Couverture de ENJE_032

Article de revue

Du nuage au nØuage, sur les chemins du nœud…

Pages 161 à 172

Notes

  • [*]
    Ce texte correspond à une recherche entamée sur le « chemin du nœud » dans le cadre du LaBo, le Laboratoire borroméen, créé par Marc Strauss. Il a donné lieu à une communication lors des deuxièmes journées de travail organisées les 7 et 8 juillet 2018 à Baveno, au bord du lac Majeur, devant les îles Borromées, en Italie. Il prolonge le travail de l’année précédente intitulé « Hâte-liée », publié en juin 2018 dans le numéro 30 de L’en-je lacanien.
  • [1]
    Les chiffres entre parenthèses renvoient à la page de l’édition de l’ali dont sont tirées les citations.
  • [2]
    J. Roussille, « Hâte-liée», art. cit., p. 37-54.
  • [3]
    Scilicet, n° 6-7, Paris, Seuil, 1976, p. 60.

NB3 – R.S.I. – E.T.C.

1À la suite du séminaire XX (Encore) et du séminaire XXI (Les non-dupes errent), Lacan approfondit sa réflexion à l’aide du nœud borroméen. C’est, nous dit-il dans le séminaire XXII, R.S.I., pour « rendre raison de [sa] pratique » (43 [1]). Depuis l’année précédente, Lacan utilise le schème borroméen, issu de l’analyse d’un énoncé à partir du sens des verbes (demander, refuser, offrir), pour étudier ensuite les relations entre les trois catégories majeures du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Le nœud borroméen devient ainsi R.S.I.

2De ce nœud, il s’agit d’exploiter la « tenue », non pas pour aller « plus loin que de là où il sort, c’est-à-dire de l’expérience analytique » (33), mais pour s’en faire la dupe de la bonne façon. Nous limiterons notre exposé à essayer de comprendre l’utilisation par Lacan de la mise à plat du nœud et de sa mise en correspondance des trois registres avec trois caractéristiques communes aux trois ronds : l’ex-sistence, la consistance et le trou (E.T.C.).

Le trou du symbolique, seul trou qui soit sûr

3Partons de la terminaison du séminaire. Lacan revient sur le nœud à 4, où une fonction supplémentaire vient unir R, S et I indépendants, extension indispensable à la compréhension de la fonction de nœud.

4

« Si plein dans sa simplicité que soit le nœud borroméen à trois, c’est à partir de quatre… et je souligne : à s’engager dans ce quatre […] qu’on trouve une voie, une voie particulière qui ne va que jusqu’à six.
En d’autres termes, qui fait du cercle couplé, pris pour chacun des éléments qualifiables de ce que le trois impose, non pas de distinction, mais bien au contraire d’identité entre les trois termes du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel, au point qu’il nous semble exigible de retrouver dans chacun, cette triplice, cette trinité du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel. » (171-172)

5Ainsi, Lacan vient nouer de ce quatrième rond les trois premiers rendus identiques en ce qu’en chacun puisse être retrouvée la triplice du symbolique, de l’imaginaire et du réel. Le réel de ce quatrième rond vient en quelque sorte « redoubler » le réel du nœud borroméen à trois noué de manière intrisèque :

6

« À savoir d’évoquer que le Réel tient dans ces termes que j’ai déjà fomentés du nom : – d’ex-sistence, – de consistance – et de trou. De faire de l’ex-sistence, écrite comme je l’écris, à savoir ce qui joue jusqu’à une certaine limite dans le nœud, cela supporte le Réel.
Ce qui fait consistance est de l’ordre Imaginaire comme le suppose ceci qui nous est vraiment tangible : que s’il y a quelque chose de quoi relève la rupture, c’est bien la consistance, à lui donner le sens le plus réduit. Il reste alors – mais reste-t-il ? – pour le Symbolique l’affectation du terme “trou”. Ceci en tant que la mathématique […] celle proprement qui se qualifie de la topologie […] nous donne une figure sous la forme du tore de quelque chose qui pourrait figurer le trou. »

7Lacan nous indique au passage que dans ce séminaire il n’a utilisé qu’un seul des deux trous du tore, le cylindre de la droite infinie lui permettant de caractériser, après rupture, la consistance de chacun des ronds.

