Notes
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[*]
Cet article a été publié initialement dans L’Expansion Entrepreneuriat N° 3.
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[1]
Voir à ce sujet le rapport de la commission européenne : « Entrepreneurs and innovators Investment readiness Summary » report of the workshop Brussels, 28 November 2006.
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[2]
New Venture Creation : Entrepreneurship for the 21st Century Jeffry A. Timmons et Stephen Spinelli. MacGraw Hill, 2008.
-
[3]
Voir à ce sujet le working paper L. Vickery, INSEAD 1986.
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[4]
The Leadership Mystique : Leading behavior in the human enterprise (2nd Edition) Manfred Kets De Vries, Financial Times Series, 2009.
-
[5]
Liser Vickery op. cit.
-
[6]
Voir rapport mentioné op. cit.
-
[7]
À ne pas confondre avec « incompétent » qui n’est pas notre propos.
En bref
- Les unes grandissent, les autres pas... Quels sont donc les facteurs déterminants de la croissance des PME ? Sans surprise, c’est le profil de l’entrepreneur qui fait la différence.
- L’analyse des profils d’entrepreneurs permet de distinguer parmi eux deux grandes familles : les artisans, pour qui l’entreprise est un projet de vie, et les développeurs, aux ambitions plus affirmées.
- Une enquête menée auprès de deux panels d’entrepreneurs wallons confirme que le déficit de croissance de nos PME relève non pas d’obstacles externes mais bien de freins internes.
1De nombreuses recherches ont été menées afin de dégager des caractéristiques communes aux PME en croissance. La croissance des entreprises est par définition un objet d’étude d’une grande complexité, tant elle repose sur un nombre important de variables de nature très différente les unes des autres (économiques, psycho-sociologiques, culturelles, organisationnelles....) et ayant entre elles des interactions qu’il est difficile de modéliser sans générer de perte d’information rédhibitoire. Force est de constater que les recherches menées amènent à des conclusions et résultats tellement variés que les déterminants (moteurs, freins, déclencheurs) de la croissance restent aujourd’hui encore un sujet mal compris.
2Nonobstant les limites évidentes à une volonté de modélisation déterministe des facteurs de croissance des PME, la revue de la littérature permet malgré tout de dégager certains facteurs qui sont tantôt externes, tantôt internes à l’entreprise. Les facteurs externes à l’entreprise sont classiquement des paramètres de l’environnement sur lesquels l’entreprise n’a qu’une emprise directe très limitée tels que le contexte de marché (secteur, structure de la chaîne de valeur, concurrence) ou institutionnel (pouvoirs publics, réglementation, etc.)
3Les facteurs internes, au contraire, sont par définition les leviers principaux sur lesquels l’entrepreneur peut exercer une influence pour parvenir à ses objectifs. Il s’agit principalement de facteurs liés aux trois niveaux de décisions classiques : stratégique, tactique et opérationnel.
4Certains facteurs de croissance identifiés par la littérature ont parfois une nature ambivalente, tel que l’accès aux moyens financiers. D’un point de vue externe, la disponibilité des moyens financiers à destination des PME est notamment déterminée par la structure des marchés des capitaux. C’est, par exemple, à ce titre que la Commission Européenne a décidé, en 2008, d’augmenter de 30 milliards d’euros les moyens financiers à destination des PME, au travers du Fonds Européen d’Investissement. Sous un autre angle, l’attitude des entrepreneurs face à l’ouverture aux capitaux extérieurs pour financer la croissance de son entreprise est, lui, un facteur interne d’une importance souvent sous-estimée [1].
