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Article de revue

L’entrepreneur face aux seuils sociaux

Pages 19 à 26

Notes

  • [1]
    Camdessus, M. (2004). Vers une Nouvelle Croissance pour la France. La documentation française.
    Attali, J. (2008), « Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française. », XO Éditions, La Documentation française, 16, 47-52.
    Gallois, L. (2012), « Pacte pour la compétitivité de l’industrie française. », Rapport au Premier ministre, 5, 62.
  • [2]
    Ceci-Renaud, N., & Chevalier, P. A. (2010). L’impact des seuils de 10, 20 et 50 salariés sur la taille des entreprises françaises. Économie et statistique, 437(1), 29-45.
  • [3]
    Le risque juridique lié à ce type de pratique est grand. L’auto-entrepreneur est présumé être un travailleur indépendant. Mais la relation entre ce dernier et son donneur d’ordre peut être requalifiée en contrat de travail lorsqu’elle révèle un lien de subordination, qui peut se manifester de différentes manières. Le fait de maquiller sciemment une relation salariale en contrat d’entreprise pour échapper à ses obligations d’employeur caractérise une fraude constitutive du délit de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié, dans les conditions précisées à l’article L. 8221-5 du Code du travail.
  • [4]
    Greiner L. E. (1972), Evolution and revolution as organization growth Harvard Business Review, 50(4), 37-46.
  • [5]
    Levie, J., & Lichtenstein, B. B. (2010). A terminal assessment of stages theory : Introducing a dynamic states approach to entrepreneurship. Entrepreneurship Theory and Practice, 34(2), 317-350.
  • [6]
    Dekker, J. C., Lybaert, N., Steijvers, T., Depaire, B., & Mercken, R. (2012). Family firm types based on the professionalization construct : Exploratory research. Family Business Review,
  • [7]
    Achtenhagen, L., Naldi, L., & Melin, L. (2010), “Business growth” – Do practitioners and scholars really talk about the same thing ? Entrepreneurship theory and practice, 34(2), 289-316.
  • [8]
    Janssen, F. (2011), La croissance de l’entreprise : Une obligation pour les PME ?, De Boeck.
English version

Les points forts

  • Le débat sur les seuils sociaux est ancien et récurrent, mais leur impact est méconnu.
  • Une étude de terrain portant sur les stratégies d’entrepreneurs face aux seuils sociaux montre une réalité à trois facettes : renoncement, contournement et franchissement.
  • La mise en perspective de ces résultats et des travaux dans le domaine de l’entrepreneuriat permet de soulever des problématiques qui ne peuvent être occultées dans les discussions : la professionnalisation des PME et la complexité de la croissance.

1Les obligations imposées par le droit social français aux entreprises, notamment celles relatives au franchissement du cap des cinquante salariés et la mise en place du Comité d’Entreprise (CE), sont considérées par les associations de dirigeants comme nuisibles aux ambitions des entrepreneurs et, par voie de conséquence, à la croissance des entreprises.

2À l’occasion du Pacte de responsabilité initié par le gouvernement français pour relancer la croissance, la question du gel des seuils sociaux est mise à la table des discussions entre partenaires sociaux. Ce serpent de mer a donc refait surface : la suppression des seuils sociaux a effectivement été évoquée successivement par de nombreux gouvernements, sans que cela ait jamais abouti à autre chose qu’à une virulente polémique entre organisations patronales et salariales et parlementaires. Mais, au-delà des considérations politiques, que savons-nous vraiment de l’impact des seuils sociaux sur le comportement des dirigeants et sur la trajectoire de leurs entreprises ?

Les principales obligations imposées aux entreprises de 50 salariés

Possibilité de désignation d’un délégué syndical.
Obligation de mettre en place un Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT) et de former ses membres.
Obligation de mettre en place un comité d’entreprise avec réunion au moins tous les deux mois.
Obligation de mise en place d’une participation aux résultats.
Obligation de recourir à un plan social en cas de licenciement économique concernant 9 salariés et plus.

