Couverture de ENJE_029

Article de revue

Une interprétation qui fait différence

Pages 97 à 106

Notes

  • [1]
    J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 249.
  • [2]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 237.
  • [3]
    J. Lacan, « Discours à l’École freudienne de Paris », dans Autres écrits, op. cit., p. 272.
  • [4]
    J. Lacan, « La psychanalyse. Raison d’un échec », dans Autres écrits, op. cit., p. 346.
  • [5]
    J. Lacan, « Radiophonie », dans Autres écrits, op. cit., p. 420.
  • [6]
    J. Lacan, « La méprise du sujet supposé savoir », dans Autres écrits, op. cit., p. 333.
  • [7]
    J. Lacan, « Radiophonie », art. cit., p. 442.
  • [8]
    J. Lacan, « Discours à l’École freudienne de Paris », art. cit., p. 275.
  • [9]
    J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 302.
  • [10]
    J. Lacan, « Variantes de la cure type », dans Écrits, op. cit., p. 353.
  • [11]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Seuil, 2013, p. 460.
  • [12]
    Ibid., p. 470.
  • [13]
    J. Lacan, « Radiophonie », art. cit., p. 426.
  • [14]
    J. Lacan, « Peut-être à Vincennes », dans Autres écrits, op. cit., p. 314.
  • [15]
    J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », art. cit., p. 302.
  • [16]
    J. Lacan, « Radiophonie », art. cit., p. 426.
  • [17]
    J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres écrits, op. cit., p. 476.
  • [18]
    Ibid., p. 452.
  • [19]
    J. Lacan, « Radiophonie », art. cit., p. 413.
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1Il y a les pratiques d’interprétation. Elles sont multiples, elles tentent d’éclairer les mystères de la nature et les actions des êtres humains et concernent donc l’interprétation hors analyse. Il y a d’autre part l’interprétation analytique, soit celle qui se produit dans l’analyse, plus précisément par l’analyste. Parfois, l’interprétation hors analyse se sert du savoir analytique. Freud avait donné un nom à cela : la psychanalyse sauvage. Cela fait référence à un usage de l’interprétation analytique en dehors du transfert mais indique plus largement toute parole de l’analyste qui, même dans le cadre du transfert, consiste à communiquer un savoir pré-fabriqué, soit un savoir qui ne tient pas compte de la singularité du cas.

2Dès lors, la question se pose : l’interprétation hors analyse peut-elle s’instruire de l’interprétation analytique ? Cela soulève également l’envers de la question : de quoi s’instruit l’interprétation analytique ? Mais encore, pour quelle raison les interprétations hors analyse sont-elles au pluriel, alors que l’interprétation analytique, bien que rarement unique dans une cure, serait au singulier ? Plus précisément, à quelles conditions une interprétation peut-elle être considérée comme analytique ? Si j’ai commencé par indiquer que ce qui nous intéresse ici est l’interprétation de l’analyste, c’est parce que l’analysant poursuit sa pente d’avant l’analyse, soit sa pente à l’interprétation. C’est ce à quoi l’interprétation de l’analyste doit faire objection.

3L’enseignement de Lacan ordonne ces questions. Tout d’abord, en posant l’interprétation en fonction de la finalité de l’analyse. Si on prend au sérieux l’idée de Lacan que chaque cas doit être considéré comme nouveau, cela a nécessairement des conséquences sur la théorie de l’interprétation. De même, une brillante formulation de Lacan pose que les analystes sont « les savants d’un savoir dont ils ne peuvent s’entretenir ». Cela concerne la nécessité de suspendre le savoir analytique pour laisser la place à la surprise, et comporte également des conséquences sur l’usage de l’interprétation. Une pratique de l’interprétation analytique est avant tout une pratique à renouveler à chaque fois, elle diffère d’un analysant à un autre et exclut la possibilité de poser des standards de l’interprétation. Il faut noter que c’est la même perspective qui se déduit de la proposition selon laquelle le psychanalyste ne peut pas « se suffire de savoir qu’il ne sait rien [1] ». Car il y a ce qui est à savoir, et ce qui est à savoir est conditionné par une pratique de l’interprétation qui ne se limite pas à une pratique de lecture de l’inconscient.

