les trois pôles qui la structurent. Les trois idéaux-types d’entrepreneurs se caractérisent par trois manières différentes de concevoir l’entreprise, analysées dans la deuxième partie, et par trois manières différentes d’entreprendre (ou de réaliser des profits), étudiées dans la troisième partie.
1 – Trois idéaux-types d’artisans d’art : construction d’une typologie d’entrepreneurs
6Si l’analyse typologique n’a pas pour vocation de classer les individus dans des catégories pour les comptabiliser d’un point de vue statistique (Schnapper, 1999), les méthodes statistiques peuvent en revanche participer à la construction d’une typologie. En particulier, l’analyse géométrique des données (Lebaron, 2006 ; Le Roux et Rouanet, 2010) constitue une méthode très féconde pour mettre au jour les rapprochements et oppositions entre les caractéristiques des individus étudiés. À partir du logiciel d’analyse statistique SPAD, nous avons ainsi procédé à une analyse des correspondances multiples (ACM) puis à une classification ascendante hiérarchique (CAH). La conjugaison de ces deux méthodes nous a permis d’identifier trois profils statistiques au fondement des trois idéaux-types d’artisans d’art de notre typologie : les artisans d’élite, les fabricants et les créatrices.
1.1 – Les fondements méthodologiques de la typologie
7L’ACM au fondement de notre typologie repose sur 9 variables actives (variables participant à la construction des axes factoriels à interpréter pour saisir les rapprochements et les oppositions entre les caractéristiques des enquêtés). Ces 9 variables (questions) et leur nombre de modalités (réponses) sont les suivants (le nombre total étant de 55 modalités actives) :
- l’âge de l’individu (6) ;
- la catégorie socioprofessionnelle du père (8) ;
- l’exercice ou non d’un métier d’art, un métier artistique ou un métier artisanal par une personne de la famille en dehors des parents (4) ;
- le nombre d’habitants dans la commune habitée (5) ;
- le niveau de diplôme (9) ;
- l’ancienneté de l’entreprise (6) ;
- l’importance de la présence du conjoint lors de l’exercice du métier d’art (5) ;
- le nombre d’heures consacrées par semaine au travail de fabrication (6) ;
- le nombre d’heures consacrées par semaine à la gestion de l’entreprise (6).
8Le positionnement des modalités actives les plus contributives sur le premier plan factoriel, dessiné par les deux premiers axes factoriels (qui expliquent le mieux l’information portée par les données quantitatives), apparaît sur la figure 1 [5]. 8,18 % de l’information totale est restituée par le premier plan, le taux d’inertie modifié cumulé étant de 54,43 % [6].
Positionnement des modalités actives les plus contributives sur le premier plan d’ACM
Positionnement des modalités actives les plus contributives sur le premier plan d’ACM
9Le premier axe factoriel se présente comme un axe structuré par le type d’entreprise associé à un profil de dirigeant d’entreprise. Il oppose les artisans d’art les moins âgés et les plus âgés ainsi que les entreprises les moins anciennes et les plus anciennes. D’un côté se trouvent essentiellement les artisans d’art âgés de moins de 46 ans, les professionnels qui ont créé leur entreprise lors des cinq dernières années, ceux qui ont un père cadre, ceux qui ne proviennent pas d’une famille exerçant un métier d’art et ceux qui consacrent moins de 25 heures par semaine à la gestion de leur entreprise. De l’autre apparaissent surtout les professionnels de plus de 60 ans, les dirigeants d’entreprises de plus de 31 ans, les artisans d’art dont le père ou un membre de la famille a exercé le même métier d’art et ceux qui consacrent au moins 25 heures par semaine à la gestion de leur entreprise.
10Le deuxième axe factoriel est structuré par l’origine sociale et géographique des artisans d’art. Il oppose les artisans d’art disposant du CAP ou BEP et ceux qui ont obtenu un diplôme de niveau Bac+5. De père souvent ouvrier, vivant plutôt dans des communes de moins de 2 000 habitants, les premiers consacrent plus de temps à la production de leurs objets. Parmi les seconds se trouvent des fils ou filles de cadre, des célibataires, des professionnels habitant des communes de plus de 100 000 habitants dont Paris et enfin des artisans d’art qui passent moins de 20 heures à la réalisation de leurs pièces et aussi plus de 25 heures à la gestion de leur entreprise.
11Dans l’espace factoriel ainsi construit sont projetées en tant qu’éléments supplémentaires les modalités correspondant à d’autres variables. Le positionnement de ces modalités supplémentaires est visible sur la figure 2.
Positionnement de modalités supplémentaires sur le premier plan d’ACM
Positionnement de modalités supplémentaires sur le premier plan d’ACM
12Le positionnement des modalités supplémentaires permet de comprendre que la réussite économique des entreprises, qui structure le premier axe factoriel, est liée au sexe des artisans d’art, à leur trajectoire professionnelle et au type d’activité qu’ils développent. Les artisan(e)s d’art les plus jeunes à la tête d’entreprises récemment créées (à gauche du graphique) sont ainsi plutôt des femmes, souvent reconverties (c’est-à-dire qu’elles exerçaient un autre métier avant de s’installer à leur compte comme artisanes d’art), qui n’ont pas de salariés et qui ont un chiffre d’affaires inférieur à 40 000 euros par an. À l’inverse, les professionnels les plus âgés qui dirigent les entreprises les plus anciennes et qui sont issus de familles d’artisans d’art sont avant tout des hommes, qui travaillent généralement avec des salariés et qui réalisent un chiffre d’affaires de plus de 100 000 euros par an. Ils concentrent également les titres honorifiques propres aux métiers d’art (Maîtres d’art, Entreprises du patrimoine vivant). De surcroît, les premiers(-ières), qui dépendent plutôt juridiquement de la Maison des artistes et dont le métier d’art relève surtout de la décoration, de la mode ou du verre, se définissent essentiellement comme « artisan(e)s d’art », « artistes » ou « créateurs(-trices) », tandis que les seconds, inscrits à la Chambre de métiers et de l’artisanat et/ou à la Chambre de commerce et d’industrie, et exerçant des métiers relevant de la facture instrumentale, du métal ou du textile, se qualifient plutôt d’« artisans », de « professionnels des métiers d’art » ou de « chefs d’entreprise ». Le premier axe factoriel, qui est par construction le plus structurant, oppose donc des conceptions différenciées de l’entreprise et des modes d’exercice différents de l’activité d’artisan d’art entrepreneur.
13Pour prolonger notre analyse typologique, nous avons effectué une classification ascendante hiérarchique (CAH) sur l’ensemble des axes factoriels [7]. Nous avons obtenu une partition optimale en trois classes que nous avons nommées ainsi : les « artisans d’élite », les « fabricants » et les « créatrices ». L’emploi du terme « élite » dans la dénomination « artisan d’élite » ne relève pas d’un jugement de valeur de notre part mais dénote la manière dont les professionnels désignés par cette catégorie sont perçus parmi les artisans d’art. Les trois classes se différencient en effet en termes de renommée et de prestige. L’emploi du féminin pour désigner la catégorie des « créatrices » s’explique quant à lui par la surreprésentation des femmes au sein de cette classe. La figure 3 représente la position de ces trois classes et de leurs ellipses de concentration [8] sur le premier plan d’ACM.
Nuage d’individus et projection des trois classes d’artisans d’art sur le premier plan d’ACM
Nuage d’individus et projection des trois classes d’artisans d’art sur le premier plan d’ACM
14Les trois classes obtenues, se caractérisant par la surreprésentation ou la sous-représentation de différentes modalités, peuvent être conçues comme des profils moyens dont les artisans d’art sont plus ou moins proches. Les créatrices et les artisans d’élite s’opposent essentiellement selon le premier axe factoriel et donc selon la réussite économique de leur entreprise et leur conception des métiers d’art. Les fabricants s’opposent aux deux autres profils selon le deuxième axe factoriel. D’origine sociale plus populaire et d’implantation géographique plus rurale, ils se rapprochent néanmoins des artisans d’élite par leur proximité avec le régime artisanal (selon le premier axe factoriel) : nombre d’entre eux, disposant du CAP, travaillent avec des salariés et avec leur conjoint(e) selon une conception artisanale du métier. Du point de vue de la réussite économique de leur entreprise, ils se situent entre les artisans d’élite, prospères, et les créatrices qui réalisent les chiffres d’affaires les plus faibles.
