1Qu’y a-t-il de nouveau depuis la conclusion de Jacques Lacan, en 1978, à un congrès de l’École freudienne de Paris sur la transmission ? Il disait croire, avec son invention de la passe, à une possible transmission de la psychanalyse. Et il en arrive à penser que la psychanalyse est intransmissible. Et que chaque psychanalyste doit se mettre à réinventer la psychanalyse. C’était donc deux ans avant sa mort, et bien après « L’étourdit ». Même son hypothèse de faire valoir une inscription mathématisable de la question de la pulsion ou de la jouissance ne semblait plus envisageable. Est-ce que même son travail sur les nœuds borroméens le faisait renoncer à l’hypothèse de la transmission ? J’appuie donc mon argumentation à la phrase de Lacan dans « L’étourdit » : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend [1]. »
2Je vais donc me mettre à la tâche de faire ce que Lacan propose, penser la transmission de la psychanalyse par le bout même de son impossibilité de transmettre. Et garder bien présente la notion du réel de l’expérience dans la psychanalyse. Et cette expérience, on le sait, passe au corps. En effet, entre dire et désir il y a l’espace ténu de la psychanalyse, en son réel, dont on se demande toujours comment il se transmet.
3Je me trouvais, à la fin de janvier dernier, assister à Avranches à une conférence de Vicky Estevez, ae « troumatisée » de notre école il y a déjà cinq ans, où elle nous faisait écouter le fond sonore de langues différentes enregistrées par deux chercheurs (Vincent Barras et Jacques Demière). Sa proposition était de nous faire entendre un fond sonore singulier de différentes langues étrangères, pour faire valoir ce que nous dit Lacan dans Encore, le dire ex-siste au signifiant. Cela m’a donné immédiatement, sans que je le sache encore (en corps), un aperçu de ce que pouvait être l’effet sonore du langage sur le sujet, et principalement sur le petit bébé, qui perçoit dès sa naissance les sons de l’Autre qui lui parle. J’ai donc « capté » quelque chose d’un dire de ma collègue, pour que cela me traverse au moment où j’entendais ces enregistrements, et s’en est suivie ma proposition d’un travail sur la transmission, que je peux donc écrire avec le petit i entre parenthèses, le petit i de l’imaginaire qui s’exclut de cette transmission, qui n’est pas mission mais son, sonorité improbable. La transmisson, donc.
4Il y aurait un dire, qui passe à travers les dits, s’entendant dans les mots du langage, et qui s’oublie. Probablement rien d’autre qu’une petite musique qui s’entend dans toute transmission quelle qu’elle soit. Je pense ici au livre de Primo Levi Si c’est un homme. C’est la première musique de lalangue, traversant le corps du bébé, un dire sur le désir de vivre venu de l’Autre, qui permettra au bébé de se faire un corps et de traverser le mur du langage, pour y picorer par des petits trous les signifiants qu’il se choisira pour se décider à parler.
5Comment cela se passe-t-il ? L’arrivée de la sonorité des dits de l’Autre va faire heurt, va faire attentat contre le corps. La première réaction sera le refus de cette atteinte du réel sur le corps de l’enfant. Ce refus constitue la première affirmation du sujet. Puis vient la position éthique du sujet, oui déjà là, pour consentir à faire passer au corps les sons issus des signifiants de la mère. Le corporel tisse avec les signifiants du langage, dans sa sonorité, les encoches, les sillons (comme le disait aussi Marie-Noëlle Jacob-Duvernet), qui feront trace. C’est la résonnance, comme un écho lointain dans le corps, qui va faire coupure, séparation radicale du sujet – d’avec lui-même. C’est, comme le formule Lacan, l’écho dans le corps. Cet écho, consenti par le petit sujet, ne produira rien d’autre qu’un phénomène de jouissance du corps. C’est ce dire du corps qui restera oublié, premier refoulement originaire, première bejahung du sujet de l’inconscient.
6Nous voyons bien cette expérience chez le bébé qui s’exerce à produire ses premières lallations. Il fait des grimaces, entreprend un effort extraordinaire avec sa bouche, sa gorge, ses muscles, pour enfin produire une lallation improbable, qui fera savoir nouveau, acquis pour toujours, et provoquera une jubilation très extériorisée. Cette jubilation sera contagieuse et l’Autre y fera référence, en répétant avec le bébé, pour retrouver vite avant que cela ne se perde la jouissance produite par cette invention de la nouvelle lallation, ébauche du prochain langage qui viendra plus tard. Ce qui se transmet là est de l’ordre du désir de vivre, de la pulsion vers la vie, induite par celui de l’Autre.
