Notes
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[1]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 53.
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[2]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, inédit, séance du 15 mars 1977.
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[3]
J. Lacan, « Introduction à l’édition allemande des Écrits », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 559.
1Qu’est-ce qu’un psychanalyste sait de la psychanalyse ? Ce qu’il sait se situe surtout à partir de sa propre expérience. L’analyse poussée jusqu’à son terme, soit jusqu’à l’irréductible du symptôme, veut dire, avant tout, que l’analyste lacanien ne s’oriente pas à partir de l’identification avec son analyste. C’est une orientation par un savoir qui ne relève pas d’une identification. Si on exclut l’identification, reste la question de ce qui fait l’orientation de l’analyste.
2Lacan a forgé une conception centrée sur la proposition selon laquelle « l’analyste ne s’autorise que de lui-même ». Elle est la conséquence logique de son élaboration sur l’acte. Si l’analyse prépare l’analysant au rendez-vous avec l’acte, il s’en déduit que le passage à l’analyste, si c’est un véritable acte, dépend d’une autorisation sans Autre. Cela ne justifie donc aucunement un « tout est permis ». Cela signifie fondamentalement que l’analyste ne s’autorise que de lui-même à condition d’avoir traversé l’expérience de sa propre analyse. Il ne s’agit donc pas d’une proposition libérale de Lacan qui affirmerait que chacun s’autorise quand il le veut. Elle met plutôt l’accent sur la responsabilité de celui ou celle qui assume le risque d’occuper la place de l’analyste en même temps que cela met en évidence la dimension d’une solitude nécessaire. Le sujet est seul à l’instant du franchissement propre à l’acte, puis il est seul aussi dans la tâche d’être analyste, où se renouvelle pour lui la nécessité d’opérer à partir de l’acte. C’est uniquement si le franchissement de l’expérience de l’analyse s’avère un acte que celui qui devient analyste pourra occuper la place de semblant d’objet a. Cela veut dire que l’analyste n’est pas sujet. Ce qui fait l’être de l’analyste, c’est ce qui reste du sujet une fois traversé le plan des identifications, soit un rebut comme le disait Lacan.
3Néanmoins, il convient de remarquer tout d’abord que la psychanalyse est une. Il n’y a pas les psychanalyses, contrairement aux psychothérapies, qui sont au pluriel. Cela pose d’emblée d’une part une existence, celle qui fait que les différents courants de l’analyse ont un fondement commun, et d’autre part ce qui fait la différence absolue de la psychanalyse lacanienne.
4Il n’est pas très évident de définir ce qu’est une psychanalyse. Lacan posait que c’était plus facile à définir pour un analysant que pour un analyste. C’est ce qui explique sa formule qui peut paraître étrange : une psychanalyse c’est ce que l’on est en droit d’attendre d’un psychanalyste. Il est certain que, depuis Freud et jusqu’à nos jours, il y a eu des psychanalystes même si seulement quelques-uns ont été ou sont lacaniens.
5Autrement dit, pour rendre compte de ce qu’est la psychanalyse, Lacan fait un tour qui déplace la question sur l’analyste. Il me semble qu’on pourrait dès lors appliquer à la formulation de Lacan la question posée par le titre de ce numéro de L’en-je, qu’est-ce qu’une psychanalyse lacanienne ?, et arriver à la réponse suivante : ce serait celle qu’on est en droit d’attendre d’un psychanalyste lacanien. Est-il possible d’affirmer une idée pareille ? Je le crois et c’est ce que je me propose de soutenir.
6La question est cruciale. Du vivant de Lacan, la réponse était simple, du moins en France : était lacanien celui qui avait été formé par Lacan, soit quelqu’un qui avait été en analyse ou en contrôle avec lui ou avec quelques-uns de ses élèves proches, puis qui s’était autonommé comme lacanien. C’était difficile à partir de là de se prétendre comme analyste lacanien si on ne réunissait pas ces conditions. Bien entendu, cela constituait un ensemble fermé, mais, en même temps, assez hétérogène, car il y a eu ceux qui se sont formés avec Lacan jusqu’au terme de leur analyse, puis ceux qui l’ont fréquenté juste un certain temps. Parmi tous ceux qui se sont revendiqués comme des analystes lacaniens, il convient de souligner que leurs niveaux d’expérience étaient assez divers. Mais le problème majeur est venu d’Amérique latine où, à quelques exceptions près, personne n’avait fait une analyse avec Lacan. Au mieux, certains analystes étaient venus en France participer pendant une période de deux mois à ses derniers séminaires, ceux dictés à partir de 1977.