15Les trois profils statistiques mis au jour peuvent être interprétés comme trois idéaux-types d’artisans d’art. Il ne s’agit pas de catégories hermétiques les unes aux autres mais bien de profils types dans la mesure où un continuum de situations et de positions s’établit entre eux. Aussi, si certains artisans d’art se présentent comme des représentants évidents de l’un des trois pôles, d’autres s’avèrent plus difficiles à classer et leur profil les fait plutôt apparaître à la frontière de plusieurs pôles. Des évolutions entre les trois pôles sont également observables dans le parcours de certains artisans d’art : gagnant en reconnaissance, quelques fabricants sont devenus artisans d’élite, tandis que d’autres ont évolué vers le pôle des créatrices au cours de leur trajectoire professionnelle. En réalité, la typologie a avant tout une vocation heuristique : elle apporte une nouvelle intelligibilité aux comportements et aux discours des artisans d’art vis-à-vis de leur entreprise.
1.2 – Trois portraits d’artisans d’art
16Henry, tapissier décorateur, fait partie des artisans d’élite. Roland, souffleur de verre, est plus proche des fabricants. Isabelle, céramiste, est avant tout une créatrice. Les entretiens réalisés avec ces trois professionnels permettent de dresser leurs portraits et, ce faisant, de mettre au jour trois façons d’être entrepreneur dans l’artisanat d’art, correspondant aux idéaux-types précédemment distingués. Le positionnement sur le premier plan d’ACM de ces trois artisans d’art – qui ont répondu à notre questionnaire et que nous avons rencontrés en entretien [9] – est précisé sur la figure 3. Parmi les 92 entretiens réalisés avec des artisans d’art, les trois entretiens menés avec ces professionnels nous ont paru particulièrement révélateurs des profils et des distinctions mis au jour par notre typologie en trois pôles. Si chacun des points-individus s’éloigne quelque peu du centre de gravité de la classe à laquelle il se réfère sur la figure 3, cela s’explique par le fait que les trois professionnels choisis correspondent moins à des individus moyens qu’à des profils extrêmes pour chacune des classes. Les trois points-individus sont ainsi particulièrement distants du centre du graphique. Nous poursuivons en cela la méthodologie wébérienne de l’idéal-type qui consiste à faire ressortir certaines différences et à accentuer certains traits caractéristiques de l’objet étudié pour mieux en saisir la nature (Weber, 1917). Comme l’explique D. Schnapper, cette démarche de « stylisation de la réalité sociale pour mieux la comprendre est caractéristique de la sociologie en général, comme de l’ensemble des sciences humaines » (1999, p. 2).
17Dresser les portraits d’Henry, Roland et Isabelle doit permettre de proposer une « réduction d’échelle » à travers « la prise en compte de destins singuliers » (Revel, 1985, p. XV) afin de déceler des logiques dont certaines pourront de nouveau être généralisées, grâce à la combinaison de nos connaissances d’ordres qualitatif et quantitatif. En tenant ainsi les deux bouts des focales microsociologique et macrosociologique, nous espérons échapper au piège de « l’illusion de la pertinence tous azimuts d’une expérience singulière » contre lequel J.-C. Passeron (1989, p. 5) met en garde. Les portraits dressés à partir des entretiens menés n’ont pas vocation à faire croire « au phantasme, à la fois paresseux et intense, qu’il suffit de comprendre un homme pour avoir compris le monde » (Passeron, 1989, p. 10), mais doivent à la fois donner du relief aux idéaux-types mis au jour et éclairer l’importance de l’origine sociale et de la trajectoire professionnelle dans les manières de concevoir l’entreprise et d’entreprendre dans l’artisanat d’art.
1.2.1 – L’« artisan d’élite » Henry : tapissier et héritier
18Aujourd’hui âgé de 54 ans, Henry a hérité de l’entreprise de tapisserie que son père avait créée en 1943. Dans son atelier du seizième arrondissement de Paris, il emploie aujourd’hui une équipe de huit salariés, composée de six ouvriers tapissiers chargés de la garniture des sièges et de deux ouvriers tapissières s’occupant des travaux de couture [10]. S’il est très fier de sa « Maison », il avoue en entretien qu’il n’a pas toujours voulu devenir tapissier comme son père. Son parcours en témoigne : après son baccalauréat, il entre à l’École du Louvre pour suivre une formation d’historien de l’art avec l’idée de devenir antiquaire ou commissaire-priseur. Un de ses professeurs, également conservateur au château de Fontainebleau pour lequel travaillait son père, le convainc alors de « l’exceptionnalité » des savoir-faire mis en œuvre au sein de l’entreprise paternelle. Il décide donc finalement de reprendre l’entreprise et se forme pour cela au métier de tapissier au sein même de l’atelier paternel qu’il fréquente depuis son enfance. Pris en charge par les ouvriers, il apprend les gestes d’un métier qu’il a toujours connu. Grâce aux compétences acquises lors de sa formation antérieure, il est néanmoins amené à s’occuper rapidement de la gestion de la maison à laquelle il décide de donner une orientation encore plus traditionnelle lorsqu’il prend la suite de son père en 1985. Ce choix de niche apporte une grande reconnaissance à l’entreprise qui effectue aujourd’hui des travaux de restauration pour différents musées et châteaux en plus des commandes réalisées pour les particuliers.
19Ces travaux et commandes impliquent une certaine organisation du travail au sein de l’entreprise d’Henry. En tant que dirigeant de l’entreprise, celui-ci se charge personnellement des relations avec les clients : il se déplace chez eux pour prendre des mesures, divulguer ses conseils de décorateur (proposer des échantillons de tissus ou de passementerie par exemple) et finalement établir un devis pour la restauration ou la création de fauteuils ou de rideaux. Si ce travail relationnel s’appuie bien sur son expertise de tapissier, Henry ne participe plus aujourd’hui qu’occasionnellement à la fabrication dans l’atelier. Celle-ci est essentiellement prise en charge par ses employés. Au sein de l’atelier, la division du travail est limitée : celui qui commence la restauration d’un fauteuil la termine. Une telle organisation de l’activité va de pair avec la valorisation d’une conception artisanale du travail pour laquelle le savoir-faire d’un travailleur consiste à maîtriser la fabrication intégrale d’un objet, par opposition à la spécialisation et à la parcellisation industrielles des tâches. Le travail bien fait est également, selon Henry, un travail qui respecte les techniques traditionnelles de la tapisserie :
« Nous, on est vraiment sur des techniques traditionnelles. Et même si on nous demande un canapé moderne, on va le faire comme si c’était un bois XVIIIe. C’est-à-dire qu’on va réutiliser le crin animal, on va réutiliser toutes les techniques anciennes. On défend vraiment le travail traditionnel, le goût du beau, du travail bien fait. »
21L’accent sur le « travail traditionnel » situe Henry et son entreprise dans une niche de produits haut de gamme et entend justifier des prix de vente relativement élevés, la restauration d’un fauteuil se comptant en milliers ou parfois même en dizaines de milliers d’euros.
22Henry a inscrit son entreprise à la Chambre de métiers et de l’artisanat et à la Chambre de commerce et d’industrie. Il se présente lui-même comme un « chef d’entreprise ». Il se moque des artisans d’art qui se prennent pour des « artistes ». Lui-même refuse ce qualificatif qu’il juge prétentieux. Quant au terme couramment employé d’« artisan d’art », Henry le considère comme « galvaudé ». Henry préfère donc se qualifier d’« artisan », en cherchant à redonner toute sa noblesse à ce terme. Pourtant, il a conscience de ne pas effectuer le même type d’activité qu’un boulanger, un garagiste ou un plombier, et même de réaliser son travail « de façon un peu plus pointue » que d’autres tapissiers. Pour cette raison, il reprend parfois à son compte l’appellation institutionnelle de « professionnel des métiers d’art » et affiche le label « Entreprise du Patrimoine Vivant ». Il fait également partie d’une association nommée les Grands Ateliers de France qui valorise le « haut artisanat », en se définissant ainsi par rapport à l’artisanat « de base ».
1.2.2 – Le « fabricant » Roland : souffleur de verre et ancien ouvrier
23Âge de 51 ans, Roland est installé comme souffleur de verre au cœur d’un village touristique des Alpes-Maritimes réputé pour ses verreries. Il est aujourd’hui à la tête d’une petite entreprise comprenant un salarié et une conjointe-collaboratrice. De père ouvrier, il a commencé sa formation au soufflage de verre à 16 ans dans une verrerie du village. Employé immédiatement à la suite d’un « job d’été », il est resté souffleur de verre ouvrier pendant treize ans. En 1988, il quitte la verrerie qui l’a formé et ouvre son premier atelier en tant qu’artisan indépendant. Sa femme, puis un salarié, à qui il a transmis lui-même les gestes du métier, le rejoignent bientôt. Aujourd’hui, il dispose d’une boutique à côté de son atelier, dans laquelle sont vendus – à des touristes essentiellement – des objets utilitaires ou décoratifs réalisés selon la technique locale de travail du verre. Ces objets sont essentiellement des contenants, des carafes et des verres notamment, dont les prix varient entre 5 et 120 euros.
