Couverture de ENTRE_102

Article de revue

Éditorial

Pour la mobilisation de la notion de projet dans la recherche en entrepreneuriat

Pages 7 à 14

English version

1Depuis un certain nombre d’années, des auteurs associent la démarche entrepreneuriale à une activité à projet (Bayad et Schmitt, 2008 ; Bernasconi, 2008 ; Bouchikhi, 1993 ; Bréchet et al., 2009 ; Condor, 2002 ; Condor et Hachard, 2007 ; Emin et Schieb-Bienfait, 2007, 2009 ; Schmitt, 2006, 2007). Mais si, comme le souligne Paturel (2007), l’entrepreneuriat est indissociable de l’idée de projet, il n’en demeure pas moins que la notion de projet n’a fait que rarement l’objet d’une recherche dédiée dans le domaine de l’entrepreneuriat.

2Bien que l’usage du terme soit devenu courant, aucun dossier n’avait encore été proposé sur ce thème. En 2009, la Revue de l’Entrepreneuriat proposait des articles sur le sujet (Bréchet et al., 2009 ; Barès et Jacquot, 2009 ; François, 2009), faisant suite ainsi à la publication d’Inès de la Ville (2001) sur le projet entrepreneurial. Mais la constitution d’un tel dossier relevait plus du concours de circonstances que d’une réelle volonté de construire une réflexion collective et d’ouvrir des perspectives (Fayolle, 2009).

3Le projet constitue ainsi un centre d’intérêt grandissant mais la communauté des chercheurs en entrepreneuriat tarde à engager de façon volontariste un agenda de recherche.

4Nous faisons l’hypothèse que ce n’est pas l’intérêt qui manque, mais sans doute une crainte qui domine : la crainte de faire entrer dans une jeune discipline – qui cherche son identité et revendique sa spécificité – une autre discipline qui elle-même n’a pas acquis ses lettres de noblesse. Les chercheurs en entrepreneuriat pourraient voir dans le concept de projet un risque supplémentaire de confusion dans un long processus de construction paradigmatique (Bygrave, 1989), voire une menace de récupération qui en nierait la spécificité.

1 – Associer le management de projet et l’entrepreneuriat

5En réalité, avec le projet et l’entrepreneuriat, nous sommes en présence de deux domaines de recherche qui, bien que très proches par de nombreuses caractéristiques et par les questions de recherche qui sont à leur agenda, s’ignorent, sans doute parce qu’elles sont trop occupées à affirmer leur légitimité vis-à-vis des champs disciplinaires traditionnels en sciences de gestion.

6La recherche en management de projet manque, en effet, de reconnaissance sur le plan académique. Ainsi, seules deux revues sont véritablement reconnues dans la communauté académique : l’International Journal of Project Management et le Project Management Journal. Par ailleurs, peu de grandes revues généralistes font le relais de travaux en management de projet (Thiry et Deguire, 2007). De plus, en France, il n’y a pas d’organisation académique qui anime de manière spécifique la recherche sur le projet. Seuls l’AFITEP ou le PMI (organisations professionnelles) cherchent à ajouter à leur revue ou à leur congrès des espaces de dialogue avec la recherche académique.

7Comme le souligne Soderlund (2004), dans le domaine du projet, les techniques sont encore très présentes, et finalement le propos théorique est peu développé. On serait dans la conceptualisation de pratiques de gestion et non dans le développement d’une théorie du management de projet à proprement parler (Dutrait-Poulingue, 2009). La multiplication des communautés de pratiques (PMI, IPMA…) a pu contribuer à ce que la « demande sociale » formulée vis-à-vis du travail académique soit centrée sur la conceptualisation du savoir-faire. Ceci explique, entres autres, que la recherche en management de projet a des difficultés à être intégrée sous ce vocable en sciences de gestion (Royer, 2005). C’est sans doute pour lutter contre cet enfermement progressif qui pourrait produire une forme de marginalisation de la recherche en management de projet, que les travaux ont été élargis à un champ disciplinaire plus vaste, la théorie des organisations. Ainsi, l’école scandinave a délibérément fait ce choix pour obtenir une visibilité plus importante, par exemple au travers du concept d’organisation temporaire (Lundin 1995 ; Lundin et Söderholm, 1995 ; Thiry et Deguire, 2007 ; Turner, 2009).

