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Article de revue

Quoi de neuf, Docteur ? Les Living Labs en santé

Pages 25 à 35

Notes

  • [1]
    Capdevila I. « Coworking spaces and the localized dynamics of innovation. The case of Barcelona », International Journal of Innovation and Management, 2015.
  • [2]
    Merindol V. et al., Le Livre Blanc des Open Labs, Quelles pratiques, Quels changements en France ?, Futuris ANRT-NEWPIC, 2016.
  • [3]
    Nyström A-G et al., « Actor roles and role patterns influencing innovation in living labs » Industrial Marketing Management, 2014.
  • [4]
    Dube P et al., Livre blanc des living labs, In Vivo Montréal, 2014.
  • [5]
    Molinié E, « L’Hôpital Public en France : Bilan et Perspectives », Conseil économique et social, 2005.
  • [6]
    Grimaldi A et al., Manifeste pour une santé égalitaire et solidaire, Odile Jacob, 2011.
  • [7]
    Entretien avec le coordonnateur du centre de référence de la maladie de Fabry, janvier 2008.
  • [8]
    Calgren, L et al., « Framing Design Thinking: The Concept in Idea and Enactment ». Creativity and Innovation Management, 2016.
  • [9]
    Lettl C et al., « Users’ Contributions to Radical Innovation: Evidence from Four Cases in the Field of Medical Equipment Technology », R&D Management, 2006.
  • [10]
    Von Hippel E, « Democratizing Innovation: The Evolving Phenomenon of User Innovation », International Journal of Innovation Science, 2009.
  • [11]
    Entretien une chef de projets de La Fabrique de l’Hospitalité, mars 2015.
  • [12]
    Entretien avec le co-fondateur du Forum des Living Labs Santé et Autonomie, avril 2015.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Von Krogh G, Geilinger N, « Knowledge creation in the eco-system: Research imperatives », European Management Journal, 2014.
  • [15]
    Kornberger M, Clegg SR, « Bringing space back in: organizing the generative building », Organization Studies, 2004.
  • [16]
    Cohendet P et al., « La dynamique de l’innovation : une interprétation de l’approche de Michel Callon en termes de communautés de connaissance », in Débordements, Presses des Mines, 2010, p.88.
  • [17]
    Entretien avec le directeur général de Streetlab, avril 2015.
  • [18]
    Entretien avec la responsable scientifique de Lusage, mars 2015.
  • [19]
    Entretien avec le directeur du Ceremh, août 2015.
  • [20]
    Entretien avec la responsable scientifique de Lusage, mars 2015.
  • [21]
    Cohendet et al., 2010, ibid.
  • [22]
    Terseleer A, Witmeur O, « Lean Startup : mode ou nouvelle bonne pratique ? », Entreprendre & Innover, 2013.
English version

Les points forts

  • La réunion, dans une unité de lieu et de temps, d’une variété d’acteurs dont les connaissances sont complémentaires est propice à stimuler l’innovation dans le domaine de la santé.
  • La participation des patients au processus de création des living labs conduit à innover de façon plus adaptée à leurs besoins.
  • Les méthodes de travail de création participative et les pratiques décalées de ces structures participent de transformer la gouvernance et l’organisation de l’offre de soins et de la recherche en santé, en assouplissant les règles hiérarchiques et en faisant endosser au médecin hospitalier un rôle de chef d’orchestre voire d’entrepreneur.

1Alors que les rapports sociaux et les échanges sont de plus en plus dématérialisés, y compris dans les relations entre entreprises pour collaborer et innover à distance, on assiste paradoxalement à l’émergence de nombreux espaces physiques de collaboration tels que des espaces de coworking, des fab labs ou des living labs[1] qui encouragent une « re-matérialisation » des échanges. Ces espaces peuvent revêtir l’appellation générique d’open labs définis comme « un lieu et une démarche portés par des acteurs divers, en vue de renouveler les modalités d’innovation et de création par la mise en œuvre de processus collaboratifs et itératifs, ouverts et donnant lieu à une matérialisation physique ou virtuelle » [2]. Le domaine de la santé en France n’échappe pas à cette évolution : une trentaine de living labs fléchés santé et autonomie ont vu le jour depuis 2010, que ce soit au sein de l’hôpital, dans des structures associatives ou des collectivités territoriales. Le living lab peut être vu comme une méthode de recherche en innovation ouverte, qui vise à développer des innovations avec la participation active de sources externes publiques-privées-citoyennes (entreprises, universités, et surtout usagers), et à tester des produits et services dans des conditions réelles [3]. Ces nouveaux espaces ont été mis en place dans le domaine sanitaire pour créer une relation plus extensive entre les usagers-patients et le monde de la santé, et pour trouver des processus d’innovation différents quand les méthodes traditionnelles ne semblent plus suffire [4].

