Notes
-
[1]
Shepherd D.A., Cardon M.S. (2009). Negative Emotional Reactions to Project Failure and the Self-Compassion to Learn from the Experience. Journal of Management Studies, 46 (6), 923-949.
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[2]
Kahneman D., Diener E., Schwartz N. (1999). Well-Being: Foundations of Hedonic Psychology, New-York: Russell Sage Foundation.
-
[3]
Rosenberg M.B. (1999). Non-violent Communications: A language of Compassion. Encinitas: CA, PuddleDancer Press.
-
[4]
Shepherd D.A., Wiklund J., Haynie J.M. (2009). Moving Forward, Balancing the Financial and Emotional Costs of Business Failure. Journal of Business Venturing, 24 (2), 134-148.
-
[5]
Shepherd D.A., Patzelt H., Williams T.A., Warmecke D. (2014). How Does Project Termination Impact Project Team Members? Rapid Termination, ‘Creeping Death’, and Learning from Failure. Journal of Management Studies, 51 (4), 513-546.
-
[6]
Shepherd D.A., Patzelt H., Wolfe M. (2014). Moving Forward from Project Failure. Negative Emotions, Affective Commitment and Learning from the Experience. Academy of Management Journal, 54 (6), 1229-1259.
-
[7]
Shepherd D.A., Haynie J.M. (2011). Venture Failure, Stigma, and Impression Management: A Self-Verification, Self-Determination View. Strategic Entrepreneurship Journal, 5 (2), 178-197.
-
[8]
Shepherd D.A., Patzelt H. (2015). Harsh Evaluation of Entrepreneurs Who Fail: The Role of Sexual Orientation, Use of Environmental-Friendly Technologies and Observers’ Perspective Taking. Journal of Management Studies, 52, 253-284.
-
[9]
Weick K.E. (1995). Sensemaking in Organizations, London: Sage.
-
[10]
Weick K.E., Sutcliffe K.M., Obstfeld D. (1999). Organizing for High Reliability: Processes of Collective Mindfulness. Research in Organizational Behavior, 21, 81-123.
-
[11]
Sarasvathy S.D. (2008). Effectuation, Elements of Entrepreneurial Expertise, Cheltenham: UK.
Les auteurs de l’ouvrage
Trenton Williams est professeur assistant au sein du département d’entrepreneuriat et d’entreprises émergentes de la Whitman School of Management de l’université de Syracuse. Ses centres d’intérêts sont la résilience, l’émergence organisationnelle et la création d’entreprise.
Marcus Wolfe est professeur assistant de management au Miller College of Business de l’université de Ball State. Sa carrière académique a été précédée d’une carrière dans l’industrie. Ses recherches portent sur l’échec entrepreneurial, les émotions et la prise de décision.
Holger Patzelt est professeur à la Technische Universität de Munich où il est en charge de la chaire en Entrepreneuriat. Ses recherches portent sur la décision entrepreneuriale et les conséquences économiques, émotionnelles et psychologiques de l’échec.
1Dans la première partie de l’ouvrage (Chap. 2), les auteurs explorent les conséquences émotionnelles et motivationnelles de l’échec sur les acteurs entrepreneuriaux, soit les entrepreneurs indépendants et les membres d’équipes-projets. Selon la théorie de l’auto-détermination (Shepherd, Cardon, 2009) [1], la motivation et le bonheur des individus dépendent de la satisfaction de trois besoins psychologiques fondamentaux : le besoin de compétence, le besoin d’autonomie et le besoin d’appartenance sociale. S’appuyant sur ce cadre théorique et sur des données qualitatives issues d’entretiens, les auteurs montrent que les conséquences psychologiques de l’échec entrepreneurial sont considérables. La perte d’un projet ou d’une entreprise paralyse la quête d’autonomie des individus, remet en cause leurs compétences et anéantit des liens sociaux qui leur sont essentiels. Les torrents d’émotions négatives qui en découlent les démotivent et désintègrent les équipes dont ils font partie.
