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Article de revue

Le sacré, la tristesse et le vrai chez László Krasznahorkai et Béla Tarr

Pages 127 à 136

Notes

  • [*]
    László Krasznahorkai est écrivain et scénariste hongrois. Il a obtenu en Hongrie de nombreux prix littéraires et le prix international Man Booker en 2015. Ses œuvres sont traduites en français par Joëlle Dufeuilly.
    Béla Tarr est un réalisateur, scénariste et producteur de cinéma hongrois. Il a reçu l’Ours d’argent au festival de Berlin en 2011 pour Le cheval de Turin.
  • [1]
    László Krasznahorkai, Guerre et guerre, Paris, Cambourakis, 2013.
  • [2]
    László Krasznahorkai, « Grand entretien » avec Oriane Jeancourt Galignani, revue Transfuge, n° 73, décembre 2013.
  • [3]
    László Krasznahorkai, Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau, Paris, Cambourakis, 2010, p. 54.
  • [4]
    László Krasznahorkai, « Grand entretien », art. cit.
  • [5]
    László Krasznahorkai, Thésée universel, Marseille, Vagabonde, 2011, paru en Hongrie en 1993.
  • [6]
    Ibid., p. 18-19.
  • [7]
    Colette Soler, Les affects lacaniens, Paris, puf, 2011, p. 70.
  • [8]
    Michel Bousseyroux, « Le vice du vice », Revue des collèges de clinique psychanalytique du Champ lacanien, n° 9, Lesdits déprimés, Paris, Hermann, 2010.
  • [9]
    László Krasznahorkai, propos recueillis par Jérôme Goude, « Chapiteau existentiel », Le matricule des anges, juin 2011.
  • [10]
    Jacques Rancière, Béla Tarr, Le temps d’après, Paris, Capricci, p. 53.
  • [11]
    Propos recueillis par Jérôme Goude, « Chapiteau existentiel », art. cit.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Henri Meschonnic, Le sacré, le divin et le religieux, Paris, Bayad, 2004, réédité par Arfuyen, coll. « La faute à Voltaire », 2016.
  • [14]
    László Krasznahorkai, « Grand entretien », art. cit..
  • [15]
    László Krasznahorkai, La venue d’Isaïe, Paris, Cambourakis, 2013.
  • [16]
    Site internet de Cambourakis.
  • [17]
    Jacques-Alain Miller, Lacan quotidien, n° 452, janvier 2015.
  • [18]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, chapitre xvi.
Versión en español
« Le Paradis est triste [1]. »
« Tout ce qui m’apparaît par le filtre de la tristesse me semble vrai. »
« Le sacré tient une place centrale dans ma démarche d’écrivain […] Dans la mesure où tout ce que j’évoque est lié au sacré [2]. »
« […] et cette insurpassable tristesse, d’une délicatesse qui vous étreignait le cœur, dans le regard détourné du Bouddha à l’intérieur du kondô [3]. »

La tristesse, miel mortel

1László Krasznahorkai préfère le terme de « tristesse » à celui de « mélancolie », « que personne ne serait parvenu à définir » :

2

« La tristesse est un élément vital. Les choses se révèlent à moi uniquement en état de tristesse […] Nous ne prenons pas part à l’univers avec nos performances physiques ou intellectuelles, mais avec nos émotions […] Pour moi, la tristesse est la plus fondamentale de toutes. Tout ce qui m’apparaît par le filtre de la tristesse me semble vrai, même si, dans d’autres circonstances, je doute qu’on puisse affirmer que quelque chose soit vrai [4]. »

3Mais quel est ce « vrai » ? Est-il de l’ordre de la vérité, ou de l’ordre du véritable qui touche à « l’essence des choses » dont il parle plus loin ? Je crois que les deux acceptions sont ici conjointes, et autorisent l’hypothèse d’un lien entre la tristesse, le vrai et le sacré.