3Presque rien… Les rares études quantitatives qui se sont intéressées à la thématique ne parviennent pas à un consensus. Les conclusions des publications sont contradictoires. Afin de nourrir les débats et d’apporter un nouveau regard sur la façon dont les seuils sociaux influencent les aspirations des entrepreneurs, cet article adopte une démarche qualitative pour appréhender la problématique. À partir des interviews de dirigeants et d’experts de Petites et Moyennes Entreprises (PME), les comportements des entrepreneurs face aux seuils sociaux sont décrits précisément. Ces comportements sont ensuite rapprochés des conclusions des travaux de recherche dans le domaine de l’entrepreneuriat. Cette mise en perspective permet, d’une part, de souligner la complexité du phénomène de croissance et de rappeler, d’autre part, qu’au-delà des obstacles légaux, des impératifs managériaux incombent à toute organisation en croissance.

Un manque de consensus doublé d’une méconnaissance

4Si les rapports rendus aux gouvernements [1] ont évoqué la capacité bloquante des obligations imposées par le droit social aux entreprises, la seule étude de référence actuellement disponible pour décrypter cette problématique est une étude de l’INSEE [2]. Cette recherche permet de rappeler le nombre important d’entreprises de 49 salariés – 2,4 fois plus que d’entreprises de 50 salariés – mais tend à démontrer que les seuils réglementaires ne seraient pas un facteur explicatif du déficit de taille des entreprises françaises. Selon les auteurs, une politique de lissage des discontinuités administratives conduirait seulement à une part augmentée d’entreprises de 50 à 249 salariés de 0.06 point.

5S’appuyant également sur les chiffres de l’INSEE, une seconde publication de la fondation privée IFRAP, reprise par les commentateurs du système institutionnel français, évoque une création d’emplois située entre 70 000 et 140 000 unités en l’absence de seuils.

6Deux constats peuvent être dressés face aux conclusions de ces publications. Premièrement, aucun consensus n’existe autour de l’importance de l’impact des seuils sociaux sur la croissance des PME.

7Deuxièmement, l’approfondissement de la connaissance du sujet implique d’employer des méthodes complémentaires aux études quantitatives, leurs conclusions étant, à ce jour, peu probantes.

Revenir à la source : interpeller les dirigeants

8Face à l’ambiguïté des résultats des études statistiques, cet article vise à analyser en profondeur l’impact du cap des 50 salariés sur les aspirations du dirigeant, en étudiant leurs comportements et les mécanismes qui y sont associés : cognitifs, motivationnels, émotionnels. Pour ce faire, une enquête qualitative est menée dans le grand Est de la France auprès de 24 dirigeants de PME, de trois dirigeants d’Entreprises de Taille Intermédiaire (ETI) et de trois experts du monde des PME.

9Les entretiens portent principalement sur les risques et bénéfices de la croissance et sur des questions relevant des caractéristiques, motivations et compétences des dirigeants rencontrés. Les entreprises étudiées, exerçant leurs activités dans l’industrie et le service, sont segmentées selon leur effectif, compris entre 20 et 50 et 50 et plus.

10Les entreprises retenues sont ainsi concernées par l’« épreuve » de la cinquantaine de salariés. Une attention particulière est portée à l’actionnariat des entreprises choisies, pour qu’elles ne soient pas des filiales de grands groupes. Les dirigeants de ces PME sont donc essentiellement des entrepreneurs et non des managers.

Une réalité à trois facettes

11L’enquête permet d’identifier trois stratégies distinctes d’entrepreneur face au seuil des 50 salariés et à la croissance de l’entreprise :

  • Le renoncement exprime un abandon de la croissance par l’entrepreneur face aux seuils sociaux,
  • Le contournement consiste pour l’entrepreneur en une ambition de croître autrement et en un évitement des obligations inhérentes au cap des 50 salariés,
  • Le franchissement induit une continuité de l’ambition de l’entrepreneur et un prolongement de la trajectoire de l’entreprise face aux seuils sociaux.

