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Article de revue

Dépasser le mythe de l’entrepreneur super héros

Pages 5 à 9

Notes

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1De toutes les activités humaines, la création d’entreprise se donne à voir aujourd’hui comme une aventure particulièrement audacieuse et incertaine [1]. Les taux de survie parlent d’eux-mêmes : 40 % des entreprises françaises (hors auto-entreprises) créées en 2010 ne survivent pas au-delà de cinq ans, 50 % en moyenne en Union Européenne [2]. Les chiffres oscillent entre 50 % et 60 % aux États-Unis pour les entreprises créées entre 2002 et 2008 [3]. Les entrepreneurs incarnent donc pour beaucoup de nos contemporains une figure héroïque capable d’affronter l’incertitude avec panache. Ils prennent le risque d’investir tout ce qu’ils ont et de perdre leur affaire, ils bravent l’humiliation de la défaillance et en assument toutes les conséquences émotionnelles, financières et sociales. Bon nombre d’entre eux n’hésitent pourtant pas à redémarrer des entreprises en série... D’où les entrepreneurs tirent-ils leur énergie de résilience ? Qu’est-ce qui rend possible le rebond ? Existerait-il des manières vertueuses d’aborder l’échec ? Les articles qui composent ce numéro spécial nous invitent à prendre du recul et, d’une certaine manière, à dialoguer avec nos perceptions et ressentis nourris par notre propre expérience. Échec, rebond, résilience... Qu’est-ce que cela évoque chez chacun d’entre nous ? Probablement une variété d’émotions qui colorent l’expérience et impriment des souvenirs dans notre mémoire, plus ou moins durables selon l’intensité du vécu. Dans notre société individualiste, l’échec, le rebond ou la résilience sont généralement imputés à nos vies personnelles, nous renvoyant à nos difficultés mais aussi à nos victoires. L’entrepreneuriat met en lumière des trajectoires de vie de personnes qui, un jour, ont décidé de se lancer... L’aventure, parsemée d’échecs, de rebonds, de résilience reflète la prééminence de valeurs libérales qui sacralisent l’individu ayant surmonté tous les obstacles, suspendu au-dessus du vide de l’incertitude. L’échec, la résilience, le rebond font ainsi l’objet de récits initiatiques chez le nouvel audacieux, prêt à s’engager dans l’incertain. Dans cette approche contemporaine de l’aventure entrepreneuriale, l’individu occupe la plus grande part de l’imaginaire social.

2Cette vision tend pourtant à occulter le rôle de l’environnement, du contexte, de l’autre, des autres… Toutes ces interactions indénombrables qui nourrissent et accompagnent les entrepreneurs au cours de l’aventure. L’entrepreneuriat, comme bien d’autres activités humaines, est en réalité un construit hautement social. Il est régi par des codes, des langages, des normes et des traits culturels situés dans le temps et dans l’espace. Un entrepreneur de Yaoundé pourra interpréter l’échec, la résilience ou le rebond en puisant en partie dans la sorcellerie, lorsqu’un agriculteur français évoquera une baisse des cours du marché des céréales, une diminution des aides de la PAC conjuguée avec une augmentation du prix des matières premières et des carburants. De même, la conception protestante de la réussite sociale de l’entrepreneur repose sur un enrichissement financier assumé et valorisé matériellement alors que dans le monde catholique, l’argent appartient au registre de la discrétion, socialement conditionné par l’aboutissement d’un parcours semé d’embûches et d’efforts.

3L’échec, le rebond, la résilience apparaissent ainsi comme des lanternes dans l’obscurité de notre connaissance sur le processus de socialisation entrepreneuriale [4]. Vouloir les aborder revient, d’une part, à tenter de comprendre comment les entrepreneurs pensent, ressentent et agissent en interaction permanente avec leur environnement. D’autre part, considérer une activité comme un échec, la définir comme un rebond ou une résilience relève d’une activité sociale qui trouve ses racines dans la culture du groupe qui environne l’entrepreneur : l’approche par l’individu et par le groupe social se combinent et font émerger des questionnements. Comment le groupe social définit-il l’échec, le rebond, la résilience ? Comment l’entrepreneur intériorise-t-il les normes et les valeurs sociétales sous-tendues par le jugement du groupe ? Comment gère-t-il les écarts possibles entre son ressenti personnel de l’échec, de la résilience ou du rebond et le regard des autres sur ces événements ?