4La tristesse qu’on perçoit dans l’œuvre de l’écrivain László Krasznahorkai ou du cinéaste Béla Tarr est le fruit d’une élaboration esthétique, d’une poétique, qui propose une vision du monde fabriquée par l’artiste. On peut corréler les interviews de László Krasznahorkai à certains de ses écrits comme Thésée universel[5]. Dans cette fiction, composée de trois discours, il consacre le premier à la tristesse. C’est entre dix et quinze ans que le narrateur situe l’expérience fondatrice de sa tristesse : poussé par la curiosité, et à l’insu de ses parents, en y laissant tout l’argent de ses étrennes, il prit un ticket pour voir la principale attraction du cirque qui traversait l’est de l’Europe dans les années 1960-1970 : une baleine embaumée (dont il a parlé dans le chapitre « Les harmonies Werckmeister » de La mélancolie de la résistance, parue en 1989, reprise au cinéma par B. Tarr) : « […] la proximité de ce géant dompté m’anéantit […] tandis que je regardais la baleine […] une infinie tristesse s’était emparée de moi […] comme un miel mortel [6] […]. » Il remonte, au-delà de ce souvenir d’enfance, vers d’autres souvenirs-écrans, dont l’auteur, dans ses interviews, ne dément pas l’aspect personnel.

5Toujours dans Thésée universel, il nous révèle l’origine supposée et le rôle de cette tristesse, dont il situe la prise de conscience à l’instant où il a compris qu’elle était la voie qui le conduisait « vers les choses essentielles ». Quant à l’origine de cette sensibilité, elle reste pour lui une interrogation : était-il né avec cette tristesse, est-elle survenue dans sa petite enfance lors d’un moment de solitude dans son lit à barreaux, ou même antérieurement ? Ce dont il est sûr, c’est qu’« elle est arrivée d’un seul coup, et ensuite n’a plus cessé de [le] frapper, n’importe où, n’importe quand ». Dès lors, la tristesse s’est emparée de sa « curiosité naturelle » pour viser « l’essence des choses ».

6

« […] il est en moi un désir insatiable d’observer l’axe du monde, mais ce dernier est immédiatement et entièrement occulté par la brume dévorante de cette tristesse. Voilà ce qui a détruit ma vie entière, et la détruit encore aujourd’hui […] car loin de vouloir m’en libérer, je l’ai… comment dire… prise en chasse […]. »

7Krasznahorkai distingue trois sources à l’origine de la tristesse qui a frappé et détruit la vie du narrateur : l’apitoiement sur soi-même, « qui vous prend au moment le plus inattendu », le passage en mode mineur en musique, et enfin l’amour, d’où découle « la plus profonde et la plus tenace des tristesses ».

8Quelle est donc la nature de cette tristesse, à propos de laquelle l’auteur nous donne des éléments mettant ces confidences littéraires au rang d’un document clinique ? Prenons la liberté de les mettre en relation avec les écrits concernant la tristesse dans les textes psychanalytiques. Nous nous trouvons alors devant un paradoxe : alors que pour L. Krasznahorkai, la tristesse, loin de déformer la réalité, au contraire la révèle, pour la psychanalyse, la tristesse s’oppose au savoir. La tristesse, ou acédie dans la pensée religieuse, est une faute contre la foi, et ceux qui se sont détournés de la charité de Dieu n’ont pas accès à la joie, voire méritent l’enfer : « […] “broyer du noir” leur a bouché le chemin de la lumière et les a laissés séparés de Dieu [7]. »

9Pour Spinoza, c’est le bien-penser, dont l’affect spécifique est la joie, qui résout la tristesse, donnant accès au gay sçavoir. Nous rejoignons ici la psychanalyse. En effet, lorsque Krasznahorkai écrit : « Il est en moi un désir insatiable d’observer l’axe du monde, mais ce dernier est immédiatement et entièrement occulté par la brume dévorante de cette tristesse », n’est-ce pas l’aveu d’un empêchement d’accéder à la lumière, à celle qui émane du savoir supposé de l’Autre ? En « prenant en chasse » cette tristesse, en la poursuivant au lieu de vouloir s’en libérer, le narrateur se voue à elle, lui sacrifiant son désir d’accéder à la connaissance de ce qu’il appelle « l’axe du monde ». Ou plutôt, il se forge un objet mythique de connaissance imaginaire, en adéquation avec l’affect, la passion qui l’habite et qui « filtre » le rayonnement du monde. Ce n’est qu’au travers de ces verres teintés par la tristesse, laissant apparaître « ce qui [lui] semble vrai », qu’il « prend part à l’univers ». Loin de chercher une issue à cette « émotion fondamentale » qui « a détruit et détruit encore [sa] vie », loin de tenter plutôt de « l’activer », de « retrouver l’intelligibilité du désir », il demeure dans une « jouissance de la pensée impossible à chasser [8] ». Ne s’oppose-t-il pas ainsi au travail de déchiffrage, rejetant la voie de l’inconscient, et par là la recherche du savoir ? Il demeure attaché, lié à cet affect, cette « brume dévorante », ce « miel mortel », duquel il parvient à s’extraire par l’élaboration de son art littéraire. Car l’écrivain Krasznahorkai ne recule pas devant le gay sçavoir, et s’y retrouve dans l’adéquation entre le pensé et l’écrit, dans le « bien-écrire ».