Le renoncement face aux seuils sociaux

12Le passage des 50 salariés peut être très concrètement un risque perçu pour un entrepreneur, le conduisant à renoncer à la croissance de son entreprise. Deux options de la stratégie de renoncement sont identifiées dans le cadre de l’étude, le renoncement par manque de compétences ou de sentiment de compétences et le renoncement par confort.

13? Le manque de compétences ou de sentiment de compétence mène parfois les entrepreneurs à renoncer à la croissance face au cap des 50 salariés. L’impact des seuils sociaux ne se situe pas ici au niveau des obligations financières qu’ils engendrent mais au niveau de la plus grande complexité qu’ils génèrent pour la gestion des ressources humaines dans l’entreprise. La mise en place du Comité d’Entreprise provoque une inquiétude chez les entrepreneurs. Comme l’exprime l’un d’eux :

14

[] Le seuil des onze n’est pas violent, à 50, c’est le CE ! Ce n’est pas évident, il faut pouvoir gérer.

15Cette crainte ne concerne pas uniquement la dimension collective du droit, ces entrepreneurs nourrissant également des appréhensions envers les aspects individuels du droit social. Ils cultivent aisément les mythes, tels qu’une embauche en Contrat à Durée Indéterminée (CDI) considérée comme indubitablement éternelle.

16Cette option de la stratégie de renoncement porte sur la capacité de l’entrepreneur à franchir le cap des 50 salariés.

17? Le renoncement par confort constitue une autre modalité, liée au critère de désirabilité du franchissement des seuils. La croissance n’est pas nécessairement un symbole de réussite sociale pour les entrepreneurs. L’équilibre qu’ils ont trouvé entre vie privée et vie professionnelle les satisfait parfois pleinement et les motive à renoncer au franchissement du cap des 50 salariés. Comme l’évoque un expert interviewé :

18

[] J’ai ma maison, ma semaine de vacances l’été, ma semaine de vacances l’hiver, mes gamins à l’université, mon chien, ma voiture et ma résidence de campagne, je ne veux pas autre chose, si j’ai x salariés en plus, ça va être une autre dimension d’emmerdements.

19Le renoncement par confort peut être individuel, mais il peut également être partagé par l’organisation, les salariés étant parfois réticents à l’idée d’intégrer des nouveaux arrivants dans leur entreprise.

20La première stratégie adoptée face aux seuils sociaux consiste donc à renoncer à la croissance de l’entreprise, soit parce que l’entrepreneur considère que ce n’est pas faisable, soit parce qu’il considère que ce n’est pas souhaitable.

Le contournement des seuils sociaux

21Une seconde stratégie consiste pour l’entrepreneur à maintenir son ambition de croissance face au cap des 50 salariés, mais à en contourner ses obligations.

22L’étude de l’INSEE, citée plus haut, évoque d’hypothétiques comportements de contournement des seuils. Ces comportements ont été identifiés empiriquement lors de l’enquête auprès des entrepreneurs. Certains ont d’ailleurs évoqué cette pratique dans leurs entreprises. Deux options de contournement sont identifiées, le contournement par la scission des activités et le contournement par la sous-traitance. Comme le rappelle un interviewé :

23

[] Qui dit 49, dit DRH, dit syndicat, dit plein de choses, mais ça ne veut pas dire qu’on ne croît pas, on croît d’une autre façon, on peut croître en créant d’autres sociétés ou en externalisant.

24? Le contournement des seuils par la scission des activités conduit à une modification assez radicale de l’organisation. L’entrepreneur modifie la trajectoire de l’entreprise et engage un découpage des activités pour échapper aux obligations imposées par le cap des 50 salariés. La croissance de l’entreprise devient la croissance des filiales. Cette pratique est reconnue par l’ensemble des interviewés. Un dirigeant ayant scindé ses activités explique l’intérêt de sa démarche :

25

[] J’ai scindé la structure en trois organisations pour éviter de dépasser les 49 personnes… je les ai basculés sur la convention collective du commerce de détail, je ne donne plus que cinq semaines aux nouveaux collaborateurs… Tout ça, c’est une économie de 50 000 € pour moi.

