1D’où vient le programme IDEA ?
2Le projet est né d’une réflexion initiée en 2009 entre une école de management, EMLYON, et une école d’ingénieurs, l’Ecole centrale de Lyon, sur la nécessité de marier les deux compétences au sein d’une formation d’innovation, et plus généralement d’un ensemble d’initiatives regroupées sous le nom évocateur de Yin-Yang. J’ai rejoint le projet fin 2011 pour assurer la conception pédagogique et le lancement du programme de master ainsi que son initiative de recherche associée. IDEA s’inspire de projets similaires pionniers, comme la D-School à Stanford ou l’université d’Aalto, mais il est le seul qui soit diplômant.
3Venant du design, vous avez lancé le programme IDEA en septembre 2012. Sur quelles bases l’avez-vous fait ?
4Nous avons poursuivi la réflexion initiale engagée en 2009 et sommes partis de plusieurs constats. Nous avons noté la vitesse imposée par l’évolution des savoirs et des comportements sociaux dans le monde contemporain, et la difficulté, pour les établissements d’enseignement supérieur, à adapter leurs programmes, à la fois en contenu et en modalité d’apprentissage. Nous avons également observé le tissu industriel français et pensé qu’il fallait préparer les entrepreneurs à de nouvelles compétences, renouveler celles des cadres actuels, en particulier au niveau des ETI (Entreprises de taille intermédiaire). Nous avons par ailleurs pris en compte les nouvelles pratiques collaboratives de travail, qui déterminent autrement les organisations.
5Enfin, la question de la création de richesse industrielle, plus particulièrement en France, est devenue centrale, dans un contexte technologique radicalement modifié.
6Face à ces bouleversements, les grandes entreprises sont-elles adaptées ?
7Beaucoup de celles que nous rencontrons nous font part de leur incompréhension par rapport aux nouvelles générations d’employés qu’elles côtoient et recrutent. Elles observent des comportements de deux ordres : soit plutôt conformistes et passifs, auquel cas le profil est inadéquat face aux enjeux nouveaux qui exigent une attitude d’initiative ; soit plutôt zappeurs, auquel cas rien n’est possible dans la durée.
8Se pose donc la question de l’éducation : les entreprises et les sociétés mutent, et le système éducatif doit muter aussi. C’est d’autant plus vrai que ce dernier n’a guère changé dans ses principes depuis Napoléon, étant focalisé sur les grandes organisations et l’enseignement de masse avec un objectif de formation des élites extrêmement sélectif. Une fois ces constats faits, nous avons posé un postulat fort : « La crise, ce n’est pas grave et s’il faut muter, alors mutons ! »
9Et le design dans tout ça ?
10Parmi les approches qui se focalisent sur la capacité à changer, on trouve le design, beaucoup plus que l’ingénierie qu’il croise souvent. Historiquement, le design est moins bien considéré en France sauf peut-être dans la mode. Que peut-on chercher dans le design ? Essentiellement une méthode et un langage pour l’innovation. Le design thinking est l’extension du design dans le management. C’est un mouvement qui a surtout été porté, jusqu’à maintenant, par le monde anglo-saxon. À l’origine on trouve le modèle de Stanford et les travaux de Tim Brown qui l’a nourri de sa pratique Ce qui est intéressant ici, c’est que c’est un mouvement qui part d’une pratique qui est ensuite modélisée, puis théorisée, et non l’inverse.
11Nous partions donc d’une feuille presque blanche en 2011 et nous posions la question suivante : que peut-on construire qui ait un sens dans la création innovante à partir du design thinking ?
12Une des dimensions que nous avions alors en tête est l’importance du facteur numérique. Beaucoup de modèles de production sont questionnés par l’irruption du numérique dans les processus. Cela a commencé avec la 2D/3D et la CAO et il y a maintenant l’impression 3D dont l’effet est démultiplié par Internet. En musique, le numérique permet maintenant à tout le monde d’avoir son propre studio pour quelques centaines d’euros ; idem pour la photo, banalisée par le smartphone et les réseaux sociaux. Pour les biens de consommation, cela va jusqu’à concevoir des objets connectés à internet, en semi-autonomie. Cette évolution fondamentale des méthodes de conception et de production se produit également dans l’industrie, massivement concernée par les outils numériques intégrant la gestion du cycle de vie du produit, et les plateformes collaboratives, et de plus en plus déterminée par la prise en compte des usages. Nous avons observé ces évolutions récentes tout en nous situant dans une longue tradition d’un design qui se définit en lien avec une société en mouvement, sinon en rupture (par exemple, le mouvement Arts & Crafts du 19e siècle)
13Quels sont les éléments fondateurs de la démarche ?