7J’ai le souvenir qu’à Buenos Aires, dans les années 1980, où il s’est produit une expansion exponentielle de l’enseignement de Lacan, cela s’est accompagné d’un nombre aussi croissant d’analystes s’autodésignant comme lacaniens. C’était un effet d’autorisation, mais à partir de quoi ?
8C’était à partir d’un effet de lecture. Il est sûr que cela a donné lieu chez certains à un engagement décidé dans la lecture méthodique des textes de Lacan. Peut-on néanmoins suppléer à l’expérience par la théorie ? La preuve des limites de la lecture provient de ces analystes qui étaient formés pour la plupart par des analystes kleiniens et dont une grande partie a repris une analyse, à la recherche d’une expérience, avec un analyste lacanien. Ils se sont aperçus que la lecture de Lacan n’était pas suffisante.
9Nous sommes là face à une question fondamentale à laquelle les analystes doivent répondre d’autant plus que Lacan n’est plus là. L’intervention de Lacan à Caracas, peu avant sa mort, a été dans ce sens décisive. Deux de ses remarques ont constitué le point d’appui sur des orientations différentes. La première remarque : « Je suis freudien. » La deuxième remarque : « J’y suis venu parce qu’on m’a dit que c’était le lieu propice pour que j’y convoque mes élèves d’Amérique latine. Je ne le préjuge pas. Parce que mes élèves, j’ai l’habitude de les élever moi-même. Ça ne donne pas toujours des résultats merveilleux […] Vous, vous êtes, paraît-il, de mes lecteurs. Vous l’êtes d’autant plus que je ne vous ai jamais vus m’entendre. » Être freudien donc constitue l’armature pour être lacanien. Tous les analystes s’accordent sur cette proposition. La différence se situe à partir de la deuxième formulation.
10En effet, un certain nombre d’analystes se disent aujourd’hui lacaniens juste à partir de la lecture de Lacan et ils revendiquent cette position du fait que la personne de Lacan était un obstacle pour accéder à sa transmission. C’est donc l’opposé de ce que Lacan a tenté de transmettre avec tant d’effort et tant de soin autour de ceux qui sont restés proches de lui. En effet, certains analystes ont cru trouver là le ressort d’une proposition concernant l’analyste lacanien. Elle consiste à déduire des propos de Lacan l’idée que Lacan lui-même aurait considéré que ceux qui ne l’ont pas connu étaient dans de meilleures conditions pour le lire. Il fallait juste un pas, suivant cette logique, pour affirmer qu’un analyste lacanien, c’est celui qui lit Lacan.
11Or, ce qui est négligé dans la phrase de Lacan à Caracas est que l’accent était mis sur sa surprise qui portait sur le fait qu’il y avait une communauté d’analystes qui le lisait sans l’avoir jamais rencontré. En effet, Lacan a toujours pris le soin de privilégier la dimension de la rencontre entre l’analysant et l’analyste et les effets de formation.
12Je reprends donc la thèse constante de Lacan, à savoir qu’une analyse est avant tout une praxis, et ce qui se transmet de cette praxis, la théorie ne peut pas y suppléer.
13On pourrait appliquer à la psychanalyse lacanienne une phrase attribuée à Miguel de Unamuno, écrivain espagnol : « Lo que natura non da, Salamanca non presta », « ce que la nature ne donne pas, Salamanque ne peut pas le prêter ». Il s’agit d’une référence à la célèbre université espagnole créée dans cette ville en 1218. L’idée est que même les meilleures études ne permettent pas de donner ce qui n’était pas là au départ. C’est une formule qui, d’un certain point de vue, est embêtante, car elle met en valeur la prévalence du biologique. Elle peut pourtant se lire comme l’impossible suppléance par la théorie à ce qu’on ne peut savoir que par l’épreuve.