2L’innovation en santé est traditionnellement le fruit de la recherche fondamentale et clinique, menée par des professionnels de santé au sein d’hôpitaux et d’unités de recherche, en coopération avec l’industrie pharmaceutique. Elle se manifeste par une innovation diagnostique et thérapeutique. Mais aujourd’hui, l’innovation en santé est aussi une innovation à caractère technologique, numérique, organisationnel. La médecine est révolutionnée par la robotique chirurgicale. Elle est portée par des inventions telles que la prothèse connectée. L’avenir de la médecine promet une utilisation poussée des technologies de type objets connectés ou réalité augmentée. Ces innovations nécessitent la contribution d’acteurs plus diversifiés qu’auparavant : patients, acteurs de la société civile, créateurs de start-ups, ingénieurs, physiciens, etc.

3La diversification des acteurs de l’innovation appelle des modifications dans l’organisation de la recherche en santé pour provoquer des rencontres entre des acteurs qui n’ont pas l’occasion de se rencontrer et faire coïncider des découvertes de façon constructive, plutôt qu’elles émergent chacune séparément, en risquant de perdre la synergie possible entre les deux. Les living labs constituent un instrument organisationnel qui facilite ces rencontres improbables. Ils permettent de réunir à dessein des personnes aux connaissances variées dans un même espace physique ou virtuel pour qu’elles collaborent. À plus forte raison, les living labs diffusent cette caractéristique car ils mettent en œuvre un processus de co-création avec les usagers finaux et dans une démarche d’innovation ouverte, fondée sur la collaboration et le partage libre de savoirs.

Méthodologie

Cette analyse repose sur deux études menées au moyen d’entretiens semi-directifs et in situ, d’une part avec 30 coordonnateurs de centres de référence maladies rares (enquête menée en 2008), et d’autre part avec six responsables de living labs santé et autonomie (enquête menée en 2015). La première étude portait sur des questions de gouvernance et de coordination, d’organisation de l’activité, de répartition des actions, de construction de réseaux de soins. La seconde portait sur les questions de l’espace, de l’innovation ouverte, du mode d’animation, de méthodes de travail collaboratif, de l’implication de l’usager et de la gestion des connaissances.

Les étapes de l’évolution de l’organisation du soin

4Le système de santé français se voit souvent reprocher ses cloisonnements entre spécialités ou entre dispositifs de soins [5]. Pour contrecarrer ce phénomène, plusieurs tentatives législatives ont cherché à inciter les structures de soins à coopérer, mais se sont révélées infructueuses car le hiatus organisationnel entre les établissements de santé et entre les professionnels semble complexe à surmonter [6].

5On peut néanmoins voir dans les centres de référence maladies rares, créés par le Plan maladies rares 2004-2007, une étape importante dans le décloisonnement de la prise en charge des patients et de la recherche médicale. Ce centre est un réseau sélectionné pour ses fortes connaissances d’une maladie rare, coordonné par un praticien hospitalier et dont les membres ont des spécialités variées requises par la prise en charge de la maladie et sont disséminés sur le territoire pour pouvoir assurer le suivi au plus près du domicile des patients. Ce dispositif a permis que des praticiens qui se parlent difficilement, collaborent et coordonnent leurs activités de diagnostic, de traitement et de recherche : des cardiologues ont été amenés à travailler avec des ophtalmologistes, des médecins hospitaliers avec des infirmières de ville. Surtout, le patient est placé au cœur de sa prise en charge : au lieu de consulter des spécialistes séparément pour chacune de ses atteintes, il consulte un groupe de praticiens dans une unité de temps. Cela favorise la bonne compréhension des symptômes, qui, lorsqu’ils sont considérés comme un ensemble, peuvent évoquer une maladie que l’on ne soupçonne pas lorsqu’ils sont observés de façon dissociée, comme dans le modèle usuel de la médecine d’organe.

