Couverture de ENTIN_036

Article de revue

Un écosytème tiraillé entre deux planètes

Pages 5 à 9

Notes

  • [1]
    Voir le numéro d’Entreprendre et Innover, 2016/4, n°31 Fabbri, J., Glaser, A., Gaujard, C. & Toutain, O. (2016). Espaces collaboratifs d’innovation : au-delà du phénomène de mode, de quoi parle-t-on ?. Entreprendre & Innover, 31,(4), 5-7.
  • [2]
    Luc Duquenne, président de Synergies Créateurs raconte le démarrage militant des boutiques de gestion dans les années 70 pour aider les néo-ruraux à s’installer, puis l’orientation de la création d’entreprise comme réponse au chômage à partir des années 80 avec la mise en place de nombreux systèmes d’aides publiques. Duquenne, L. (2009) Au commencement étaient les boutiques de gestion, L’expansion Entrepreneuriat, 2, 39-46.
  • [3]
    Expert, mentor, conseiller, l’accompagnement entrepreneurial se présente sous la forme d’un bricolage de postures mêlant 3 registres issus de la philosophie grecque selon le modèle de M. Paul (2004) guider / conduire / escorter afin de faire avancer de manière dialogique à la fois le projet et son porteur.
  • [4]
    C., Saint Jean, É., Chabaud, D. & Bornard, F. (2014). Accompagnement des entrepreneurs : la carte et les territoires. Entreprendre & Innover, 21-22,(2), 5-9.
  • [5]
    Frugier, D. (2018), « Croyez-vous aux Zuber Zaccompagnants ? » Entreprendre et Innover, n°35, p 59-65.
English version

1L’écosystème de l’entrepreneuriat change à vive allure depuis quelques années sous l’influence de trois facteurs majeurs de transformation : 1) l’orientation des politiques sur la croissance des startups mettant davantage l’accent sur l’accélération que sur les stades amont de création et d’incubation, 2) la diminution des ressources publiques et l’appel à des fonds privés, enfin 3) la montée du digital qui fait émerger à la fois des nouveaux modèles d’affaires et de nouveaux modes d’échanges entre les entrepreneurs et leurs accompagnateurs.

2Ces trois facteurs contribuent à bouleverser le paysage des structures d’accompagnement. On observe en parallèle une fragilisation des réseaux historiques confrontés à une forte diminution de ressources (BGE, CCI, CMA…), le développement de structures dédiées à l’innovation (SATT), à l’entrepreneuriat étudiant (PEPITE), ou à l’entrepreneuriat social (incubateurs sociaux), l’apparition de nouveaux entrants privés (The Family, Station F, Numa, Schoolab, Raise, Founder Institute…), le développement d’offres d’accompagnement par des acteurs de métiers connexes (experts-comptables, consultants, financiers, juristes…), la multiplication d’Espaces Collaboratifs d’Innovation [1] (ECI) destinés au travail en commun (coworking, learning labs, incubateurs, accélérateurs, couveuses, etc.), à la fabrication (fab lab, makerspaces, techshop, hackerspaces, etc.), à l’expérimentation publique (living lab, hub créatif, quartier numérique…) ou encore à l’innovation dans les grandes entreprises (centre de R&D, innovation lab).

3L’accompagnement entrepreneurial apparaît de plus en plus protéiforme et complexe. Ceci pose de multiples questions. Sous quels modes tous ces acteurs peuvent-ils cohabiter : concurrence et compétition sélectives, coopétition, spécialisations, régulation, alliances, échanges de types don-contredon… ? Peut-on distinguer des offres d’accompagnement spécifiques et des bonnes pratiques pour différents profils d’entrepreneurs et/ou à différents stades d’avancement entre la pré-incubation, la création-incubation et la post-incubation ? Quels impacts sur les finalités, la gouvernance et l’efficience des structures le financement public/privé a-t-il ? Les entrepreneurs peuvent-ils s’orienter efficacement dans un système aussi complexe ? Existe-t-il un ou des métier(s) de l’accompagnement ? Faut-il de nouvelles compétences ou de nouveaux outils pour répondre aux besoins des différents profils d’entrepreneurs (étudiants, femmes, salariés en reconversion, entrepreneurs sociaux…) ? Dans quelle mesure le digital est-il investi pour informer les acteurs, tracer et/ou structurer les échanges, repérer et/ou capitaliser les opportunités, enrôler des entrepreneurs et/ou des structures d’accompagnement, baisser les coûts de transaction… ?

4Depuis sa création, la revue Entreprendre & Innover fait dialoguer chercheurs et praticiens afin de questionner ces évolutions dans le monde de l’accompagnement entrepreneurial. En 2009, un premier numéro retraçait l’historique des réseaux [2] et présentait les défis de la professionnalisation du métier liés à sa jeunesse, la variété de ses acteurs et de ses postures [3]. En 2014, un double numéro [4] approfondissait cinq axes de réflexion. Le premier concernait l’analyse du métier utilisant le concept des postures, des stratégies de communication et des méthodes opposant l’accompagnement au guidage, la facilitation à la réparation. Le deuxième axe s’intéressait aux besoins de catégories d’entrepreneurs spécifiques (repreneurs, chercheurs entrepreneurs, dirigeants de TPE). Le troisième creusait les problèmes de coordination et de gouvernance à l’échelle d’un territoire, étroitement lié au quatrième thème de la coopération entre les entrepreneurs, les experts et les réseaux. Enfin le cinquième thème proposait différentes démarches permettant de construire le sens des pratiques d’accompagnement (pratique réflexive, formation, coopération de recherche).