4On pourrait avancer que l’efficace d’une interprétation ne produit pas un savoir dont on peut se servir pour d’autres cas, mais aussi qu’il ne contribue pas au savoir des interprétations hors de l’analyse. Que l’analyste ne puisse pas se limiter à suspendre son savoir a comme conséquence une exigence qui pèse sur lui. De même, s’il tient compte de la proposition de Lacan que « l’interprétation n’est pas pliable à tout sens [2] », une autre exigence se forme car il faut voir que cette formulation constitue une mise en garde concernant l’interprétation. Ceci est valable pour la cure analytique mais s’applique aussi à l’usage de l’interprétation hors analyse. C’est ce qui explique, logiquement, que Lacan, contrairement à Freud, a refusé d’interpréter l’auteur d’une œuvre, donc d’interpréter en dehors du transfert. Mais pourquoi le transfert est-il nécessaire à l’interprétation ? Il existe une réponse simple à cette question : c’est qu’il n’y a pas de prise de l’inconscient sans le discours analytique. Lacan a mis en garde ceux qui veulent saisir la vérité de l’interprétation analytique en étant en dehors du dispositif. L’interprétation analytique concerne l’inconscient et interpréter l’inconscient n’est possible que dans le transfert.

5Cela soulève encore un autre problème, que Lacan précise dans « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » en dénonçant une dérive qui consiste à éviter l’interprétation. C’est ce qu’il a souligné à propos d’une pratique à l’ipa qu’il formule en ses termes : on n’interprète pas en attendant le transfert, et une fois celui-ci installé, on évite d’interpréter car cela peut conduire à la rupture du transfert. Autrement dit, Lacan critique une clinique basée uniquement sur le silence de l’analyste.

6En même temps, le texte de Lacan permet de saisir deux séquences différentes, l’une pose que le transfert est condition de l’interprétation, la deuxième que l’interprétation fonde le transfert. Il s’agit moins d’une contradiction que de la nécessité de mettre l’interprétation au centre de l’analyse. Cela veut dire que le transfert et l’interprétation ne s’excluent pas, au contraire. Autrement dit, l’interprétation peut s’avérer indispensable pour la production du transfert et son maintien.

7Lacan donne plus tard une autre formulation : « L’analyste dépend de son acte [3]. » Cela indique que la place de l’analyste n’est pas assurée une fois pour toutes, ce qui a des conséquences sur les entrées et les sorties du transfert. C’est en effet par l’acte que l’analyste s’instaure, et c’est le manque d’acte qui induit la suspension du sujet et les vacillations transférentielles jusqu’à la sortie du transfert. Il faut remarquer que l’acte est consubstantiel à l’interprétation. Éluder l’interprétation revient à éluder l’acte analytique. C’est ce qui établit la connexion entre acte et interprétation, car, de même que l’analyste se hâte dans l’acte, c’est aussi par l’acte que « le psychanalyste […] se commet à en répondre [4] ». Autrement dit, de même que dans l’acte, l’analyste s’engage avec l’interprétation.

8Au nom de la neutralité, parfois certains analystes font l’éloge du silence, sans s’apercevoir que le silence peut induire une angoisse évitable, ou un bouchon cristallisant une jouissance sans permettre sa conversion en désir. Le silence nécessaire à l’analyse peut parfois pousser à accentuer l’interprétation de l’analysant. Il me semble donc qu’on ne signale pas suffisamment les risques du silence. Certes le silence sert d’abri, mais, au fond, de quoi ? On pourrait se servir ici de ce qu’à l’occasion Lacan a évoqué quant à Winnicott en utilisant l’expression « lapsus de l’acte ». Il est certain que le silence n’est pas le lapsus, mais à l’occasion il est pire car il laisse le sujet avec sa propre interprétation.