26Pour les entrepreneurs, le contournement par la scission des activités est un usage courant, encouragé par des consultants qui préconisent des schémas de groupe visant l’optimisation par le contournement des seuils.

27? Le contournement par la sous-traitance est une autre option de contournement rencontrée dans l’étude. Elle consiste à faire appel à la sous-traitance afin de continuer à croître sans subir les inconvénients des seuils. Pour faire face au cap des 50 salariés, les entrepreneurs externalisent leurs ressources humaines, en faisant notamment appel aux auto-entrepreneurs. Cette option conduit à privilégier la dimension financière et à refuser la croissance des effectifs. Ces entreprises ont connu une croissance « naturelle » en termes de chiffre d’affaires et d’effectif. À une période donnée, l’entrepreneur change son fusil d’épaule et consacre l’essentiel de sa stratégie à la croissance des critères financiers, se refusant à faire croître son effectif. Encouragée par les secteurs d’activités subissant des fortes pressions sur les prix, l’externalisation permet de ne pas subir les contraintes des seuils et de maintenir de la flexibilité et de la souplesse en cas de décroissance. Un entrepreneur souligne :

28

[] Entre 2010 et 2011, on a doublé de chiffre d’affaires mais on n’a pas embauché, on s’est débrouillé avec des auto-entrepreneurs.

29La part de la sous-traitance peut être très importante, l’un des entrepreneurs rencontrés ayant un effectif de 17 salariés mais comptant 85 personnes sur le terrain. Cet entrepreneur souligne les avantages liés à ce choix :

30

[] À l’époque on était 37 déclarés avec une vingtaine de sous-traitants, aujourd’hui on est 85 et ça me coûte moins cher… il n’y a pas de papelards à faire…[3]

31La seconde stratégie face aux seuils consiste donc à les contourner. Autrement dit, l’ambition de développement de l’entrepreneur persiste, mais la croissance de l’entreprise est modifiée dans sa trajectoire et dans sa mesure.

Le franchissement des seuils sociaux

32La troisième stratégie face aux seuils sociaux est leur franchissement. L’entrepreneur continue à vouloir croître en dépit de l’existence des seuils sociaux. Trois types d’options sont associés à la stratégie de franchissement des seuils sociaux. La première consiste à ne pas prendre conscience des contraintes liées au franchissement des 50 salariés. La seconde option consiste à assumer le franchissement. Dans ce cas, l’entrepreneur est conscient des problématiques inhérentes à l’atteinte des 50 salariés mais prend ses responsabilités. Enfin, la dernière option montre, paradoxalement, un entrepreneur enthousiaste à l’idée de franchir les seuils.

33? Le franchissement inconscient concerne les dirigeants qui ne perçoivent pas les contraintes liées au passage du cap des 50 salariés. Pour certains, la mise en place d’un Comité d’Entreprise ne fait pas partie de leurs prérogatives. Comme le souligne un entrepreneur :

34

[] Pour moi, ce n’est pas le critère, il y a un dialogue social à avoir mais pour moi, ce n’est pas un critère, plus de 50, moins de 50, non…

35Le manque d’attention porté aux seuils sociaux est mis en évidence dans le cadre d’opérations de croissance externe, la question du cap des 50 salariés n’intervenant qu’au moment précis du franchissement. Un expert témoigne :

36

[] On le voit avec la croissance externe, ils viennent nous voir, là tu vas avoir un CE, bah, tant pis ! On le fait, généralement c’est ça, bah, tant pis !

37Certains entrepreneurs montrent une forme d’inconscience face à l’existence des seuils sociaux, quitte à ce que la prise de conscience du cap soit soudaine.

