Couverture de ENJE_030

Article de revue

Nos années folles

Le secret du sphinx, ou un film mauvais genre. Interrogation sur la mécanique du désir

Pages 105 à 115

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1En partant d’une histoire bien réelle, celle de Paul et Louise Grappe durant la Première Guerre mondiale, André Téchiné signe son vingt-troisième opus (sorti en salle en 2017). Le titre choisi par André Téchiné est tout à fait bienvenu. Nos années folles contient une équivoque et désigne l’horizon du film : c’est parce qu’il s’est fait « folle » que Paul Grappe vit de folles années. C’est un film qui mêle l’évocation d’une période historique troublée aux vertiges de l’identité.

2Nos années folles sont celles vécues par Paul Grappe, devenue « folle », mais il ne les vit pas seul. C’est là un des points forts du film : il nous rend palpable la complicité au sein du couple. Il s’agit plus que d’une complicité, c’est bien Louise, son épouse, qui lui suggère très fortement de se travestir en femme pour échapper à la guerre ou plutôt pour sortir de la cachette dans laquelle il s’est replié en désertant. Paul devient alors Suzanne. Ce qui n’était pas prévu c’est que Paul devenu Suzanne se prend au jeu de sa nouvelle identité : il se rend sur les lieux de rencontre homosexuelle et se prostitue même. Bien après la guerre, en 1925, une fois amnistié des faits de désertion, Paul Grappe jouera son propre rôle dans une pièce de théâtre.

3Nos années folles est l’histoire « vraie » d’un homme qui se déguise en femme non par désir, mais parce qu’il est déserteur pendant la Première Guerre mondiale et que le travestissement est le seul moyen que sa femme ait trouvé pour le rendre invisible et vivre sa passion amoureuse sans attendre la mort dans les tranchées.

4Le résumé de la trajectoire de Paul Grappe, né en 1891, soldat tire-au-flanc en 1914, déserteur en 1915, fugitif, travesti puis prostitué jusqu’à son amnistie en 1925, mime sa propre histoire au cabaret, jusqu’à sa mort tragique en 1928.

5Le film d’André Téchiné est le très beau portrait d’un couple, un homme et une femme emportés par le désir de liberté, le désir tout court, qui fuient l’horreur de la guerre et les contraintes d’une société normée. C’est aussi le portrait puissant d’une époque tragique qui vit nombre de valeurs traditionnelles basculer. Cette étrange expression, « les années folles », avec laquelle on désigna la décennie qui suivit la Grande Guerre cachait bien des blessures.

La guerre et la structure du fantasme de la patrie

6Le film débute dans le décor de la première guerre, les tranchées, le conflit, les bombardements, les blessures, les hôpitaux et les familles restées seules. Les scènes des ateliers de couture où on voit les couturières échanger, rire en dépit des privations subies et entretenir une solidarité sans faille devant les obstacles que leur oppose la vie donnent de la poésie.

7On peut se demander pourquoi en temps de guerre toutes les relations humaines se désagrègent, pourquoi seules les identifications nationales perdurent, et quelle est au juste la logique de la guerre.

8Si on peut distinguer des motivations différentes avant ou après la guerre (en tant que justifications ou bénéfices de guerre), ce que le film fait apparaître, c’est que, pendant le temps même de la guerre, ces raisons jouent un rôle moindre.

9Au commencement de la guerre, sa justification idéologique se matérialise dans le corps du soldat ennemi qui doit mourir ou dans le bâtiment qui doit sauter. La mort et les blessures bien que représentées comme purs sous-produits de guerre seraient en vérité le seul but. En blessant l’ennemi, on poursuit peut-être l’objectif de lui infliger des pertes matérielles, de prendre son territoire ou de détruire son système politique. Mais l’objectif véritable consiste davantage à détruire la façon dont l’ennemi se voit et construit son identité.

10En fait, un pays est toujours une sorte de fiction, il n’est pas qu’un territoire mais une narration de ce pays. Nous dirions qu’un pays peut être défini comme un fantasme. Qu’est-ce que cela veut dire ? Et comment Paul Grappe a voulu se décaler de ce fantasme en mettant en question sa propre subjectivité ?

11Pour la psychanalyse lacanienne, le fantasme est lié à l’économie individuelle de la jouissance, à la manière dont chacun structure son désir autour d’un élément traumatisant qui n’a pas pu être symbolisé. Le fantasme donne une consistance à ce que nous appelons la « réalité ». La réalité sociale est toujours traversée d’une impossibilité fondamentale. Un antagonisme empêche la symbolisation totale de la réalité, et c’est le fantasme qui tente de symboliser ou de remplir cette place vide dans la réalité sociale. Le fantasme fonctionne donc comme un scénario masquant l’inconsistance fondamentale de la société.