8Une théorie du projet serait actuellement en émergence (Soderlund, 2004) et pourrait intégrer des travaux touchant à la fois à l’entrepreneuriat et au management de projet. C’est le cas, par exemple, des recherches sur le leadership du chef de projet (Allard-Poesi et Perret, 2005). Selon cette approche, le manager de projet est plus que l’animateur d’un collectif, un organisateur. Il devient un acteur clé de la réussite du projet. Hatchuel et al. (2009) montrent que, dans la fonction d’innovation (RID, Recherche Innovation Développement), distincte de la fonction classique de R&D, il lance des projets qui doivent suivre des principes de leadership, révélant des qualités intrapreneuriales, différentes du management « des projets classiques ». Déjà Giard et Midler (1996) imaginaient que le développement de la concourance nécessitait l’émergence d’un profil « entrepreneur de projet ».

9La communauté scientifique en entrepreneuriat, quant à elle, est en train de réussir son pari : celui d’unir ses efforts dans la recherche d’un paradigme. Il s’agissait pour la communauté de lutter contre le morcellement qui faisait de l’entrepreneuriat une application particulière dans chaque discipline de gestion (finance entrepreneuriale, stratégie entrepreneuriale, comportement entrepreneurial…). Les travaux pionniers de Marchesnay et Julien (1996), Filion (1991), Bruyat (1993), Fayolle (2000, 2004), ou encore Verstraete (1999, 2000), illustrent bien les efforts qui ont été réalisés en ce sens.

10Après de longues années de tensions entre les perspectives internalistes (concernant les traits qui permettent de comprendre l’entrepreneur) et externalistes (concernant les conditions environnementales propices à l’épanouissement de l’entrepreneuriat), la recherche semble s’être trouvée un centre de gravité autour des perspectives processuelles (Fayolle, 2000) qui ont permis d’élargir l’entrepreneuriat au-delà de la seule création d’entreprise.

11Les revues académiques reconnues sont nombreuses (principalement des revues anglo-saxonnes), et la recherche ne cesse de se structurer. Ainsi, l’évolution récente de l’Académie de l’Entrepreneuriat vers une Académie de l’Entrepreneuriat et de l’Innovation montre que la communauté s’est suffisamment stabilisée pour s’élargir en prenant comme guide la finalité du processus entrepreneurial : la création de nouveauté.

12Cependant, comme Fayolle (2004), nous considérons que l’absence de définition claire du processus entrepreneurial conduisant à cette création de nouveauté pose problème. Si le management de projet a dû travailler à l’élargissement de son propos pour sortir de perspectives principalement opérationnelles, à l’inverse la recherche en entrepreneuriat risque de ne plus alimenter la conception d’outils et de méthodologies à même d’accompagner les démarches entrepreneuriales.

2 – La question de l’accompagnement des projets

13Le manque créé par l’absence d’une représentation clarifiée du processus entrepreneurial risque de laisser libre cours à des emprunts peu maîtrisés dans différentes boîtes à outils issues d’autres domaines des sciences de gestion, voire plus généralement des sciences humaines et sociales.

14Les accompagnants du processus entrepreneurial (cabinet conseil, chambre consulaire, investisseur…) sont en recherche permanente d’outils de contrôle. Nous constatons dans leurs offres qu’ils mobilisent spontanément des outils de gestion de projet, rapidement adaptés au contexte entrepreneurial. Dans les structures d’accompagnement à la création d’entreprise, on demande aux porteurs de venir avec leur « projet », défini a priori.

15Même dans les entreprises qui veulent promouvoir l’entrepreneuriat, le risque est d’appliquer des schémas rassurants, pensés pour la conduite de projets techniques. Mais les outils de la gestion de projet ont généralement été conçus pour la grande entreprise ou les grands projets, et non pour la PME, la TPE et, plus généralement, les situations (Asquin, 2010).

16Alors que la recherche récente en entrepreneuriat montre qu’il s’agit par nature d’un processus complexe où les situations à gérer sont « ouvertes » (Schmitt, 2009) et renvoient à des décisions non programmables, ce serait un contre-sens historique que de laisser les discours du « mainstream » en projet investir le champ de l’entrepreneuriat dans une approche par le « hard » et non le « soft » (Hazebroucq et Badot, 1996).

17Mais le risque est réel tant il apparaît que ces « boîtes à outils » mécanistes peuvent rassurer dans un contexte où les différents acteurs, financiers, institutionnels voire les entrepreneurs eux-mêmes cherchent de nouvelles conventions pour se donner des gages de contrôle.