10Pourrait-on parler d’un « bien-voir » ou d’un « bien-filmer » chez Béla Tarr ? L’élaboration, la construction d’une œuvre n’est-elle pas, par sa seule existence, une réponse, sinon un remède, à cette tristesse que nos auteurs dénoncent en l’énonçant ? Et paradoxalement, par leur fabrication poétique, ils abandonnent la jouissance pour accéder à la beauté de ce « vrai » filtré par la tristesse, donnant au monde misérable qu’ils nous présentent la noblesse d’un tableau de maître.

Le sacré, « cœur inaccessible des choses »

11Je crois avoir montré le lien entre la tristesse et le vrai chez László Krasznahorkai, je vais maintenant examiner ce qui relie, chez l’écrivain et peut-être le cinéaste, la tristesse au sacré :

12

« La tristesse nous attire de façon mystérieuse vers le cœur inaccessible des choses. »
« […] ce qui m’intéresse vraiment, c’est ce qu’il y a avant l’écriture, en dehors : ce réel qui échappe à la prise définitive du sens. Vous savez ce qui serait bien ? Un nouveau monde, là, maintenant […] un seul s’obstine qui cherche, cherche encore, ce qui demeurera éternellement caché [9] […]. »

13À la poursuite de ce « cœur inaccessible des choses » par le vecteur de la tristesse, visant avec acharnement « ce réel qui échappe à la prise définitive du sens », Krasznahorkai construit son œuvre, avec l’outil dont il dispose, l’écriture, même si ce qui l’intéresse vraiment est en dehors de l’écriture : « ce qui demeurera éternellement caché ».

14L’œuvre s’obstine, poursuit impitoyablement sa trajectoire, s’élabore dans la répétition, jusqu’au dépouillement le plus sophistiqué pour le cinéaste, mais reste bien entendu asymptotique au réel, qui demeure par définition inaccessible. Pour l’approcher au plus près, l’écrivain comme le cinéaste font appel à l’allégorie, prophétique ou cosmologique, qui sous une forme poétique fait lien avec la réalité historique et sociale. La fonction du sacré chez Krasznahorkai (« le sacré tient une place centrale dans ma démarche d’écrivain […] dans la mesure où tout ce que j’évoque est lié au sacré »), comme chez Tarr (« la malédiction éternelle de ces lieux inaltérables »), est un moyen poétique d’approcher l’inaccessible. Cette visée même, l’objet de leur quête, ce graal laïque, cet axe du monde éternellement caché qui échappe au sens, détermine ce mode de discours prophétiques, qui ne seraient que grandiloquence s’ils n’étaient sous-tendus par l’éthique des auteurs, soit l’adéquation qu’ils recherchent entre leurs pensées, leurs émotions et l’outil au travers duquel ils vont travailler à en rendre compte.

15En effet, Jacques Rancière montre que, chez Béla Tarr, la forme cinématographique intègre « la tension même entre la loi de la pluie et de la misère et la faible mais indestructible capacité d’affirmer contre elle “honneur et fierté”, vertus éthiques auxquelles correspond une vertu cinématographique : celle de mettre les corps en mouvement, de changer l’effet que l’environnement produit sur eux, de les lancer sur des trajectoires qui contrarient le mouvement en rond. En cela le cinéaste est complice d’Irimiás dont il accentue le caractère de prophète illuminé. [10] » László Krasznahorkai, tout en décrivant une humanité et un monde fangeux, qui s’enfonce on ne sait jusqu’où, n’est jamais accusateur, et cherche aux côtés de ses personnages l’Issue qui pourrait encore sauver le monde. Mais « il ne peut pas y avoir de gagnants […] lorsqu’il y a un désastre humain, le mot “victoire” est du plus mauvais goût [11] ». Violence et cruauté ne sont que constats, sans complicité, et dénoncent des situations réelles qui indignent nos deux auteurs, qu’on pourrait dire, à ce titre, « engagés ». Chacun insiste sur sa croyance dans l’aspiration à la dignité de tout être humain, quel que soit l’état de dégradation qu’il ait pu atteindre. Mais l’éthique n’est pas le bien, ce n’est pas la recherche d’une quelconque et improbable vertu, c’est « façonner un contenu-forme [12] », faire coïncider le style d’écriture, l’esthétique, littéraire ou cinématographique, avec sa visée, ce qu’elle cherche à transmettre, sans vanité, sans vider le sens. Non qu’il y ait nécessité de messages, mais que l’auteur soit présent dans son œuvre.