8Lacan, au-delà de ces correspondances entre R.S.I. et E.T.C., nous rappelle qu’il n’y a que le dire qui fasse nœud et qu’il n’y a d’équivalence qu’au niveau des fonctions supportées par chacun de ces termes. Déjà, au sujet du dire de l’analyse, il avait énoncé dans « La troisième », en novembre 1974, ceci : « Le Symbolique, l’Imaginaire, et le Réel, c’est l’énoncé de ce qui opère effectivement dans votre parole, quand vous vous situez dans le discours analytique, quand analystes vous l’êtes. » Le nœud est une écriture où se lit un effet de langage.

9Essayons donc, comme Lacan nous y invite, de retrouver la « triplice » au sein de chacun des trois termes ex-sistence, consistance, trou, sans oublier que le nouage borroméen est le fait d’un discours, d’un « discours fondé sur un trou, seul trou qui soit sûr, le trou constitué par le symbolique » (158) – à ne pas confondre avec le « vrai trou », qui dépend de la vérité et non du savoir.

L’appel ou l’ex-sistence

10« L’ex-sistence, comme telle, se définit, se supporte de ce qui dans chacun de ces trois termes R.S.I. fait trou » (36). Pour que quelque chose ex-siste, il faut qu’il y ait quelque part un trou. C’est un « vel aliénant » dont il est question, qui se cache dans ce « ou » entre l’appel de l’Autre et l’ex-sistence. C’est en effet de sa propre division que le « sujet » ex-siste.

11Lacan, dès le séminaire XX, nous avait glissé à l’oreille et permis d’entendre que « l’Autre », « cette jouissance qu’on éprouve, et dont on ne sait rien, n’est-ce pas ce qui nous met sur la voie de l’ex-sistence ? » Et, aussitôt, d’ajouter : « Et pourquoi ne pas interpréter une face de l’Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ? » (Séminaire XX, 71). Il en pousse la logique jusqu’aux formules de la sexuation. Ayant rappelé que « l’ex-sistence de l’immonde » c’est le réel tout court (107), il rectifie : « Il ex-siste un X qui […], plutôt qu’un X, ça vaudrait mieux oui ! de dire une X […] pour qu’elle ex-siste dès lors cette une, l’ex-sistence comme une » (107). Dans cette fin de leçon 7, Lacan réalise cette Père-formance de lier le Nom-du-Père, Dieu et La femme qui n’ex-siste pas.

12Auparavant, suivons comment, dans le déroulement du séminaire, Lacan nous rapproche de cette notion d’ex-sistence.

13Si l’imaginaire fonde la consistance du nœud, « la jouissance au regard de cette consistance imaginaire ne peut rien faire qu’ex-sister » (34).

14L’ouverture de chacun des ronds en droite infinie (D.I.) permet, dans l’écriture, de situer ce qui relève de l’ex-sistence. Ainsi, « ce qui ex-siste au Réel, au Réel du trou », peut être « symbolisé, dans l’écriture, par un champ intermédiaire, intermédiaire comme mise à plat, parce que c’est tout ce que l’écriture nous permet » (35).

15Mais, interroge Lacan, « à quoi ex-siste l’ex-sistence ? » (36). Certainement pas à ce qui consiste, répond-il. L’ex-sistence ne se supporte que du trou. Dans le schème borroméen, trois trous se nouent, permettant de cerner le « trou du trou du trou » où se coince l’objet a. C’est ce trou irréductible, « si nous nous ouvrons les yeux à l’ex-sistence de l’Urverdrangt », que Lacan nous incite à suivre à la trace (140). Ce trou triple est le champ du a où rien ne s’écrit, où ne cesse pas de ne pas s’écrire le rapport sexuel.

16Lacan s’interroge sur ce trou : « Il y a au minimum un nœud […] dont la nature a horreur ». C’est ce trou, ce « refoulé primordial » – « jamais vous ne l’aurez » –, qu’il s’agit de manipuler, même s’il est « tout à fait exclu que ce nœud, vous le sachiez » (48). Lacan nous incite à ne pas nous hâter de comprendre « avant de s’avancer jusqu’à dire que ce refoulé c’est le primordial, c’est l’Urverdrangt » (89), soit ce que Freud désigne de l’inaccessible de l’inconscient.