5Dans la suite du présent article, nous avons fait le choix méthodologique de nous focaliser sur les facteurs internes de la croissance des PME. Ce choix est motivé par deux constats. D’une part, dans la mesure où, par définition, l’entrepreneur a peu de prise sur les facteurs externes, il est plus intéressant de s’attarder sur les leviers que peut actionner l’entrepreneur. D’autre part, les facteurs externes, de par leur caractère exogène, sont beaucoup plus susceptibles d’être utilisés comme paravent pour expliquer l’absence de croissance ou les situations d’échec que connaissent les entreprises. En d’autres termes, les facteurs internes, leviers d’action de l’entrepreneur, constituent des conditions nécessaires à la croissance, la réunion des facteurs internes et externes constituant les conditions suffisantes.
6La suite de cet article passe en revue, dans un premier temps, les principaux facteurs internes identifiés par la littérature au travers de deux « archétypes » d’entrepreneurs, l’entrepreneur-artisan et l’entrepreneur-développeur. La revue de ces facteurs est nourrie d’interviews menées auprès de deux types de public : un panel d’entrepreneurs wallons à la tête d’entreprises ayant connu une croissance très significative lors des derniers exercices et un panel d’autres dont les entreprises sont caractérisées, ces dernières années, par une rentabilité appréciable mais qui ne sont pas en croissance significative. Sont exclues de ces panels les entreprises dont la valeur ajoutée est supérieure à un million d’euros sur les exercices 2003 à 2007. L’analyse est complétée par l’éclairage fourni par des dirigeants de fonds d’investissements privés qui s’intéressent à des entreprises de croissance.
Deux types de projets bien distincts
7Les études consacrées aux problématiques de croissance mettent en évidence deux types de projet d’entreprises : les projets « life-style » et les projets « hi-growth » [2]. Ce n’est pas tellement la nature du projet qui en définit le type mais plutôt le profil, les motivations et le mode de gestion des porteurs. En d’autres termes, il est possible de trouver des projets « life-style » dans tous les secteurs et c’est le porteur qui donnerait au projet une éventuelle orientation « hi-growth ».
8■ Les projets « life-style » sont portés par des « entrepreneurs-artisans » [3]. Ces entrepreneurs sont généralement orientés produits ou technologies. Leur quête est la perfection. Ils s’identifient fortement à leur entreprise au point de lui donner son nom, se réalisent et réalisent leur projet de vie autour de cette entreprise et vont avoir une gestion des ressources humaines de type paternaliste [4]. L’ambition de ces entrepreneurs est de marquer leur entreprise de leur empreinte et de la façonner à leur image. Cette identification de l’entrepreneur à son entreprise peut être telle qu’elle rende la transmission de celle-ci quasi impossible tellement l’existence et le fonctionnement de celle-ci est liée à son géniteur.
9Dans notre panel d’entreprises rentables mais en croissance faible, cinq sont dirigées par des entrepreneurs ayant plus de soixante ans. Tous sont propriétaires, seuls ou à travers un holding familial, de la majorité des actions de leur entreprise. Si deux successions familiales sont envisagées, une seule a formalisé ses modes de gestion en vue d’une cession. Cette formalisation est d’ailleurs l’occasion dans cette entreprise d’une détection de nouvelles opportunités de croissance. « Je cherche à remettre mon entreprise car je n’en représente plus le futur, mais aucun repreneur potentiel ne m’a fait une offre qui reflète la valeur du projet et donne des garanties suffisantes de continuités » confient deux d’entre eux. Ils reconnaissent « éprouver une difficulté personnelle à céder le produit d’une vie d’engagement » et que leur caractère « d’homme-orchestre » ne les a pas poussé à formaliser suffisamment les processus de gestion et de décision dans l’entreprise pour permettre une transmission harmonieuse. Dans le dernier cas, le patron d’une entreprise active dans l’industrie textile attribue à des facteurs externes tant la faible croissance que la difficulté de céder.