16De Damnation ou du Tango de Satan au Cheval de Turin dont il a écrit le scénario, mais aussi dans ses œuvres parues postérieurement comme La venue d’Isaïe, Guerre et guerre et Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau, László Krasznahorkai convoque les prophètes de l’Ancien Testament, les mythes bibliques ou les Chevaliers de l’Apocalypse. Lorsqu’ils ne sont pas directement représentés, son style même, ses constructions énigmatiques obsédantes, son souffle épique évoquent le frôlement constant, la proximité fantasmagorique de ce monde inaccessible, séparé de celui dans lequel nous vivons, régi par des lois hors langage, hors humanité.

17Henri Meschonnic définit le sacré « comme le mythe de l’union originelle entre les mots et les choses, entre les hommes et les animaux, entre les hommes et la nature. Une union d’avant le langage. L’archaïsme premier. […] Ne pas le confondre avec la nostalgie du sacré, la pulsion vers le sacré. Émotion toute humaine, et une des composantes d’une certaine notion de la poésie même [13] ». C’est là, je pense, que se situe la relation au sacré de Krasznahorkai : « Dans chacune de mes phrases, chacun de mes mots, je m’emploie à établir la distance entre la réalité que j’évoque et le sacré. Je ne suis pas un écrivain, mais un capteur de distance [14]. »

18Irimiás, alias Jérémie, dans Le tango de Satan, faux prophète trompeur, escroc et manipulateur génial, soutire du groupe de paysans pitoyables, abandonnés de l’humanité, l’argent qu’ils se disputaient et tous leurs biens, en échange d’une aspiration utopique à une vie digne et fraternelle, déjà promise et anéantie par le socialisme perverti de l’époque. Après avoir échoué dans leur ferme collective, ils se retrouvent dépouillés non seulement de leurs biens matériels mais aussi de leurs idéaux trahis.

19Isaïe, lui, après avoir écouté sans réagir les lamentations de Korim, dans La venue d’Isaïe, prélude à Guerre et guerre, l’abandonne sans un mot, ne connaissant que trop les horreurs de ce monde. « Acquérir puis corrompre [15] », voilà tout ce qui intéresse encore les humains, auxquels il n’a même plus envie de transmettre la colère de Dieu. Les anges sont fatigués, les idiots sont des prophètes, les prophètes sont des clowns inoffensifs. Reste Satan, la malédiction éternelle, les lieux inaltérables, la pluie, la boue et le vent qui font de la Puszta, la grande plaine hongroise, l’endroit maudit duquel nul ne peut s’échapper, comme dans Le cheval de Turin. Il ne leur reste plus qu’à se soumettre au destin, à accepter ce contre quoi ils ont vainement tenté de résister.

20Pourtant Krasznahorkai fait exception pour György Korim, dans Guerre et guerre. Korim, autrefois ivrogne invétéré qui a lassé même le prophète Isaïe, et qui devrait se placer dans la série des idiots perdants, se retrouve en quelque sorte surclassé. Il reste un innocent, irrémédiablement seul, mais il a fait une découverte et il a un rêve. De plus, c’est un homme bon, plein d’empathie, dit Krasznahorkai dans Transfuge. Non seulement son créateur lui permet de sortir indemne de sa quête new-yorkaise pour mettre en ligne éternelle le mystérieux et merveilleux manuscrit des quatre figures angéliques errantes, fuyant la violence de l’Histoire, qu’il a découvert dans les archives, en déjouant toutes les manœuvres de Satan et des humains, mais, comme les dieux de l’Antiquité donnaient l’éternité à certains mortels privilégiés, Krasznahorkai offre à Korim l’accès au monde réel. « Korim est bien réel », nous dit-il dans Transfuge. Preuve en est qu’une plaque commémorative, sculptée par Imre Bukta, est apposée sur le mur du musée de Schaffhausen, en Suisse, qui expose un igloo en aluminium de Mario Merz dans lequel Korim voulait abriter son manuscrit sacré. Cette plaque a été inaugurée en mai 1999, en présence du gardien du musée, d’Imre Bukta et de László Krasznahorkai. Des photographies en témoignent. Tout le monde peut y lire la phrase que Korim avait laissée, et que je vous traduits : « Ici s’est tiré une balle dans la tête Korim György, héros du roman Guerre et guerre, de László Krasznahorkai, qui a vainement cherché, mais n’a pas trouvé, ce qu’il appelait l’issue[16]. »