38? Le franchissement assumé concerne des entrepreneurs tout à fait conscients des contraintes liées au cap des 50 salariés, notamment en matière de gestion du temps. Mais la mise en perspective de ces contrariétés par rapport à leur ambition les fait pencher en faveur du franchissement. Comme l’évoque un interviewé :

39

[] C’est juste compliqué, ça peut freiner, il peut y avoir des PME, j’en connais, qui se disent je ne veux pas dépasser les seuils. C’est un phénomène fréquent. Je ne veux pas dépasser les seuils pour des questions de coût, ça va me coûter plus cher, ça va me faire suer. C’est vrai que ça coûte plus cher, et c’est vrai que ça prend surtout beaucoup de temps… Si tu es manager, tu as dirigé déjà, tu sais gérer des CE… ça ne fait pas peur.

40Les dirigeants qui assument le franchissement sont conscients des problématiques de structuration, de management et de distorsion concurrentielle que peuvent engendrer les seuils. Ces entrepreneurs considèrent effectivement que le respect des réglementations peut parfois les rendre plus faibles en termes de flexibilité face à une concurrence plus agile. Néanmoins, leur choix de maintenir une unité dans la trajectoire de leur entreprise, parfaitement assumé, les conduit à prendre leurs responsabilités face aux contraintes des seuils sociaux.

41? Le franchissement enthousiaste concerne des dirigeants qui relativisent le côté obscur des seuils pour mettre l’accent sur l’apport managérial du dispositif induit par le cap des 50 salariés. Pour ces entrepreneurs, dialogue social et croissance sont indissociables. Ils ne se posent pas de question au regard des obligations imposées par le droit social et envisagent le cap des 50 salariés de façon optimiste. Un dirigeant explique :

42

[] Les effets de seuil, j’ai quelques expériences vécues de gens pour qui c’était la hantise au-delà de 49 personnes, ils ont créé des filiales. Pour s’éviter une demi-heure de dialogue. De toute façon, si tu n’as pas de dialogue social dans l’entreprise, au moindre truc, tu meurs… Le mythe c’est que c’est difficile. Une entreprise sans dialogue social, c’est une aberration. Celles qui marchent bien, les belles entreprises, elles ont du dialogue social. Toutes.

43Même si certains reconnaissent des contraintes liées aux seuils, les entrepreneurs qui franchissent le cap ont tendance à considérer les seuils comme des formalités qui ne peuvent, en aucun cas, nuire à leur ambition. Parfois, les seuils sociaux sont même considérés comme un facteur facilitant la gestion de l’entreprise, la représentativité simplifiant le dialogue.

Dépasser une vision réductrice

44Les résultats de cette analyse en profondeur des discours des dirigeants montrent que l’obstacle des seuils sociaux entraîne des réponses très contrastées de la part des entrepreneurs : tétanisation, modification radicale de l’entreprise ou, paradoxalement, opportunité de structuration et de motivation organisationnelle. Ces constats mènent à deux réflexions principales pour alimenter les débats, l’une portant sur l’aspect managérial de la croissance, l’autre portant sur sa complexité.

Prendre en compte les seuils de structuration managériale

45Les seuils sociaux ne doivent pas masquer les efforts de structuration et l’amélioration des compétences de l’entrepreneur nécessaires à la croissance de l’entreprise, mis en évidence lors de l’étude. La croissance entraîne des obligations de structuration qui dépassent le critère légal et revêtent un caractère managérial. Les travaux des chercheurs en entrepreneuriat ont permis de mettre en évidence ces étapes [4] ou états [5] de croissance, qui nécessitent une montée des compétences de l’entrepreneur et des capacités de l’entreprise afin de parvenir à un échelon supérieur. À mesure que l’entreprise croît, la complexité des opérations augmente et le besoin de sophistication du management et des systèmes organisationnels se fait sentir [6].