14Le modèle pédagogique que nous avons construit est avant fondé sur l’idée d’établir un pont sur les thématiques de l’innovation, entre ingénieurs et gestionnaires, par la formation et la recherche. Ce pont consiste à acter quatre éléments fondateurs de la démarche :
- L’innovation est avant tout une affaire de personnes ; nous mettons donc en avant l’importance de la diversité dans nos recrutements ;
- Chacun doit être déjà éduqué dans une discipline, quelle qu’elle soit, pour apporter quelque chose de tangible au projet : nous recrutons donc à Bac+3 des « acteurs » de toutes origines : des sportifs, des philosophes, des ingénieurs, des poètes, etc.
- L’innovation et l’entrepreneuriat sont des processus sociaux, dans lesquels la capacité à amener d’autres individus à son projet est un critère essentiel de réussite ; il faut donc apprendre à travailler ensemble et la pédagogie est basée sur une série de projets collectifs.
- Les bouleversements que connaissent les systèmes actuels questionnent les modes de coopération. Nous avons réuni un collectif de plus de quarante enseignants d’origines très diverses qui fait face à un collectif d’étudiants lui-même organisé autour de projets.
15Quelle est la méthodologie ?
16Typiquement et dans la lignée de la pensée design, nous partons toujours d’enquêtes d’usage et non du marché lui-même, ceci afin d’échapper aux catégories usuelles qui peuvent être bloquantes. Nous faisons donc appel aux sciences humaines et sociales et notamment l’anthropologie et la sociologie. Pour permettre aux étudiants d’être en capacité à mobiliser de façon pertinente les sciences et les techniques, nous imposons un enseignement lourd dans ce domaine. Il ne s’agit pas d’en faire des ingénieurs, mais de leur permettre de communiquer avec les compétences et les métiers de cet univers, d’en maîtriser le langage pour choisir les technologies, bref d’en faire des individus agiles dans le « sourcing » technologique et scientifique. Dans cette démarche, la créativité est essentielle, mais elle est confrontée systématiquement à la réalisation, à la réalité physique de l’action créatrice, à la mise en situation aux limites de la maîtrise. C’est pour cela que nous faisons du dessin, du théâtre et des arts martiaux. Il s’agit de modeler, de toucher, de maquetter, plus généralement de se projeter, et d’exister dans un espace à définir. Enfin la méthodologie design thinking repose sur un séquencement par phase projet, dans lequel une phase essentielle est la veille, la découverte et la maîtrise des possibles. Il s’agit de construire, dans « l’infobésité « actuelle, des grilles d’analyse pour être toujours pertinent et faire jaillir de nouvelles idées. Au total nous avons 400h de cours et 1.000 heures de projet.
17Parlez-nous du lieu lui-même. J’imagine que vous n’êtes pas dans une salle de classe habituelle ?
18Certainement pas. Pour cette immersion dans la réalité, nous avons implanté un atelier toutes techniques autour d’un fablab numérique comprenant des imprimantes 3D et des outils de découpage laser. Cela permet d’effectuer naturellement la transition entre l’idée, la maquette et l’objet réel, et de prendre la mesure des cycles d’innovation, faits d’allers et retours entre la pensée et l’action. La tangibilisation est un des piliers de notre système, de même que le questionnement permanent autour du triptyque de l’objet viable, faisable et désirable du design thinking. Les cours ont lieu au sein de ce fablab, effectivement plus proche de l’atelier que de la salle de classe classique.
19Quelle est la réaction des entreprises ?