9C’est ainsi que, si Lacan a posé que l’analyste dépend de son acte, on peut soutenir que l’inconscient dépend de son interprétation. Lacan le suggère, c’est d’ailleurs pourquoi il postule qu’il s’agit de « suivre l’inconscient à la trace [5] ». Le suivre à la trace, c’est autre chose que l’écouter.

10On saisira que l’inconscient dépend de l’interprétation quand Lacan pose qu’il est « impossible de retrouver l’inconscient sans y mettre toute la gomme [6] ». La question porte sur le verbe retrouver. Le problème est en effet déjà signalé par Freud, quand il dit que l’inconscient s’habitue à l’interprétation. Il y a une raison à cela, Lacan le développe, c’est que « le réel n’est pas pour être su [7] ». C’est donc pour cela que les analystes ont à renouveler leur pratique de l’interprétation car c’est par elle que l’inconscient consiste en psychanalyse.

11La question qui porte sur le moment de l’interprétation analytique devient juste une affaire de technique. La politique de l’analyse, pourtant, concerne ce que Lacan désigne comme la porte qui bat, entre la voie analysante et l’acte analytique [8]. Par ailleurs, si l’interprétation analytique vise uniquement l’inconscient, cela suppose de partir d’un fait fondamental. L’hypothèse de l’inconscient suppose une interprétation préalable, celle du sujet à l’égard du désir de l’Autre. Cette interprétation du sujet qui est à la base de l’activité fantasmatique de l’enfant est un work in progress sous la forme de mythes, dont la pente est plutôt la prolifération que la réduction. Freud l’avait déjà remarqué, l’enfant interprète de façon fausse et à l’envers.

12Cela marque déjà une opposition entre l’interprétation du sujet et celle de l’analyste. La première pousse à de nouvelles versions, la deuxième vise à un assèchement. L’interprétation du sujet est une tentative de combler le manque de l’Autre. En ce sens, c’est une interprétation-réponse, qui voile le manque, et c’est ce qui a amené Lacan à poser l’analyse comme pratique de levée de voile. Notons donc que si l’interprétation du sujet est réponse, l’analyse, suivant Lacan, est aussi réponse. L’interprétation analytique n’est pas une réponse qui clôt, elle est plutôt faite pour ouvrir, dévoiler, mais il n’en reste pas moins que, dans son essence, l’analyse est une réponse. Du côté du sujet, c’est l’absence de garantie et de signifiant dernier dans l’Autre qui impose une réponse. C’est en réponse à ce moment que le fantasme se constitue. On remarquera donc que la différence entre la réponse du sujet et celle de l’analyse consiste en la modalité de remplir le trou de la chaîne inconsciente.

13Reprenons ce qui fait qu’une interprétation puisse être considérée comme analytique. Ce qui compte, dans l’interprétation, ce sont ses effets. Freud l’avait démontré avec l’interprétation inexacte dans le cas de l’Homme aux rats qui porte sur le parent interdicteur. Bien que l’interdiction ait été proférée par la mère, Freud interprète qu’elle vient du père. La logique du cas, où le père est mis en position d’obstacle à la jouissance, justifie donc un usage inexact de l’interprétation mais qui confirme qu’elle est destinée à produire des effets.

14Sur quoi se base Freud pour faire cette interprétation inexacte ? Lacan le démontre de façon précise : « L’aperception du rapport dialectique est si juste que l’interprétation de Freud portée à ce moment déclenche la levée décisive des symboles mortifères qui lient narcissiquement le sujet à la fois à son père mort et à la femme idéalisée [9]. » L’efficace de l’interprétation tient à ses effets de séparation mais aussi à ce que Lacan met en valeur, à savoir qu’elle vient au moment juste. Lacan l’a d’ailleurs appelée une « authentique interprétation [10] », au sens où elle permet l’accès à ce qui du sujet était jusque-là inaccessible. Cela pourrait être considéré comme le principe de l’interprétation analytique. L’interprétation opère d’être « à côté », et rend possible l’opération où se fait l’être.

