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Article de revue

Le client pilote, une façon d'améliorer le timing de lancement d'une activité

Pages 56 à 61

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Les points forts

  • Tergiverser trop longtemps avant de lancer son projet est une erreur fréquente chez les entrepreneurs. Se précipiter en est une autre.
  • Se lancer avec un client-pilote est une bonne façon de tester la pertinence de son offre et la robustesse de son modèle économique en minimisant le risque.
  • En échange de cette coopération, l’entrepreneur devra accepter une marge moins importante sur ses produits ou ses services, le différentiel de marge correspondant à une forme de dédommagement du client-pilote.

1Pour l’entrepreneur, se donner le temps pour comprendre son marché, pour améliorer un prototype ou encore pour élaborer un meilleur business model (BM) relève du bon sens. La précipitation peut en effet s’avérer fatale dans de nombreux cas. Le moment de confrontation avec le marché pour l’entrepreneur est une décision délicate surtout si celle-ci implique un engagement important en ressources, en coûts irrécupérables et si les décisions sont difficilement réversibles.

2Les deux exemples suivants illustrent les deux attitudes extrêmes de l’entrepreneur. Croyant que la clef du succès de son entreprise réside dans la nouveauté de son produit, Paul S, inventeur d’un vélo à manivelles qui remplacent le pédalier du vélo classique, s’est enlisé dans un cycle d’amélioration incrémentale de son prototype, tournant ainsi le dos au marché au grand regret de ses accompagnateurs. Faute d’une prise de contact avec le marché et incapable de rassurer les investisseurs potentiels quant à l’existence d’une demande réelle du nouveau vélo, le développement du projet a connu un arrêt brutal. En effet accompagnateurs et investisseurs ont jugé que l’attitude d’attentisme de Paul S ne permettait pas d’atténuer le risque et l’incertitude liés à l’invention. Paul S a été donc abandonné par les acteurs dont le succès de son projet était fortement tributaire.

3À l’inverse, l’entrepreneur peut faire montre de précipitation dans l’abord du marché. L’histoire de l’entreprise JTM qui a déposé un brevet pour une solution de chromage par pulvérisation est à ce titre riche d’enseignements. Aussitôt les brevets déposés, l’équipe entrepreneuriale de JTM a décidé d’explorer trois marchés en parallèle. En effet trois champs d’applications majeurs de l’innovation ont été identifiés : le chromage des produits de cosmétique, la robinetterie et les composants électroniques.

4Conséquence, JTM s’est trouvée à gérer trois BM différents avec des applications et des marchés qui présentent des attentes et des pratiques différentes et souvent divergentes. Après un investissement dans un matériel coûteux et une volonté de fournir une solution complète qui combine équipements et peinture, JTM a changé son BM en se positionnant sur une offre basée sur la vente du consommable (la peinture) et en cédant des licences à plusieurs partenaires à qui ont été confiées la fabrication et l’adaptation du matériel pour les différentes applications. Outre la perte d’argent causée par la précipitation de JTM, la nouvelle entreprise a perdu du temps et a du licencier des salariés. Fait plus marquant, la confiance des membres du conseil d’administration dans l’équipe JTM s’est érodée ce qui a accru leur contrôle sur les décisions stratégiques de l’entreprise et leur immixtion dans ses affaires courantes.

5La décision de quand et comment se lancer dans une activité entrepreneuriale est donc une affaire que l’entrepreneur doit prendre très au sérieux. Deux pièges extrêmes sont à éviter : aller trop vite et partir trop tard. Entre une stratégie qui consiste à aller vite sur le marché en courant le risque de ne pas y être bien préparé et la stratégie de temporisation, l’entrepreneur peut faire le choix d’avoir un client pilote. Cette stratégie revêt davantage d’acuité dans les activités B to B qui permettent à l’entrepreneur de générer une part assez importante de revenu avec un seul client.