5Le présent numéro s’inscrit dans la foulée de ces questionnements sur la nature du métier et ses méthodes, ses cibles, les stratégies de coopération entre les différents acteurs et les moyens de rendre compte de leurs interactions. Mais dans le contexte actuel de la « start-up nation » l’écosystème français qui se donne à voir apparaît sous tension, tiraillé entre la subtilité d’un métier à forte composante humaine et le risque d’ubérisation évoqué lors du congrès Procréa de septembre 2017. Dans le compte rendu de ce congrès publié dans notre dernier numéro [5], Dominique Frugier décryptait avec clarté la nature des menaces perçues par les professionnels de l’accompagnement (suppression des intermédiaires, remplacement des structures « bureaucratiques » par des plate-forme de contact direct, personnalisé et à haute valeur ajoutée, évaluation des structures) ainsi que les facteurs qui y contribuent (l’apport de capitaux privés, la démocratisation des outils numériques, les comportements des jeunes générations consuméristes et technophiles).

6Bien que la nature des contributions de ce numéro soit à première vue très variée (interviews, recherches, compte rendu iconoclaste d’atelier participatif, pratique pédagogique, revue d’ouvrage) le dossier dessine un univers de l’accompagnement composé de deux planètes présentant des acteurs et des systèmes de valeurs tendant à s’éloigner l’un de l’autre. Mais de manière intéressante, le public à potentiel des étudiants semble jouer un rôle intriguant de charnière cristallisant les opportunités et les tensions entre ces deux planètes.

7La première planète, la planète humaniste, correspond aux valeurs d’un accompagnement humaniste centré sur les besoins des porteurs de projet en tant que personnes créatrices de sens et financé par le secteur public. Le but de l’accompagnement vers la création d’entreprise est alors l’insertion, le développement ou la reconversion professionnelle du plus grand nombre. Trois articles s’intègrent dans cette perspective.

8L’interview de Françoise Seince par Xavier Lesage et Barbara Caemmerer explicite ainsi la vocation et le fonctionnement des Ateliers de Paris, qui font figure d’exception culturelle dans l’univers de l’accompagnement. Issue de la volonté politique d’une élue, la structure accueille quarante résidents majoritairement de 25-35 ans dans les métiers d’art, de la mode et du design, à qui elle offre des ressources (studio photo, traceur, fablabs, matériel, galeries d’exposition…) et des formations ainsi qu’une mise en réseau professionnel pendant deux ans. Elle mise sur le temps long et l’insertion dans la communauté professionnelle permettant au créateur de construire le sens de son projet, de valoriser son talent et de bâtir une activité durable. Environ 80 % des projets issus de l’incubateur connaissent un développement pérenne.

9L’article de Jérémie Renouf présente quant à lui une méthode qui permet aux accompagnateurs d’adopter une posture herméneutique aidant les entrepreneurs à traverser / surmonter les périodes de doutes. À partir de l’exemple du projet de Thimothée, architecte qui se reconvertit au métier de fleuriste, il démontre comment la méthode de l’autobiographie raisonnée aide à apporter de la cohérence dans une trajectoire de reconversion professionnelle en renforçant les liens entre projet personnel et projet d’entreprise.

10L’article de Juliane Santoni présente une recherche sur l’accompagnement des femmes entrepreneures. Elle explicite leurs différentes catégories de besoins (cognitifs, décisionnels, affectifs, motivationnels) et décrit les processus d’accompagnement et de sensibilisation qui permettent d’y répondre dans le cadre d’un plan régional en faveur de l’entrepreneuriat des femmes. Elle insiste particulièrement sur l’importance de l’adéquation entre la forme d’accompagnement (formation conseil, mentorat, peer-coaching ou coaching) et la nature du besoin identifié chez les entrepreneures.

11Comme en point d’orgue, la revue du récent ouvrage de Christophe Schmitt (2017) La fabrique de l’entrepreneuriat, par Frédérique Allard, offre un plaidoyer en faveur de la prise en compte de l’expérience au sein de l’action entrepreneuriale. Pour l’auteur la clé est d’articuler le projet à l’intentionnalité du créateur, c’est-à-dire de pousser l’entrepreneur à clarifier son rapport au monde, à construire son projet en fonction du sens que ce projet a pour lui.

12À l’opposé de cette vision humaniste se dévoile une vision plus récente de l’accompagnement, soutenue par les moyens digitaux et les capitaux privés. L’adéquation entre offre et besoin d’accompagnement repose alors sur des mécanismes inspirés de la logique du marché : l’entrepreneur doit maximiser son information sur les structures afin de faire un choix optimal, chercher les experts du stade d’avancement de son projet, négocier les contreparties de l’accompagnement en fonction de leur valeur ajoutée et in fine les évaluer. Le but de l’accompagnement est d’accélérer la sélection et la croissance des projets à potentiel. L’acceptation du risque fait partie du jeu et les échecs doivent être assumés personnellement par les individus à l’image des financeurs assumant les risques financiers de leurs investissements.