17Car le « dire qui s’engouffre dans ce qu’il en est du trou par où manque au Réel ce qui pourrait s’inscrire du rapport sexuel », c’est bien par l’a que nous avançons dans tout ce que « nous inventons du Réel et qui n’est pas rien » (Les non-dupes errent, 19 février 1974).

18Je vais essayer d’exprimer ce qu’il en est pour moi de l’ex-sistentiel du « chemin du nœud [2] » : Qu’on noue reste oublié derrière l’image du nœud que fait la chaîne des dits dans ce qui s’entend.

19« Le nœud borroméen est une écriture et cette écriture supporte un réel » (29). Le nœud est imaginaire du fait de son écriture, mais ex-siste du fait de son effectuation. Ce nœud se fait à notre insu. Il n’est aucunement symbolique, car il n’est pas du domaine du signifiant. Il ne peut devenir un concept. Il ne se spécifie que de l’ex-sistence de sa fonction : nouer. C’est en cela que l’interprétation lacanienne du nœud borroméen est elle-même proprement borroméenne de nouer dans la compression d’un instant de voir, du temps pour comprendre et du moment de conclure, les trois fonctions que représentent l’ex-sistence, le trou et la consistance.

20Avant de revenir sur l’ex-sistence du phallus, du sens, des femmes et du symptôme, essayons de caractériser les deux autres notions que Lacan nous propose de faire consonner avec symbolique (le trou) et imaginaire (la consistance).

La D.I., le dieure ou la consistance de la corde

21La consistance, l’ourdi, c’est ce qui a été ourdit (Ur-dit). Ce sont les lettres de jouissance, les inscriptions produites par l’involution signifiante, qui permettent que le nœud tienne, et forme trame et chaînes. « La jouissance, au regard de cette consistance imaginaire, ne peut rien faire que d’ex-sister. Soit parodier ceci : c’est qu’au regard du réel c’est d’autre chose que de sens qu’il s’agit dans la jouissance. » Mais « c’est au Réel comme faisant trou, que la jouissance ex-siste » (34). Cela constitue l’apport de l’expérience analytique, centrée sur le non-rapport sexuel. C’est là où le signifiant, « dépourvu de sens […] vient à se proposer comme intervenant dans cette jouissance ». Lacan, dans cette deuxième leçon, introduit ainsi la jouissance phallique en relation avec ce qui au réel ex-siste, « à savoir ce qui se pose du champ produit de ce que le rond Réel […] s’ouvre à se poser comme cette droite infinie, isolée dans sa consistance » (35).

22Lacan remarque que le nœud borroméen reste nœud si l’une de ses boucles s’ouvre et se transforme en droite, à cette seule condition que « cette consistance restituée suppose que nous l’étendions à l’infini pour qu’elle continue à jouer sa fonction » (89). Il rend hommage au génie de Desargues d’avoir devancé Riemann et fondé cette équivalence topologique de la droite infinie et du cercle.

23De même pour le nœud borroméen figuré d’un cercle et de deux droites infinies qui forment un dessus-dessous, il confirme que le nœud ne tient, c’est-à-dire conserve sa consistance, que si le dessus-dessous au centre du cercle est identique à celui que les droites forment à l’infini. La formulation de Lacan est d’ailleurs amusante : « Il faut quand même mettre bien au point ceci, il n’est aucunement question qu’elle s’imagine se replier, sans que celle qui, d’abord, passait dessus, passe encore dessus l’autre » (108).

24Dans la foulée, Lacan introduit le Nom-du-Père dans sa fonction radicale de donner nom aux choses, mais seulement après avoir posé les trois consistances comme dénouées.