Apprendre de ses erreurs grâce à l’auto-compassion
2Le bonheur des individus peut s’envisager selon deux perspectives, l’hédonisme et l’eudémonisme.
3Le bonheur hédoniste est lié à la poursuite du plaisir et à l’absence de tout sentiment négatif (Kahneman, Diener, Schwartz, 1999) [2]. Pour maintenir cet état de bonheur et leur estime de soi, les individus cherchent à éviter ou à éliminer rapidement leurs émotions négatives. Cependant, la perspective hédoniste ne favorise pas l’apprentissage, parce qu’elle conduit à leur élimination. Pour se protéger de ces émotions négatives, les acteurs entrepreneuriaux sont tentés de rejeter la responsabilité de l’échec entrepreneurial sur des causes externes. Ils risquent alors de se construire une fausse image d’eux-mêmes et de réduire à néant toute possibilité de développement personnel.
4Ces difficultés peuvent être surmontées en adoptant une approche eudémonique, avec notamment l’auto-compassion. Le bonheur eudémonique découle de l’épanouissement des individus, c’est-à-dire de leur capacité à utiliser leurs talents et leurs compétences pour poursuivre des buts qui font du sens. L’auto-compassion, un concept issu de la philosophie bouddhiste (Rosenberg, 1999) [3], est synonyme de bienveillance envers soi-même, de pleine conscience et d’une appartenance commune à l’humanité. C’est une méthode pour se libérer des pensées et des émotions négatives consécutives à une erreur ou un échec. Faire preuve d’auto-compassion, c’est se manifester de l’indulgence et de la compréhension lorsqu’on analyse les raisons d’un échec. En se considérant avec bienveillance et en s’offrant un réconfort inconditionnel, on évite de tomber dans les schémas destructeurs de l’auto-flagellation et de l’autocritique.
5Les auteurs développent un modèle qui permet de comprendre l’influence de l’auto-compassion et des émotions positives sur le niveau d’apprentissage de l’échec individuel et organisationnel. Ils s’intéressent principalement à deux mécanismes d’apprentissage qui s’appuient sur l’élargissement de la perception et les ressources.
6L’élargissement de la perception permet à un individu de réaliser des connexions supérieures, d’augmenter ses perceptions, ses sensations et son attention, pour améliorer sa compréhension de l’environnement et des évènements ayant conduit à l’échec.
7Et s’il est en mesure d’activer et de combiner les ressources latentes dont il dispose, cela facilite son apprentissage et son rebond. Ces ressources sont soit internes, telles les compétences, la capacité d’adaptation ou l’auto-efficacité, soit externes, comme le soutien affectif et social.
8L’auto-compassion est un amplificateur de l’apprentissage. Au niveau organisationnel, lorsqu’elle est combinée à des ressources comme le capital social et relationnel, elle permet aux individus de faire face à leurs échecs et de freiner l’escalade d’émotions négatives qui interférent avec les processus d’apprentissage. Ils ont alors la latitude d’explorer sans danger les réactions émotionnelles collectives, sans pour autant devoir déployer des tactiques d’autoprotection qui entravent leur développement personnel.
9L’auto-compassion génère des émotions positives comme la tendresse ou la satisfaction, et contribue à diminuer la souffrance due à l’échec.
10C’est en accueillant leur souffrance au lieu de l’éviter, en considérant avec bienveillance leurs erreurs et leurs imperfections et en les mettant en perspective sans les juger trop sévèrement que les individus et les organisations peuvent avancer sur le chemin de la guérison.
Retarder la dissolution de l’entreprise pour anticiper le deuil
11Qu’est-ce qui pousse les entrepreneurs à retarder la dissolution de leur entreprise alors qu’ils sont parfaitement conscients de l’impact financier d’une telle décision ?