15Lacan avait déjà indiqué très tôt le caractère « à côté » à propos de l’interprétation de Freud dans le cas Dora. Est ainsi démontré que l’interprétation analytique n’a pas besoin d’être juste dans ses dits, puisque, en étant à côté, elle permet un changement de discours. Ce changement est au service d’une finalité : accomplir une séparation d’avec les signifiants de l’Autre. La finalité de l’analyse est ainsi tracée : il s’agit d’achever le travail inaccompli de séparation d’avec les signifiants maîtres du sujet. Autrement dit, si on s’aliène au discours analytique, c’est pour accomplir la séparation d’avec les signifiants qui viennent de l’Autre. On perçoit ici pourquoi Lacan a conçu la coupure comme ressort de l’interprétation analytique. Sur ce point, cela vaut la peine de distinguer la scansion de la coupure car elles ne sont pas équivalentes.

16Venons-en à la question de savoir à partir de quoi l’interprétation analytique prend son emprunt. Il est certain que là-dessus et à plusieurs reprises Lacan s’est servi de ce que la psychose nous enseigne.

17C’est le cas déjà de la voix, que Lacan prend très tôt comme base pour démontrer que l’interprétation, de même que la voix dans l’hallucination, fixe le sujet et constitue un soutien pour son être [11]. L’interprétation déjà vise l’inaccessible, l’indicible, ce qui n’est pas articulable, que Lacan désigne comme « l’être pur du sujet [12] ». C’est ce qui fonde la pratique de la coupure et la formulation de Lacan selon laquelle l’être est la même chose que la coupure.

18De façon générale, ce que l’analyste ajoute, ce qui est nouveau donc pour le sujet est au principe de l’interprétation. Cela dit, ce nouveau peut viser différentes choses. Ce n’est pas pareil qu’il vise à restaurer le manque dans la chaîne signifiante ou qu’il vise le réel. Cela conditionne la pratique de l’interprétation. Dans le premier cas, l’interprétation révèle le noyau énigmatique en quoi consiste pour le sujet le désir de l’autre en fixant l’autre par le sens, dans le deuxième cas, elle fixe l’être par l’avènement d’un réel. L’être se forge en effet à partir du réel en tant qu’il se manifeste dans le symbolique.

19La visée de l’interprétation est encore déductible de cette autre formulation de Lacan : « toucher à l’être […] à le faire naître de la faille [13] ». Une question se pose : l’être est-il déjà d’avant l’analyse, notre pratique consistant seulement à le mettre en lumière ? Je ne crois pas que ce soit la position de Lacan. L’option qu’on prend par rapport à cette position est décisive pour opérer dans l’analyse.

20Lacan, avec sa formulation « notre pratique interprétative », soulève la question centrale du devoir d’interprétation, qui est celle de la façon dont nous devons opérer en psychanalyse. Cela porte sur ce qui nous est inaccessible et sur la façon dont on y accède. La chaîne inconsciente, ce que Lacan désigne comme le fait de l’inconscient, est par définition ce qui s’articule mais qui n’est pas articulable. Autrement dit, la question pour la psychanalyse est : comment faire donc avec l’inarticulable ?

21Il y a un premier niveau, celui du rapport de chacun avec l’inaccessible. Le sujet y accède par la question, ce qui ne règle pas l’indétermination, celle du sujet, qui est liée au savoir qui le dépasse. C’est ce qui fonde la méprise du sujet à l’égard de son désir. Lever le voile, comme Lacan le formule très tôt, comme perspective de l’interprétation, c’est enlever l’engluement qui empêche le désir. L’interprétation vise ainsi l’élucidation du désir.

22Mais viser le réel va au-delà de l’interprétation de l’énigme du désir. C’est là où se situe l’écart entre le désir du sujet et l’être du sujet. Interpréter le désir, c’est interpréter le désir de l’Autre, le dévoiler, le mettre à nu. Faire paraître l’être du sujet, c’est faire fixion autre du réel du sujet.