12En temps de guerre, le fantasme se désagrège par les blessures qu’on inflige à l’ennemi. On pourrait dire qu’à ce moment-là le réel s’inscrit quand le soldat est blessé au combat. Lorsque l’agresseur attaque, il tente de blesser ou de tuer le soldat ennemi en tant qu’en lui réside un certain excédent, cet élément qui fait de lui l’ennemi, le membre d’une autre nation. Le soldat blessé à la guerre découvre au cours de son existence que celle-ci sera tout entière organisée autour de sa blessure. En cas de guérison, le souvenir de sa plaie fera de lui un citoyen loyal. Son héroïsme sera noué à sa blessure et celle-ci lui procurera les honneurs de l’État. Handicapé à vie, sa blessure prendra une signification d’autant plus importante qu’elle restera visible à jamais et figurera en tant qu’insigne du sacrifice pour la patrie. S’il meurt, la mort du soldat sera héroïque, elle aura été utile.

13C’est la question du corps qui revient sur le devant de la scène. Ceux virils qui se féminisent et ceux que la guerre a disloqués. C’est la rencontre de Suzanne avec une gueule cassée, une nuit dans un parc, qui fera à Paul accepter sa différence.

La malédiction sur le sexe

14La guerre est devenue insupportable pour Paul. Il déserte, il est recherché, il se réfugie dans une pièce dissimulée derrière une armoire dans l’appartement du couple. Qui de Louise ou de Paul a eu l’idée extravagante de déguiser Paul en femme ?

15Quelques scènes du passage de Paul en Suzanne rendent bien compte des résistances de départ, il renâcle, rigole, hurle. Est-ce le désir de revoir le jour, de revoir les gens, de respirer l’air pur qui l’a fait se résoudre à mettre une perruque, se maquiller et se corseter ?

16C’est à partir de ces scènes qu’on peut dire qu’André Téchiné scrute la mécanique du désir, et son dérèglement à mesure que Paul explore les marges tandis que Louise assume les responsabilités du foyer. On voit Paul/Suzanne dans ses premières sorties maladroit(e), gêné(e), puis devenir femme lui plaît… beaucoup… trop.

17Paul « avait-il le choix » ? Oui, il avait le choix puisque à priori il avait déjà choisi d’être un homme et d’assumer son être d’homme. Mais la guerre est intervenue, puis le choix de déserter et le désir de Louise (pour elle ou pour lui ?).

18Tout le film est un questionnement sur l’identité sexuelle, sur l’autodétermination. Si l’autodétermination est possible dans les domaines sociaux et politiques, le film pose la question de savoir si elle est possible dans le domaine du sexe. Le film repose sur cette idée en montrant la complexité du rapport entre Paul et son épouse, d’être homme et femme, l’un pour l’autre et par rapport à soi.

19La force du cinéaste quant à cette question réside dans son regard provocateur. Il nous dira : « Je ne délivre pas de message, je me contente de questionner. » à propos de Paul devenu Suzanne : « C’est un personnage que je ne juge pas. Je ne juge pas mes personnages, je les défends jusqu’au bout même quand je ne suis pas d’accord. Je ne veux pas en faire des images pieuses », et d’ajouter : « Je tiens avant tout à respecter la liberté des spectateurs. Je ne veux pas faire de films militants. Ce n’est pas un film à thèse. » Et encore : « Ce qui m’intéresse c’est de montrer des personnages et de les suivre dans leur aveuglement. »

20Freud a prononcé ce que Lacan appelle dans Télévision sa « malédiction sur le sexe » : « La vie sexuelle de l’être civilisé est gravement lésée […]. » Cette malédiction aboutit à l’hypothèse selon laquelle « la pression civilisatrice ne serait pas seule en cause ; de par sa nature même, la fonction sexuelle se refuserait quant à elle à nous accorder pleine satisfaction et nous contraindrait à suivre d’autres voies ». Le pessimisme de ce passage est aujourd’hui entériné par maints représentants des sciences de l’homme. La sexualité humaine est décrite comme « asociale », « dénaturée », « polymorphe ».