12Loin d’adhérer à l’explication classique qui consiste à dire que les décisions des entrepreneurs sont biaisées ou que leur jugement est erroné, les auteurs offrent une autre perspective de compréhension (Chap. 4). Ce temps, qui semble dédié à une procrastination stérile, voire néfaste, est parfois nécessaire à leur processus de rétablissement émotionnel. Pour être en mesure de rebondir après une faillite, ils doivent non seulement avoir redressé leurs finances, mais aussi fait le deuil de l’entreprise défaillante. Les émotions négatives non maîtrisées, tout comme les dettes excessives, sont des obstacles à leur restauration.
13Les auteurs découvrent que l’obstination des entrepreneurs à repousser la dissolution de leur société peut être motivée par le démarrage d’un processus de deuil anticipé. Ce processus leur permet d’affronter leurs émotions avant que la perte de l’entreprise n’ait lieu. Ils peuvent ainsi se préparer émotionnellement à une perte qui s’annonce inévitable, en se désengageant progressivement de l’entreprise moribonde.
14Mais quel est dans ce cas le meilleur moment pour dissoudre l’entreprise défaillante ? Les auteurs considèrent que les entrepreneurs doivent prendre cette décision en fonction des coûts financiers et des coûts émotionnels de l’échec (Shepherd, Wiklund, Haynie, 2009) [4]. Ces coûts évoluent dans le temps.
15En revanche, lorsqu’il est trop long, le report peut occasionner de l’épuisement émotionnel susceptible de retarder la restauration de l’entrepreneur.
16Les auteurs proposent un modèle de deuil anticipé qui permet de déterminer le meilleur moment pour cesser les activités de l’entreprise en fonction de ces deux types de coûts. Le modèle révèle les avantages qu’il peut y avoir à maintenir en vie des entreprises moribondes un certain temps. Les entrepreneurs, en retardant la dissolution de l’entreprise, prennent le temps de démarrer un processus de deuil anticipé et accélèrent en réalité leur rétablissement.
Le cas des projets défaillants dans les organisations
17Dans le chapitre cinq, les auteurs explorent deux pistes de recherche. Ils cherchent tout d’abord à éclairer le lien entre les échecs de projets dans des organisations innovantes et le niveau d’apprentissage des membres de leurs équipes. Ils tentent ensuite de mettre en lumière les relations entre cet apprentissage organisationnel, et 1) la manière dont ces projets sont arrêtés (rapidement ou pas), et 2) les émotions négatives que doivent affronter les individus.
18L’étude empirique montre que, contrairement aux entrepreneurs indépendants, les membres d’équipes-projets considèrent que retarder l’arrêt de projets peu performants équivaut à une mort lente (Shepherd, Patzelt, Williams, Warmecke, 2014) [5]. Les auteurs découvrent que l’échec de ces projets n’engendre pas chez eux de réactions émotionnelles négatives nécessitant de démarrer un processus de deuil anticipé.
19En revanche, s’ils sont dans l’impossibilité de se projeter sur un autre projet pendant cette période, ils sont confrontés à un flot de réactions émotionnelles très négatives. Les auteurs constatent que ces émotions négatives contribuent en réalité à leur apprentissage. Ils finissent par mettre à profit ce délai supplémentaire pour chercher à comprendre leur échec et à lui donner un sens.
20En somme, repousser la dissolution d’une entreprise ou l’arrêt d’un projet peut présenter bien des avantages. Lorsque le projet et l’entreprise sont particulièrement importants pour les individus, ce temps supplémentaire leur permet de se préparer émotionnellement à l’échec.
21Cette période peut être mise à profit par les entrepreneurs pour démarrer un processus de deuil anticipé, ce qui atténue leur souffrance au moment de l’arrêt de l’entreprise. Moins de souffrance, cela veut dire moins d’obstacles émotionnels à l’apprentissage.
22Par contre, les individus tendent à réagir très négativement lorsque l’organisation tarde à arrêter des projets très innovants sans qu’ils aient de nouveaux projets en perspective. Cette période d’agonie contribue néanmoins à leur apprentissage, en leur permettant de réfléchir, d’articuler et de codifier leurs expériences. Ces étapes sont nécessaires à l’apprentissage organisationnel et ne peuvent être réalisées après l’arrêt des activités entrepreneuriales.