6Dans ce modèle organisationnel, le coordinateur a une place centrale : il est le chef d’orchestre du réseau qui motive ses membres, distribue les responsabilités et initie le plus souvent les projets de recherche. Sa position court-circuite le schéma hiérarchique de l’hôpital, car le coordonnateur n’est pas spécifiquement un chef de service hospitalier, dès lors qu’il a démontré sa supériorité technique dans le domaine précis de la maladie rare qu’il traite.

7Ces dispositifs ont réussi à apporter une certaine efficacité dans la prise en charge des maladies rares. D’abord le caractère pluridisciplinaire de cette organisation a permis de mieux décrire les symptômes des maladies. Ensuite le travail en réseau a permis de constituer des cohortes de patients et de concentrer les informations sur les manifestations de la maladie au sein du centre, soit dans une unité de lieu, et d’améliorer les connaissances :

8

« Un premier patient, un deuxième, etc. qui se plaignent de surdité, sont adressés au collègue ORL du centre de référence et une étude peut être montée, avec un recrutement suffisant » [7].

9Par rapport au système de santé hiérarchique traditionnel, le centre de référence se distingue par un raccourcissement de la ligne hiérarchique, une organisation interdisciplinaire, un partage de connaissances et un travail dans une même unité de temps et de lieu. Ces éléments sont présentés dans le tableau ci-dessous.

Figures de la gouvernance de différents types de structures de santé

tableau im1
Hôpital Centre de référence Living lab Gouvernance Hiérarchique Semi-hiérarchique Horizontale Organisation • Par spécialité (une seule spécialité) • Monostructure • Multidisciplinaire • Multistructures médicales et paramédicales • Réunion dans un réseau • Unité de temps • Multidisciplinaire • Multistructures dépassant les frontières du médical (industriel, société civile, etc.) • Réunion dans un espace, unité de lieu • Unité de temps Coordination et pilotage des projets Assurés par le chef (chef de service ou de pôle hospitalier) Assurés par une autorité qui peut être distincte de l’autorité hiérarchique Chefs d’orchestre • modulables d’un projet à l’autre • pouvant devenir entrepreneurs à l’initiative d’un projet Type de projets Recherche traditionnelle Recherche en réseau avec constitution d’une cohorte de patients partagée Recherche participative Place du patient Secondaire Centrale dans la prise en charge Centrale dans la prise en charge et le processus de recherche Espace Cloisonné, fonctionnel, traditionnel Décloisonné Décloisonné, décalé dans son ergonomie, son design, son équipement Type d’innovations médicales Diagnostique et thérapeutique Diagnostique, thérapeutique, organisationnelle Technologique, organisationnelle

Figures de la gouvernance de différents types de structures de santé

10Les méthodes de travail du centre de référence ne sont pas sans rappeler la démarche de design thinking, notamment parce qu’elles mobilisent une transdisciplinarité, c’est-à-dire une variété de domaines de connaissances. Le second type de gouvernance de l’innovation en santé, dont il est question dans le paragraphe suivant, le living lab santé et autonomie, intègre aussi cette dimension de design thinking à un degré plus poussé, puisque ses pratiques sont fondées sur la transdisciplinarité, l’exploration des usages, l’expérimentation et le prototypage [8].

11L’analyse du living lab met par ailleurs en évidence une gradation dans le renouvellement de la dynamique d’innovation médicale grâce à une implication plus importante de l’usager et à la coordination des actions et des compétences dans une unité de temps et de lieu. Cette modalité d’innovation n’est pas nécessairement à considérer comme étant meilleure que le modèle traditionnel, mais elle apparaît plutôt comme complémentaire, car elle fait émerger de nouveaux types d’innovations réclamés par les usagers (tel que l’amélioration du confort de vie de personnes en situation de handicap). Elle introduit un assouplissement dans la gouvernance, une redistribution des rôles à l’hôpital, un décloisonnement plus large.