14Cet exemple pose d’une façon aiguë une question cruciale dans notre actualité : se dire lacanien peut recouvrir différentes choses et parfois même une autorisation basée sur une imposture. D’ailleurs, si on admet que « l’analyste ne s’autorise que de lui-même », qui peut prétendre à assumer la fonction de dénoncer l’imposture ? C’est la raison de l’invention par Lacan d’un dispositif institutionnel intimement lié à l’expérience de l’analyse. C’est en effet à l’école de psychanalyse que revient la fonction, non pas de contrôle, mais de mise à l’épreuve, pour ceux qui ont le désir de se confronter avec d’autres à la question énigmatique de ce qu’est une psychanalyse, ajoutons lacanienne.
15Je vais poursuivre par une expérience personnelle mais suffisamment instructive pour rendre compte que déjà être freudien concerne la base de tout analyste lacanien, mais pas nécessairement celle d’un analyste non lacanien.
16Je fus invité en 2012 à intervenir à la Société psychanalytique de Washington, filière de l’ipa, dans le cadre d’un séminaire clinique qui avait une structure bien précise. Pendant une année, les organisateurs ont invité un analyste supposé représenter un courant différent de la psychanalyse. C’est ainsi qu’ils ont invité un kleinien, un représentant de l’ego-psychology, un analyste dont la référence était Winnicott, un représentant du courant dit de la relation d’objet, puis j’ai été choisi comme le représentant du courant lacanien. L’exercice était le suivant : commenter un cas d’analyse qui avait duré quatre ans et « dans le matériel », comme ils le disent, duquel apparaissaient les grands traits de la vie de l’analysant, avant et pendant ces quatre ans d’analyse, et les propos du patient à chaque tournant de l’analyse. Entre les dits de l’analysant, était sciemment effacé ce que l’analyste avait fait comme interprétation.
17L’axe du séminaire était au fond guidé par la question : comment interpréteriez-vous à la place de l’analyste ? Après avoir fait remarquer aux organisateurs que ce qu’un sujet dit est déterminé par un transfert toujours singulier, ce qui rend l’exercice proposé limité car la suite des dits est effet de ce transfert, j’ai fait quelques remarques sur le cas.
18Évidemment, il y avait suffisamment d’éléments sur la vie du sujet et sur les formations de l’inconscient pour me permettre de faire un commentaire. Je ne commenterai pas ici le cas, mais je donnerai juste un écho de la réponse. La surprise a été générale, ce qui m’a été retourné par plusieurs analystes fut : « Mais c’est incroyable, les lacaniens font donc comme Freud ! »
19Le point qui m’a surpris a été surtout d’apprendre qu’aucun des analystes des autres courants analytiques n’avait essayé de viser, dans l’interprétation du cas, la suite logique des formations de l’inconscient. L’orientation dans l’interprétation avait été le sentiment contre-transférentiel. Cela a permis de mettre en évidence, in situ, que l’orientation lacanienne consiste à diriger la cure à partir du rapport du sujet avec le réel. La perspective est pourtant déjà indiquée chez Freud. Lacan le rappelle dans « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », où il définit l’analyse comme une « action qui va au cœur de l’être ». En effet, la parole de l’analyste s’adresse à ce qui fait le noyau de l’être, « Kern unseres Wesens », ce qui fonde la politique du psychanalyste à partir de son manque à être.
20L’expérience que je rapporte constitue encore une preuve que pas tous les analystes sont freudiens. Sans doute, être freudien est une condition pour être lacanien. Est-ce une condition suffisante ?