Gérer les émotions négatives par la normalisation et la régulation
23Les auteurs cherchent ensuite à comprendre comment les organisations peuvent favoriser l’apprentissage des expériences d’échec. Ils s’intéressent plus particulièrement à deux méthodes, la normalisation et la régulation.
24La normalisation consiste à banaliser l’échec afin d’éliminer les émotions négatives qui en découlent. L’organisation va développer des processus, des normes et des routines qui permettent de convaincre les individus que l’échec est une partie normale du processus entrepreneurial, de sorte qu’ils ne soient plus en proie à des réactions émotionnelles négatives lorsqu’ils y sont confrontés. Cette méthode fait appel à deux mécanismes, l’accoutumance et la désensibilisation.
25Lorsqu’une organisation doit régulièrement faire face à des échecs (c’est une organisation souvent innovante), les individus finissent par s’accoutumer à cette perspective qui suscite chez eux moins de défenses. Ils parviennent progressivement à se désintéresser des conséquences éventuelles de leurs échecs et sont alors plus à même de s’engager dans d’autres projets innovants. L’organisation peut également décider de développer ce mécanisme d’accoutumance au travers de processus sociaux, de façon que l’échec soit salué, tout comme la réussite. Elle peut décider de qualifier l’échec en fonction des conséquences qu’il peut avoir sur ses activités futures et par exemple décréter que certains échecs de produits peuvent être bénéfiques à la construction d’une marque.
26La désensibilisation est un autre mécanisme de normalisation de l’échec. Elle désigne une réponse émotionnelle moins réceptive à un stimulus négatif après que les individus y aient été exposés de manière répétée et prolongée. Elle consiste à affaiblir progressivement les réactions émotionnelles négatives des individus afin de leur apprendre à ne plus craindre l’échec. La désensibilisation survient après que l’organisation ait mis en place des routines et des procédures de partage d’expériences. Ce processus de désensibilisation parvient à atténuer les émotions négatives, mais il n’est pas totalement bénéfique. Comme il occulte les causes de l’échec, l’impact sur les performances futures des individus et des organisations peut être très négatif.
27Avec le mécanisme de régulation, l’organisation ne cherche pas à éliminer les émotions négatives des individus mais à les contrôler grâce à ses aptitudes émotionnelles. Elles consistent en une série de procédures et de routines qui visent à reconnaître et à suivre les phases émotionnelles des individus. En laissant s’exprimer les individus au travers de rencontres individuelles ou collectives, leurs souffrances s’atténuent progressivement. Ils sont alors en mesure de démarrer un processus d’apprentissage qui va également être bénéfique pour les autres membres de l’organisation. Le défi avec cette méthode, c’est de parvenir à réguler suffisamment les émotions négatives. Dans le cas contraire, l’organisation s’expose à des difficultés d’apprentissage organisationnel et une baisse de performances.
28En somme, ces méthodes comportent un certain nombre de difficultés qui peuvent entraver l’apprentissage et compromettre la réussite de projets futurs. En cherchant à éliminer les émotions négatives, l’organisation risque d’occulter les causes de l’échec et de rendre insensibles les individus. Quant aux procédures de régulation des émotions négatives, elles sont délicates à mettre en œuvre. Pour surmonter ces difficultés, l’organisation peut chercher à s’appuyer sur des individus émotionnellement intelligents (Shepherd, Patzelt, Wolfe, 2011) [6].
29Ils sont davantage conscients de leurs émotions négatives et donc davantage susceptibles de les réguler afin d’éviter l’escalade. Ils ont également pris conscience de leur mode de guérison et sont en mesure de le gérer. Ils savent s’ils doivent revisiter les événements les ayant conduits à l’échec, ou s’ils doivent s’atteler à gérer ses conséquences négatives. Ils comprennent le rôle des émotions dans les interactions sociales et sont plus à même de répondre aux réactions émotionnelles des autres.