Les living labs santé et autonomie et le rôle du patient expert

12Dans le secteur de la santé, l’usager ne se voit habituellement offrir que des rôles consultatifs, comme donner son avis sur la qualité des soins reçus. Il bénéficie à présent d’une implication nouvelle dans la création de technologie médicale [9]. Plusieurs études ont souligné les avantages de la co-création de biens avec l’usager [10], comme la génération d’idées par l’usager ou l’amélioration de l’utilisabilité du bien. C’est dans cette mouvance que s’inscrivent les living labs santé et autonomie. D’une part le living lab reconnaît une expertise particulière au patient : un savoir expérientiel. Il connaît mieux que quiconque ses symptômes, les difficultés qu’il éprouve au quotidien, les besoins qui ne sont pas satisfaits. « Ce savoir est sous-utilisé et le but […] est de promouvoir l’utilisation de ce savoir par le praticien » [11]. Par ailleurs, pour construire de nouvelles connaissances encore non réellement exploitées « La médecine est en recherche de données ambulatoires, de données issues du patient chez lui » [12].

13L’usager est impliqué, non plus seulement au cœur de la prise en charge comme dans le centre de référence maladies rares, mais au cœur du processus d’innovation. Cela renverse la relation asymétrique traditionnelle entre le patient et le médecin : « Le patient n’est plus seulement un objet de soin, ce n’est pas un ignorant par rapport au sachant plénipotentiaire que serait le médecin. » [13]. Il est sollicité à chaque étape de la séquence de travail des living labs : analyse des besoins, co-conception, prototypage et déploiement de la solution. Et c’est l’existence d’un espace particulier, fournissant une unité de lieu dans l’activité du living lab, qui permet de mettre en œuvre la dimension de conception participative de l’usager à chacune de ces étapes.

Projet TROUVE — Living lab Lusage, Hôpital Broca, Paris

Le projet a été mené entre 2013 et 2016 par Lusage, le Centre d’expertise national en stimulation cognitive, l’Assistance Publique Hôpitaux de Paris, l’Institut de Recherche Biomédical des Armées, l’entreprise Ela Innovation. Il vise à concevoir et développer un dispositif d’assistance pour aider les personnes âgées et/ou ayant une déficience cognitive à trouver des objets personnels déplacés ou « perdus » à la maison. Un tel dispositif permettrait d’améliorer le confort des personnes malades et de soulager leurs aidants, en évitant des épisodes de détresse.
Le projet a été réalisé en trois phases (évaluation des besoins/ proposition de scénarii possibles/ prototypage, développement, évaluation), avec 10 à 20 usagers malades et bien-portants selon les phases, sur l’espace du living lab, en s’appuyant sur une approche de développement progressif de solutions innovantes, avec une implication constante des utilisateurs finaux tout au long du processus et une forte valorisation de leur participation. Les trois phases ont été menées respectivement grâce aux outils suivants : entretiens individuels itératifs, discussions collectives semi-structurées, recueils d’avis, tests sur les dispositifs d’assistance préexistants et sur les prototypes, observation de données objectives grâce à des caméras pour comprendre les réactions ou les difficultés des usagers devant la solution proposée.
Les méthodes sont incrémentales, itératives, jusqu’à ce que la solution proposée soit utilisable et utile. L’usager endosse ainsi un rôle de co-concepteur. Ces méthodes impliquent tour à tour un ou plusieurs partenaires qui animent la participation des usagers, ou l’ensemble des partenaires.
Dans toutes les phases, les connaissances complémentaires de l’usager, du médecin, du psychologue, du technicien ingénieur informaticien, de l’entreprise développant le produit sont nécessaires. Par exemple pour identifier pourquoi les outils préexistants n’étaient pas satisfaisants pour le public visé dans ce projet, il fallait la compréhension médicale et psychologique d’une part, technique d’autre part, et surtout l’identification primaire du besoin par l’usager.

L’importance centrale de l’espace dans la méthode de travail

14Tout au long du processus, l’usager est placé dans un cadre temporel et spatial défini réunissant la contribution d’une variété d’acteurs. L’unité de temps et de lieu ne signifie pas que la recherche se déroule sur un temps court et « unitaire » : la recherche en médecine (comme dans beaucoup d’autres disciplines) est procédurale, se fait sur une période longue. Cela désigne que c’est au(x) même(s) moment(s) et dans le même espace que les acteurs du processus d’innovation sont réunis. Certains espaces sont à même de favoriser cette réunion d’acteurs et de rendre ces réunions fécondes en créativité.