10■ Les projets hi-growth sont portés par des « entrepreneurs-développeurs ». Ces entrepreneurs sont davantage tournés vers le marché et leurs clients. Dans cette optique, les produits et services ne sont perçus « que » comme des moyens pour atteindre leur objectif qui est de se développer. Contrairement aux artisans, ces entrepreneurs ont moins d’attachement à leur entreprise. Leur ambition est de la voir grandir et de créer de la valeur qu’ils pourront, le cas échéant, matérialiser en la vendant. Ils sont donc moins passionnés par leurs produits que par l’ambition de développement. À ce titre, ils sont un peu les architectes d’un système qu’ils cherchent à bâtir pour qu’il soit le plus performant.
Des modes de gestion et d’organisation contrastés
11Les contrastes entre les deux types de profils sont nombreux. Ainsi, le développeur va chercher à mettre en place des tableaux de bords et des outils de gestion qui vont lui permettre de mieux appréhender les rouages de création de valeur. Cette bonne appréhension des moteurs de l’entreprise lui permet de bien s’ancrer dans la réalité. Elle lui permettra également de mettre en œuvre ses talents de visionnaire dans la mesure où cette bonne connaissance de l’interne lui permet d’asseoir une démarche stratégique systématique qu’il pourra construire et mettre en œuvre avec toute son équipe. L’artisan aura une approche beaucoup moins fine du pilotage de son entreprise. Il se fiera davantage à son intuition et à son expérience. Son approche stratégique sera beaucoup plus émergente et « au coup par coup ». Elle sera également beaucoup plus rarement partagée avec ses collaborateurs. À sa décharge, dans la mesure où l’ambition de croissance est moindre, la complexité de l’entreprise qu’il a à gérer est également plus faible et, dès lors, la nécessité d’un pilotage serré est nettement moins ressentie.
12Le développeur va souvent chercher à s’associer, à constituer une équipe avec des partenaires qui lui seront complémentaires. Ce n’est pas un hasard si l’on constate que la plupart des success stories entrepreneuriales ont été portées par des équipes (Apple, Business Object, Microsoft etc…). S’il ne s’associe pas, le développeur a dans tous les cas de fortes capacités de leadership participatif. Il cherche à recruter des collaborateurs qui seront tous, dans leur domaine, au moins aussi fort que lui, auxquels il délègue un maximum de responsabilités et qu’il associe aux décisions importantes de l’entreprise voire à ses résultats. Il investira également dans la formation dans une préoccupation constante d’amélioration des ressources internes. « Pour gagner des courses, il me faut des chevaux de course » s’exprimait un entrepreneur.
Un degré inégal de professionnalisation
13Deux patrons d’entreprises en croissance forte ont ainsi signalé mener une phase de « professionnalisation » de leur gestion des décisions stratégiques et tactiques. Leur entreprise étant arrivée à une taille telle qu’ils ne peuvent plus gérer seuls ces problématiques, leurs premiers réflexes consistent à engager des profils supérieurs à ceux présents dans l’entreprise jusque-là pour les postes clefs d’une part et à formaliser les tâches d’autre part. « Mon problème au démarrage, c’était de gérer des personnes. Avec le nombre de tâches à gérer et de décisions à prendre aujourd’hui, mon problème est dorénavant de passer de cette gestion des personnes à une gestion de fonctions ». De façon corollaire, on constate l’instauration d’organes de gestion (comités de direction sous des formes plus ou moins explicites…) qui consacrent la collectivisation progressive de la prise de décision au sein de l’entreprise, et une autonomie plus grande des personnes clefs, recrutées pour leur capacité à « faire grandir l’organisation en dessous d’elles ».
14L’artisan est plutôt dans le schéma du « one man show ». Il cherche à s’entourer de bons exécutants qui vont obéir à ses ordres. Les délégations au sein de l’entreprise seront très limitées. Il cherche à en garder au maximum le contrôle. Le personnel sera très rarement associé aux décisions importantes et les investissements en formation seront réduits à leur plus simple expression. Sa conception très paternaliste de la gestion des ressources humaines fait en sorte que la syndicalisation de son personnel sera souvent vécue comme une trahison à éviter à tout prix. « Quand une liste s’est constituée pour les élections sociales, j’ai décidé de ne plus organiser la fête du personnel et de plus passer chaque matin dans l’atelier pour saluer les salariés », confie ainsi un entrepreneur.