46Afin de dépasser l’aspect strictement légal qui fait polémique, le débat sur les seuils sociaux ne peut que s’enrichir de la prise en compte de cette dimension managériale.

Prendre en compte la complexité du phénomène de croissance

47La complexité du phénomène de croissance, contenant le projet des entrepreneurs, doit être également prise en compte dans l’analyse. Les pouvoirs publics, comme les commentateurs du système institutionnel français, adoptent une définition englobante et naturelle de la croissance. L’entreprise est vue comme une entité souvent unique qui poursuit inexorablement un objectif de taille. Les travaux de recherche dans le domaine de l’entrepreneuriat permettent de nuancer cette approche. Une étude [7], menée dans un contexte anglo-saxon, montre l’écart entre les perceptions publiques de la croissance et les perceptions des entrepreneurs. Les dirigeants classent les critères d’évaluation de la croissance, chiffres d’affaires, profits, effectif etc. en fonction de leurs projets : maîtriser, valoriser, pérenniser. L’enquête réalisée ici mène à des conclusions identiques. Le projet de l’entrepreneur renonçant est de maintenir son activité sur un périmètre choisi et maîtrisé. Celui de l’entrepreneur contournant et externalisant est de survivre dans un secteur d’activité fortement concurrentiel, qui nécessite impérativement flexibilité et souplesse. Enfin, le projet de l’entrepreneur franchissant est de croître autant que possible pour pérenniser, traduisant une forte dimension sociale. Ce type de dirigeant, dont la croissance de l’entreprise répond à la vision communément partagée de la taille optimale, est considéré dans la littérature comme une exception [8].

48Pour dépasser la vision, parfois réductrice, selon laquelle supprimer les seuils sociaux c’est accroître mécaniquement la taille des entreprises, les parties prenantes du débat ne peuvent faire abstraction des problématiques de professionnalisation de la PME et de complexité du phénomène de croissance révélées par cet article.

Notes

  • [1]
    Camdessus, M. (2004). Vers une Nouvelle Croissance pour la France. La documentation française.
    Attali, J. (2008), « Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française. », XO Éditions, La Documentation française, 16, 47-52.
    Gallois, L. (2012), « Pacte pour la compétitivité de l’industrie française. », Rapport au Premier ministre, 5, 62.
  • [2]
    Ceci-Renaud, N., & Chevalier, P. A. (2010). L’impact des seuils de 10, 20 et 50 salariés sur la taille des entreprises françaises. Économie et statistique, 437(1), 29-45.
  • [3]
    Le risque juridique lié à ce type de pratique est grand. L’auto-entrepreneur est présumé être un travailleur indépendant. Mais la relation entre ce dernier et son donneur d’ordre peut être requalifiée en contrat de travail lorsqu’elle révèle un lien de subordination, qui peut se manifester de différentes manières. Le fait de maquiller sciemment une relation salariale en contrat d’entreprise pour échapper à ses obligations d’employeur caractérise une fraude constitutive du délit de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié, dans les conditions précisées à l’article L. 8221-5 du Code du travail.
  • [4]
    Greiner L. E. (1972), Evolution and revolution as organization growth Harvard Business Review, 50(4), 37-46.
  • [5]
    Levie, J., & Lichtenstein, B. B. (2010). A terminal assessment of stages theory : Introducing a dynamic states approach to entrepreneurship. Entrepreneurship Theory and Practice, 34(2), 317-350.
  • [6]
    Dekker, J. C., Lybaert, N., Steijvers, T., Depaire, B., & Mercken, R. (2012). Family firm types based on the professionalization construct : Exploratory research. Family Business Review,
  • [7]
    Achtenhagen, L., Naldi, L., & Melin, L. (2010), “Business growth” – Do practitioners and scholars really talk about the same thing ? Entrepreneurship theory and practice, 34(2), 289-316.
  • [8]
    Janssen, F. (2011), La croissance de l’entreprise : Une obligation pour les PME ?, De Boeck.
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