24Roland dispose d’un atelier-boutique au sein duquel l’espace consacré à l’atelier est bien distinct de l’espace de vente, ce dernier étant exclusivement investi par sa femme. Ainsi, pendant qu’il produit dans l’atelier avec son employé, à raison de 40 heures par semaine – et qu’il propose ce faisant une démonstration du métier de souffleur de verre aux touristes attroupés –, sa femme vend la production dans la boutique attenante. Sa femme n’occupe pas seulement une fonction commerciale : elle assure aussi le secrétariat et la comptabilité dans l’entreprise de son mari. C’est d’ailleurs avec la femme que nous avons mené la plus grande partie de l’entretien enregistré. Même si les deux conjoints ont été interrogés, nous avons eu plus de peine à obtenir quelques mots du mari, absorbé par sa production et peu bavard.
1.2.3 – La « créatrice » Isabelle : céramiste et reconvertie
25Isabelle, âgée de 44 ans, a installé son atelier-boutique de céramique dans le dixième arrondissement de Paris. Son accès à l’indépendance relève d’une trajectoire de reconversion. De parents ingénieurs, elle n’a jamais été sensibilisée aux métiers d’art durant son enfance. Après son baccalauréat, elle s’engage dans des études de droit grâce auxquelles elle devient juriste dans une grande entreprise de courtage en assurances. Elle apprécie ce métier qui lui permet notamment de voyager beaucoup. Cependant, au bout de dix ans, l’évolution de ses tâches vers l’encadrement et la gestion lui déplaît et elle se voit confrontée à l’absence de perspective d’évolution de carrière :
« Comme c’est souvent le cas dans les grosses boîtes, vous encadrez une équipe. Et puis, on vous demande d’évoluer en encadrant plus de gens, en faisant moins de boulot technique et plus de gestion. Et ça c’est pas mon truc. Ça devenait insupportable. […] J’avais fait aussi le tour de la question de ce job-là. Des dossiers plus intéressants en responsabilité civile produit il n’y en avait pas. »
27Parallèlement à cette insatisfaction professionnelle, elle suit en amateur un cours de céramique qui joue le rôle de révélateur. À la surprise de ses proches, elle décide de se reconvertir à la céramique à l’âge de 37 ans. Après avoir cherché une formation professionnelle pour adultes, elle intègre les stages de tournage et de décor dispensés par l’Institut de Céramique Française à Sèvres. Elle s’installe rapidement en 2003 après avoir trouvé et acheté, grâce à l’argent épargné en tant que juriste, un local approprié pour ouvrir un atelier-boutique. En 2004, elle vend ses premières pièces en porcelaine.
28Isabelle tourne et modèle elle-même l’ensemble de ses pièces en porcelaine. Elle réalise des gammes d’objets en fonction de thématiques qui l’inspirent : à la période de l’entretien, elle travaillait ainsi sur le thème des « incidents ». Une réflexion d’ordre esthétique et philosophique accompagne ainsi son travail de la terre. Ses bols, vases, soliflores, etc., sont dès lors moins conçus comme des objets utilitaires que comme des « pièces uniques », du fait aussi de leurs légères dissemblances les uns par rapport aux autres, dissemblances attribuées au caractère manuel du travail. Dans cette optique, Isabelle affirme qu’elle préfère la recherche de nouvelles formes à la reproduction d’objets à l’identique.
29Concevant sa production comme l’aboutissement d’une recherche artistique personnelle, Isabelle n’envisage pas d’avoir recours à des salariés. Une expérience avec une stagiaire issue des Beaux-Arts de Rennes lui a fait prendre conscience de l’incompatibilité de sa conception de l’activité avec une quelconque forme de division du travail au sein de l’atelier :
« Finalement, elle n’a pas travaillé pour moi. On était plutôt dans un échange. Elle explorait et puis je lui montrais des choses. Mais je ne pouvais pas lui confier de faire mes pièces, ce qui arrive dans certains cas. Mais moi j’ai tellement de rapport affectif avec mes pièces que j’imaginerais pas ne pas les faire. Et puis comment demander à quelqu’un de donner des impulsions et des choses comme ça ? Ça sera son travail, ça ne sera pas le mien. Dans ma production ou dans mon type de travail, je ne vois pas très bien ce que je pourrais demander à un stagiaire. »
31Isabelle propose ses pièces à la vente dans des expositions annuelles destinées aux créateurs ou aux artisans d’art en Île-de-France, ainsi qu’au salon Maison&Objet, en plus de son atelier-boutique. Sa gamme de prix s’échelonne de 20 à 300 euros. Pour vivre et « payer ses charges », elle est cependant contrainte de donner neuf heures de cours de céramique par semaine (en tant qu’indépendante), dans son atelier et dans des comités d’entreprise dont elle a trouvé les contacts grâce à ses anciennes relations de juriste. Les recettes de son entreprise sont donc de deux types : le fruit de la vente des objets qu’elle a confectionnés et l’argent versé par les élèves qui suivent ses cours.
32Même si elle affirme ne pas apprécier le jeu des étiquettes, Isabelle confie en entretien qu’elle a recours à certains qualificatifs spécifiques pour orienter le jugement de ceux qui lui demandent l’intitulé de sa profession. Si elle emploie parfois le terme « artisan d’art » pour se définir, elle avoue préférer celui de « créatrice », voire celui d’« artiste », afin de mieux lutter contre les perceptions a priori attachées à son métier de céramiste. Concevant son travail comme relevant d’un régime artistique, Isabelle a naturellement cherché à s’inscrire à la Maison des artistes, plutôt qu’à la Chambre de métiers et de l’artisanat, afin d’obtenir un statut juridique. Pour cela, le dossier qu’elle a constitué auprès de la Maison des artistes ne mentionnait pas sa production utilitaire (ses bols par exemple), mais uniquement ses pièces « qui ne servent à rien » et qu’elle estime représentatives de son travail. Elle a ainsi pu accéder au statut institutionnel prestigieux des peintres et des sculpteurs professionnels et elle se sert de son affiliation à la Maison des artistes comme d’un label sur ses différents lieux de vente.
33Les trois idéaux-types – les artisans d’élite, les fabricants et les créatrices – associés aux trois portraits d’artisans d’art – Henry le tapissier, Roland le souffleur de verre et Isabelle la céramiste – permettent désormais d’éclairer trois manières distinctes de concevoir son entreprise.
2 – Trois manières de concevoir l’entreprise
34La typologie permet d’identifier des rapports différenciés à l’entreprise parmi les artisans d’art : celle-ci peut être conçue comme un patrimoine familial, comme le produit d’une ascension sociale ou encore comme une forme de réalisation de soi. Si ces conceptions de l’entreprise dépassent le seul domaine de l’artisanat d’art, l’examen de l’évolution des différents profils d’artisans d’art permet de mettre au jour la manière dont les mutations sociales générales (féminisation de certains métiers, multiplication des reconversions professionnelles dans des métiers d’indépendants) pèsent sur le développement de certains types d’entrepreneurs. Ainsi, si la typologie est établie à un temps t dans une perspective synchronique, elle permet aussi de raisonner de façon diachronique à partir de l’observation de l’évolution des profils distingués.
2.1 – Un patrimoine familial
35Pour les artisans d’élite comme Henry, l’entreprise constitue plus fréquemment que pour les autres artisans d’art un héritage familial transmis de père en fils [11]. Dès lors, elle est conçue par son dirigeant comme un patrimoine familial à conserver. L’emploi par Henry du terme de « Maison » pour qualifier son entreprise est significatif de ce point de vue. Nos entretiens révèlent d’ailleurs que, parmi les artisans d’art qui ont des enfants, les artisans d’élite se distinguent par leur souhait de transmettre leur métier et leur entreprise à leur fils (plus rarement à leur fille) [12].
36La volonté de transmission s’explique aussi par la situation économique des entreprises des artisans d’élite. Ces derniers sont en effet ceux qui, parmi les artisans d’art, réalisent les chiffres d’affaires les plus importants et ceux qui emploient le plus de salariés. Leurs entreprises sont bien établies, fréquemment sur des niches de marché qui leur permettent de vendre à des prix relativement élevés. Elles correspondent donc à de véritables patrimoines économiques. Cette situation explique que les artisans d’élite consacrent l’essentiel de leur temps aux relations avec les clients et à la gestion de leur entreprise, même si nombre d’entre eux se réservent encore les tâches productives les plus complexes et donc les plus valorisantes au sein de l’atelier. Grâce aux réseaux que leurs parents et eux-mêmes sont parvenus à se constituer, ils répondent à des commandes de musées et de châteaux (notamment étrangers) et travaillent aussi essentiellement pour la bourgeoisie disposant d’un patrimoine, notamment pour la grande bourgeoisie. Henry mentionne ainsi les familles Rothschild et Vranken parmi les particuliers faisant appel à ses compétences.