15Pour le développeur, l’arrivée des syndicats dans son entreprise n’est pas nécessairement bienvenue, mais il l’analyse une contrainte de gestion qu’il devra intégrer dans son développement. Plutôt que de le subir, il aura donc tendance à anticiper le fait syndical voire à l’exploiter dans son approche de la gestion du personnel.
Croissance et ouverture du capital
16Mutatis mutandis, l’approche est comparable à l’égard des investisseurs externes et de la gouvernance d’entreprise. Le développeur est conscient que la présence d’investisseurs externes est généralement indispensable pour financer les besoins de la croissance. Pour alimenter son ambition de croissance, il aura tendance à démarcher des investisseurs à valeur ajoutée qui ne lui apporteront pas « que » des ressources financières mais également d’autres apports favorables à sa croissance future tels que, par exemple, une connaissance métier, une capacité de réflexion stratégique, un réseau de contacts ou encore des techniques de gestion appropriées. Le développeur aura d’autant moins de réticences à partager son gâteau qu’il est convaincu que ses partenaires lui permettront d’augmenter la taille de celui-ci. Au contraire, l’artisan aura une forte réticence à ouvrir le capital de son entreprise. Il préfère rester le seul maître à bord et conserver toute la part du gâteau au risque de ne pas voir son gâteau s’agrandir. Si les circonstances le contraignent à, malgré tout, ouvrir son capital, il recherchera alors un investisseur passif qui soit le moins intrusif possible dans sa gestion.
17L’analyse de terrain fait ainsi apparaître trois entreprises de croissance qui fixent comme limite explicite à la taille de leur activité le contrôle actionnarial par la famille propriétaire. La croissance constatée s’explique alors essentiellement par la surface financière de l’actionnaire. « Il existe chez nous clairement une volonté de croître, d’augmenter le nombre de points de ventes, éventuellement par croissance externe, et d’améliorer constamment les approches commerciales. Et cette volonté se traduit dans nos résultats » déclarait l’actionnaire-dirigeant d’un réseau de magasins de mode multi-marques. « Toutefois nous ne sommes pas prêts à ouvrir notre capital pour financer de nouvelles acquisitions ou de nouveaux points de vente ». On retrouve dans ces entreprises une certaine délégation des décisions opérationnelles et tactiques, mais les décisions stratégiques sont prises par la famille seule qui exclut de motiver les personnes clefs par une rémunération en actions ou liée aux résultats de l’entreprise. « Il est dangereux de rémunérer les personnes en fonction du résultat. Les horizons temporels des uns et des autres n’étant pas les mêmes, une rémunération en actions conviendrait mieux à certains et une rémunération en dividendes ou autres formes de cash à d’autres. » se justifiait un des patrons interviewés.
18Pour ce qui concerne la gouvernance et la composition des conseils d’administration, le développeur est conscient de l’apport des administrateurs indépendants dans la bonne gestion et l’ouverture de son entreprise vers l’extérieur. Il cherchera à s’attacher des ressources externes qui lui apporteront d’autres réseaux, d’autres réflexions et le forceront à garder du recul par rapport à la gestion et au développement de son entreprise. À cet égard, il instrumente son conseil d’administration pour en faire un véritable outil de pilotage de son entreprise. Il cherche à s’attacher des compétences qu’il rémunérera justement. Au contraire, l’artisan ne ressent pas le besoin d’organiser un conseil d’administration professionnel. Il perçoit celui-ci comme une contrainte légale qu’il cherche à contourner en associant à ses organes de gouvernance des membres de la famille qu’il réunit (pour autant que les réunions aient effectivement lieu) à la fréquence minimum pour acter les décisions formelles qui incombent légalement à ces organes.