18Nous sommes face à une situation où le projet peut enrichir de manière importante la recherche en entrepreneuriat, mais où il fait aussi courir un risque de réductionnisme qui mutile les dynamiques entrepreneuriales (Asquin, Falcoz et Picq, 2005).

19L’entrée du projet dans la sphère entrepreneuriale répond à une évolution sociétale comme l’ont montré un certain nombre d’auteurs (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Boutinet, 1993, 2010) et il devient incontournable de produire collectivement une réflexion sur ce phénomène. Quel qu’en soit le paradigme de référence (Filion, 1997 ; Jaziri, 2009 ; Messeghem, 2006 ; Verstraete et Fayolle, 2005), les travaux qui affirment la dimension processuelle de l’entrepreneuriat devront réfléchir à la place occupée et à occuper par le projet.

3 – Présentation du dossier

20Ce dossier préfigure ce questionnement. Nous l’avons proposé à la Revue de l’Entrepreneuriat dans l’espoir de rendre plus visibles encore les travaux émergents sur ce sujet, et de faire naître un débat pour que se construise un agenda de recherche.

21Pour l’appel à communications, nous avons choisi principalement d’appeler des travaux qui considèrent l’entrepreneuriat comme une figure du projet, sans exclure pour autant ceux qui envisagent les dimensions entrepreneuriales du projet.

22L’angle choisi explique sans doute pourquoi les papiers proposés ont été l’œuvre de chercheurs travaillant dans le domaine du projet.

23Par contre, les travaux dans ce dossier ne sont pas unanimes sur la réponse, et offrent plus que des nuances. Nous allons rapidement les envisager au travers de la présentation des différents articles qui ont été finalement retenus.

24S’il y a bien un auteur qui a marqué une génération de chercheurs dans le domaine du projet, alors que lui-même est anthropologue, c’est J.-P. Boutinet. Il s’est associé ici avec B. Raveleau pour nous proposer une représentation des particularités du projet entrepreneurial. Très clairement, pour en revenir à l’angle choisi pour ce dossier thématique, ils proposent que l’entrepreneuriat est une variante, parmi d’autres, du paradigme du projet.

25Ils situent l’émergence du projet entrepreneurial dans la période récente au travers d’une perspective historique. Il serait le dépassement à la fois du management par projet, du projet d’entreprise et de la création d’entreprise à laquelle ils ne veulent pas restreindre l’entrepreneuriat. Ils en font ainsi une quatrième figure qui combine de manière originale volontarisme, innovation et singularité. Les auteurs nous présentent en quoi le projet entrepreneurial serait finalement révélateur de la société postmoderne. De manière tout à fait originale, ils nous invitent à considérer que ce projet préserve un espace d’ouverture qui permet que se produise une action processuelle interminable, qui n’aura de cesse que de se perfectionner au travers de multiples temps de reprise de la dynamique entrepreneuriale. Le projet entrepreneurial se caractériserait notamment par une relation récursive et incessante entre la réalisation et la conception, dans une dynamique où la dimension collective est reconnue comme essentielle.

26Adopter une perspective de l’entrepreneuriat par le projet insisterait donc à la fois sur le projet comme espace de conception et sur la dimension collective de son élaboration. Ainsi, J.-P. Brechet et N. Schieb-Bienfait nous proposent d’envisager l’entrepreneuriat à travers les travaux sur l’émergence organisationnelle, dont ils soulignent l’influence. Cependant, ils questionnent ce courant au travers d’une mise en abyme : si l’entrepreneuriat se comprend au travers de l’émergence d’une organisation, et non par l’organisation elle-même, comment expliquer l’origine de l’organisation organisante, ou, selon leurs termes, de l’organisation « constituante » ? Leur démarche est en deux temps. Tout d’abord, ils proposent de partir d’une théorie de l’entreprise fondée sur le projet. L’entrepreneuriat est abordé au travers de la Project-Based View, développée par J.-P. Brechet et A. Desreumaux. Ainsi, l’entrepreneuriat n’est pas qu’une variante du projet. Il relève d’une théorie de l’entreprise fondée sur le projet. Ensuite, les auteurs en appellent à un pluralisme théorique, indispensable pour rendre compte de la complexité du processus entrepreneurial.

27L’objet de leur contribution est alors d’explorer l’articulation de ces deux propositions par la mobilisation des travaux sur l’analyse des logiques d’action. Ils exposent en quoi la recherche sur l’émergence organisationnelle en entrepreneuriat ne peut se passer d’une théorie de l’action individuelle et collective fondée sur le projet.