37L’attachement à l’entreprise créée de longue date par un ancêtre se traduit par la valorisation d’une conception traditionnelle des métiers d’art. Les artisans d’élite sont ainsi investis dans la préservation des savoir-faire ancestraux auxquels recourt leur entreprise. Certains d’entre eux, à l’instar d’Henry, s’engagent dans des associations de promotion de ce patrimoine immatériel comme les Grands Ateliers de France. Le bel objet (ou « la belle ouvrage ») correspond selon eux à un objet réalisé selon les règles de l’art, c’est-à-dire selon les techniques artisanales traditionnelles. Dans l’extrait d’entretien cité plus haut, Henry associe ainsi le « goût du beau » au « travail traditionnel ».
38Dans la mesure où ils proviennent de familles de patrons artisans d’art établies depuis plusieurs générations, les artisans d’élite se rattachent à la bourgeoisie ancienne en termes d’origine sociale (Bourdieu, 1979). Le style de production des objets qu’ils fabriquent porte la marque du style de vie associé à ce positionnement social. La valorisation de l’esthétique artisanale traditionnelle peut ainsi être rapportée à un goût bourgeois ancien et donc un goût socialement situé.
39Parmi les artisans d’art, les artisans d’élite sont les plus prompts à se qualifier de « chefs d’entreprise » lorsqu’ils n’utilisent pas le qualificatif « artisans ». Tout se passe comme si la plus grande reconnaissance sociale et familiale dont ils jouissaient ne les incitait pas à recourir aux stratégies identitaires des artisans d’art moins réputés qui se disent « artistes » ou « artisans d’art ». Ils se moquent ainsi des professionnels des métiers d’art qui se prennent pour des « artistes » et refusent d’être assimilés à l’ensemble des « artisans d’art » dont ils jugent la production de mauvaise qualité. L’invention récente d’expressions comme celle de « haut artisanat » traduit néanmoins leur volonté de revaloriser la composante artisanale des métiers d’art.
2.2 – Une ascension sociale
40Dans la mesure où ils sont d’origine populaire et qu’ils ont souvent commencé leur métier comme ouvriers avant de s’installer à leur compte, les fabricants ont une conception très particulière de l’entreprise. Leur accès à l’indépendance et au statut d’artisan consacre de fait une ascension sociale de même nature que celle de l’ensemble des artisans traditionnels qui ont commencé leur métier en tant qu’ouvriers salariés (Perrin, 2015 ; Zarca et Zarca, 1979). L’éventuel emploi de salariés – comme dans le cas de Roland qui emploie un ouvrier souffleur de verre – témoigne par ailleurs pour les fabricants de la relative réussite économique de leur installation en tant qu’artisans.
41Contrairement aux artisans d’élite et aux créatrices, les fabricants impliquent fréquemment leur conjointe dans l’entreprise et le statut de conjointe-collaboratrice est ainsi plus répandu dans ce pôle de l’artisanat d’art. La répartition de tâches entre conjoints dans l’entreprise correspond alors à celle des artisans traditionnels pour lesquels l’entreprise est avant tout une affaire familiale et conjugale (Gresle, 1981a ; Zarca, 1986) : l’homme assure la production matérielle pendant que la femme prend en charge les tâches de vente, de comptabilité et d’administration. De nombreux fabricants affirment vouloir se concentrer exclusivement sur le travail de fabrication en atelier et limiter au maximum leurs relations avec les clients, considérant que la vente ne relève pas de leurs compétences. Certains d’entre eux, à l’image de Roland, délèguent donc l’essentiel de l’aspect commercial de leur activité à leur conjointe : dans les milieux artisanaux, la capacité à vendre, reposant sur une aptitude au discours, est naturalisée comme une disposition féminine (Bertaux-Wiame, 2004). L’ascension sociale se fait par conséquent au prix d’une division genrée des tâches au sein de l’entreprise.
42La réussite économique et sociale de l’entreprise des fabricants est conditionnée par leur investissement dans le travail de fabrication. Nombre d’entre eux déclarent ainsi consacrer plus de 40 ou 50 heures par semaine au travail à l’atelier tandis qu’ils passent moins de 5 heures à la gestion, celle-ci étant souvent prise en charge par leur conjointe. Cet engagement actif et chronophage dans le travail manuel est vécu sur le mode de la passion, comme en témoigne cet extrait d’entretien avec un potier du Cher proche du pôle des fabricants :
« J’y passe tout mon temps. Ou pratiquement tout mon temps. Bon il faut voir que ce n’est pas qu’un simple métier. Donc ça ça n’a pas de prix.
X : Ce n’est pas qu’un simple métier… ?
C’est une passion aussi. Si ce n’était pas une passion, on ne ferait pas ça quoi. Moi, je vais au boulot le matin comme si j’allais au ciné. Ce n’est pas ça, mais presque. Il y a des moments où je suis impatient de monter : quand j’ouvre un four ou quand… »
44Le style de production des fabricants reflète leur style de vie associé à leur origine sociale. Représentatif des fabricants, Roland conçoit son travail comme un travail artisanal s’appuyant sur les techniques traditionnelles locales de soufflage du verre. De fait, même si leur production n’est pas dénuée de recherche esthétique, l’objectif des fabricants n’est pas de produire des pièces haut de gamme comme les artisans d’élite : ils privilégient bien souvent l’utilitaire, à l’image des verres et des pichets fabriqués par Roland. Si ce goût de l’utilitaire et des objets traditionnels renvoie à leur socialisation professionnelle et familiale, il tient aussi à une logique économique dans la mesure où les objets utilitaires se vendent mieux que les pièces purement décoratives.
45Du fait de leur surinvestissement dans le travail en atelier, les fabricants ne se perçoivent pas comme des chefs d’entreprise mais plutôt comme des hommes de métier. Ils se qualifient ainsi plus volontiers d’« artisans » ou d’« artisans d’art ». Ce « déni de l’économique » (Bourdieu, 1977) – c’est-à-dire cette tendance à nier l’importance des aspects économiques de l’entreprise et à présenter le profit monétaire comme secondaire par rapport au bénéfice personnel tiré de l’activité productive – les éloigne des artisans d’élite et les rapproche des créatrices.
2.3 – Une réalisation de soi
46L’entreprise est perçue par les créatrices comme un moyen d’accomplissement de soi et de sa singularité. Lors des entretiens, ces dernières [13] présentent leur activité comme le résultat de la découverte d’une vocation artistique. Leur entreprise est totalement attachée à leur personne si bien qu’elles n’envisagent pas de la transmettre à leurs enfants, au contraire des artisans d’élite et de nombreux fabricants qui envisagent davantage le métier d’art comme une histoire de famille.
47Certaines créatrices, parmi les reconverties, s’apparentent à des « mompreneurs ». Contraction anglaise de « mom » et de « entrepreneurs », ce néologisme désigne « des femmes qui, devenues mères, créent une activité indépendante » (Landour, 2015). La création d’une entreprise relève en partie d’une logique d’organisation familiale pour ces mompreneurs qui occupaient pour la plupart une profession plutôt favorisée avant leur reconversion (commerciales, ingénieures, juristes…). Les métiers d’art leur permettraient de concilier d’autant plus facilement travail rémunéré et garde des enfants que l’atelier est souvent installé à proximité ou même à l’intérieur de l’habitation principale. Les femmes concernées sont d’ailleurs parfois devenues mères au foyer pendant un temps pour s’occuper de leurs enfants avant de se reconvertir professionnellement à un métier d’art. C’est le cas d’une céramiste des Yvelines qui nous a expliqué en quoi il était plus rationnel pour elle de rester à la maison plutôt que de continuer son travail d’assistante de communication :
« Pour moi, c’était vraiment l’idéal parce que j’avais pris le rythme de m’occuper beaucoup de mes filles. Et je ne voulais pas du jour au lendemain partir à sept ou huit heures le matin, rentrer à huit heures le soir. Pour pas grand-chose parce que bon… J’ai fait les comptes en fait. Je me suis dit : voilà, je vais travailler, elles vont aller tous les jours à la cantine, il y a la garderie le matin et le soir, le mercredi il va falloir que je les fasse garder… Une fois que je faisais le compte, ce qui me restait c’était tellement négligeable que bon… Quand on en a besoin vraiment pour vivre… Mais là, par rapport à ce qu’on perdait en qualité de vie dans la maison. »
49Si toutes les créatrices ne peuvent être assimilées à des mompreneurs (Isabelle, par exemple, n’a pas d’enfant), la plupart d’entre elles sont d’anciennes cadres salariées qui ont quitté la grande entreprise pour s’installer à leur compte comme artisanes d’art. Les reconvertis, femmes ou hommes, expliquent leur décision de reconversion par un sentiment d’insatisfaction vis-à-vis de leur précédente profession. À l’instar d’Isabelle, de nombreux reconvertis mettent en avant une perte d’intérêt pour le travail réalisé, généralement associée à l’impossibilité d’évoluer dans leur métier. Ils évoquent simultanément une impression d’« incomplétude » qui se cristallise autour de l’absence de production personnelle concrète. Les propos de Claudia, ancienne directrice adjointe d’une agence littéraire reconvertie à la céramique à 45 ans, traduisent cette impression :
« Au bout de dix ans, j’en ai eu marre. Parce qu’il n’y avait rien de concret à la fin de la journée. C’était beaucoup de blabla au téléphone. Je ne créais rien. Donc à 45 ans, j’ai donné ma dem. »
51L’indépendance apparente offerte par la création d’une entreprise et l’aspect créatif autorisé par le travail manuel d’un matériau encouragent les reconversions professionnelles dans l’artisanat d’art. Pour les créatrices, cette reconversion est alors subjectivement vécue sur le mode de l’épanouissement personnel.