21Le monde réel, d’accord, mais le prix à payer, c’est devancer la mort. Cette anecdote, à laquelle je n’ai pas résisté, montre le glissement auquel se prête l’écrivain, du sacré prophétique à l’apologue satanique, jusqu’à la magie pleine d’humour.

22La puissance de Krasznahorkai comme de Tarr, c’est d’utiliser la force de l’aspiration au sacré, la leur comme la nôtre, pour nous transmettre leur vision du monde. En démontant notre sensibilité, en générant et agitant notre inquiétude, en installant l’intranquillité. Mais si les références à l’Ancien Testament sont ouvertement lisibles, sa parodie est éclatante.

23Pourtant, on est loin du blasphème, le sacré garde sa fonction de symbole, mais avec l’objectif d’éclairer, de rendre lucide, d’ouvrir les yeux sur la réalité du monde qu’ils dénoncent. Leurs œuvres ne sont pas seulement des allégories, elles sont directement en lien avec la situation politico-économique du pays et du monde, des années 1960-1970 jusqu’à aujourd’hui. Béla Tarr réfute d’ailleurs le terme d’allégorie, disant qu’il filme seulement la réalité matérielle.

24Mais encore, qu’est-ce que le sacré ?

25C’est le lien médiateur entre le profane et le divin. Ce sont les actions rituelles, les symboles religieux, les mythes, les arts… (Larousse). Étymologiquement, le mot vient du latin sacer, sacra, sacrum : séparation, qui vient de sancire : rendre inviolable, interdire.

26C’est une variante du tabou, objet à la fois pur et impur, qui a la fonction de condenser et localiser la jouissance. Objet séparé, exclu, intouchable, « rien de réel, fait de discours, fiction, mais celle qui fait tenir ensemble les signes d’une communauté, la clé de voûte de son ordre symbolique […] Mais si le sacré n’est pas réel, la jouissance qui s’y condense, elle, l’est [17] ». Il exige la vénération et le sacrifice, et on sait qu’il peut déchaîner la violence si on l’inscrit dans un discours universaliste qui tenterait d’imposer ses objets sacrés (cf. Gil Caroz dans le numéro 474 de Lacan quotidien).

27Je trouve cette phrase chez Lacan, dans le chapitre du séminaire X, L’angoisse joliment intitulé « Les paupières de Bouddha », à propos du marchand de Venise, Shylock :

28

« C’est qu’en effet nulle histoire écrite, nul livre sacré, nulle bible pour dire le mot, plus que la Bible hébraïque, ne sait nous faire vivre la zone sacrée où l’heure de la vérité est évoquée, qui sonne la rencontre implacable de la relation à Dieu, avec cette méchanceté divine par quoi c’est toujours de notre chair que nous devons solder la dette [18]. »

29Lacan parle de « méchanceté divine » dans la Bible hébraïque (par exemple, Jérémie, chapitre xv), et non de malédiction, de damnation, de Satan ou de Mastemann, toutes figures sataniques qui hantent l’œuvre de Krasznahorkai. Cela concentre le mal du côté obscur, et permet de garder en réserve le recours à l’indulgence divine. Mais « l’heure de la vérité sonne la rencontre implacable de la relation à Dieu », dans cette zone sacrée du Livre, de la Bible, où se déchaîne la méchanceté divine. La dette, rien ne pourra la solder, sinon la livre de chair.

30Pour alimenter son aspiration au sacré, Krasznahorkai s’est emparé, en les accommodant à sa manière, des thèmes bibliques. Leur dimension épique, symbolique, grandiose trouve place dans l’ampleur de son écriture. Mais, inscrit dans la chair de son œuvre, et c’est ce qui nous émeut constamment à sa lecture, il y a ce qui trébuche, qui rate, qui angoisse, qui est perdant de structure. Que ce soit la figure de l’innocent ou la quête du trésor caché, du rêve utopique ou du jardin merveilleux, nul apologue ne trouve d’issue qui le déleste de ce poids d’échec annoncé. Est-ce ce reste qui cause à la fois le désir et le plombe ? Ce reste dont il est impossible de se délester ? Qui donne sens et obère toutes les envolées ? Qui est la part sacrée exigée par le Dieu complétude pour que l’œuvre vive ?