Gérer la stigmatisation pour améliorer le bien-être psychologique
30Alors que les organisations tentent de gérer ou d’éliminer les réactions émotionnelles négatives de leurs équipes lorsqu’elles sont confrontées à l’échec, tel n’est pas le cas d’un certain nombre d’acteurs externes (individus, organisations, institutions) qui cherchent au contraire à stigmatiser ceux qui échouent. La stigmatisation est une dévaluation sociale qui discrédite profondément les individus parce qu’ils dévient des normes sociales. Elle constitue un défi important pour les acteurs entrepreneuriaux. Ses conséquences, très négatives, vont de l’anxiété à l’exclusion sociale. Le point le plus dramatique, c’est que la stigmatisation anéantit la plupart du temps leur rétablissement financier et émotionnel.
31Les auteurs explorent les antécédents et les conséquences de la stigmatisation en cherchant à identifier les moyens de minimiser son impact sur le bien-être psychologique des individus (Shepherd, Haynie, 2011) [7].
32Les récits de vie sont des moyens de contrôler les répercussions de la stigmatisation, car les acteurs entrepreneuriaux comme les autres (membres de l’organisation, investisseurs, communautés, société) contribuent à façonner ces histoires qui peuvent glorifier les individus (ou les stigmatiser).
33Les auteurs suggèrent aux entrepreneurs plusieurs méthodes pour éviter d’être stigmatisés.
34L’introspection incite les individus à réfléchir aux moyens de limiter la stigmatisation et aux actions susceptibles d’influencer les perceptions et les opinions d’autrui. Elle leur permet d’identifier leur niveau de vulnérabilité. Ceux qui sont en première ligne sont en général les plus affectés. Et leur stigmatisation est d’autant plus violente qu’ils sont célèbres, cupides, homosexuels ou peu soucieux d’adopter des comportements éthiques (Shepherd, Patzelt, 2015) [8]. Le degré de stigmatisation dépend donc des caractéristiques de l’acteur entrepreneurial. Il doit en être conscient.
35La seconde méthode consiste à réduire le nombre de « stigmatiseurs ». La meilleure manière d’y parvenir, c’est de dissimuler l’échec à certains acteurs externes. C’est tout à fait possible car l’échec entrepreneurial est un stigmate invisible. Il n’est pas observable de manière immédiate et nécessite une recherche spécifique. Donc, la plupart du temps, l’entrepreneur peut décider de révéler ou non cet échec à des observateurs externes, dont certains (comme les journalistes) sont beaucoup trop soucieux de se conformer aux normes sociales pour comprendre la complexité de certaines situations entrepreneuriales et sont donc davantage susceptibles de les juger sévèrement.
36Les acteurs entrepreneuriaux peuvent également tenter d’atténuer les effets de la stigmatisation avec une stratégie de gestion de l’impression, l’auto-vérification. Elle consiste pour les individus à obtenir des autres qu’ils les voient de la manière dont ils se perçoivent eux-mêmes. Rechercher de l’auto-vérification, c’est chercher à établir une sorte de consensus autour de ses perceptions.
37Les études empiriques ont établi que l’échec engendre chez les acteurs entrepreneuriaux des émotions négatives et dégrade leur image d’eux-mêmes. Les auteurs découvrent que pour soulager leurs émotions, les acteurs entrepreneuriaux cherchent à interagir avec ceux qui perçoivent également leur échec de manière négative.
38Ils remarquent que lorsque les acteurs interagissent avec ceux qui les voient de manière positive, ils tentent de leur ouvrir les yeux en les amenant à les voir de la manière dont ils se voient eux-mêmes, c’est-à-dire négativement. Même si cela semble a priori totalement contre-intuitif, les acteurs semblent tirer un certain nombre de bénéfices psychologiques à interagir avec les personnes qui les voient tels qu’ils sont. Mais le soulagement est temporaire.
39Les acteurs entrepreneuriaux doivent également être conscients que la situation géographique influence la manière dont est envisagé l’échec et la manière dont il est stigmatisé.