13Cette vision sous-tend l’interview de Maeva Tordo et Paul Jeannest par Xavier Lesage et Caroline Verzat. La démarche qu’ils décrivent a pris naissance dans l’écosystème parisien de l’accompagnement privé. Elle associe dix structures dont les expertises sont complémentaires tout au long de la chaine d’accompagnement. Née de manière pragmatique, l’initiative de La Boussole pourrait conduire à structurer l’écosystème grâce à une démarche typiquement effectuale. La construction d’une enquête et sa médiatisation via un outil digital permettent progressivement de recenser, de faire évaluer l’offre d’accompagnement par les entrepreneurs sur l’ensemble du territoire. Si La Boussole privilégie délibérément les acteurs privés et les accélérateurs, elle associe un incubateur d’école et envisage d’intégrer les incubateurs étudiants du réseau PEPITE.

14Entre la planète humaniste et la planète digitale, les étudiants constituent peut-être un public charnière. L’approche de l’accompagnement du point de vue de cette population est analysée dans le dossier à travers trois articles. Dans chacun d’eux, on pressent une forme de mise en tension et de synthèse entre les deux logiques d’accompagnement présentées ci-dessus. En effet, l’accompagnement y est envisagé à la fois comme une relation intersubjective visant la construction de compétences personnelles et professionnelles et comme une gestion de flux d’informations objectives en vue de la maximisation des opportunités de projets.

15Sandrine Le Pontois et Stéphane Foliard proposent ainsi une méthode de questionnement des projets d’équipes étudiantes qui repose sur l’analyse des dynamiques informationnelles entre l’équipe, l’accompagnateur enseignant et l’environnement d’affaires. Ainsi sont collectées et triangulées des informations à 360° afin de chercher des signaux faibles, d’objectiver les points de vue et de faire interagir les acteurs entre eux. On y constate un double objectif, qui ne manque pas d’ambiguïté : mieux accompagner les étudiants dans leur progression de compétences mais aussi avoir une vision systémique et globale de l’impact des projets et du dispositif sur le territoire.

16L’article d’Amélie Jacquemin et Xavier Lesage prend appui sur un atelier original faisant interagir des étudiants entrepreneurs, des coachs, des enseignants et/ou des responsables de structure d’accompagnement. La discussion fait apparaitre la diversité des attentes des étudiants entrepreneurs (être mis en relation avec des experts et des opportunités d’affaires, bénéficier de l’expérience de pairs, apprendre la relation commerciale, prendre du recul par rapport à la fonction de dirigeant) auxquelles correspondent une diversité de postures adéquates (coach, spécialiste, mentor…). Elle met aussi en évidence des zones de frustrations et de conflits entre l’identité de l’entrepreneur et celle d’étudiant ainsi qu’entre les inputs théoriques et la pratique comportant des enjeux réels et des risques.

17Enfin la pratique pédagogique innovante présentée par Alexis Roy, Matthias Mondo et Julien de Freyman raconte « l’aventure en taxi » imaginée au Cameroun pour sortir les jeunes de leur zone de confort liée à leur origine culturelle et découvrir des opportunités entrepreneuriales. Le taxi accompagnateur fait office de partenaire potentiel, de guide, de lieu de débriefing comportemental et d’impulsion au rebond en cas d’échec.

Notes

  • [1]
    Voir le numéro d’Entreprendre et Innover, 2016/4, n°31 Fabbri, J., Glaser, A., Gaujard, C. & Toutain, O. (2016). Espaces collaboratifs d’innovation : au-delà du phénomène de mode, de quoi parle-t-on ?. Entreprendre & Innover, 31,(4), 5-7.
  • [2]
    Luc Duquenne, président de Synergies Créateurs raconte le démarrage militant des boutiques de gestion dans les années 70 pour aider les néo-ruraux à s’installer, puis l’orientation de la création d’entreprise comme réponse au chômage à partir des années 80 avec la mise en place de nombreux systèmes d’aides publiques. Duquenne, L. (2009) Au commencement étaient les boutiques de gestion, L’expansion Entrepreneuriat, 2, 39-46.
  • [3]
    Expert, mentor, conseiller, l’accompagnement entrepreneurial se présente sous la forme d’un bricolage de postures mêlant 3 registres issus de la philosophie grecque selon le modèle de M. Paul (2004) guider / conduire / escorter afin de faire avancer de manière dialogique à la fois le projet et son porteur.
  • [4]
    C., Saint Jean, É., Chabaud, D. & Bornard, F. (2014). Accompagnement des entrepreneurs : la carte et les territoires. Entreprendre & Innover, 21-22,(2), 5-9.
  • [5]
    Frugier, D. (2018), « Croyez-vous aux Zuber Zaccompagnants ? » Entreprendre et Innover, n°35, p 59-65.
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