31Ainsi, nous trouvons les mêmes références à Isaïe, et à Jérémie parodié par Irimiás, qui s’affuble de la mission divine pour accuser et accabler les malheureux, figurant le peuple perverti qui déchaîne la colère de Dieu dans la Bible : idolâtres, dégénérés, apostats, circoncis dans la chair mais incirconcis de cœur. Les paysans hongrois de la ferme collective abandonnée sont eux accusés d’alcoolisme, de renoncement à leurs valeurs et à leurs ambitions, de veulerie, de lâcheté, de sensiblerie, jusqu’au « sacrifice » par négligence de la petite Estike.

32Mais si Jérémie est censé être, pour les croyants, le messager de la parole divine, Irimiás ne trompe pas le lecteur, qui ne peut qu’être admiratif devant son habileté d’escroc. Dans Le tango de Satan, le livre, comme dans Sátántangó, le film, et dans leurs autres œuvres, László Krasznahorkai et Béla Tarr poétisent leur objet, et dans le même temps le désacralisent par la dénonciation sous-jacente, parfois ironique, qui maintient la distance vis-à-vis de l’objet. Par l’écriture, le style même, ils déconstruisent ce qu’ils élaborent, tout en restant attachés à cette dimension sacrée pour l’un, cosmique pour l’autre, qui masque ce qu’elle montre, ou désigne ce qu’elle masque. Le sacré, lui, est plutôt massacré, la jouissance qui s’y attache est annulée pour se loger dans le mi-dire et dans l’esthétique de l’œuvre, et non dans l’objet autour duquel elle se déploie. Il faut le voir comme un moyen d’atteindre la réalité, sociale, politique, humaine, mais c’est à chacun, lecteur et spectateur, de faire le lien. C’est à chacun de faire l’effort et de consentir à s’affranchir de ses cloisons intérieures et de ses protections, pour se laisser happer par la majesté des œuvres.

Notes

  • [*]
    László Krasznahorkai est écrivain et scénariste hongrois. Il a obtenu en Hongrie de nombreux prix littéraires et le prix international Man Booker en 2015. Ses œuvres sont traduites en français par Joëlle Dufeuilly.
    Béla Tarr est un réalisateur, scénariste et producteur de cinéma hongrois. Il a reçu l’Ours d’argent au festival de Berlin en 2011 pour Le cheval de Turin.
  • [1]
    László Krasznahorkai, Guerre et guerre, Paris, Cambourakis, 2013.
  • [2]
    László Krasznahorkai, « Grand entretien » avec Oriane Jeancourt Galignani, revue Transfuge, n° 73, décembre 2013.
  • [3]
    László Krasznahorkai, Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau, Paris, Cambourakis, 2010, p. 54.
  • [4]
    László Krasznahorkai, « Grand entretien », art. cit.
  • [5]
    László Krasznahorkai, Thésée universel, Marseille, Vagabonde, 2011, paru en Hongrie en 1993.
  • [6]
    Ibid., p. 18-19.
  • [7]
    Colette Soler, Les affects lacaniens, Paris, puf, 2011, p. 70.
  • [8]
    Michel Bousseyroux, « Le vice du vice », Revue des collèges de clinique psychanalytique du Champ lacanien, n° 9, Lesdits déprimés, Paris, Hermann, 2010.
  • [9]
    László Krasznahorkai, propos recueillis par Jérôme Goude, « Chapiteau existentiel », Le matricule des anges, juin 2011.
  • [10]
    Jacques Rancière, Béla Tarr, Le temps d’après, Paris, Capricci, p. 53.
  • [11]
    Propos recueillis par Jérôme Goude, « Chapiteau existentiel », art. cit.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Henri Meschonnic, Le sacré, le divin et le religieux, Paris, Bayad, 2004, réédité par Arfuyen, coll. « La faute à Voltaire », 2016.
  • [14]
    László Krasznahorkai, « Grand entretien », art. cit..
  • [15]
    László Krasznahorkai, La venue d’Isaïe, Paris, Cambourakis, 2013.
  • [16]
    Site internet de Cambourakis.
  • [17]
    Jacques-Alain Miller, Lacan quotidien, n° 452, janvier 2015.
  • [18]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, chapitre xvi.
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