40Les lois concernant la faillite varient dans chaque pays et sont des indicateurs du niveau de stigmatisation que peuvent subir les entrepreneurs. Les auteurs constatent que lorsque les individus anticipent la stigmatisation qui a cours dans des régions/pays aux lois de faillite punitives, ils se désengagent du processus entrepreneurial. Ils suggèrent d’intégrer ce facteur dans la gestion des risques.
41Les pays/régions diffèrent également dans la visibilité qui est donnée aux faillites d’entreprises. Plus elles sont communiquées largement et plus les stigmates sont importants.
42Enfin, les différences culturelles, comme les valeurs religieuses, expliquent également pourquoi les entrepreneurs sont stigmatisés dans certaines régions, en fonction par exemple de leur orientation sexuelle.
Les récits de vie pour raconter l’échec entrepreneurial
43Tout au long de l’ouvrage, les auteurs ont montré que les acteurs entrepreneuriaux doivent traiter, interpréter et comprendre les causes de leurs échecs afin de limiter leurs souffrances et de faciliter leur rebond. Ils ont identifié des obstacles à ce processus d’apprentissage et préconisé un certain nombre de méthodes pour les surmonter. L’échec entrepreneurial engendre des bouleversements organisationnels qui rendent nécessaire le processus de création de sens individuel ou collectif (Weick, 1995) [9]. Ce processus, loin d’être évident, requiert souvent l’élaboration d’un récit de vie qui devient le vecteur d’expression de l’échec au sein de l’organisation.
44Dans le chapitre 8, les auteurs explorent la manière dont les individus et les organisations créent du sens autour de l’échec entrepreneurial au moyen de récits de vie (Weick, Sutcliffe, Obstfeld, 1999) [10]. Les récits de vie rendent intelligible l’échec passé et facilitent l’adhésion et l’engagement des individus au sein de l’organisation. Dans les entreprises innovantes, généralement marquées par la défaillance de nombreux projets, le récit de vie contribue à mettre l’échec en perspective et à atténuer les réactions négatives qu’il suscite. D’ailleurs, lorsque ces entreprises sont performantes, elles mettent habituellement à profit les enseignements qu’elles tirent de leurs nombreux échecs. Les récits de ces échecs atténuent les émotions négatives des individus et leur permettent d’identifier les comportements et pratiques pour rebondir. L’expression des émotions est essentielle dans l’élaboration des récits de vie.
45Les auteurs montrent que l’organisation peut adopter deux approches pour intégrer les émotions négatives dans les récits d’échec. Elle peut décider de les limiter pour maintenir l’engagement de membres d’équipes-projets, souvent très investis psychologiquement, et pour ménager ses partenaires externes. Elle peut aussi choisir de les amplifier, créant ainsi un sentiment d’urgence dans ses équipes, afin qu’elles mettent en place les actions correctives nécessaires à sa survie. L’organisation peut décider d’adopter une troisième approche qui consiste à intégrer modérément ce type d’émotions. Mais elle semble ne présenter que des inconvénients. En effet, cette approche médiane réduit l’engagement affectif et émotionnel vis-à-vis de l’organisation, empêche la résolution de problèmes sans créer ce sentiment d’urgence propice aux actions correctives.
46Les récits de vie peuvent également intégrer des émotions positives. Elles ont le pouvoir de neutraliser les émotions négatives qui entravent les processus cognitifs, mais leur excès peut être contre-productif. L’excès d’optimisme compromet par exemple le processus d’apprentissage des individus et limite leur capacité de rebond.
47En somme, le contenu émotionnel des récits d’échec est essentiel dans les processus d’apprentissage individuel et organisationnel. Il en est de même pour l’orientation entrepreneuriale de la firme. Dans les firmes à forte orientation entrepreneuriale, l’échec est vécu comme un événement normal qui va nécessiter des changements organisationnels. Les processus et les routines sont alors modifiés rapidement afin de remettre l’entreprise sur les rails. Les récits d’échec doivent incorporer des éléments reflétant la forte orientation entrepreneuriale de ces firmes.