52Cette recherche d’un accomplissement de soi n’est pas dénuée d’angoisse au cours de la transition professionnelle (Jourdain, 2014b), notamment parce que la reconversion s’accompagne d’une diminution des revenus. Parmi les artisans d’art, les créatrices sont ainsi celles qui réalisent les plus faibles chiffres d’affaires (parfois inférieurs à 10 000 euros par an). C’est pourquoi, dans de nombreux cas, les revenus du conjoint apparaissent déterminants dans la décision de reconversion : ils financent l’ensemble des besoins familiaux, tandis que les revenus de la femme sont considérés comme superflus « pour vivre ».
53La faiblesse des revenus tirés de l’activité d’artisanat d’art, la perception personnalisée de l’entreprise et la conception artistique des métiers d’art expliquent que les créatrices n’emploient pas de salariés. Se référant en particulier au modèle selon lequel l’artiste serait seul(e) producteur(-trice) de l’œuvre d’art, celles-ci s’accommodent mal d’un travail collectif qui les associerait à des ouvriers salariés. L’échec de la collaboration d’Isabelle avec une stagiaire est en cela révélateur. En réalité, comme la plupart des femmes entrepreneures, en créant leur entreprise, les créatrices créent avant tout leur propre emploi, leur principal objectif étant l’accès à l’indépendance (Boutillier, 2008 ; Fouquet, 2005). Les créatrices répondant à cette logique recourent aujourd’hui de plus en plus au statut d’auto-entrepreneur.
54Le style de production des créatrices se rapproche des goûts de la petite bourgeoisie nouvelle (Bourdieu, 1979), conformément à leur origine sociale favorisée. Au contraire des pièces des artisans d’élite et des fabricants qui valorisent l’artisanat traditionnel, les bijoux, les pots ou les vêtements confectionnés par les créatrices présentent une esthétique moderne à prétention artistique.
55En se qualifiant elles-mêmes de « créatrices » ou d’« artistes », les créatrices tentent d’anoblir l’artisanat d’art qui souffre, selon elles, de son association à la tradition et donc d’une représentation sociale qui ne correspond pas à la manière dont elles perçoivent leur activité. Ainsi que le note H. Becker, « comme l’“art” est une étiquette prestigieuse qui confère certains avantages à ceux qui peuvent l’apposer à leur activité, beaucoup la revendiquent pour leur travail » (1982, p. 61). Recourir à des qualificatifs mélioratifs comme celui d’« artiste », en rejetant les termes fortement connotés socialement comme ceux d’« artisan » ou même parfois d’« artisan d’art », est donc un moyen utilisé par les créatrices pour modifier les perceptions d’autrui et essayer de mieux faire comprendre la nature de leur travail.
2.4 – Évolutions des conceptions de l’entreprise
56L’observation de l’évolution quantitative des profils identifiés dans la typologie donne des pistes d’analyse sur le développement ou le déclin dans les sociétés contemporaines des trois conceptions de l’entreprise précédemment décrites : l’entreprise comme patrimoine familial, comme produit d’une ascension sociale ou comme forme de réalisation de soi. Deux principales évolutions sociodémographiques contribuent à la modification du recrutement des artisans d’art depuis une trentaine d’années, chacune de ces évolutions étant liée à des transformations sociales générales : la féminisation des métiers d’art et la multiplication des reconversions professionnelles dans l’artisanat d’art.
57La féminisation des métiers d’art est une évolution unanimement constatée par les professionnels et les institutions du milieu (Seignourel et Gagnerot, 2004). Elle se traduit dans nos données quantitatives par le fait que les artisanes d’art femmes sont plus jeunes que les artisans d’art hommes. Plusieurs transformations sociétales rendent compte de cette féminisation : l’élévation du niveau d’étude des femmes et l’augmentation de leur taux d’activité depuis les années 1960, la féminisation des pratiques culturelles (Donnat, 2005), les multiples dispositifs visant aujourd’hui à favoriser « l’entrepreneuriat au féminin » (Bel, 2009) ou encore le phénomène des mompreneurs décrit précédemment.
58La féminisation n’est pas sans lien avec l’autre évolution majeure concernant le profil des artisans d’art : la multiplication des reconversions professionnelles dans l’artisanat d’art. Ce phénomène de reconversions professionnelles est aujourd’hui numériquement significatif : 63 % des artisans d’art sont des reconvertis. Nos résultats statistiques indiquent que ces reconvertis proviennent essentiellement d’emplois de cadres, de professions intellectuelles supérieures ou intermédiaires (67 %). L’engagement dans un métier d’art ne relève donc pas pour les reconvertis d’une logique d’ascension sociale. La multiplication des reconversions de salariés (surtout des cadres) dans l’artisanat d’art peut en fait être analysée comme un effet de la fragilisation actuelle des relations d’emploi (Jourdain, 2014b). Face à la perte d’intérêt pour le travail réalisé en grande entreprise, induite notamment par cette fragilisation [14], de plus en plus de salariés cherchent à se reconvertir dans des domaines favorisant la créativité et l’indépendance. Simultanément, diverses institutions telles que le système de formation professionnelle continue (Denave, 2006), les dispositifs d’aide à la création d’entreprise (Darbus, 2008) ou encore le régime de l’auto-entrepreneur (Abdelnour et Lambert, 2014) facilitent aujourd’hui de telles reconversions. Celles-ci concernent par ailleurs majoritairement des femmes : 57 % des artisans d’art reconvertis sont des femmes. Et les femmes sont aussi davantage des reconverties : 72 % des artisanes d’art sont concernées. Les reconversions professionnelles aux métiers d’art sont donc aujourd’hui majoritairement féminines.
59Les phénomènes massifs de féminisation et de multiplication des reconversions professionnelles mettent à mal le modèle artisanal classique de transmission du métier de père en fils qui caractérise les métiers d’art traditionnels (Zarca, 1986). Ainsi, seuls 9 % des répondants à notre questionnaire exercent le même métier d’art que leur père (et 3 % le même métier d’art que leur mère) [15]. Le profil des artisans d’élite, qui représente déjà la classe la moins fournie de la CAH (19,6 % des enquêtés de l’échantillon quantitatif, voir figure 3), semble donc appelé à décliner parmi les artisans d’art, et, avec lui, la conception de l’entreprise comme patrimoine familial. Au contraire, le profil des créatrices, qui est déjà le plus représenté parmi les classes de la CAH (44,4 %, voir figure 3), paraît destiné à progresser. Les mutations sociales générales qui sous-tendent les modifications de recrutement des artisans d’art vont finalement dans le sens du développement de la conception de l’entreprise comme réalisation de soi, avec toutes les formes de désillusion associées à l’investissement effectif d’une telle conception (Méda, 2011).