7Par cette pure écoute musicale, le fond sonore des mots parlés par la voix de l’Autre passent de l’événement de la sonorité à l’avènement incorporé du signifiant du langage, d’où va se constituer une nouveauté radicale, un possible de la parole qui fera langage et lien avec les autres.
8J’ai parlé de l’éthique du sujet, car bien sûr il s’agit pour le bébé de pouvoir non seulement consentir à se laisser bousculer par les sonorités réelles de l’Autre, mais aussi admettre que le passage au corps fasse entame à la jouissance provoquée, et donc fasse coupure, pour laisser place au signifiant de lalangue.
9Ce qui en advient est inédit, le jamais dit naîtra de cette rencontre avec le dire impossible à dire. Le choix sonore se fera un dire, un choix arbitraire et improbable, inconnu du sujet, le dépassant complètement, le rendant autre à lui-même. Mais à sa grande surprise il aura inventé un son/signifiant qui sera sa marque de fabrique dans le désir de l’Autre, et l’inscrira à jamais dans le langage.
10Celui qui refusera ce heurt, cette jouissance consentie première, et s’en tiendra à ce refus sans pouvoir passer au savoir, ce sujet-là sera-t-il autiste ? Et pour le psychotique, comment peut-on supposer le passage ? Peut-être que devant la sonorité il y a consentement de jouissance, passage au corps, mais que le passage au langage se fait dans le non-choix de ces sonorités, toutes les mêmes sans distinction, sans la proposition désirante de l’Autre qui insiste pour que le passage au signifiant soit orienté par son désir. Du coup, tous les futurs signifiants de la langue seront attrapés en vrac, sans choix possible, ce qui donnera un sujet qui pourra manier et apprendre le langage, mais sans capitonner, sans le poinçon de la métaphore paternelle, sans tracer le sillon choisi des mots de la future parole. On pourrait donc vérifier ici que c’est bien entre dire et désir que se transmet la vie. Et que le désir, c’est d’abord le désir de l’Autre !
11Je répète donc ce que j’avançais plus haut : c’est l’événement de la sonorité de lalangue qui passe à l’avènement de langage. Ce qui se transmet n’est rien d’autre que le désir de vivre du petit sujet allant devenant, comme disait Françoise Dolto. Et cela va constituer le premier savoir du sujet, un savoir très personnel et très particulier puisque pas tous les mots retenus de cette sonorité ne seront conservés comme savoir constituant de la future parole. Françoise Dolto faisait valoir son outil de travail ainsi : si on est à l’écoute, et qu’on tient compte du prégénital, on n’écoute plus le signifiant (Jacques-Alain Miller disait aussi que le signifiant, ça trompe énormément). À sa consultation de Trousseau, elle s’occupait de très jeunes enfants, voire de bébés, avec qui elle écoutait le corps. Elle avait pour le transfert sa voix, et l’assistance précieuse et silencieuse de son auditoire de cliniciens, car le fond sonore du silence peut être aussi un dire.
12Que fait l’analyste dans son acte, lorsqu’il coupe une séance ? N’est-ce pas quand il entend qu’un dire est là, qu’il touche au réel, et qu’il est bon de le faire entendre à son analysant ?
13Je vous donne un exemple. Une patiente me parle d’une adresse dans un rêve. Je lui demande comment s’appelle la rue dont elle me parle. Elle hésite, puis me livre le signifiant de l’adresse. Ensuite un silence pesant s’abat sur elle. Je me dis que ce silence dit trop quelque chose… Je coupe la séance avant que ce silence-dire ne soit recouvert par du bla-bla, et je lève la séance (quitte à la rendre extrêmement courte). La fois suivante, elle en obtient une association qui va pointer un réel ténu qui la retient au père.