19Notre enquête qualitative permet de confirmer très clairement la faible propension des entrepreneurs interviewés tant à ouvrir leur capital qu’à faire participer des tiers aux organes de décision. Les investisseurs professionnels sont vécus par nombre de répondants comme ayant des visées purement spéculatives et incapables d’apporter autre chose qu’une surface financière au développement de l’entreprise. Deux entrepreneurs sur vingt voient l’ouverture du capital et des organes de gestion comme une étape naturelle de la croissance et seulement cinq acceptent l’idée que la croissance de l’entreprise ne peut être bridée par leur propre surface financière.
20Une autre différence marquante porte sur l’approche des partenariats de type stratégique. Au niveau le plus léger, ces partenariats auront la forme d’accords formels pour des développements ou des commercialisations en commun. Au niveau le plus lourd, il peut s’agir, carrément, d’acquisitions. Le développeur voit ces partenariats comme des vecteurs d’accès à des marchés à des technologies et à de nouvelles compétences. L’artisan est nettement moins réceptif à ces approches, même si notre enquête met en évidence une entreprise active dans la production de châssis, dont le profil du dirigeant est typiquement celui de l’artisan, et dont un facteur de différenciation clef est l’identité d’un fournisseur étranger fidèle à l’entreprise depuis plus de 20 ans. La mise en œuvre de partenariats nécessite une rigueur de gestion et une adaptation interne qu’il rechigne à mettre en œuvre. L’acquisition nécessite généralement des financements via ouvertures de capital qu’il ne souhaite pas pour les raisons évoquées ci-dessus.
Une inégale propension à exporter et à innover
21Terminons par l’ouverture de l’entreprise à l’exportation et la politique d’innovation. Le développeur y est nécessairement très réceptif pour alimenter sa croissance. Il cherche sans cesse à adapter ses produits aux marchés les plus attractifs pour ses produits. Cette orientation résolument internationale pourra le conduire à s’intéresser à des marchés très lointains et à recruter du personnel possédant une expérience internationale. L’entrepreneur artisan, centré sur ses produits aura beaucoup plus de mal à identifier les besoins d’adapter ceux-ci à une demande dont les contours et exigences sont très souvent différents de ce qu’il expérimente sur son marché national. Pour ces raisons, il aura tendance à se concentrer sur son marché national où sur les marchés limitrophes qui sont culturellement proches du sien. Ainsi par exemple, ce n’est pas un hasard si le premier marché d’exportation des petites entreprises wallonnes est, de loin, la France. Cette approche des marchés fait en sorte que la politique d’innovation des développeurs visera essentiellement à identifier les innovations qui vont conduire à de nouveaux produits et de nouveaux services adaptés aux besoins des clients qu’il cherche à satisfaire au mieux. L’artisan lui, généralement amoureux de ses produits, orientera son processus d’innovation vers l’amélioration constante de ceux-ci, cherchant sans cesse à perfectionner l’existant sans nécessairement valider l’impérieux besoin de ces améliorations auprès de ses clients.
22Le tableau 1 synthétise cette revue sommaire des facteurs qui distinguent les « développeurs » des « artisans ». Il montre en particulier l’impérieuse nécessité d’ouverture lorsqu’il s’agit de prétendre faire croître son entreprise. Ouverture du pouvoir vers ses collaborateurs, vers son conseil d’administration et de son capital. Ouverture vers ses partenaires, ses clients et à l’international.
Archétypes d’entrepreneurs et croissance
Archétypes d’entrepreneurs et croissance
Un manque d’ambition manifeste
23Notre analyse remet l’entrepreneur au cœur du processus de croissance de l’entreprise. Si on met en relation cette analyse avec le constat selon lequel les PME, notamment belges et françaises, sont très majoritairement des entreprises de type « life-style » (97 % des PME belges emploient moins de 10 personnes), se pose alors la question suivante : le problème de croissance est-il d’abord une question de freins externes ou de manque d’ambition cohérente interne ? Nos interviews nous font pencher pour la seconde explication. Si la majorité des entrepreneurs ont un discours de type développeur, la réalité de leurs modes de gestion et de leur degré d’ouverture sur les facteurs analysés, permet de les ranger majoritairement dans la catégorie des artisans, et ce malgré la croissance objective mais volontairement plafonnée de certaines de leurs entreprises.