15L’espace physique ou virtuel est reconnu par la littérature managériale comme pouvant avoir un rôle important dans le processus d’innovation [14]. Cet espace peut agir comme un stimulant ou un inhibiteur de créativité. Un espace bien conçu dans son agencement peut contribuer à favoriser les interactions et les rencontres, grâce à une certaine mobilité, une proximité des personnes ou une fluidité des échanges. Et inversement [15]. Le processus d’innovation résulte précisément « d’un effort collectif fondé sur l’interaction et la coordination d’une multitude d’acteurs économiques » [16] et découle moins d’une action isolée. Si l’espace de création est capable de favoriser les échanges entre des acteurs avec des connaissances complémentaires, de tisser des liens entre une communauté d’agents qui soutiennent le processus de création, alors l’espace est à même de susciter l’innovation.

16Pour déclencher la créativité et le travail en équipe, l’espace du living lab santé se différencie de l’espace de travail habituel, car les actions qui y sont conduites sont différentes des opérations quotidiennes des acteurs médicaux. Par son ergonomie, son design, sa localisation, son équipement, ses dimensions, son ambiance, l’espace crée un environnement attrayant, inspirant la confiance, moteur pour l’imaginaire, flexible et ouvert à tout participant, interne ou externe. Un tel espace dénote par rapport à l’architecture hospitalière, dont le climat est peu propice à la créativité. À l’image du cloisonnement par spécialité de la médecine, la géographie de l’hôpital est elle aussi cloisonnée, et amoindrit les possibilités d’interactions transversales entre services (qui au contraire se posent plutôt en concurrents pour l’utilisation des ressources hospitalières), ou les interactions avec des acteurs extérieurs, y compris les usagers.

17L’espace des living labs favorise une interaction fréquente et imprévisible et une communication riche entre des personnes qui ont rarement un contact direct (figure ci-dessous). Peut-être encore davantage que dans d’autres secteurs d’activité ou dans d’autres formes d’open labs, le caractère attractif et chaleureux de l’espace du living lab santé est particulièrement important pour faire participer les usagers fragiles (malades, aidants) qui ont besoin d’être rassurés quand on les implique dans un processus d’innovation. L’espace du living lab permet d’accompagner l’usager dans son implication parce qu’il y est entouré par des professionnels de diverses spécialités, parce qu’il y rencontre d’autres usagers éprouvant les mêmes difficultés que lui et parce qu’il participe à trouver des solutions innovantes à ses problèmes. Cela l’incite à s’approprier cet espace, à y revenir, voire à construire une communauté d’usagers, une forme d’appartenance.

Une nouvelle conception de l’innovation médicale

18Les modifications dans l’organisation de la recherche médicale, dans l’identité des innovateurs et dans les types d’informations analysées aboutissent immanquablement à un renouvellement des projets de recherche et des innovations qui en résultent. D’abord les sujets traités par les living labs sont différents de ceux abordés par la recherche médicale traditionnelle : « Je vais prendre l’exemple du travail sur les seuils d’éclairage pour ne pas gêner les personnes qui sont atteintes de maladies oculaires, il n’y a aucun médecin qui accepterait de faire un essai clinique et de perdre du temps à faire cela » [17].

19Ensuite, la recherche médicale est renouvelée parce qu’elle s’interroge différemment sur la portée des inventions : cette innovation est-elle utile ? Sera-t-elle utilisée, utilisable par le public qu’elle vise ? « L’originalité qu’apporte le living lab, c’est le fait que la recherche porte sur non seulement l’efficacité clinique mais aussi sur l’acceptabilité, prendre en compte les retours des usagers pour améliorer l’outil, l’utilisabilité, l’ergonomie, que des laboratoires de recherche en médecine ou psychologie n’observent pas habituellement » [18]. Car la prescription d’un dispositif médical, ne garantit pas son utilisation par le patient : « S’il y a beaucoup de choses qui se font dans le domaine du handicap en France, souvent il y a une déconnexion, notamment dans le monde de la recherche et de l’innovation, entre ce qui peut être proposé et les besoins réels des personnes à mobilité réduite. » [19]

Un exemple de relations au sein du living lab santé dans une unité de lieu et de temps

figure im2

Un exemple de relations au sein du living lab santé dans une unité de lieu et de temps

Le living lab santé est composé d’une équipe d’animation multidisciplinaire : par exemple outre la spécialité médicale, un ingénieur, un designer, un psychologue peuvent y participer. Le living lab sollicite des intervenants extérieurs avec lesquels il travaille de façon récurrente : usagers, start-ups, grands groupes industriels. Parfois il n’y a pas de médecin attaché au living lab, mais le médecin qui suit le patient est souvent le connecteur entre le lab et le partient.