Les avantages du client pilote

6Le client pilote est un client avec qui l’entrepreneur va réaliser la part la plus importante de son activité au premier stade du démarrage de l’activité. L’interaction avec le client pilote doit être importante et les liens établis forts. Cette proximité devrait permettre à l’entrepreneur d’être à l’écoute de son client pilote afin de recueillir ses retours et impressions concernant l’offre et le BM.

7La phase de démarrage est critique pour l’entrepreneur car ce dernier fait face à plusieurs difficultés et incertitudes qui rendent la prise de décision et les arbitrages encore plus difficiles.

8Dans cette situation la variable temps joue un rôle important. Le choix du bon timing doit prendre en compte le besoin de l’entrepreneur de maîtriser son BM, le besoin d’apprentissage dans sa nouvelle activité et le besoin d’accroître sa légitimité. La stratégie du client pilote contribue ainsi à combler ces trois besoins.

Confronter le business model à la réalité

9Élaborer un BM est une étape cruciale pour l’entrepreneur. Elle lui permet de définir deux éléments cruciaux de son activité : comment créer de la valeur pour son client et comment capturer cette valeur et la transformer en profit durable. Souvent dans cette phase d’amorçage, le BM est bâti sur des hypothèses. À titre d’exemple, l’entrepreneur peut choisir un canal de distribution particulier dont il peut s’avérer après coup qu’il n’est pas aussi efficace pour atteindre les clients ou qu’il est coûteux en raison des marges élevées du distributeur et du déséquilibre du rapport de force. Contente d’avoir décroché un contrat avec un acteur de la grande distribution, une entreprise auvergnate de fabrication de meubles est passée par de grandes difficultés économiques. En effet, en dépit de l’augmentation du volume de vente, ses marges sévèrement rognées par le distributeur, étaient insuffisantes pour le maintien de l’activité. Un canal de distribution directe via Internet a été donc imaginé pour pallier cette situation.

10Des hypothèses peuvent être émises aussi sur la nature de l’offre et sur son degré de diversification ou non. Selon les besoins des segments de clients identifiés et la stratégie de l’entrepreneur, ce dernier peut décider de décliner un produit standard ou plutôt une offre différenciée. Seul un retour du client et une bonne compréhension de comment traduire les besoins et les attentes recensés en offre et comment structurer l’activité et mobiliser les ressources nécessaires peuvent guider l’entrepreneur dans son choix. En effet servir plusieurs segments avec des offres différenciées a des conséquences sur la complexité de la gestion de l’entreprise. Celle-ci aura plus de mal à développer des routines de fonctionnement et à mutualiser ses ressources. Ce type de corrections apportées à la trajectoire du BM est fréquent dans la phase de lancement du projet.

11Conciergerie Plus a pour mission d’offrir des services de conciergerie aux salariés des entreprises. Au départ, l’offre était très diversifiée et comportait plusieurs services. L’entrepreneur a vite compris qu’une telle stratégie rendait son organisation complexe et qu’elle nécessitait davantage de ressources. Il s’est rendu compte de ce phénomène après quelques mois d’interaction avec son premier client avec qui il avait des échanges forts. Il a décidé en concertation avec son client de réduire l’éventail de son offre aux services qui vérifient trois critères : la fréquence, la nécessité et l’urgence. Aujourd’hui l’entreprise fait le plus gros de son chiffre d’affaires sur quatre services.

Améliorer l’apprentissage et mettre en place des routines

12Tout entrepreneur est amené à prendre des décisions d’organisation et de structuration de son activité en vue de délivrer son offre dans les meilleures conditions de délais et de coûts. Au cours de ce processus d’organisation, l’entrepreneur structure le circuit d’information, les relations entre les différents domaines d’activités stratégiques et crée les processus de délégation au travers desquels il se désengage lui-même des activités opérationnelles. Ce faisant, il établit des routines et des procédures censées garantir un fonctionnement répétitif et automatique des tâches opérationnelles. Ce processus d’organisation doit passer l’épreuve de l’augmentation du volume de transactions que la jeune entreprise sera appelée à y faire face.