48A contrario, les firmes à faible orientation entrepreneuriale considèrent l’échec comme un événement singulier qui ne nécessite pas de changement organisationnel de grande envergure.
49Les processus et les routines sont maintenus, car l’organisation est perçue comme allant dans la bonne direction, ayant juste échoué à saisir une opportunité. Les initiatives entrepreneuriales dans ce type de firmes sont moyennement encouragées, ce qui a pour conséquence de compromettre les performances futures et d’augmenter le risque d’échec des projets futurs.
Un livre essentiel
50Cet ouvrage ose aborder un sujet capital, pourtant méconnu voire tabou, l’échec entrepreneurial. Les données en la matière sont difficiles à obtenir car les entrepreneurs ne s’en vantent guère : « Evidence on failed firms is hard to obtain – the data usually disappear along with the firm -. Evidence on failed entrepreneurs is well-high impossible to come by. People just simply do not walk around with business cards that say ‘failed entrepreneurs’ (Sarasvathy, 2008 : 126) ». [11] Et pourtant, l’échec reste le scénario le plus fréquent en entrepreneuriat. Dean A. Shepherd, Trenton Williams, Marcus Wolfe et Holger Patzelt pensent qu’il est impossible de réellement comprendre le phénomène entrepreneurial sans explorer ses deux facettes, la réussite et l’échec. Apprendre à surmonter l’échec et à rebondir est sans doute le plus grand défi que doivent relever les entrepreneurs. Cet apprentissage doit se faire de manière individuelle et collective, afin que les individus et les organisations progressent. En explorant ces processus d’apprentissage dans une série de recherches empiriques, les auteurs découvrent que l’apprentissage de l’échec est freiné par l’incapacité à affronter et à gérer les réactions émotionnelles négatives qu’il génère. Et faute d’apprentissage, la capacité de rebondir sur de nouveaux projets/ entreprises est fortement compromise.
51Les auteurs élaborent une série de modèles conceptuels pour faciliter la compréhension des processus émotionnels qu’individus et organisations traversent au moment d’arrêter leurs projets défaillants ainsi que les arbitrages qu’ils doivent effectuer. Ils modélisent la décision de reporter la dissolution des entreprises (p.126), les processus de gestion des émotions négatives (p.156), ainsi que les antécédents et les conséquences de la stigmatisation de l’échec entrepreneurial (p. 196). L’ouvrage aide ainsi à identifier les obstacles émotionnels à l’apprentissage et permet d’explorer les manières de les surmonter. Les avancées théoriques ont été réalisées en reliant la gestion des émotions négatives à la théorie de l’auto-détermination, aux concepts d’auto-compassion, de deuil anticipé, de normalisation, de régulation et de stigmatisation.
52D’un point de vue pratique, l’ouvrage donne la parole à une multitude d’entrepreneurs indépendants ou de managers confrontés à la nécessité de gérer les conséquences négatives de l’échec. Leurs témoignages sont essentiels car ils permettent de rentrer dans la compréhension des processus de deuil, d’apprentissage et de reconstruction de soi.
53Les auteurs proposent une série de recommandations destinées à enclencher et à favoriser le processus de guérison psychologique de l’échec.
54La première recommandation consiste à reconnaître l’existence des émotions négatives, puis à prendre conscience de leur impact sur les associés ou les employés.
55La culture d’entreprise, lorsqu’elle est fondée sur l’auto-compassion, permet d’accroître le niveau d’apprentissage organisationnel et de diminuer les conséquences négatives des échecs.
56Le maintien en vie des entreprises et des projets défaillants donne le temps de se reconstruire et de rebondir. Les membres des organisations finissent par mettre à profit ce délai pour analyser l’échec et lui donner un sens. Les entrepreneurs indépendants y voient la possibilité d’affronter leurs émotions négatives et de démarrer un deuil anticipé, ce qui peut accélérer leur rétablissement.