Un renouvellement des initiateurs de l’innovation

20La pluralité de spécialités dans le living lab allège l’inertie institutionnelle et induit une certaine horizontalité dans la gouvernance des projets de recherche : un ingénieur peut coordonner un projet dans lequel il organise la participation d’un médecin chef de service. Cette logique d’innovation bottom-up se met en place naturellement : cela tient à l’esprit d’open innovation qui anime les open labs, et à la recherche constante de collaborations – une forme de don – contre don – et une volonté de construction progressive d’une connaissance commune. L’espace du living lab est à la disposition des membres pour mettre en œuvre des projets ; l’animation de cet espace est collective, sans qu’il y ait de tension hiérarchique entre les membres. Les projets se font en fonction des opportunités et de l’observation de besoins exprimés par les usagers. Le coordonnateur du projet est celui qui a l’idée du projet ou celui est le plus compétent dans le projet : le médecin, comme l’ingénieur, ou le psychologue peut endosser le rôle de coordonnateur indifféremment.

21S’il existe des résistances, elles sont d’ordre « philosophique » car les sujets traités par les living labs ne semblent pas toujours convaincre les médecins hospitaliers ou les industriels : « Dans les premiers temps, ces activités
 étaient regardées bizarrement par les autres professionnels médicaux et paramédicaux du service. Ils ne savaient pas s’il s’agissait d’animation car on faisait des activités de jeu sur des consoles wii avec les patients. Ils étaient plutôt réfractaires. Ils disaient « ça ne sert à rien » et avaient beaucoup d’a priori face à la technologie et nos méthodes » [20]. Ce sont les réalisations concrètes, l’expertise acquise et les publications qui parviennent à faire reconnaître la légitimité de leurs actions et méthodes auprès des médecins et industriels qui aujourd’hui cherchent à travailler avec les living labs. Cette illustration fait écho au problème de distance cognitive, pouvant induire des rivalités, des incompréhensions. Dès lors, il est nécessaire de mettre en place des mécanismes de contagion et de réputation pour voir de nouvelles pratiques être adoptées au sein d’une communauté [21].

22Plus que des chefs d’orchestre coordonnant une recherche ou un réseau d’acteurs, les membres du living lab santé deviennent entrepreneurs. Ils organisent un projet industriel : il leur faut trouver des partenaires, des sous-traitants, convaincre des industriels et des financeurs, et mener jusqu’au bout un processus de production. C’est absolument nouveau pour les médecins. La relation à l’industrie en est nécessairement transformée, et ne se cantonne plus au cadre très structuré de l’essai clinique. Les projets sont financés par des projets de recherche publics ou par les industriels qui vont exploiter le bien développé. Le financement des living labs ne repose pas ainsi sur une base pérenne. C’est ce qui rend la tâche plus complexe pour les membres de living labs qui recherchent des financements à chaque nouveau projet.

23Les médecins ne sont généralement pas très rompus à ce rôle de gestionnaire qui leur est de plus en plus imposé. Ces activités apparaissent secondaires à côté des activités médicales, faute de temps, de ressources et de savoir-faire. Il serait sans doute judicieux de mettre en place des dispositifs d’accompagnement, éventuellement dans le cadre de la formation initiale ou continue des médecins, afin de les aider à comprendre la logique de ces nouveaux rôles. Il serait enfin utile d’aménager du temps pour ces activités de management qui sont rarement reconnues par l’administration hospitalière.

24L’espace du living lab apparaît comme un catalyseur d’innovation parce qu’il permet des rencontres improbables dans une unité de temps et de lieu, entre des personnes ayant des connaissances variées, qui ensemble enrichissent et renouvellent le processus créatif, et donnent lieu à des innovations technologiques ou organisationnelles qui n’auraient pas vu le jour sans ces échanges.