24Pour valider ce jugement, nous avons interviewé des dirigeants de fonds privés qui recherchent, justement, des projets à potentiel de croissance. Ces observateurs aguerris de notre tissu de PME ont été interrogés sur leur grande difficulté à dénicher des entrepreneurs ayant la bonne attitude et les comportements en phase avec l’ambition de croissance.
25Les conclusions de ces entretiens sont de trois ordres.
26− En premier lieu, nos interlocuteurs soulignent tous leur difficulté objective à détecter des projets de croissance et confirment les facteurs internes repris dans le tableau ci-dessus comme correspondant à des critères de sélection qualitatifs pertinents. Ils indiquent en particulier sur ce plan être à la recherche d’entreprises en cours de processus de cession (MBO’s…) car leur expérience montre que la transmission est un moment stratégique qui peut faire réapparaître de la croissance dans les entreprises de type « life-style ».
27− Ensuite, ils confirment la difficulté qu’ils rencontrent face à une majorité d’entrepreneurs qu’ils ont peine à convaincre de la nature de leur apport. Au-delà des capitaux, nombre d’investisseurs disent en effet avoir des horizons d’investissement relativement longs (5-9 ans), disposer de réseaux internationaux souvent sources d’opportunités pour les entreprises où ils investissent et s’immiscer de façon volontariste dans la définition d’un schéma industriel et d’un plan stratégique pour l’entreprise, car ils considèrent une approche « hands with » comme gage de protection de leur investissement.
28− Enfin, ils soulignent que leur premier apport lors d’un investissement est souvent d’imposer une formalisation des processus de gestion interne, condition indispensable si l’entreprise veut être en mesure de saisir utilement des opportunités de croissance.
Des archétypes nécessaires à l’analyse
29La description qui précède pourrait laisser l’impression d’un jugement de valeur entre les deux types d’entrepreneurs. Il n’en est rien. Il est parfaitement légitime de se satisfaire d’un projet autour duquel on organise sa vie sans aucune optique de croissance. Nos propos visent principalement à mettre en évidence des différences majeures de profil et de modes de gestion dans le but de souligner la nécessaire cohérence à assurer dès lors que l’on tient le discours d’une ambition de croissance. Ils pourraient également supposer l’existence d’une dichotomie un peu mécaniste du « tout ou rien » au sein de la population des entrepreneurs, un peu comme si chaque entrepreneur appartenait nécessairement à l’une des catégories. Le contraste entre les deux profils dressés ci-dessus est tel qu’il pourrait suggérer qu’il est difficile de basculer d’un type à l’autre.