23C’est ainsi que les effets de l’interprétation ne se limitent pas à un faire désirer. L’interprétation fait aussi sentir un au-delà de ce qui est dit. Prenons l’exemple de ce que signifie rester au niveau de la demande. Lacan est précis : céder à la demande de l’obsessionnel par l’interprétation en termes de coprophagie est le fixer à sa « chiasse ». C’est pourquoi le propre de l’interprétation, plutôt que de fixer à l’objet, fait coupure : elle coupe, comme le terme l’indique, le lien de la chaîne signifiante, condition d’une autre coupure entre le signifiant et l’objet du désir.

24Mais l’interprétation doit tenir compte qu’en dernier lieu l’analyse suppose la séparation d’avec l’analyste. En ce sens, la pratique de l’interprétation garde comme perspective l’absence d’une réponse de l’Autre, car l’Autre de l’Autre n’existe pas.

25Si Lacan a promu une interprétation qui tienne compte de l’équivoque, c’est parce qu’il réduit le symptôme par le biais de « contredire le sens [14] ». Mais son but n’est pas juste d’éviter le collage du sens, il vise plutôt à opérer sur le symptôme, ce qui constitue également une exigence à ne pas perdre de vue. Pas tout équivoque opère sur le symptôme, et cela pour une raison précise : l’équivoque doit résonner pour le sujet, et ne pas se fonder sur ce qui résonne dans l’inconscient de l’analyste.

26La finalité de l’interprétation est indiquée, dès le début de son enseignement, avec ce que Lacan désigne, dès « Fonction et champ de la parole et du langage », comme « sa raison d’être [15] », soit l’avènement d’une parole vraie. La raison du devoir d’interpréter est que l’inconscient s’articule de ce qui de l’être vient au dire [16]. L’inconscient est coupure, et ces coupures, l’analyse doit les cerner jusqu’à produire le dire conclusif, un dire d’interprétation, soit un dire qui soit effet de l’analyse.

27C’est par là que se démontre que « la structure, c’est le réel qui se fait jour dans le langage [17] ». Que ce soit, suivant la formule de Lacan du début, « l’avènement d’une parole vraie », ou celle de « Position de l’inconscient », « l’avènement de l’être », ou encore celle de « Télévision », « l’avènement du réel », cela démontre que notre pratique interprétative vise, dans sa finalité, l’émergence d’un nouveau mode d’être dans le monde. Elle introduit une différence, au sens de l’altérité mais aussi en tant qu’elle diffère de la réponse du sujet. Ainsi, si le dit analysant fait couple, le dire de l’interprétation est ce qui fait entrer la différence, car le propre du dire est qu’il « ne s’y couple que d’y exister [18] ». Contrairement au sens qui fait exister le rapport du couple, le dire de l’interprétation fait différence sexuelle. Lacan le formule encore autrement, par un dire qui se soutient du non-rapport sexuel : « Le psychanalyste, interprétant, fait intrusion de signifiant [19]. »

28Si l’interprétation est du désir, il faut saisir que le désir n’est pas permanent, il donne des signes. L’angoisse est un des signes. Une pratique de l’interprétation en écho aux signes du désir réduit les signifiants de son expression minimale, ce qui est autre chose que le silence et l’abstention. Quelle qu’elle soit, l’interprétation n’est pas l’abstention ni la neutralité, c’est l’immixtion des signes. Il s’agit d’un nouveau qui ne soit pas juste un signifiant, mais un signifiant qui fasse écho à la jouissance du sujet.

29C’est là qu’on peut saisir la mise en valeur de Lacan de l’interprétation oraculaire. Elle est avancée dans « L’étourdit » et préfigurée à partir de l’observation de Lacan que l’interprétation peut fixer comme le fait la voix dans la psychose. Mais l’interprétation oraculaire trouve son emprunt dans l’oracle de la psychose, tout en s’en distinguant.

30Un dire peut exister, que ce soit par le fait de serrer l’impossible des dits ou de les réduire au point de faire trou. L’oracle, dans la psychose, le sujet y croit jusqu’à le croire, soit faire d’une phrase entendue le guide de son existence. L’oracle prend ici une valeur de commande.