25Deux recommandations découlent de ces observations : mettre en place des espaces dédiés à la création au sein des organisations (qu’elles soient publiques ou privées) et accorder plus de place aux usagers dans le processus de création. Il est vrai que l’entreprise, et a fortiori l’hôpital, n’offre pas, la plupart du temps, un tel cadre à son activité d’innovation. D’abord, il n’existe pas nécessairement d’espace dédié à la création dans ces structures (et l’hôpital n’est peut-être pas plus en retard à cet égard). Ensuite cet espace, s’il existe, n’est pas nécessairement ouvert à des intervenants extérieurs ou à l’interdisciplinarité. Alors qu’aujourd’hui les entreprises font face à un besoin de renouvellement du modèle d’innovation classique qui semble s’épuiser, il peut apparaître très fertile pour l’entreprise de mettre en place un espace propice à l’idéation, la co-création, la transversalité. Un tel espace peut constituer un outil-clé pour mettre en œuvre des approches de conception innovante de type design thinking de plus en plus mobilisées dans les entreprises. L’illustration des living labs santé montre que l’implication de l’usager est bénéfique car elle permet de faire émerger des inventions adaptées, nées de la définition précise de ses besoins. Si dans le secteur de la santé, il apparaît indispensable de produire des dispositifs adaptés aux malades, dans les entreprises il est aussi pertinent de ne pas se tromper et de calibrer l’offre à la mesure des attentes des clients, comme le suggère la démarche Lean start-up[22]. Cet article a mis en évidence qu’un moyen d’échanger facilement et de façon incitative avec l’usager est de l’inviter dans un espace dédié et adapté, en ouvrant les frontières de l’organisation.

Notes

  • [1]
    Capdevila I. « Coworking spaces and the localized dynamics of innovation. The case of Barcelona », International Journal of Innovation and Management, 2015.
  • [2]
    Merindol V. et al., Le Livre Blanc des Open Labs, Quelles pratiques, Quels changements en France ?, Futuris ANRT-NEWPIC, 2016.
  • [3]
    Nyström A-G et al., « Actor roles and role patterns influencing innovation in living labs » Industrial Marketing Management, 2014.
  • [4]
    Dube P et al., Livre blanc des living labs, In Vivo Montréal, 2014.
  • [5]
    Molinié E, « L’Hôpital Public en France : Bilan et Perspectives », Conseil économique et social, 2005.
  • [6]
    Grimaldi A et al., Manifeste pour une santé égalitaire et solidaire, Odile Jacob, 2011.
  • [7]
    Entretien avec le coordonnateur du centre de référence de la maladie de Fabry, janvier 2008.
  • [8]
    Calgren, L et al., « Framing Design Thinking: The Concept in Idea and Enactment ». Creativity and Innovation Management, 2016.
  • [9]
    Lettl C et al., « Users’ Contributions to Radical Innovation: Evidence from Four Cases in the Field of Medical Equipment Technology », R&D Management, 2006.
  • [10]
    Von Hippel E, « Democratizing Innovation: The Evolving Phenomenon of User Innovation », International Journal of Innovation Science, 2009.
  • [11]
    Entretien une chef de projets de La Fabrique de l’Hospitalité, mars 2015.
  • [12]
    Entretien avec le co-fondateur du Forum des Living Labs Santé et Autonomie, avril 2015.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Von Krogh G, Geilinger N, « Knowledge creation in the eco-system: Research imperatives », European Management Journal, 2014.
  • [15]
    Kornberger M, Clegg SR, « Bringing space back in: organizing the generative building », Organization Studies, 2004.
  • [16]
    Cohendet P et al., « La dynamique de l’innovation : une interprétation de l’approche de Michel Callon en termes de communautés de connaissance », in Débordements, Presses des Mines, 2010, p.88.
  • [17]
    Entretien avec le directeur général de Streetlab, avril 2015.
  • [18]
    Entretien avec la responsable scientifique de Lusage, mars 2015.
  • [19]
    Entretien avec le directeur du Ceremh, août 2015.
  • [20]
    Entretien avec la responsable scientifique de Lusage, mars 2015.
  • [21]
    Cohendet et al., 2010, ibid.
  • [22]
    Terseleer A, Witmeur O, « Lean Startup : mode ou nouvelle bonne pratique ? », Entreprendre & Innover, 2013.
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