14Il ne s’agira aussi de rien de plus, rien de moins dans la procédure de la passe lacanienne. Voilà comment je comprends l’enthousiasme après la passe pour l’analyste n’ayant jamais rien pu dire du désir de l’analyste, qui se fera un savoir de l’avoir entendu. Peut-être pas que lui, mais aussi le cartel. L’enthousiasme vient d’avoir traversé ce moment, où la jouissance restante qui fait vivre devient seulement, simplement une petite musique qui s’est entendue et qui ne restera pas, qui s’oubliera, jusqu’au prochain moment où l’automaton de la vie vire à la dépression ; d’un coup, sans crier gare, cette musique vient de nouveau titiller l’oreille du sujet de l’inconscient, le réveiller, lui proposer un nouveau passage devant l’inattendu du réel. Le passage précédent de la jouissance au savoir entendu aura laissé une trace.
15Cette sonorité choisie, ce dire qui situe le sujet par rapport au désir qui ne peut se dire, et donc à la castration qui est pur réel, ce sera toujours le sel de la transmission, et particulièrement celle (sel) que le cartel de passe dans le dispositif d’École peut entendre du désir de l’analyste, qui est lui aussi un dire qui s’entend. La nomination d’ae (analyste de l’École) est probablement fondée sur cet entendement de chaque un qui constitue le cartel. C’est en tout cas ce que je suppose de ce qui provoque ou non une nomination d’ae.
16Le dire serait donc à situer avec un grand D au niveau de la transmission du désir qui ne peut se dire, mais qui s’entend. Il faudra que l’analyste sache faire sonner ce savoir impossible de la passe avec son corps, dans son acte, à chaque fois que celui-ci sera requis. Il lui faudra donc avoir incorporé son propre savoir, mais aussi celui des autres ; de ses pairs, de Freud et de Lacan.
17J’en profite, ici, pour faire une petite parenthèse pour dire aux jeunes cliniciens de notre époque que ce que Lacan nous a transmis supporte la même démonstration que ce que je viens d’indiquer avec la petite musique. Lacan parlait à son auditoire, avec sa voix, son ton, sa ponctuation et ses silences. Il y mettait aussi du corps, une gestuelle, debout, assis, bouche fermée ou non sur le cigare… Aujourd’hui on ne peut que lire ce qu’il a dit. Et cela n’est pas du tout la même transmission. La lecture de ses dits ne fait pas entendre la même musique, et les jeunes lecteurs d’aujourd’hui devraient savoir que ce qui se transmet de son œuvre est du même ordre de « l’entendement » à travers ce qu’il a dit, et non de la compréhension de ce que nous lisons (qui n’est d’ailleurs qu’une reproduction écrite d’un exposé enregistré). Lire Lacan pour comprendre est une vraie tâche folle, bien mieux est de se laisser traverser par ce que l’on suppose de la petite chanson qu’il chantait à son auditoire à l’époque de ses séminaires. Il faut que la parole sonne au corps pour être entendue. Il faut que la petite musique soit entendue et non pas comprise pour qu’elle dise quelque chose de la transmission des générations.
18Le soulagement provoqué par la séparation obtenue d’un nouveau savoir qui a marqué le corps, dont il ne reste que la sonorité, sonorité de jouissance, hors sens et dont seul le corps est affecté, est attesté dans tous les témoignages, qu’ils soient de passe dans la vie ou de passe lacanienne. Aussi bien pour l’écrivain ou l’artiste qui expose son œuvre pour dire. Je pense par exemple à Pierre Rey, qui avec son œuvre littéraire Une saison chez Lacan a produit un véritable témoignage de passe.
19Ce qui compte c’est que les choses bougent, changent, porteuses d’inattendu, faisant subversion au bien connu, au bien pensant, au bien entendu du discours de mots. Du discours du maître. Une porte qui s’ouvre vers ce qu’on ne sait à l’avance, qui donne un souffle, un son, voire une drôle de musique inentendable mais entendue, qui porte l’oxymore à son comble, pour l’entendement, il ne faut rien écouter… Ce n’est pas l’oreille qui se tend, c’est le son qui vous traverse.
20Dire est un acte [2], c’est ce que nous dit Lacan dans son texte, pas une parole, pas une chanson, seulement la musique qui indique qu’on est en train de passer un moment marquant, qui restera oublié, mais qui fera trace.