13Les entreprises dont la structure de coûts et le processus d’organisation sont faiblement corrélés à la quantité de transactions effectuées ont plus de chance de réussir et de croître avec un minimum de ressources. Pour toutes ces raisons l’entrepreneur doit apprendre rapidement comment structurer et organiser son activité.

14L’absence d’histoires, de culture d’entreprise et de connaissances tacites d’activités passées constitue un handicap pour le processus de structuration de la jeune entreprise. L’entrepreneur peut pallier cette difficulté en se donnant le temps d’apprendre et d’accumuler des connaissances par l’interaction avec son client pilote avec qui il développera des liens forts. Durant ce processus d’apprentissage l’entrepreneur analyse comment les demandes externes, émanant des clients, des fournisseurs et des parties prenantes, sont traitées par son organisation. Il peut donc améliorer et changer le processus d’organisation à un moment où son entreprise est agile et où la culture entrepreneuriale de l’entreprise le permet encore.

15Cumulant dès le départ les fonctions commerciales et techniques, Sam, fondateur de JTM, a vite compris que le recrutement d’un directeur commercial et la mise en place d’un système d’information de gestion des réclamations client sont un impératif pour réussir le développement de l’entreprise. Il s’est ainsi déchargé des acticités commerciales et de la prospection et les a déléguées à un directeur commercial recruté dans la foulée avec pour mission de bâtir un système d’information de gestion de la relation avec les clients. Samuel quant à lui s’est repositionné sur ce qu’il sait faire le mieux, les aspects techniques de développement des produits.

Améliorer sa crédibilité et sa légitimité sur le marché

16L’entrepreneur a besoin d’être perçu comme légitime et crédible par son environnement. Pour cela il doit émettre des signaux dans ce cens. Les stratégies et les techniques de légitimation sont nombreuses. Parmi elles réside l’association de la jeune l’entreprise avec un acteur reconnu dans le marché qui devient en quelque sorte sa référence. Cet acteur par lequel l’entrepreneur envoie un signal de crédibilité au marché peut être le client pilote. Il fera ainsi partie des références que l’entrepreneur affichera sur différents supports de communication tels que le site Internet ou encore son business plan.

17Ainsi Conciergerie Plus qui pendant les six premiers mois de son activité a focalisé ses efforts sur un seul client pilote a gagné en légitimité vis-à-vis d’autres prospects régionaux en affichant qu’elle fournit une des plus grandes entreprises de la région. Cette association a été bénéfique pour la légitimation de la jeune entreprise à deux titres.

18Premièrement elle a participé à la légitimité de l’activité de conciergerie d’entreprise sur Internet. En effet l’entrepreneur a du fournir un effort considérable pour expliquer son activité et à convaincre ses premiers utilisateurs de son bien fondé. Par la suite, la tâche a été plus aisée pour les autres entreprises.

19Deuxièmement, l’association avec la grande entreprise régionale a été aussi bénéfique dans le sens où elle a envoyé un signal fort aux autres entreprises mais aussi aux investisseurs locaux quant au sérieux et la compétence de Conciergerie Plus.

20Le choix du client pilote revêt ainsi une importance toute particulière pour l’entrepreneur pour les trois raisons principales que nous venons d’évoquer. Pour cela l’entrepreneur doit mettre en place une stratégie afin d’identifier et d’atteindre un « bon » client pilote à même de le faire bénéficier des avantages décrits plus haut.

La stratégie de recherche du client pilote

21Les entrepreneurs convaincus des vertus et désireux de développer des relations fortes avec un client pilote doivent travailler à deux chantiers. Le premier consiste dans la détermination du profil du client pilote idoine au regard des caractéristiques de son activité et de son environnement. Le choix du bon client pilote est crucial si l’entrepreneur envisage d’en tirer les avantages escomptés. Le client pilote doit être représentatif, selon des critères préalablement établis, du segment de marché visé par l’entrepreneur. À titre d’exemple, dans le choix de son client pilote Conciergerie Plus a regardé trois critères principaux : la présence d’un comité d’entreprise, un nombre de salariés supérieur à 300 salariés et une proportion de cadres supérieure à 30 % de la masse salariale.