21Je dirais juste ceci. Il est frappant de constater qu’à notre époque beaucoup d’analystes se disent lacaniens en appuyant leur position sur la nécessité de symboliser le réel. Autrement dit, ils soutiennent de façon légitime, avec Lacan, que l’analyse est une pratique de subjectivation. Disons que si on limite l’analyse à cela, on reste dans l’essence d’une pratique freudienne. Avec la proposition d’une action qui va au cœur de l’être, Lacan ouvre une nouvelle perspective, celle de toucher le réel jusqu’à produire un avènement du réel propre à l’analyse. C’est ce que Lacan affirme : « Aucune praxis plus que l’analyse, dit-il, n’est orientée vers ce qui au cœur de l’expérience est le noyau du réel [1]. » On pourrait dès lors dire que passer de la psychanalyse à la psychanalyse lacanienne, c’est passer de la réalité au réel. La réalité consiste à tenter de faire émerger le vrai du vrai.
22Sur cette question du vrai, Lacan avance : « Ce que l’analyste sait, c’est qu’il ne parle qu’à côté du vrai, parce que le Vrai, il l’ignore. Freud – là – délire juste ce qu’il faut, car il s’imagine que le Vrai, c’est ce qu’il appelle – lui – le noyau traumatique [2]. » Or, le réel comme aversion du sens est un fait de structure inhérent au langage et à ses effets, en premier lieu le « troumatisme ». Que le sujet construise une élucubration mythique est ce dont l’inconscient rend compte. Mais il ne suffit pas que cette élucubration parvienne à être élucidée. Il faut encore que le sujet fasse l’épreuve du réel jusqu’à ce qu’il cesse de ne pas s’écrire. L’épreuve du réel est ce qui s’invente pour un sujet comme effet de l’analyse. Quand le réel cesse de ne pas s’écrire, le sujet n’a plus le recours aux masques qui le recouvrent, il lui reste plutôt deux options, celle de se retourner et ne pas faire face et celle d’avoir le courage de faire face au réel.
23Concernant l’analyste, qu’est-ce qui est au départ ? Il y a ce que chacun est avant le commencement de l’analyse. Il est impossible néanmoins de poser une égalité d’avant l’expérience. C’est un fait qu’il y a des sujets plus aptes à l’expérience de l’analyse que d’autres.
24Avec Lacan, nous soutenons que le désir de l’analyste, effet de l’expérience d’une analyse, est un désir inédit dont l’émergence est le produit d’une traversée. Est-ce pour autant qu’on peut affirmer que rien de l’expérience de vie d’un sujet n’est à considérer sur l’avènement de ce désir ?
25Si je pose qu’il existe un réel insondable, c’est pour avancer qu’il n’est pas démontrable, mais qu’il existe des faits d’expérience clinique qui plaident pour l’idée que certaines expériences de vie chez le sujet préparent à la demande de faire une analyse, condition préalable pour devenir analyste. Je laisse de côté cette dimension pour en aborder une autre. Un certain nombre d’analysants s’adressent à un analyste lacanien avec l’affirmation : « J’ai déjà fait une analyse freudienne, je voudrais à présent faire une analyse lacanienne. » La raison n’est pas un reste d’insatisfaction qui pousse à faire une nouvelle tranche d’analyse. Je fais référence aux cas où l’impasse est relative à ce qui est programmé dans une analyse orientée par le contre-transfert et dont l’issue est l’identification terminale avec l’analyste.
26Il est certain que, pour ces sujets, la théorie lacanienne a fonctionné comme un starter, un démarreur, du fait que le sujet s’est aperçu qu’un au-delà de l’identification est possible. Autrement dit, il n’y a pas de théorie psychanalytique qui puisse se dissocier de sa pratique. Lacan considérait qu’une analyse n’a pas à être poussée trop loin. Quand l’analysant pense qu’il est heureux de vivre, cela est suffisant. Il ne le préconisait pas à propos de l’analysant dont le désir d’être psychanalyste commence à émerger. Là, nous sommes en plein dans la question fondamentale de l’entrée en analyse et dans les raisons pour lesquelles Lacan se réfère en termes d’acte.
27La dimension de l’acte est liée au désir de l’analyste. Tout d’abord, qu’est-ce que le désir de l’analyste ? Ce n’est pas le désir d’être analyste, ce n’est pas non plus le désir que quelqu’un peut avoir pour la psychanalyse. En postulant l’existence du désir de l’analyste, Lacan dégage une spécificité par rapport à n’importe quelle autre forme de désir.