25Cette consistance de la D.I., Lacan l’utilise de deux façons distinctes :

  • d’une part, tout d’abord, la D.I. n’étant pas orientable, elle « semble imposer l’ex-sistence, non pas d’un nœud mais de deux nœuds orientés » (143). Cette inorientabilité, Lacan semble la déduire de l’inaccessibilité du point à l’infini qui permettrait de compactifier la droite infinie en cercle. On retrouve, à l’occasion, l’incommensurabilité dans Un et de l’objet a, symbolisée entre le cercle et la droite. La droite infinie n’est en effet orientable « qu’à partir d’un point choisi quelconque sur cette droite et d’où les orientations divergent. Mais de diverger ne lui en donne pas une » (143). Lacan ainsi affirme, visiblement contre Soury et Thomé, que si dans le nœud borroméen il y a un des ronds qu’on transforme en droite infinie, il n’y a plus un seul nœud comme orienté mais deux nœuds (143). Cela nous renvoie à la compactification de la jouissance, et aux formules de la sexuation ;
  • d’autre part, la D.I. comme consistance, essentielle à la tenue du nœud, s’oppose à ce qui fait rond de ficelle, « c’est-à-dire le trou qu’il y a au milieu » (92). Sur l’opposition de la D.I. au trou, soit cette opposition entre ouverture et fermeture du rond, nous poserons, nous dit Lacan, la question de ce qu’il y a de commun entre la droite infinie et le cercle. Ce qu’il y a de commun, c’est que la rupture de l’un ou de l’autre libère les autres éléments du nœud. Ces deux ruptures sont-elles équivalentes ? « En quoi ? Au point de vue du nœud – non pas en tant que rupture dans ses effets sur le nœud, [mais] dans ses effets de reste sur l’élément. Que reste-t-il du cercle après sa rupture ? Une droite finie comme telle, autant dire bonne à jeter, un petit chiffon, un bout de corde de rien du tout. Le zéro du cercle coupé. » (170).

26Lacan en déduit une figuration du non-rapport comme la présence de deux cercles non noués : « Dans le rapport des sexes, chacun dans sa façon de tourner en rond comme sexe n’est pas, à l’autre, noué. » « Ils impliquent comme nécessaire ce 3 élémentaire dont il se trouve que je les supporte de ces trois indications de sens, de sens matérialisé, qui se figurent dans les nominations du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel » (170). Matérialité qui se manifeste dans des « effets de corps » : symptôme, inhibition, angoisse.

L’inconscient ou le trou bade Ur

27« L’inconscient, c’est le Réel, je mesure mes termes. Si je dis que c’est le réel en tant qu’il est troué, je m’avance. Je m’avance un peu plus que j’en ai le droit, puisqu’il n’y a que moi qui le dis » (153). Laissons-nous embarquer par ce dit de Lacan, et fions-nous à la puissance de son dire pour accéder à notre propre vérité.

28Que l’Autre soit un trou, nous l’avons appris grâce au séminaire D’un Autre à l’autre. Qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, l’expérience de la cure nous y conduit, et Lacan le figure dans son schéma par une « spéciale accentuation du trou dans ce qui fait face au Symbolique » (71). C’est dans ce trou que se développe une jouissance de l’Autre, de l’Autre qui n’est pas mais qui sans cesse ex-siste, où l’imaginaire tient le haut du pavé, en l’absence du symbolique. Indicible est cette jouissance, où S(%) vient nommer cette ex-sistence, ex-sistence qui « n’est en fin de compte que ce dehors qui n’est pas un non-dedans » (54).

29Cette jouissance, comme les mystiques nous en font signe, est cette « ex-sistence autour de quoi s’évapore une substance » et est aussi essentiellement pathétique. Mais il n’en reste pas moins que « la notion d’une faille, que la notion d’un trou, même dans quelque chose d’aussi exténué que l’ex-sistence, garde son sens. » (54).

30Ce trou dans le réel est donc solidaire de la consistance imaginaire qui le cerne. Mais ce trou est aussi celui qui permet de « décoller de la pensée qui fait cercle, de cette pensée qui met à plat obligatoirement, et qui, de ce fait, de ce fait seulement, dit que ce qu’il y a là-dedans, c’est autre chose que ce qu’il y a dehors ! » (81). Ainsi, cette ex-sistence du réel, la trace de cet écart entre le 1 et le a, ex-siste elle-même à la consistance idéique du corps.

31Les deux états du symbolique, le cercle ou la droite infinie, nous permettent d’illustrer combien son trou reste inviolable.