3 – Trois manières d’entreprendre
60La typologie en trois pôles d’artisans d’art ne met pas seulement en évidence des façons différenciées de concevoir l’entreprise. Elle met aussi l’accent sur trois manières distinctes d’entreprendre, c’est-à-dire de réaliser des profits économiques. En nous référant aux travaux d’I. Kirzner (1973), nous considérons que les artisans d’art se font entrepreneurs lorsqu’ils exploitent un écart de prix sur le marché en vue d’en tirer un profit monétaire. Si la figure de l’entrepreneur clairvoyant qui parvient à réaliser des profits en prévoyant les volontés des consommateurs, telle qu’elle est décrite par les économistes néo-autrichiens (Kirzner, 1973 ; Mises, 2000), s’applique a priori mal aux artisans (Boutillier, 2006) et donc aux artisans d’art, nous avons montré ailleurs que la double activité de producteur et de vendeur de ces derniers les mettait en situation de repérer des écarts de prix dont ils pouvaient tirer profit (Jourdain, 2014c). Ceci étant posé, artisans d’élite, fabricants et créatrices ne sont pas exactement des entrepreneurs du même type. Les premiers travaillent à la création d’un écart de prix en singularisant leurs produits sur le marché et parviennent à faire primer la logique de la qualité sur la logique du prix (Karpik, 2007). Les deuxièmes sont souvent contraints de saisir des opportunités de profit qu’ils perçoivent comme préexistantes sur le marché et ne peuvent donc se défaire de la logique du prix. Les dernières recourent fréquemment à des sources de revenus externes à leur activité de fabrication et de vente d’objets d’artisanat d’art afin de continuer à faire vivre leur entreprise. Ces trois logiques entrepreneuriales – qualité, prix, diversification des sources de revenus – ne sont en réalité pas exclusives les unes des autres et elles se retrouvent souvent simultanément chez un même artisan d’art, même si chacune d’elles est particulièrement présente dans chacun des pôles de la typologie. Comme pour les manières de concevoir l’entreprise, les trois manières d’entreprendre identifiées dépassent par ailleurs le seul domaine des artisans d’art.
3.1 – La logique de la qualité
61Tous les artisans d’art tentent de faire de leurs produits des singularités (Jourdain, 2010). Selon L. Karpik, « lorsque les produits d’échange sont des singularités, […] les acteurs donnent la préférence aux qualités plutôt qu’aux prix » (2007, p. 62). Ces singularités s’inscrivent dans un « marché-jugement » sur lequel l’évaluation des producteurs et des consommateurs relève donc moins des prix que d’un jugement sur la qualité des biens. L. Karpik identifie un certain nombre de biens et de services qui relèvent de ce marché particulier : « les œuvres d’art, la grande cuisine, les grands vins, les biens de luxe, le tourisme, de nombreux produits de l’industrie culturelle, certains biens de l’artisanat et des formes particulières d’expertise » (2007, p. 9). L’inscription des produits d’artisanat d’art dans ce type de marché n’a en réalité rien d’évident a priori. Elle est néanmoins recherchée par les artisans d’art eux-mêmes qui tentent ainsi de valoriser leur production et de la différencier de la production industrielle bon marché. Cette stratégie de singularisation doit notamment permettre aux artisans d’art de vendre à des prix relativement élevés et ajustés à leurs importants coûts de production (du fait notamment des processus de fabrication artisanaux). Puisqu’ils ne peuvent faire face à la concurrence en pratiquant les prix de la grande industrie (Casa, Habitat, Ikea…), les artisans d’art cherchent à créer un écart de prix sur le marché en rendant les consommateurs enclins à payer plus cher leurs produits d’artisanat d’art.
62En travaillant à la singularisation de leurs produits, les artisans d’art tentent de faire primer la logique de la qualité sur la logique du prix (et in fine d’élever leurs prix de vente au niveau estimé de qualité de leurs produits). La notion de « qualité » doit ici être entendue non pas comme une caractéristique intrinsèque des biens mais comme un construit social, telle que l’a conceptualisée le champ français de la sociologie économique (Musselin et Paradeise, 2002). La construction de la qualité des produits d’artisanat d’art suppose ainsi un véritable travail symbolique destiné à produire des croyances en cette qualité (Bourdieu, 1977). Les artisans d’art s’investissent par exemple dans un travail de mise en scène de leurs produits de manière à suggérer aux potentiels acheteurs de concevoir le caractère artisanal (ou fait main) ou encore la personnalisation de leurs objets comme des signes de qualité de la production à vendre (Jourdain, 2010).
63La création d’un écart de prix à travers la singularisation de produits relève d’un travail entrepreneurial particulier qui s’appuie sur la persuasion des consommateurs. Ce type d’effort entrepreneurial est envisagé par I. Kirzner lui-même, même si, selon lui, il serait plus rationnel pour les entrepreneurs de chercher à répondre à la demande plutôt que d’essayer de la modifier : « Les entrepreneurs seraient mieux avisés, dans leur propre intérêt, de produire les marchandises que d’ores et déjà les consommateurs demandent le plus intensément, plutôt que de fabriquer des articles moins recherchés par ces consommateurs, et qu’ils ne parviennent à écouler qu’au moyen de coûteux efforts de persuasion. Il y a bien entendu plusieurs raisons qui font qu’il est rentable d’engager des efforts dans le but de modifier les goûts » (1973, p. 126). La tentative de persuasion ou de modification des goûts des consommateurs vise la réalisation d’un profit monétaire dans la mesure où, en cas de réussite, elle incitera les consommateurs à acheter plus cher des biens d’artisanat d’art : un écart de prix sera ainsi créé sur le marché en faveur des artisans d’art. Puisque la qualité d’un produit n’est pas une donnée mais une variable régie par les forces du marché, les producteurs tentent de participer activement à sa mise en forme par ce travail de persuasion. Ainsi, « la qualité du produit est façonnée par décision entrepreneuriale » (Kirzner, 1973, p. 111).
64Parmi les artisans d’art, les artisans d’élite sont ceux qui parviennent le mieux à vendre leurs produits comme des singularités. Le plus souvent positionnés sur des niches de marché considérées comme haut de gamme, ils parviennent à imposer la logique de la qualité comme seule logique valable pouvant présider au choix de leurs produits. Leurs entreprises étant souvent transmises de génération en génération, leurs parents et ancêtres ont participé à cette construction de la valeur sociale et économique des produits vendus. La « valeur » des clients contribue elle aussi à cette singularisation, comme dans le cas de l’entreprise d’Henry qui effectue les travaux de tapisserie pour les musées et châteaux ainsi que pour des familles de la grande bourgeoisie comme les Rothschild et les Vranken. À travers son insistance sur l’importance de la conservation des techniques artisanales ancestrales, Henry est lui-même directement investi dans le travail entrepreneurial de persuasion vis-à-vis de la qualité des produits que son entreprise fabrique et vend. Il fait aussi partie d’un réseau d’artisans d’art (les Grands Ateliers de France) qui œuvre à la promotion du « haut artisanat ». De nombreuses associations de promotion des métiers d’art travaillent ainsi à la singularisation des productions d’artisanat d’art : l’entrepreneuriat relève en ce sens aussi d’une « stratégie collective » (Loup, 2003). Grâce à de tels efforts de persuasion, le nom de l’entreprise des artisans d’élite devient synonyme d’« excellence » pour les professionnels et les connaisseurs.
65La réputation établie des artisans d’élite fonctionne comme une quasi-rente se traduisant par la création d’un écart de prix sur le marché. Ces artisans d’art facturent plus cher leurs heures de travail et celles de leurs ouvriers que les artisans moins réputés qui travaillent sur commande. Tout en conservant une logique artisanale de fixation des prix en fonction du temps passé, ils s’appuient ainsi sur leur réputation d’excellence pour établir un prix de l’heure relativement élevé. Leur réputation donne donc bien lieu à la création d’un écart de prix qui est à l’origine du profit qu’ils saisissent. Les artisans d’art moins réputés, tels que les fabricants, ne parviennent pas, quant à eux, à capter de tels profits : ils sont renvoyés à la logique du prix pour faire vivre leur entreprise.
3.2 – La logique du prix
66La plupart des artisans d’art ne parviennent pas véritablement à imposer les objets qu’ils fabriquent comme des singularités : même si ces derniers sont différenciés de pures marchandises en raison de leur caractère artisanal (défini par l’emprise du travail manuel dans leur fabrication), les consommateurs continuent à les comparer aux produits industriels (par leurs prix notamment). Les fabricants et les créatrices, qui ne bénéficient pas de la même reconnaissance sociale pour leur activité que les artisans d’élite, sont le plus souvent dans ce cas. Certains d’entre eux, surtout parmi les fabricants, s’investissent alors dans la réalisation de profits monétaires fondés sur une logique de prix plutôt que de qualité.