28Si on définit avec Lacan le désir comme étant d’abord le désir de l’Autre, on saisit que le désir de l’analyste suppose la séparation du sujet de l’Autre du désir. Le désir de l’analyste est ce qui reste une fois que s’est produite la séparation avec cet Autre.
29C’est pourquoi Lacan a posé qu’au terme d’une analyse doit se produire une chute des identifications. Il faut noter que l’identification et le désir sont la même chose. On désire à partir d’une identification, ce qui n’est pas le cas pour le désir de l’analyste. À partir de là, on saisit que le désir de l’analyste a un caractère énigmatique. C’est ce qui a amené Lacan à poser la question de savoir comment quelqu’un peut avoir ce désir. Il s’agit donc d’un désir qui se soutient sans l’Autre et d’un désir sans objet. C’est une autre dimension énigmatique, car par définition le désir cherche un objet dans le but de se satisfaire. Or, le désir de l’analyste non seulement ne porte sur aucun objet en particulier mais en plus il n’est pas un désir d’objet.
30Lacan l’a très bien défini quand il évoque, dans le Séminaire XI, que le désir de l’analyste est désir d’obtenir la différence absolue. Cette définition est centrale, car la différence absolue est ce que devient le sujet à la fin de l’expérience. Mais le point qu’il faut surtout remarquer est que Lacan, quand il postule l’existence du signifiant du transfert comme condition d’entrée en analyse, soutient déjà la nécessité de créer une différence, celle qui est produite par un signifiant qui prend un poids spécial autour duquel vont tourner les autres. Dans ce sens, ce signifiant prend déjà pour le sujet le statut d’exception. On peut donc affirmer que le désir de l’analyste est ce qui reste de la destitution subjective, un désir sans sujet, en d’autres termes un désir qui ne provient pas de l’inconscient.
31On perçoit donc là une spécificité de l’orientation lacanienne. Alors que l’ensemble des courants analytiques définit l’entrée en analyse en fonction des standards, l’orientation lacanienne trouve sa spécificité dans une production inédite chez le sujet qui change le rapport à l’inconscient, et cela dès le début de l’analyse.
32Qu’est-ce que les standards ? C’est ne pas faire la séparation entre la demande d’analyse et l’entrée en analyse. C’est se satisfaire avec la demande d’analyse. C’est ce qui amène les analystes en dehors de l’orientation lacanienne à privilégier le concept de cadre analytique.
33Faire de l’épreuve du réel l’orientation d’une analyse est ce qui permet de saisir ce que veut dire la formule de Lacan « prothèse de l’équivoque ». La prothèse, c’est le couplage des signifiants, soit la possibilité donnée par une langue de jouer avec les équivoques. Les signifiants font prothèse à ce qui fait la marque d’un réel, soit la réduction de lalangue à ses éléments derniers, irréductibles et sans connexion entre eux. Et il faut remarquer que Lacan se sert encore d’une autre expression, la vérification du réel, qui est proche de « ce qui assure du réel ». Dans le même sens qu’il pose le « troumatisme », Lacan affirme que le langage fait trou dans le réel, sans quoi « il est impossible d’en considérer le maniement ».
34Il faut s’apercevoir que cette fonction du langage, fonction trou, s’oppose à la question classique, que j’ai évoquée plus haut, qui se pose dans certaines communautés lacaniennes, à savoir comment le symbolique peut capter le réel. C’est une thèse forte. Elle dit que c’est par la fonction trou qu’il y a prise sur le réel. La fonction trou fait exister le réel autrement que comme exclu du sens.
35Si Lacan pose que c’est par le lapsus qu’on est dans le réel, il serait légitime de désigner ce lapsus comme lapsus de la contingence, à savoir un lapsus qui n’est pas programmé par l’étoffe du discours mais par l’effet d’une analyse, et qui correspond donc à un « cesse de ne pas s’écrire ». Ce serait ce qui permettrait de démontrer l’impossibilité, soit ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Lacan, à partir de là, affirme qu’« un réel de là s’atteste [3] ». Un réel s’atteste donc dans l’analyse, à condition de s’orienter à partir du symptôme.