21On n’a guère attendu la psychanalyse pour observer que l’animal humain se heurte à la difficulté d’assumer son sexe. (Frank Wedekind fait paraître L’éveil du printemps en 1891 !) Il me semble plus intéressant de savoir quelles conséquences la psychanalyse a tirées de cette grande plainte. Le dire du sexe serait-il l’ensemble des doctrines psychanalytiques sur la différence sexuelle ?

22C’est par la fin du film qu’on peut prendre la question essentielle que pose le film. « Puisque vous êtes passé dans l’autre camp, qu’est-ce que ça fait d’être une femme ? » est la question posée à Paul/Suzanne dans le cabaret où il joue après la guerre son propre rôle. Rires, ricanements, mais Paul Grappe résiste à ce qui ressemble à un procès et décide de rester mutique aux questions du public. Il ne peut répondre à la question de l’énigme du féminin.

23Il ne s’agit pas dans un texte comme celui-ci d’interpréter quoi que ce soit du film auquel nous avons assisté. Peut-être s’agit-il d’extraire des questions telles qu’elles nous apparaissent à la lumière de l’enseignement de Lacan et de la découverte freudienne.

24Il me semble qu’entre sa femme et l’extérieur ce qui est en question pour Paul devenu Suzanne est la différence des jouissances sexuelles. Dans quel champ se pose cette différence ? Elle se pose dans le champ social. Elle se pose dans le champ clos du désir et dans le rapport entre les corps. C’est dans ce champ clos que se place la malédiction sur le sexe.

25Si au départ Paul consent à se travestir sous l’impulsion de Louise, c’est pour retrouver sa « liberté » sociale, puis pour faire des rencontres dans les endroits fréquentés par les homosexuels. À la fin de la guerre, ce travestissement continuera à l’exciter. Il ira jusqu’à séduire les hommes dans les soirées huppées et même à se prostituer, avec l’accord de sa femme, pour assurer le train de vie du ménage.

26On peut à partir de là se demander quel est le mystère chez Louise et ce que Paul recherche pour lui et par rapport à sa femme. Il serait là judicieux d’envisager une construction de la clinique différentielle du rapport au phallus, c’est-à-dire considérer le phallus dans la demande d’amour et dans le désir sexué.

27Le phallus intervient en tant que refoulé, cela signifie qu’il est une inconnue dans la vie amoureuse. Mais cette inconnue intervient dans le paraître entre les sexes. Ce qu’on montre est toujours assujetti à l’autre. Pour être le phallus, soit le signifiant du désir de l’autre, la femme « rejette une part essentielle de sa féminité dans la mascarade », mais son désir à elle, elle le trouve sur le corps de l’autre, du partenaire. Pour une femme, amour et désir convergent vers un même objet, son homme. Pour l’homme, ça diverge. Il satisfait sa demande d’amour dans la relation à une femme, mais son désir de phallus diverge vers une autre femme, vierge ou prostituée.

28Dans l’amour on donne le phallus, puisque c’est le signifiant du manque. Le désir viserait plutôt à prendre, il ne donne pas, il récupère. Autrement dit, amour et désir ne sont pas du même niveau. Dans l’amour ce qui opère c’est le manque à être, et on reçoit un complément à être. Dans le désir ce qui joue c’est le manque, l’objet perdu, l’objet (a), un manque qui a substance de corps. Dans le texte « La signification du phallus », Lacan homologue le manque à être et le manque d’objet sous le même signifiant, celui du phallus.

29L’expérience de Paul peut être envisagée avec comme outil le schéma du séminaire XX, Encore : quelle est la portée sexuelle de l’exception qui existe du dire que non, le non paternel ? Lacan avec ces formules de la sexuation montre que le phallus est pré-attribué à priori au porteur de l’organe, mais cela laisse en question son usage postérieur, génital, dans un rapport à un autre, c’est-à-dire l’usage du phallus dans la sexualité. Freud a répondu à cette question sans l’avoir posée : l’efficace sexuelle, c’est-à-dire la production de l’homme, pour désigner l’homme comme pôle sexuel à l’endroit d’une femme, passe par la castration liée au père.

La question du choix

30Cette idée traverse tout le film, autant du côté de Louise que du côté de Paul devenu Suzanne.

31C’est la question des identifications, et de savoir si elles suffisent à établir la sexuation d’un sujet. C’est ce que prônent de fait les tenants des théories du genre. La psychanalyse y objecte cliniquement sans pour autant méconnaître leur importance.