20L’intérêt est très fort car elles sont soumises de plein fouet aux défis que j’ai mentionnés au début : globalisation, accélération, complexification. Elles ont besoin de développer de nouvelles approches et de mieux intégrer les nouvelles générations : par exemple, le fabricant de petit électroménager Seb a recruté 40 % d’employés en cinq ans, avec un centre de gravité qui se déplace en Asie. C’est un défi considérable à gérer. Ce défi doit être relevé en commun aussi bien par la direction de l’innovation que celle des ressources humaines, voire la direction générale, qui doivent inventer de nouvelles méthodes de formation et de développement. Ils doivent également former leurs cadres existants à de nouvelles approches, en déplaçant le curseur, en quelque sorte, de la R&D vers le design. Il faut noter que cette approche ne concerne pas uniquement les acteurs industriels du secteur de la grande consommation ou des biens intermédiaires, mais aussi ceux de l’économie sociale et solidaire, eux aussi confrontés à ces défis. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous imposons un stage en ONG aux étudiants.
21Un stage ONG … un effet de mode pour vous donner bonne conscience ?
22Loin de là … Les ONG sont importantes pour nous car s’y inventent souvent de nouvelles pratiques, de nouvelles logiques, de nouvelles approches. En outre, nous souhaitons mettre nos étudiants au contact des réalités humaines et loin des références culturelles dont ils sont porteurs sans en être parfois conscients. Il s’agit d’opérer un décentrage, par l’expérience concrète, par un écart culturel très fort, préalable indispensable à toute activité créative dans un contexte global. Nous les envoyons dans des pays ayant une structure démographique radicalement différente de la nôtre, pour les inciter à aborder les problèmes de développement sous différents angles. Ils sont ainsi confrontés au modèle de production globalisée résultant de l’économie mondialisée mais également aux modes de production locale. Leur mission prend place au sein d’économies sociales et solidaires ou alors dans des entreprises mais à la base de la pyramide. Lors de ce stage, les étudiants font l’objet d’un suivi très serré conçu par une anthropologue de l’équipe. Ce stage, véritable ouverture radicale du champ des possibles, est la conclusion logique d’une première année centrée sur plusieurs projets : création d’un objet, développement d’un projet collectif en création artistique pure (dans le cadre de la traditionnelle fête des lumières à Lyon), et finalement développement d’un produit ou service urbain (dans le cadre de Lyon City Design). Par ces projets, nous ouvrons le champ des possibles avant le passage en seconde année qui aura une orientation plus entrepreneuriale, centrée sur de la création de valeur au sens large.
23Et l’art dans tout ça ?
24L’art tient une place importante dans le programme. L’Occident a une longue histoire de l’innovation par l’art, qui se situe à l’avant-garde de la société dans laquelle existe une vraie culture de l’innovation portée par l’art et les artistes. La séparation entre l’art et le design date de la première révolution industrielle. L’art va beaucoup plus loin : il pose toutes les questions liées à la valorisation, au modèle culturel, à la globalisation (par exemple, existe-t-il un art spécifiquement indien ?) Tous les arts contemporains sont par nature transdisciplinaires et expérientiels : chorégraphie et numérique, installations, mises en scènes, etc. Relier ces questions par la pratique permet d’entraîner nos étudiants au franchissement des frontières, à l’association hétéronomique des idées, des concepts, des disciplines et des pratiques. En bref, il s’agit de concevoir et produire sous forme à la fois composite et originale. En outre, cette pratique est également une éducation à la prise de risque et à sa maîtrise : maîtrise du geste, de la perception et de l’affect.
25Quel est le lien avec la logique entrepreneuriale ?
26Il est fondamental dans IDEA. C’est la pierre angulaire de la formation. L’analogie entre artiste et entrepreneur n’est pas nouvelle. Tous les artistes sont entrepreneurs. Leur capital est matériel et immatériel (signature, réputation, etc.). L’artiste comme l’entrepreneur doit rencontrer un public et un marché. Tous deux développent pour cela leur image de marque personnelle. Si l’art, comme le design, développent des artefacts, l’entrepreneuriat lui développe des artefacts sociaux : produits, organisations, marchés. Le produit final peut être différent, mais la logique est la même. Ce sont, pour reprendre l’expression de la chercheuse Saras Sarasvathy, deux branches du phénomène plus général de création de nouveauté. Ce processus de création de nouveauté est modélisé par Sarasvathy, (qui a étudié avec le prix Nobel Herbert Simon, l’un des pères du design), sous le terme d’effectuation. Parce qu’elle représente une théorie générale de création d’artefacts ancrée dans une logique sociale de co-construction, l’effectuation est ainsi la philosophie d’action sur laquelle est construit le programme IDEA.