36C’est ce qui amène Lacan à introduire la formule « l’analyste symptôme », dans le séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, alors qu’il est encore assez loin des dernières propositions sur le symptôme. Plus exactement, il avance que l’analyste est le support du symptôme, il le prend à sa charge, il est symptôme. Il utilise plus tard la formule de « l’analyste symptôme » au moins à deux autres reprises, dans le séminaire Le sinthome et dans la conférence à Rome intitulée « La troisième ».
37Une fois situé ce contexte, on doit saisir que l’analyste symptôme est autre chose que l’analyste prêtant sa personne au transfert, substitut d’un personnage de la vie infantile du sujet. Je crois qu’il faut distinguer deux dimensions dans l’analyste symptôme. La première recouvre l’inclusion de l’analyste dans les formations de l’inconscient de l’analysant. C’est l’analyste comme complément du symptôme du sujet. Cette dimension révèle de nouveau la cohérence entre inconscient et symptôme. La deuxième implique que l’analyste soit un partenaire de l’inconscient afin que le transfert induise dans la répétition une déperdition de ce qui était au cœur du sujet : son rapport à la jouissance.
38C’est un fait que l’analyse opère une perte de la jouissance du symptôme et cela dans la mesure où l’analyste est un partenaire de jouissance du sujet. C’est ce qui permet donc une réécriture dans le corps. L’idée de réécriture indique que c’est une écriture seconde, l’écriture première étant le symptôme comme événement de corps, soit la trace d’une jouissance qui délimite une zone de celui-ci l’affectant d’une valeur qui le détache du reste. C’est en quoi le symptôme comme événement de corps signale un réel, le réel du symptôme. L’orientation du symptôme, que Lacan soutient pour la psychanalyse, concerne le rapport au réel, pas seulement comme finalité, mais comme faisant apercevoir à l’analysant la valeur du réel dès l’entrée en analyse. Je l’ai déjà indiqué à propos du repérage nécessaire du symptôme comme réel à l’entrée de la cure, mais cela se prolonge avec la thèse de l’analyste symptôme.
39Je soutiens que cette formulation prépare, d’un côté, la position de l’analyste comme étant celle qui objecte aux semblants du sujet et, de l’autre, la formulation du symptôme comme nœud.
40La clé de la fonction du sinthome est donc de réparer le point d’erreur de la structure. Lacan donne un nom précis à la manifestation de l’erreur, c’est le lapsus. Il le formule dans le séminaire Le sinthome de façon explicite. Le sinthome est censé se produire à la place même où le nœud fait erreur. C’est le lapsus du nœud, soit ce qui rate, et le sinthome est une réponse au point même du lapsus. Ce qui en résulte est la compensation nouée.
41Le statut que Lacan donne à la présence réelle de l’analyste, puis à l’analyste symptôme, et finalement au symptôme comme ce qui noue l’ensemble des registres, permet de soutenir une clinique du réel qui n’est pas à limiter à la réduction du symptôme, mais qui vise à produire un autre nouage dans les registres. C’est d’ailleurs la proposition de Lacan à la fin de son enseignement. Elle concerne de façon générale, pour tout sujet qui a traversé l’expérience d’une analyse, un nouveau savoir-y-faire avec son symptôme. En effet, une fois que tombent les identifications et que le désir de l’Autre n’est plus un repère, une fois que le savoir mythique fabriqué par le sujet tombe en désuétude et que la vérité s’avère mirage, que reste-t-il au sujet pour s’orienter dans l’existence ?
42C’est l’effet de surcroît, ce qui s’écrit à partir de la guérison de surcroît, soit le nouveau nouage de l’imaginaire, du symbolique et du réel à partir du symptôme.
Notes
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[1]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 53.
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[2]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, inédit, séance du 15 mars 1977.
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[3]
J. Lacan, « Introduction à l’édition allemande des Écrits », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 559.