28Mais on n’aborde pas ici le projet entrepreneurial en tant que processus concret. C’est la contribution de M. Lingren et J. Packendorff qui nous engage dans cette voie. En revisitant leurs travaux sur la Project-Based View of Entrepreneurship (Lindgren et Packendorff, 2003), les auteurs envisagent l’entrepreneuriat comme processus à la fois distinct temporellement, spatialement et socialement. Pour mieux le « saisir », ils mobilisent la métaphore du projet.

29Ils considèrent que la création de nouvelles activités ou bien les efforts pour renouveler des activités au sein des entreprises établies sont souvent, de facto, organisés par les acteurs comme des projets. Ils proposent donc que, concrètement, on les saisisse comme tels. Partant de là, les auteurs s’appuient sur les travaux de l’école scandinave sur le projet (Lundin, 1995 ; Lundin et Söderholm, 1995). Les auteurs n’invoquent donc pas une théorie de l’entreprise par le projet mais une théorie du projet qui se nourrit de la théorie des organisations. En ce sens, le terme Project-Based View est différent de son usage précédent par J.-P. Brechet et N. Schieb-Bienfait.

30Ensuite, le caractère temporaire de l’entrepreneuriat a priori contradictoire avec la vision de J.-P. Boutinet et B. Raveleau, les conduit à faire un certain nombre de suggestions à destination de la recherche empirique, avant de nous proposer pour finir quelques illustrations par une relecture de cas détaillés des travaux précédents dont ils explicitent la méthodologie narrative. Au-delà de ces différences, sur lesquelles nous pourrons revenir en article conclusif, on voit s’affirmer la convergence de ces contributions autour de l’idée d’émergence organisationnelle ainsi que dans le recours à un constructionnisme social.

31Les implications méthodologiques sont alors importantes. Comment engager une recherche qui rende compte des pratiques au cours d’un processus parcouru de manière longitudinale ?

32La contribution de P. Lièvre et G. Rix vient apporter un regard original sur ce que peut être un design méthodologique de recherche dans le domaine de l’entrepreneuriat dans une théorie de l’action, et pas seulement dans une théorie du discours sur l’action. L’approche ethnographique envisagée est atypique et interroge le chercheur sur les pratiques mobilisées jusque-là. Les auteurs voient même dans l’intérêt pour les pratiques, qui se manifeste à la fois dans le champ du projet et dans celui de l’entrepreneuriat, un facteur important de convergence. Ce que fait l’entrepreneur (qu’il soit individuel ou collectif) devient le principal sujet d’intérêt. Ils nous proposent un design méthodologique fondé sur un questionnement du processus dans la technique de l’entretien d’explicitation. Ils suggèrent une centration sur l’action, qui peut être documentée, par exemple par la mobilisation de vidéos prises en situation. Elles sont support d’échanges mais aussi source de contrôle pour distinguer ce qui a été effectivement réalisé par l’acteur dans le discours sur l’action.

33L’action et la mise en situation sont également au cœur de la contribution de F. Barès, Th. Houé et Th. Jacquot. Ces auteurs présentent un projet d’entreprendre, un projet pédagogique de type Junior-Entreprise, comme support d’apprentissage de l’entrepreneuriat. Leur recherche pose une question majeure qui s’inscrit bien dans le thème du dossier : forme-t-on des entrepreneurs ou bien des managers de projets ? Basée sur les interprétations des acteurs eux-mêmes, les auteurs montrent finalement que les apprentissages se font aux deux niveaux. Ceci renforce ainsi l’association entre le management de projet (ou l’intrapreneuriat) et l’entrepreneuriat. Dans les deux cas de figure notamment, l’acteur doit prendre en compte les parties prenantes de son projet.

34Dans la dernière contribution de ce dossier, nous avons voulu revenir sur certaines questions soulevées par ces différentes contributions. En quoi le projet constitue-t-il une opportunité pour la recherche en entrepreneuriat, en particulier dans sa quête paradigmatique ? Que révèlent les différentes positions sur la finitude du projet entrepreneurial, évoquée dans l’essentiel des contributions ? Est-ce que l’introduction du projet en entrepreneuriat ne s’accompagne pas de nouvelles pratiques de recherche sur le terrain ? Enfin, le projet ne permet-il pas de se poser de nouvelles questions en entrepreneuriat ?

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