67La logique du prix consiste pour ces artisans d’art à jouer sur des écarts de prix entre le coût des ressources nécessaires à la production et le prix de vente des produits commercialisés. Une spécificité des artisans d’art par rapport à de purs commerçants est qu’ils sont mis en situation de percevoir comme préexistants ces écarts de prix entre inputs et outputs. En effet, dans la mesure où ils vendent eux-mêmes leur production (ou avec leur conjointe-collaboratrice), ils sont à la fois producteurs et vendeurs et leur positionnement au croisement des sphères productive et marchande leur permet de repérer des écarts de prix sur le marché. Ils peuvent de fait expérimenter la demande pour leurs produits, d’une part, et avoir une perception fine de leurs ressources productives, d’autre part. La connaissance de leur métier leur permet alors d’envisager des manières de réduire leurs coûts de production pour réaliser des profits. Denis, un maroquinier installé avec sa conjointe-collaboratrice dans les Alpes-Maritimes, réalise par exemple des porte-stylos rapides à couper et à coudre comparativement à ses sacs à main ronds. Le matériau utilisé pour confectionner ces portes-stylos est également peu onéreux puisqu’il se réduit essentiellement à des chutes de cuir, comme l’explique sa femme en entretien :
« Denis fait surtout des sacs ronds. Tout ce qui est rond, ça veut dire chutes. C’est pour ça que vous ne trouvez que des sacs carrés ou rectangulaires : il n’y a pas de chutes. Nous, il y a plein de chutes. On a 30 % de chutes. C’est énorme hein. […] On fait aussi les porte-stylos qu’on avait arrêtés et que maintenant les gens redemandent. [Nous montrant un porte-stylo] Alors ça, ça s’appelle une chute, mais il faut que ce soit une belle chute. »
69Les porte-stylos sont ainsi conçus pour répondre à moindres coûts à une demande. La faiblesse des coûts de production tient à la fois au temps de travail particulièrement restreint et à la récupération des chutes occasionnées par la production de sacs ronds, chutes qui seraient jetées si elles n’étaient pas réutilisées.
70La logique du prix, très présente dans la stratégie de diversification de la production et des prix, est une stratégie entrepreneuriale commune parmi les artisans d’art. Elle consiste à fabriquer, à côté des pièces qui font l’objet d’une fierté professionnelle, des objets qui répondent à une demande identifiée, dans un objectif de plus grande rentabilité. Généralement plus petits, ces objets sont souvent des pièces utilitaires (bols, cendriers, porte-monnaie…) ou des bijoux qui se vendent mieux et moins chers que les pièces uniquement décoratives. Les porte-stylos de Denis constituent de ce point de vue des produits de diversification par excellence. Leurs coûts de production sont relativement faibles, si bien que l’écart de prix entre les inputs et les outputs doit permettre aux artisans d’art de tirer un profit monétaire nécessaire à la survie de l’entreprise. Pour les artisans d’art qui peinent à vivre de leur production principale, une autre logique entrepreneuriale peut être envisagée (elle l’est de fait particulièrement parmi les créatrices) : il s’agit de diversifier non pas la production d’artisanat d’art elle-même mais les sources de revenus qui peuvent alors s’éloigner de l’activité d’artisanat d’art.
3.3 – La diversification des sources de revenus
71Si les créatrices s’investissent, comme les autres artisans d’art, dans la singularisation de leurs produits sur le marché et diversifient, pour beaucoup d’entre elles, leur production de manière à tirer des profits selon la logique du prix, certaines recourent à d’autres sources de revenus pour assurer la viabilité de leur entreprise. Ces sources peuvent être plus ou moins liées au métier d’art exercé mais elles ont pour particularité de ne pas provenir de la vente de la production d’artisanat d’art, celle-ci s’avérant insuffisante pour permettre la poursuite de l’activité. Nombre de créatrices réalisent de fait des chiffres d’affaires relativement faibles (moins de 20 000 euros par an parfois, voire moins de 10 000 euros par an, voir figure 2), si bien que leur entreprise ne peut être pérenne que si elles subviennent à leurs besoins par d’autres moyens que la vente des objets qu’elles confectionnent.
72Parmi les sources de revenus sans aucun lien avec le métier exercé, se trouvent les revenus du conjoint. Certaines créatrices s’appuient en effet sur les revenus de leurs conjoints pour vivre et faire vivre leur famille. Dans ce cas, le mari exerce souvent une activité totalement différente (généralement de cadre salarié), plus stable et plus rémunératrice. Ce « mécénat » familial permet une plus grande liberté de création artistique selon une céramiste des Yvelines :
« Je fais ça pour mon plaisir, mais j’ai pas de grosse pression. Voilà, pression financière et économique. Ça permet de travailler avec un certain recul et un repos de l’esprit qu’on n’a pas quand on a beaucoup d’enjeux. »
74Les revenus du conjoint contribuent ainsi à l’affaiblissement des « enjeux » de viabilité économique et donc à la diminution des besoins budgétaires de l’entreprise d’artisanat d’art. Les mompreneurs précédemment évoquées (voir partie 2.3.), qui sont particulièrement investies dans la sphère domestique en parallèle de leur activité d’artisane d’art, sont principalement concernées par ce modèle économico-familial de l’entreprise.
75La diversification des sources de revenus peut également reposer sur la pluriactivité. Comme de nombreux artistes (Bureau, Perrenoud et Shapiro, 2009 ; Menger, 1989), certaines créatrices s’orientent en effet vers des emplois « alimentaires » afin de faire face à l’incertitude de leur activité en recevant régulièrement un revenu, aussi faible soit-il. Parmi nos enquêté(e)s, les fonctions occupées sont diverses : traductrice, graphiste, vendeuse en librairie, vendeuse en boutique… Exercer ainsi une activité rémunérée, salariée ou non, doit permettre de bénéficier d’une indépendance dans son travail principal, comparable à celle obtenue grâce aux revenus du conjoint. Un céramiste parisien, également traducteur, confie ainsi que sa femme (céramiste et enseignante) et lui ne vivent pas exclusivement du travail de la terre :
« Mais vous ne vivez pas de la céramique en fait ?
Non. Pas exclusivement puisqu’on s’était organisés pour ne pas être dépendants. Ce qui comptait, c’était l’indépendance. Donc l’indépendance, ça se paie. Et quant à faire des concessions, on avait fait celles qui nous semblaient correspondre à nos besoins. »
77En sachant que des concessions sont le plus souvent nécessaires pour exercer un métier d’art, le choix de la pluriactivité consiste ici à s’aliéner d’un côté pour être libre de l’autre et ne pas avoir à subir la contrainte du travail en fonction de la demande [16]. Le cas des deux céramistes, qui tirent la majeure partie de leurs revenus d’une activité salariée sans rapport avec leur métier d’art, reste cependant très marginal parmi nos enquêtés.
78Enfin, des activités rémunératrices plus proches du métier d’art exercé peuvent également être entreprises par les créatrices, la première d’entre elles relevant de l’enseignement. À l’instar de la céramiste Isabelle, de nombreuses professionnelles enseignent leurs techniques artisanales et artistiques dans le cadre de cours destinés à des amateurs (ou moins fréquemment à des aspirants professionnels). Si l’enseignement s’inscrit parfois dans un cadre salarial, la plupart des créatrices exercent cette activité au titre de travail indépendant dans le cadre de leur entreprise. Le temps consacré à cette activité est très variable : certaines ne donnent que deux heures de cours par semaine tandis que d’autres, qui vivent essentiellement de l’enseignement, y consacrent plus de dix heures. Le complément de revenu est globalement proportionnel à l’investissement dans cette activité d’enseignement.
79La mise au jour des différentes formes de diversification des sources de revenus tend à relativiser l’idée selon laquelle l’entreprise peut réellement constituer un moyen de réalisation de soi, comme tentent de s’en convaincre les créatrices elles-mêmes (voir partie 2.3.). De fait, la dépendance effective vis-à-vis d’un conjoint, d’une activité annexe ou d’heures d’enseignement ne fait généralement pas partie du projet initial d’installation à son compte comme artisane d’art.
Conclusion
80La typologie établie des entrepreneurs artisans d’art présente, selon nous, plusieurs intérêts heuristiques. Elle permet tout d’abord de mettre en évidence la manière dont se structure la très grande hétérogénéité de la population des artisans d’art. Les résultats des méthodes statistiques mobilisées dans la première partie, associés aux portraits du tapissier Henry, du souffleur de verre Roland et de la céramiste Isabelle, distinguent ainsi trois grands pôles dans la typologie : les artisans d’élite, les fabricants et les créatrices. Ces artisans d’art se différencient par leur origine sociale, leur trajectoire professionnelle et le type d’entreprise qu’ils dirigent.