30Il s’agit avant tout d’archétypes qui illustrent des extrêmes. La réalité est évidemment toute en nuance et tel ou tel entrepreneur sera plutôt artisan par certains aspects et plutôt développeur par d’autres. Plus ses comportements, attitudes et choix tendront vers l’archétype du développeur plus il est probable que son entreprise connaisse effectivement une forte croissance. Quant au passage d’un type à l’autre, il sera tributaire du caractère « extrême » du profil de l’entrepreneur considéré. Certains auteurs vont même jusqu’à dire que ce passage n’est pas possible [5]. Sans aller jusqu’à de tels extrêmes, ces passages sont effectivement rares et difficiles. Ils peuvent être induits par des situations de crise ou lorsque des personnes externes sensibilisent les entrepreneurs aux nécessaires changements d’attitudes et de mode de gestion pour ambitionner une forte croissance. Par contre, le passage de projets « life-style » à des projets « hi-growth » sont beaucoup moins rares. Ils sont souvent portés par de nouveaux entrepreneurs qui prennent les rennes de l’entreprise (cas de cession – transmission) et en modifient la configuration et la stratégie de fond en comble. Deux exemples confirment, si besoin était, qu’il n’y a pas de secteurs prédisposés hi-growth. Le cas du groupe Brantano est assez illustratif. Créée en 1953, cette cordonnerie du nord de la Belgique allait connaître une crise majeure dans les années 1960 suite à la concurrence des producteurs italiens. Cette crise a amené l’entreprise à se focaliser sur la distribution. Il a fallu ensuite attendre, 1977 pour voir cette entreprise familiale reprise par un fils, Joris Brantegem, pour être littéralement transformée et devenir un leader européen de la distribution spécialisée dans les chaussures avec plus d’une centaine de points de vente. Un autre exemple frappant est celle de l’entreprise Illy, torréfacteur de café créé dans le nord de l’Italie en 1933. C’est Ernesto Illy, féru de design et d’innovation, un fils du fondateur qui allait transformer cette entreprise dans les années 1950 pour en faire un des acteurs les plus innovants de son secteur au niveau mondial.
Faire évoluer la culture
31Si nous souhaitons promouvoir une économie au sein de laquelle un maximum d’entreprises se développe, il s’agit avant tout d’avoir des entrepreneurs plus ambitieux, plus volontaristes, dont les comportements sont davantage en phase avec les facteurs clés de la croissance. Cette ambition n’appartient qu’aux entrepreneurs. Il nous semble exclu de vouloir la forcer. Il n’est pas possible de décréter l’ambition ! L’essentiel de l’action doit donc se situer au niveau de la conviction. Il faut convaincre davantage d’entrepreneurs des moteurs internes de la croissance. Cette conviction passe naturellement par des actions de sensibilisation et de formation. Les lignes conductrices d’un plan d’actions qui irait dans ce sens peuvent se résumer comme suit :
321. Travailler au plus tôt et sensibiliser les jeunes dans le cadre de leurs formations. Il est crucial de former les futurs entrepreneurs aux ressorts de la croissance. Dans cette optique, l’orientation des offres de formation au niveau de l’enseignement technique et supérieur devrait davantage s’attarder sur les comportements et les facteurs favorables aux entreprises de croissance. Sous l’angle pédagogique, cette recommandation signifie de privilégier toutes les approches qui favorisent l’ouverture, au sens large du terme. Un individu qui développera ses facultés d’ouverture aura d’autant plus de velléités à s’ouvrir (cfr. Arguments présentés ci-dessus) lorsqu’il aura à développer se propre entreprise.
332. Sensibiliser et former davantage sur ces facteurs internes qui soutiennent la croissance. Ces actions doivent évidemment s’adresser aux entrepreneurs mais également aux acteurs de tout l’éco-système qui gravite autour d’eux (structures de financement et d’accompagnement de proximité, chambres de commerce, etc…) afin de faire évoluer la culture entrepreneuriale dans le sens d’une ambition de croissance.
343. Pour faire évoluer cette culture, il convient également de mettre davantage en avant certains « roles models » d’entrepreneurs qui sont à l’origine d’entreprises en forte croissance. Cette mise en avant doit surtout mettre en évidence les comportements et les modes de gestion afin d’éviter toute caricature. Comme le disait Winston Churchill : « On considère le chef d’entreprise comme un loup à abattre ou une vache à traire. Peu voient en lui le cheval qui tire le char ».