32La psychanalyse des névrosés montre que des options quant à la jouissance sont prises très précocement chez le sujet, dénotant un choix de sexe. L’enseignement de Lacan des années 1970 nous propose une logique de la sexuation, par quantification des fonctions propositionnelles de jouissance, qui n’est pas une logique de l’identification. Le pas-tout est l’acmé de cette logique : on peut dire qu’il est en lui-même l’anti-identification par excellence. C’est ce qui le rend incommode pour le sujet et qui pousse ce dernier, paradoxalement, à se revêtir de multiples identifications pour parer à l’inconfort de ce choix.

33D’autre part, la psychanalyse des psychoses montre, à l’étude de certains déclenchements, un bouleversement de la sexuation du sujet, avec un effondrement des identifications qui s’avèrent avoir effectivement défini jusque-là une sexuation, mais labile.

34Cette question du choix de l’identité sexuelle se trouve au cœur du texte de Lacan « L’étourdit ». Le premier choix est le choix d’objet. Cela date du début de la psychanalyse freudienne. Il y a un écart qui sépare les deux sexes, un écart par rapport au phallus et un écart dans leur jouissance. L’autre choix est celui du mode de jouissance. C’est le choix d’être d’un côté ou d’un autre des formules de la sexuation du séminaire XX. C’est le choix entre le tout phallique et le pas-tout. Ce n’est pas l’anatomie qui détermine.

35Se pose alors la question de la façon de concevoir un choix subjectif du mode de jouissance. On touche là à un point important du film. On peut l’aborder à travers plusieurs questions qui retentissent de façon claire à notre époque alors qu’elles se posaient déjà durant la Première Guerre mondiale.

36Il y a la question du sujet qui se propose d’être dit-femme, c’est-à-dire qui se range sous la bannière des femmes. Dans le discours de la tradition, les voix de ces sujets étaient muselées, rejetées dans le champ de la perversion ou de la folie. Dans le capitalisme ces voix ont droit de cité.

37Autre question : comment ce choix s’ajuste-t-il à la jouissance de corps que le sujet ne commande pas ? Soit se dire Autre et être Autre ?

38Comment un sujet peut-il assumer cette « récusation » ? Autrement dit ni refoulement, ni perversion. C’est là un point clinique important soulevé par le film. C’est de ça qu’il s’agit pour Paul Grappe me semble-t-il. En effet, l’être de sujet ne se confond pas avec l’être de jouissance. La femme barrée n’existe pas, mais le signifiant de la femme existe dans l’Autre. Un sujet peut récuser toute attribution sexuelle. Comment donc penser un choix au niveau des formules qui vient expliquer les modalités de jouissance ?

39La logique, par définition, ça ne laisse aucun choix : par exemple, l’impossibilité dans le langage de dire ou d’écrire le rapport de jouissance parce que le langage n’écrit que le Un phallique. L’autre jouissance ne s’écrit pas. Ce qui s’écrit c’est le ravinement des dits dans le signifié. Les femmes ne disent rien de cette autre jouissance.

40Celle qui ne cesse pas de passer au dit, c’est la jouissance phallique. La question qui se pose à ce niveau est de savoir, avec ce qui ne cesse pas de s’imposer à partir de la logique du langage, comment évoquer un choix d’un côté ou d’un autre.

41Le langage ne s’impose qu’à partir de son usage. Il ne porte ses effets que par son usage dans une parole. Le dire de la parole, elle-même articulée en langage, domine la logique du langage. Il me semble que c’est essentiel pour comprendre la logique d’un choix. Cela signifie que le dire n’est pas déterminé, il est déterminant. L’événement de dire est différent de l’événement de corps.

42Une fois que Paul aura rencontré réellement Suzanne, une nouvelle peau s’impose à lui, comme poussé vers un nouveau destin, toujours avec le consentement de Louise.

43Mais la réalité va la réveiller (si elle était engourdie) lorsqu’elle va apprendre à Paul qu’elle est enceinte. Et ce sera l’enfer, car la Suzanne qu’elle a créée résistera à reprendre les marques de Paul et de père. Comme si Louise avait tout donné jusqu’au bout et jusqu’au tragique. Suzanne ne peut revenir en arrière. Cela nous rappelle un autre film d’André Téchiné, Le lieu du crime, où Catherine Deneuve se détachait complètement des siens pour suivre un homme de désir.

44André Téchiné filme une passion mais aussi la métamorphose de ses héros, et une métamorphose malgré eux, à leurs risques et périls. Cette mue des personnages rendue par le réalisateur est fascinante. C’est pour cela que ce film nous intéresse quant à la clinique différentielle des sexes, à la question des identifications et à la sexuation. Paul est exalté par son émancipation et se montre incapable d’en assumer les conséquences.

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