32D’une part, réduit à sa fonction stricte de coincer l’imaginaire et le réel, où il n’y a pas d’Autre de l’Autre qui vienne lui donner sa consistance, il se maintient à tourner en rond et assure la tenue du nœud, car c’est cela « que ça veut dire le nœud borroméen, que le trou, le trou du symbolique est inviolable » (108).

33D’autre part, l’ouverture du rond du symbolique en droite infinie (« dites n’importe quoi ») et le maintien de sa consistance restituée (le désir de l’analyste) de manière à ce que, étendue à l’infini, « elle continue à jouer sa fonction » (89) afin que le nœud ne se défasse pas, cela seul permet de figurer comment il y a « cohérence, il y a consistance entre le symptôme et l’inconscient » (98).

34Cette double forme du symbolique (cercle et D.I.) nous renvoie à ce qui constitue la consistance supposée du symbolique : il a fallu attendre la psychanalyse pour qu’on s’aperçoive que « la consistance supposée du Symbolique […] est liée à l’ordre de ce corps à quoi est suspendu l’Imaginaire » (59). « Le Symbolique est ce qui de la consistance fait métaphore la plus simple » (59). Or, le nœud borroméen est ce qui permet de quitter cet imaginaire de la « chaîne symbolique », au profit de la corde qui devient le « symptôme » de ce en quoi le symbolique consiste. Cette consistance n’appartient donc plus au seul symbolique et concerne tout aussi bien le réel et l’imaginaire.

35Lacan est donc amené à nous proposer le trou comme « consistance du symbolique » (96). En février 1975, il nous pose « la question de savoir si le trou est bien ce qui est de l’ordre du symbolique qu[‘il] fonde du signifiant », nous dit-il. Il conclura le séminaire en affirmant que « le symbolique tourne en rond et il ne consiste que dans le trou qu’il fait » (157). Au sujet du « faire trou », Lacan nous fait accéder à la fonction de la nomination en affirmant que « la nomination, c’est la seule chose dont nous soyons sûrs que ça fasse trou » (163), cela sans qu’il soit obligé que la nomination soit liée au trou du symbolique.

36Revenons au symbolique comme D.I. Le 15 avril 1975, Lacan nous ramène au parlêtre et à l’inconscient. Qu’il n’y ait pas de rapport sexuel, ça fait « trou en un point de l’être du parlêtre ». « L’inconscient, c’est le réel en tant qu’il est affligé […], c’est le réel en tant que, chez le parlêtre, il est affligé de la seule chose qui fasse trou, qui du trou nous assure, c’est ce que j’appelle le Symbolique, en l’incarnant dans le signifiant, dont en fin de compte, il n’y a pas d’autre définition que c’est ça le trou. Le signifiant fait trou. » (153). Cela n’est pas pour nous déplaire, puisque la jouissance, phallique, tout du moins, ex-siste au trou, portée du signifiant.

37Lacan précisera sa pensée au Massachusetts Institute of Technology en fin d’année en avançant que « le signifiant n’est pas le phonème, le signifiant c’est la lettre. Il n’y a que la lettre qui fasse trou [3]. » Il faut donc percevoir que c’est le réel de la lettre, et donc du symptôme, du « Réel comme faisant trou que la jouissance ex-siste » (35). Encore faut-il, et c’est là l’expérience de la cure, cette lettre, lui restituer sa pleine signifiance, et parvenir au réel de l’ex-sistence, qui seule se « métaphorise de la jouissance phallique » (35).

La réson d’Héraclite, ou le tsim-tsoum du nom

38Lacan nous a enseigné le trouage : la réson d’Héraclite perfore le tore de Parménide. Il n’y a pas d’« être de l’analyste ». Celui-ci n’est que trou du souffleur, trou qui parfois recrache. Il n’a pas de nom propre, seul ex-siste son désir.

39La cure, ainsi, réduit l’imaginaire sur le chemin du réel et dévalorise la jouissance sur le chemin de nom. Le chant du réel, où l’écrit se présente sous sa forme sonore, n’est pas champ sans fausse note : l’a-mêle-aux-dits parfois est mêle-odieuse.