81La grande hétérogénéité des profils d’artisans d’art et de leurs entreprises permet ensuite à la typologie construite d’éclairer et de distinguer des logiques entrepreneuriales qui dépassent le seul domaine de l’artisanat d’art. La deuxième partie met ainsi au jour trois manières de concevoir l’entreprise, correspondant aux trois idéaux-types de la typologie, qui sont aussi partagées par certains dirigeants de TPE (Boutillier, David et Fournier, 2009) et indépendants (Célérier, 2014 ; Gresle, 1981b) d’autres secteurs. L’entreprise est conçue comme un patrimoine familial par les artisans d’élite, selon le modèle artisanal traditionnel, celui de transmission de l’entreprise de père en fils (Gresle, 1981a ; Zarca, 1986). Elle est plutôt envisagée comme un moyen d’ascension sociale par les fabricants qui suivent en cela un autre modèle artisanal traditionnel d’ouvriers formés à un métier qui deviennent leur propre patron (Perrin, 2015 ; Zarca et Zarca, 1979). Les créatrices s’éloignent quant à elles de ces modèles en concevant l’entreprise comme une forme de réalisation de soi : elles recherchent l’indépendance pour mieux s’épanouir dans leur travail mais aussi dans leur vie personnelle. La fragilisation actuelle des relations d’emploi contribue au développement d’une telle conception.
82La troisième partie met aussi l’accent sur trois manières d’entreprendre qui sont communes à de nombreux secteurs au-delà de l’artisanat d’art. L’analyse de ces trois manières de réaliser des profits monétaires s’inspire par ailleurs des récents travaux sociologiques sur l’entrepreneuriat (Chauvin, Grossetti et Zalio, 2014 ; Sciardet, 2003 ; Zalio, 2009) qui réinterrogent les concepts des économistes de l’école autrichienne dans une perspective sociologique. En partant de la définition que l’économiste I. Kirzner donne de l’entrepreneur, nous montrons que les artisans d’art ont différentes manières de saisir des opportunités de profit pour leurs entreprises. Suivant la logique de la qualité, ils peuvent créer un écart de prix sur le marché en singularisant leurs produits et se saisir du profit associé à un tel écart. Les artisans d’art les moins réputés sont souvent renvoyés à la logique du prix qui les oblige à saisir des écarts de prix perçus comme préexistants, en répondant à une demande qu’ils identifient en tant que vendeurs et/ou en diminuant leurs coûts de production en tant que producteurs. La survie de l’entreprise peut également reposer sur la diversification des sources de revenus pour compléter les profits réalisés à partir de la vente de la production d’artisanat d’art : les revenus du conjoint, d’un travail salarié annexe ou des heures de cours de techniques artisanales dispensées dans le cadre de l’entreprise rendent possible le maintien de l’activité de certain(e)s artisan(e)s d’art.
83Alors même qu’elle est construite à temps t, la typologie peut enfin être utile pour mener une analyse dynamique relative aux mutations des sociétés et des économies modernes. L’observation de l’évolution quantitative des profils distingués en dit en effet beaucoup sur de telles mutations. L’analyse du déclin du profil des artisans d’élite et de la croissance du profil des créatrices met ainsi au jour l’importance de la féminisation des métiers indépendants à teneur artistique et la multiplication des reconversions professionnelles de cadres salariés dans de tels métiers. Ces femmes ou ces anciens cadres salariés déçus par leur emploi en grande entreprise n’investissent pas les métiers d’art et leur entreprise de la même manière que les autres profils d’artisans d’art. La création d’une entreprise revêt dans leur cas une signification particulière : il s’agit de s’affranchir des contraintes perçues du cadre salarial pour éventuellement mieux concilier vie professionnelle et vie familiale mais surtout pour (re)trouver un rapport libre et épanouissant au travail. La mise en place du dispositif de l’auto-entrepreneur en France en 2008 et plus généralement la promotion de « l’esprit d’entreprise » par les pouvoirs publics (Rozier, 2014) contribuent à la multiplication de ce type d’entrepreneurs. Nos résultats suggèrent que ce sont les membres des classes moyennes et supérieures qui parviennent le mieux à se maintenir dans ce type d’activité grâce à la mobilisation de ressources diverses.
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Mots-clés éditeurs : TPE, entrepreneuriat, typologie, profit, artisanat d’art
Date de mise en ligne : 20/12/2016.
https://doi.org/10.3917/entre.153.0257Notes
-
[1]
Le nombre estimé d’entreprises d’artisanat d’art ou de métiers d’art en France est compris entre 18 000 et 38 000 (Entreprises en bref, 2002).
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[2]
L’histoire politique des métiers d’art est à la fois parallèle à l’histoire de l’artisanat (Perrin, 2007 ; Zdatny, 1999) et spécifique par rapport à cette dernière.
-
[3]
Comme pour le monde de l’art (Weber et Lamy, 1999), la distinction entre amateurs et professionnels peut être malaisée dans le domaine de l’artisanat d’art. Faute de mieux, nous définissons les artisans d’art professionnels par ceux qui justifient d’une inscription juridique et notre enquête se limite à ces derniers.
-
[4]
I. Kirzner est un économiste américain relevant de l’école dite autrichienne d’économie. Il a notamment été formé par L. von Mises. Sa théorie de l’activité entrepreneuriale est aujourd’hui très diffusée en économie et en sciences de gestion (Caglio et Taub, 1992 ; Chelly, 2007 ; Tardieu, 2005) mais beaucoup moins en sociologie (Jourdain, 2014c).
-
[5]
Les résultats précis de l’ACM (tableaux des valeurs propres, contributions, coordonnées…) et de la CAH présentées dans cet article sont disponibles dans Jourdain (2012).
-
[6]
Si le pourcentage cumulé et le taux d’inertie modifié cumulé peuvent paraître faibles, c’est que nous avons choisi de paramétrer notre ACM de façon à ne pas y introduire de variables trop dépendantes ou corrélées entre elles.
-
[7]
L’objectif du recours à la classification est « de construire des classes d’objets […] telles que les objets à l’intérieur de la même classe soient plus proches les uns des autres que possible alors que les objets appartenant à des classes différentes sont le plus éloignés les uns des autres » (Lebaron, 2006, p. 84).
-
[8]
Les centres des ellipses de concentration correspondent aux centres de gravité des trois classes et leur circonférence est proportionnelle à l’effectif de la classe qu’ils représentent.
-
[9]
À la suite de notre analyse statistique, nous avons contacté les trois artisans d’art que nous avions déjà rencontrés en entretiens. La soumission du questionnaire auprès de ces trois professionnels s’est déroulée par téléphone, de façon non anonyme pour nous, l’objectif étant de positionner ces artisans d’art en individus supplémentaires sur le graphique d’ACM à partir de leurs réponses au questionnaire.
-
[10]
Si l’un s’emploie au masculin et l’autre au féminin, les termes « tapissier » et « tapissière » renvoient aujourd’hui à deux métiers distincts (mais néanmoins complémentaires) – l’ouvrier tapissier garnissant les sièges et l’ouvrier tapissière effectuant les travaux de couture – et non au sexe des individus qui exercent ces métiers.
-
[11]
Parmi les 201 artisans d’élite identifiés comme tels par notre CAH, 28 % ont un père qui exerçait le même métier d’art qu’eux, contre 2 % pour les fabricants et 5 % pour les créatrices.
-
[12]
Par de nombreux aspects, l’artisan d’élite se rapproche de l’« entrepreneur artisan traditionnel » identifié dans Boutillier, David et Fournier (2009).
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[13]
Nous utilisons le féminin pour décrire les créatrices car ce pôle est majoritairement représenté par des femmes. Néanmoins, des hommes peuvent être plus proches du pôle des créatrices que de ceux des artisans d’élite et des fabricants.
-
[14]
Les manifestations de cette perte d’intérêt pour le travail réalisé (désajustement par rapport aux aspirations professionnelles, évolution de carrière impossible, impression d’« incomplétude »…) sont analysées dans Jourdain (2014b).
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[15]
La concurrence du modèle de transmission du métier de père en fils par les reconversions professionnelles n’est pas totalement nouvelle dans l’artisanat d’art : dans les années 1960 et 1970, de nombreux éducateurs, professeurs, soignants, etc., sont devenus potiers, tisserands ou encore fabricants de bijoux lors du mouvement de « retour à la terre » (Hervieu-Léger et Hervieu, 1979). Les artisans d’art reconvertis d’aujourd’hui diffèrent néanmoins de ces néo-artisans, parce qu’ils sont majoritairement des femmes et parce que leur reconversion ne s’accompagne pas d’une volonté de rompre avec un cadre de vie moderne (Jourdain, 2014a).
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[16]
Pour le sociologue, la pluriactivité, comme le mécénat familial, pose le problème de la difficile délimitation entre professionnalisme et amateurisme.