57Les processus de régulation et de normalisation atténuent ou neutralisent les réactions émotionnelles consécutives à l’échec. Leurs inconvénients peuvent être contournés lorsque l’organisation s’appuie sur ses aptitudes émotionnelles et des individus émotionnellement intelligents.
58La stigmatisation n’est pas inéluctable. Elle peut être contrôlée ou évitée en identifiant les caractéristiques individuelles ou organisationnelles susceptibles de l’atténuer ou de l’amplifier, en décidant ou non de communiquer sur l’échec, en gérant les impressions d’autrui et en prenant en compte dans la décision d’implantation, la propension de l’environnement à punir les entrepreneurs défaillants. Dans certaines régions comme la Sillicon Valley, l’échec est banalisé. Voici ce que dit Max Levlin, cofondateur de PayPal (p. 234) : « La toute première entreprise que j’ai créée a échoué de manière spectaculaire. La seconde a connu une faillite un peu moins retentissante. La troisième, vous savez, a vraiment fait faillite, mais c’était ok pour moi. J’ai remonté la pente rapidement. La quatrième a presque failli échouer, mais ce n’était toujours pas ça. La cinquième, c’était PayPal ».
59Enfin, les récits d’échecs sont des vecteurs d’expression permettant de communiquer des messages clés dans les processus de création de sens. En rendant intelligible l’échec, ils favorisent les processus d’apprentissage. En exprimant des émotions négatives, ils favorisent le maintien de l’engagement et la mise en œuvre d’actions correctrices. En exprimant des émotions positives, ils neutralisent les émotions négatives qui entravent les processus cognitifs.
60Finalement, dans cet ouvrage, Dean A. Shepherd, Trenton Williams, Marcus Wolfe et Holger Patzelt réhabilitent l’échec entrepreneurial et l’imposent comme vecteur de performance.
Notes
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[1]
Shepherd D.A., Cardon M.S. (2009). Negative Emotional Reactions to Project Failure and the Self-Compassion to Learn from the Experience. Journal of Management Studies, 46 (6), 923-949.
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[2]
Kahneman D., Diener E., Schwartz N. (1999). Well-Being: Foundations of Hedonic Psychology, New-York: Russell Sage Foundation.
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[3]
Rosenberg M.B. (1999). Non-violent Communications: A language of Compassion. Encinitas: CA, PuddleDancer Press.
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[4]
Shepherd D.A., Wiklund J., Haynie J.M. (2009). Moving Forward, Balancing the Financial and Emotional Costs of Business Failure. Journal of Business Venturing, 24 (2), 134-148.
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[5]
Shepherd D.A., Patzelt H., Williams T.A., Warmecke D. (2014). How Does Project Termination Impact Project Team Members? Rapid Termination, ‘Creeping Death’, and Learning from Failure. Journal of Management Studies, 51 (4), 513-546.
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[6]
Shepherd D.A., Patzelt H., Wolfe M. (2014). Moving Forward from Project Failure. Negative Emotions, Affective Commitment and Learning from the Experience. Academy of Management Journal, 54 (6), 1229-1259.
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[7]
Shepherd D.A., Haynie J.M. (2011). Venture Failure, Stigma, and Impression Management: A Self-Verification, Self-Determination View. Strategic Entrepreneurship Journal, 5 (2), 178-197.
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[8]
Shepherd D.A., Patzelt H. (2015). Harsh Evaluation of Entrepreneurs Who Fail: The Role of Sexual Orientation, Use of Environmental-Friendly Technologies and Observers’ Perspective Taking. Journal of Management Studies, 52, 253-284.
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[9]
Weick K.E. (1995). Sensemaking in Organizations, London: Sage.
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[10]
Weick K.E., Sutcliffe K.M., Obstfeld D. (1999). Organizing for High Reliability: Processes of Collective Mindfulness. Research in Organizational Behavior, 21, 81-123.
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[11]
Sarasvathy S.D. (2008). Effectuation, Elements of Entrepreneurial Expertise, Cheltenham: UK.