40La cure redonne au nom propre sa fonction volante. Le parcours de son trajet permet à la destitution subjective de se réaliser : tsim-tsoum du nom pour ce qui renonce à l’Autre de l’Autre. Le corps de l’Autre n’est plus désormais pour le corps du parlêtre « que du semblant » (115), « la pulsion phallique n’est plus la pulsion génitale » (40). La jouissance est désormais châtrée.

41Heureusement, il y a Dieu, c’est-à-dire l’inconscient, avec son savoir littéral : « Le savoir de Dieu, c’est certain qu’il ex-siste » (15). Il est ectopique et « il siste peut-être, mais on ne sait pas où » (15). Dans le chant du réel, il est à « lire entre les lignes, à savoir ailleurs que la façon dont le Symbolique s’écrit » (16). De plus, il est incastrable et néguentropique parce que c’est un savoir sans sujet. Lacan avance encore que « Dieu n’est rien d’autre que ce qui fait qu’à partir du langage, il ne saurait s’établir de rapport entre sexués. [….] Le langage n’est donc pas simplement un bouchon, il est ce dans quoi s’inscrit ce non-rapport. C’est tout ce que nous pouvons en dire. Dieu, lui, comporte l’ensemble des effets de langage, y compris les effets psychanalytiques, ce qui n’est pas peu dire ! » (38).

42Le désêtre du sujet supposé savoir vient ponctuer la fin d’une analyse bien menée, permettant au « trou du trou du trou » des trois impossibles (sens, sexe et signification) de cerner, dans un éclair, « ces points triples du nœud dont se supprime l’ex-sistence [….] lorsque le tourne-autour ne se fait plus » (128).

43Ainsi, l’a-théisme auquel Lacan nous convie, comme une ascèse continuée, est celui auquel conduit une analyse menée jusqu’au bout : il ex-siste un savoir incastrable, sans sujet, originairement perdu. Tout savoir est désormais castré d’une part de vérité inaccessible. Cette part de vérité ne peut « se concevoir que comme un détour voué à l’erre, mais à une erre limitée par un nœud » (142). Dieu continue à ex-sister pour que le trou du refoulement originaire ne se referme pas. Accepter l’erre, se faire la dupe de la structure, « c’est notre seule chance de fixer le nœud, vraiment dans son ex-sistence, puisqu’il n’est qu’ex-sistence en tant que nœud. »

44En guise de conclusion… laissons à la borroméanité de notre propre nouage E.T.C… la possibilité de se conclure par l’émission d’un petit poème hypnopompique :

45

C’est dans les bras d’Héra que l’éclair se produit et le ciel s’ouvre : le a se sépare, mais lui n’en sait rien. Survient le maître, le Herr, par voie de l’air, l’erre s’annonce, un Réel s’invente.
Le trou effect, effect cré-acteur, se mue en tour de la répétition.
De ce moment, il ne reste que le momentum, le moment-hom d’une dynamique dont le point d’appui n’est que le vide originel. E.T.C… E.C.T… C.E.T. : en deux temps, l’ectopie du Nom s’imaginarise. Retournement des sphères, dédoublement des centres, ellipse de Dieu, puissance du deux.
Le temps de conclure se hâte de la fragile ex-sistence du Nom : il est temps d’ex-sister, le temps d’un désir, d’un désir qu’aucun être ne supporte, sans autre substance que de la consistance qui s’assure de son nœud même.
Un dire vient… à la recherche des mots pour le dire…


Date de mise en ligne : 17/06/2019

https://doi.org/10.3917/enje.032.0161

Notes

  • [*]
    Ce texte correspond à une recherche entamée sur le « chemin du nœud » dans le cadre du LaBo, le Laboratoire borroméen, créé par Marc Strauss. Il a donné lieu à une communication lors des deuxièmes journées de travail organisées les 7 et 8 juillet 2018 à Baveno, au bord du lac Majeur, devant les îles Borromées, en Italie. Il prolonge le travail de l’année précédente intitulé « Hâte-liée », publié en juin 2018 dans le numéro 30 de L’en-je lacanien.
  • [1]
    Les chiffres entre parenthèses renvoient à la page de l’édition de l’ali dont sont tirées les citations.
  • [2]
    J. Roussille, « Hâte-liée», art. cit., p. 37-54.
  • [3]
    Scilicet, n° 6-7, Paris, Seuil, 1976, p. 60.

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