22Une fois les critères de choix identifiés, l’entrepreneur doit mettre en œuvre une stratégie pour atteindre et se rapprocher de son client pilote. Deux conseils peuvent être donnés à l’entrepreneur pour le guider dans sa démarche.

Faire jouer ses relations fortes et son réseau

23Trouver un premier client n’est pas une sinécure, en faire un client pilote avec des interactions fortes et une grande proximité l’est encore moins. La meilleure façon d’y parvenir demeure de faire jouer son réseau le plus proche de Business Angels ou d’accompagnateurs afin d’être introduit auprès du client pilote.

24Il est important que quand il frappe à la porte de son client pilote, l’entrepreneur soit recommandé et ait l’appui de son réseau. Cette démarche en plus de faciliter la tâche de l’entrepreneur permet de donner à la relation avec le client pilote un sens d’entraide et d’appui.

25C’est donc dans les réseaux les plus proches que l’entrepreneur doit se tourner en premier lieu afin de chercher son client pilote. À ce titre, une intégration préalable de l’entrepreneur dans les réseaux locaux, régionaux et nationaux est cruciale.

26La relation avec le client pilote doit donc revêtir une dimension d’entraide et de soutien et être un minimum personnalisée et forte pour se rapprocher d’une forme de mentorat.

Accepter de réduire sa marge

27Même si la relation avec le client pilote est fondée sur une interaction forte et sur l’esprit d’entraide, elle peut amener l’entrepreneur à faire des concessions importantes notamment concernant les prix pratiqués. Le client pilote peut en effet estimer qu’il s’expose à un risque supplémentaire en contractant avec une entreprise jeune et sur une activité dont la légitimité n’est peut-être pas encore bien établie. L’entrepreneur doit donc trouver en quelque sorte les moyens de rémunérer cette prise de risque du client pilote. Proposer des prix et des conditions de paiement avantageuses peuvent constituer une bonne façon de convaincre le client pilote de s’investir dans la relation avec l’entrepreneur.

28Recourir à un client pilote peut induire donc un coût supplémentaire, celui de réduire sa marge. Pour cette raison l’expérience du client pilote doit durer le temps que l’entrepreneur juge satisfaisant pour son apprentissage et l’évolution de son business model. Recourir au client pilote nécessite donc que l’entrepreneur prévoie un surplus de ressources, essentiellement un besoin en fond de roulement, de l’attention et de l’énergie que l’entrepreneur ne pourra pas déployer ailleurs.

29Lancer l’activité entrepreneuriale en engageant des ressources importantes et en prenant des décisions irréversibles est un défi majeur pour l’entrepreneur. Certains n’en ont pas conscience et se lancent trop rapidement s’exposant à un risque important de ne pas être en adéquation avec le marché. D’autres y répondent en temporisant et en s’y préparant loin de la réalité du marché et en se concentrant sur l’amélioration de l’offre et l’élaboration du nième prototype. Une solution à cette difficulté peut être trouvée sans ce que nous proposons comme une stratégie de client pilote. Elle consiste à identifier et aller trouver un client avec qui l’entrepreneur puisse interagir intensément afin de rectifier son BM et de le peaufiner, apprendre et accumuler des connaissances sur l’activité et afin d’accroître sa légitimité.

30L’entrepreneur doit faire jouer ses relations proches et notamment ses réseaux d’accompagnateurs et de premiers financeurs (le foolish money) et rémunérer la prise de risque du client pilote en baissant pendant une période limitée ses marges.


Date de mise en ligne : 27/06/2012

https://doi.org/10.3917/entin.013.0056

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