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4L’échec, la résilience, le rebond sont le reflet d’événements vécus par l’entrepreneur dans et avec son environnement personnel et professionnel. Ils sont la marque d’une période agitée, imprévue au cours de laquelle il s’agit de mobiliser des ressources personnelles et environnementales pour tenter de trouver des solutions – certains diront des portes de sorties- en quête d’une nouvelle stabilité, pour une durée imprévisible. L’entrepreneur, dans ses communautés d’appartenance, traverse inévitablement des événements, courts et longs, positifs et négatifs, qui modèlent de nouvelles formes d’actions, de nouvelles relations dynamiques avec les parties prenantes et les organisations avec qui il collabore ou coopère. Les interactions sociales produisent du changement, tant à l’état individuel qu’au niveau du groupe. Personne n’en sort indemne, le vivant se transforme. L’imprévisibilité de l’évènement à venir confère ainsi à l’entrepreneur un haut degré d’engagement, de courage et de confiance dans autrui, voire d’altruisme. Il traverse ainsi des situations d’échec, de résilience et de rebond qui reflètent des états et des manières d’agir dont l’intensité émotionnelle force le respect, l’admiration et le devoir de comprendre.

5Ce numéro a suscité des propositions d’articles d’une belle diversité. Nous remercions chaleureusement leurs auteurs. Les contributions qui le composent abordent ainsi les thèmes de l’échec, de la résilience et du rebond sous trois angles complémentaires : le territoire, l’organisation et l’individu.

6Saulo Dubard Barbosa ouvre le numéro en nous invitant à découvrir l’importance symbolique du Cygne Noir, concept présenté par Nassim Taleb pour éclairer le rôle joué par l’inattendu dans la transformation, parfois radicale, de la vie d’un individu ou d’une société. Dans nos sociétés occidentales, il est difficile d’apprendre à « faire avec » l’inattendu. Comment développer des manières d’agir et de penser qui fertilisent une capacité à réagir de manière résiliente ? Saulo Dubard Barbosa mobilise des réflexions et des travaux de recherche sur les processus de résilience chez l’individu et dans la nature. Il met en évidence des principes génériques qui peuvent s’appliquer dans le cadre des politiques de développement local, régional et national, et par voie de conséquence, constituent des sources d’opportunité pour la création de nouveaux écosystèmes entrepreneuriaux.

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Patrice Bornard.

7L’innovation, perçue comme un moyen pour réagir face aux événements imprévus, représente aussi parfois un objectif menaçant la survie des entreprises du territoire. Bastien Soulé, Bénédicte Vignal, Eric Boutroy et Julie Hallé montrent ainsi que l’innovation créée des tensions importantes et peut placer la structure qui la porte en situation de grande vulnérabilité organisationnelle pouvant mener à l’échec. Pour illustrer leurs propos, les chercheurs s’appuient sur une étude réalisée auprès de cinq TPE/PME dans le secteur de l’Outdoor. Ils montrent que l’innovation répondant aux changements d’environnement peut aussi révéler des zones de vulnérabilité telles que la genèse sous contrainte (le fait de produire et de commercialiser sa propre innovation), l’entre-soi (le réseau constitué de relations sociales fortes et d’une proximité géographique cloisonnante), le perfectionnisme techno-centré (la quête du produit parfait qui épuise les ressources de l’organisation), la trop grande proximité des usagers experts (qui empêche la stabilisation du produit et influence son ciblage vers un marché trop exigü), ou encore la myopie stratégique (sentiment d’invulnérabilité de l’inventeur-entrepreneur).

8Dans une autre approche, les chercheuses Ann-Charlotte Teglborg, Alison Fuller, Susan Halford, Kate Lyle et Rebecca Taylor étudient le processus de résilience individuel et organisationnel à partir du traumatisme de la mort d’un SDF sur les marches d’un hôpital londonien. La résilience se construit via un processus intrapreneurial lancé par un professeur de médecine reconnu, donnant lieu à la création d’un nouveau service au sein de l’hôpital, nommé SBS (Side By Side). L’organisation SBS, composée d’un médecin, d’une infirmière et de trois carenavigators ayant tous été sans-abri, permet d’affiner l’écoute des patients SDF dont les besoins médicaux et sociaux sont complexes. L’alliance inédite entre les trois types d’acteurs permet de mieux coordonner les soins hospitaliers, d’accompagner vers la sortie de l’hôpital et de trouver des solutions d’hébergement et de résilience face à la situation personnelle des sans abri.