31Remarquons qu’il existe la dimension d’oracle dans la névrose. « Il sera un grand homme ou un criminel », proféré par le père de l’Homme aux rats, avait placé celui-ci dans une position subjective d’oscillation permanente dont il n’arrivait pas à s’extraire. Dès lors, qu’est-ce qui fait la différence avec l’oracle de l’interprétation analytique ?

32Entre sens et non-sens, l’oracle est une parole qui laisse à l’autre le soin de conclure. Il comporte une part d’énigme et se distingue de l’énigme du désir de l’analyste. L’oracle fait signe, s’adresse à l’inconscient et promeut la production d’un dire. On réduit ainsi la signification jusqu’à s’en passer, voie par laquelle l’oracle touche au réel, se faisant ainsi l’écho de la jouissance de l’analysant jusqu’à produire sa modification.

33Jouer avec les équivoques a certes des effets sur le symptôme, au point que Lacan pose ainsi la voie privilegiée pour la réduction de celui-ci. Pourtant, n’existe-t-il pas le risque que l’équivoque devienne l’arme contre-transférentielle de l’analyste face aux impasses de son action ?

34Je m’explique. Il y a l’équivoque opportune, qui relève de la conjonction entre la logique du cas et le moment juste de son effectuation. Il y a des équivoques qui répondent seulement à des impasses contre-transférentielles. Je désigne ainsi le cas où l’analyste croit qu’il doit intervenir sans savoir comment. L’équivoque peut avoir pour lui une fonction de bouée de secours. Certes, dans ce cas, l’équivoque résonne plutôt avec l’inconscient de l’analyste, mais est-ce d’un effet quelconque sur l’inconscient du sujet ? L’équivoque, comme c’est le cas de toute interprétation, est un recours à manier avec tact. C’est d’ailleurs ce que propose Lacan quand il affirme à propos de l’interprétation que « tous les coups sont bons ». On pourrait croire que c’est un appel à la liberté absolue de l’analyste en matière d’interprétation. Ce qui nuance cette proposition, c’est le fait que juste après il ajoute : « Il s’en servira quand il convient. » Tout tourne autour de ce « quand il convient ». Il y a là une reprise par un autre biais de la proposition, dans « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », selon laquelle l’analyste est libre quant à sa stratégie mais moins libre quant à sa politique. Cela revient à dire que « tous les coups sont bons » s’ils sont corrélés à la finalité. Si on admet que la finalité est de faire différence jusqu’à produire la différence absolue, les coups qui conviennent et leur moment de production par l’analyste sont ceux qui sont capables d’introduire le sujet à la différence, qui avant tout concerne la différence des sexes.

Notes

  • [1]
    J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 249.
  • [2]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 237.
  • [3]
    J. Lacan, « Discours à l’École freudienne de Paris », dans Autres écrits, op. cit., p. 272.
  • [4]
    J. Lacan, « La psychanalyse. Raison d’un échec », dans Autres écrits, op. cit., p. 346.
  • [5]
    J. Lacan, « Radiophonie », dans Autres écrits, op. cit., p. 420.
  • [6]
    J. Lacan, « La méprise du sujet supposé savoir », dans Autres écrits, op. cit., p. 333.
  • [7]
    J. Lacan, « Radiophonie », art. cit., p. 442.
  • [8]
    J. Lacan, « Discours à l’École freudienne de Paris », art. cit., p. 275.
  • [9]
    J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 302.
  • [10]
    J. Lacan, « Variantes de la cure type », dans Écrits, op. cit., p. 353.
  • [11]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Seuil, 2013, p. 460.
  • [12]
    Ibid., p. 470.
  • [13]
    J. Lacan, « Radiophonie », art. cit., p. 426.
  • [14]
    J. Lacan, « Peut-être à Vincennes », dans Autres écrits, op. cit., p. 314.
  • [15]
    J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », art. cit., p. 302.
  • [16]
    J. Lacan, « Radiophonie », art. cit., p. 426.
  • [17]
    J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres écrits, op. cit., p. 476.
  • [18]
    Ibid., p. 452.
  • [19]
    J. Lacan, « Radiophonie », art. cit., p. 413.
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