354. En matière de sensibilisation, une recommandation importante de la Commission européenne mérite toute l’attention. Celle-ci vise à sensibiliser et former les entrepreneurs à la notion d’ « investor readiness ». Il s’agit en réalité de rendre explicites pour les entrepreneurs les critères de choix d’investissement des investisseurs professionnels qui correspondent comme nous l’avons vu pour l’essentiel (ce n’est évidemment pas un hasard !) aux facteurs internes évoqués ci-dessus [6]. Dans le même ordre d’idée, la notion « d’investisseur à valeur ajoutée » est très mal comprise dans nos régions. Sans vouloir être trop caricatural, l’impression de nombreux entrepreneurs aujourd’hui à l’égard des investisseurs externes est que les investisseurs publics sont généralement passifs et, ce faisant, n’apportent rien d’autre que de l’argent « pas cher » [7], tandis que les autres sont des « requins » parce qu’ils sont privés.
365. Dans la mesure où ils peuvent avoir un rôle influent, il faudrait renforcer l’action de sensibilisation en conditionnant l’octroi de certaines aides et financement à la mise en œuvre de certains comportements susceptibles de favoriser une entreprise de croissance. Ainsi, par exemple, pourquoi ne pas conditionner le financement par des instruments publics à la présence d’administrateurs indépendants, d’outils de gestion internes performants, de systèmes de décentralisation au niveau du management et, de manière plus générale, à tous les facteurs évoqués dans le tableau ci-avant ?
376. Nous terminerons par la problématique des ressources humaines. Il est stratégique de pouvoir disposer, au niveau d’une région, d’un vivier de profils susceptibles de prendre les rênes d’entreprises prometteuses en vue de les développer. Cela peut passer, par exemple, par la mise en œuvre des politiques d’essaimage au niveau des universités et centres de recherche ; où l’on se trouve confronté au mieux à un projet avec un porteur dont le profil est celui d’un chercheur, avec une très faible sensibilité entrepreneuriale, en tous cas sous l’angle de l’entrepreneur-développeur et au pire à un projet sans porteur. La pratique montre que dans les trop rares cas de croissance rapide observés pour les entreprises de ce type, le manager-chercheur des premières heures a été presque systématiquement remplacé par un manager expérimenté, rodé aux pratiques de gestion interne favorisant la croissance, et disposant d’un réseau dans les domaines d’application pertinents. L’opérationnalisation d’un vivier de « managers de croissance » n’est toutefois pas évidente. Deux réflexions peuvent constituer des pistes. La première consiste à utiliser certaines structures d’accompagnement de projet comme des viviers pour de futurs entrepreneurs-développeurs. En d’autres termes, outre un rôle d’accompagnement, certaines structures pourraient être conçues comme un vivier de talents entrepreneuriaux qui pourraient, le cas échéant, passer à l’action entrepreneuriale. Cela nécessite évidemment d’adapter en profondeur les critères de recrutement, de formation et d’acculturation. La seconde vise une meilleure identification et exploitation de la diaspora entrepreneuriale. Il s’agit de ces cadres qui ont décidé de s’expatrier sur d’autres continents et pourraient être motivés de démarrer une aventure entrepreneuriale à partir de leur région d’origine. Cela nécessite évidemment toute une démarche spécifique dans la mesure où ces profils sont souvent déconnectés mais ont généralement, ne serait-ce que par leur expérience internationale, cette ouverture d’esprit indispensable à tout entrepreneur développeur.
Notes
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[*]
Cet article a été publié initialement dans L’Expansion Entrepreneuriat N° 3.
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[1]
Voir à ce sujet le rapport de la commission européenne : « Entrepreneurs and innovators Investment readiness Summary » report of the workshop Brussels, 28 November 2006.
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[2]
New Venture Creation : Entrepreneurship for the 21st Century Jeffry A. Timmons et Stephen Spinelli. MacGraw Hill, 2008.
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[3]
Voir à ce sujet le working paper L. Vickery, INSEAD 1986.
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[4]
The Leadership Mystique : Leading behavior in the human enterprise (2nd Edition) Manfred Kets De Vries, Financial Times Series, 2009.
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[5]
Liser Vickery op. cit.
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[6]
Voir rapport mentioné op. cit.
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[7]
À ne pas confondre avec « incompétent » qui n’est pas notre propos.