9Caroline Verzat conclut cette première approche de l’échec de la résilience et du rebond au niveau du territoire et de l’organisation en braquant les projecteurs sur le processus d’essaimage entrepreneurial. Elle interroge à ce sujet Pierre Dubar, responsable entrepreneuriat à Schneider Initiatives Entrepreneurs, qui explique la manière dont le processus d’essaimage est apparu, comment il fonctionne et quelle est sa philosophie sous-jacente. Pierre Dubar explique également dans quelle mesure ce dispositif s’accorde avec les objectifs stratégiques de l’entreprise Schneider Electric et en quoi il contribue à l’emploi et au développement économique du territoire où l’entreprise concernée est implantée.

10Les articles qui suivent mettent davantage l’accent sur l’étude de l’échec, de la résilience et du rebond chez l’individu. Marie-José Bernard s’intéresse à l’étude des impacts de la perte de l’entreprise chez l’individu entrepreneur. Pour cela, elle s’appuie sur une étude qualitative réalisée auprès de sept entrepreneurs qui racontent la période de la liquidation de leur entreprise. Marie-José Bernard propose ainsi une approche de l’échec qui n’est ni une glorification de ses vertus, ni un déni de ses dimensions parfois dévastatrices.

11Les deux articles qui suivent font écho aux initiatives de terrain qui aident les entrepreneur-e-s en détresse et permettent le dialogue, l’explicitation et la diffusion des expériences liées à l’échec. Dans le premier article, Sonia Boussaguet évoque le rôle des dispositifs solidaires pour aider les entrepreneur-e-s à sortir de leur isolement, atténuer leur détresse psychologique et créer les conditions favorables au rebond. Le rebond, défini littéralement comme le fait de « prendre un élan nouveau après un arrêt passager ; avoir un développement nouveau et imprévu » ou encore de « rétablir sa position après une période de difficultés » [5] est abordé dans un deuxième article via l’expérience des Rebondisseurs Français. Ce mouvement associatif a été créé récemment pour jouer le rôle de porte-voix des entrepreneurs ayant vécu l’échec ou le rebond et pour faire évoluer la perception de ce phénomène. Où en est-on dans le changement de perception ? Quel vécu et quelle lecture un entrepreneur a-t-il de l’échec ? Quelles évolutions pourrait-il mettre en œuvre ? Quels leviers a-t-il à sa portée ? Quelles perspectives se dessinent ? La parole est ici donnée aux entrepreneurs intervenus lors de soirées organisées par le réseau associatif.

12Olivier Toutain aborde ensuite la thématique du numéro sous l’angle de l’histoire de vie marquée au fer rouge par le geste de trop, celui qui conduit vers la condamnation pénale. Il invite ainsi à entrer dans le milieu carcéral pour s’interroger sur l’impact de la formation en entrepreneuriat chez les prisonniers. Pour cela, il relate le travail des chercheurs Holger Patzelt, Trenton Williams et Dean Shepherd publié en 2014 dans la revue scientifique Academy of Management Learning and Education. L’éducation en entrepreneuriat dans les prisons se développe actuellement pour offrir une alternative professionnelle au manque d’offre de travail salarié à la sortie de prison. Outre ce problème d’insertion professionnelle, l’éducation entrepreneuriale génère également des effets sur les prisonniers durant leur incarcération. Les scientifiques ont ainsi suivi le parcours de formation de douze prisonniers. Leur enquête montre que le prisonnier qui tente de donner du sens à son passé (en acceptant d’y intégrer explicitement son délit), se projette plus facilement dans le futur et a plus tendance à poursuivre la formation jusqu’à son terme. Les auteurs soulignent également que l’identification d’une opportunité entrepreneuriale par le prisonnier est un moyen pour lui de modifier son regard vis-à-vis de sa situation personnelle ainsi que son attitude à l’égard des autres prisonniers et du personnel d’encadrement.

13La lecture des articles publiés dans ce numéro appelle au développement d’une vision élargie de l’échec, de la résilience et du rebond. Ces notions sont hautement sociales : elles relèvent de perceptions et de jugements qui trouvent leurs racines dans la trajectoire de vie de l’individu mais aussi dans la culture portée par le groupe social via ses normes, ses règles et ses valeurs. Penser l’échec, la résilience, le rebond invite donc à mettre l’accent sur des processus faisant interagir l’individu et les groupes sociaux dans une approche systémique, organique. La responsabilité sociale, émotionnelle et matérielle de l’échec, de la résilience et de rebond incombe à l’individu mais aussi au groupe : les initiatives visant à mieux accompagner l’entrepreneur relèvent du registre de la coopération. Ces notions nous invitent à nous interroger personnellement sur ce qui fonde nos propres valeurs vis-à-vis de l’échec et de la résilience. Elles nous questionnent également sur notre vision de la société, celle que nous voulons via le rebond des entrepreneurs.

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