21Dans la conclusion que fait Lacan au neuvième congrès de l’efp, en juillet 1978, à laquelle j’ai fait référence, à propos de la transmission, il se demande comment vient à l’analyste cette possibilité de guérir les patients des névroses, en l’absence même du désir de guérir. Il suppose qu’il y a un « truc » ; que c’est une question de trucage. Pourquoi ne pas supposer que ce truc a à faire avec la voix de l’analyste, qui est le plus réel de sa personne, sur quoi le patient va faire supporter le symptôme ? La voix échappe à chacun, on le sait bien, on n’en a aucune idée, aucune représentation, ça dépasse le sujet. Mais ça permet de rendre le corps à lui-même. Écoutez-vous cinq minutes après avoir enregistré votre voix, vous ne savez pas que c’est vous qui parlez. La transmission de Dolto sur les ondes de France Inter n’était-elle pas issue des entendements transmis par sa voix, bien plus que de ce qu’elle énonçait vraiment ?
22On suppose que les ae qui viennent d’être nommés sont à même de transmettre sur le vif de la psychanalyse, c’est-à-dire de pouvoir cerner et dire le renouveau de celle-ci, sa réinvention, après l’épreuve d’un passage pas très ordinaire, à l’analyste. Mais on sait bien, depuis que les écoles de psychanalyse existent, et quelles qu’elles soient, que l’institution met les personnes en avant, plutôt que l’ae comme reste d’une opération de passage, comme réduction au trognon du réel de l’inconscient, comme porteur d’une voix qui donnera en un moment, et pour un temps, une certaine et particulière sonorité du transmissible de la psychanalyse. Une transmission si peu entendable, tellement elle relève de l’entendement, du coup un presque rien, mais beaucoup, si quelques-uns seulement s’accrochent à ce reste réel pour faire école (on devrait d’ailleurs plutôt dire « analyste du faire école » qu’« analyste de l’école »), et loin probablement, le plus loin possible de l’institution, ce qui bien sûr est un paradoxe insupportable.
23Le truc de la passe, le truc qui se transmet, dans un passage qui va de la rencontre de l’impossible à dire à la jouissance de vie assumée, jusqu’à l’acte fondateur d’un savoir très particulier, ce truc, donc, il me plaît de l’appeler aujourd’hui un son, ou quelque chose qui y ressemble, une musicalité. Une improbable musicalité.
24Pour étayer ma proposition, j’ai deux exemples dont je voudrais dire un mot : la voix de James Joyce et les origines du blues.
25La voix de Joyce. Écoutez… Que remarque-t-on dans cette voix qui lit Finnegans Wake, sinon que ce qui s’entend est un rythme, avec des sons accentués plus que d’autres, des phonèmes qui reviennent régulièrement a tempo, comme on les trouve dans les alexandrins, ou dans la poésie, intonations brouillées ou claires, hautes ou basses qui rythment le nouveau langage inventé par Joyce. Rien à voir avec sa langue maternelle, l’irlandais, sauf certaines expressions conservées, intactes, forget me not ou to be. La plupart de ses phrases ne sont audibles qu’avec le son, la voix, le tempo des mots inventés de sa langue nouvelle, celle dont il peut s’accommoder pour parler alors que celle de la mère n’a pu qu’être rejetée. La sonorité entendue de cette lecture ressemble étrangement au rythme de la musique irlandaise, celle du fond sonore qui revient toujours.
26C’est avec une invention de corps, par sa voix, qu’il met en écriture une nouvelle langue qu’il pose comme un pacte avec la langue, celui qui lui convient pour parler dans le monde. Peut-être est-ce pour cela que des générations de chercheurs qui se sont évertués à comprendre Joyce dans son écriture, ce fouillis insurmontable de ce qui s’épingle de la castration, se sont heurtés à l’impossible, car peut-être s’agit-il seulement, pour le lire, d’entendre la sonorité de son écriture dans sa trouvaille. La lecture de sa langue n’est pas à comprendre, mais à entendre, c’est en cela que Joyce est un artiste de l’art-dire.
27Autre exemple : le blues. Les origines de cette musique datent environ du dix-neuvième siècle, d’un chant populaire issu d’une culture orale, apparue aux États-Unis durant la guerre de Sécession dans les plantations de coton du delta du Mississipi, où les cris, les appels et les chants de travail avaient pour fonction de rythmer le labeur.
28C’est ensuite devenu la musique des Noirs durant l’esclavage. Reprise en Afrique, cette musique codée, ne pouvant être comprise que par une communauté, exprimait une position subjective, une rébellion contre les maîtres esclavagistes faite de sons, de répétitions, d’un rythme absolument nouveau, invention issue d’un passage des sujets du mur de l’esclavage et de la répression ségrégationniste à la rébellion qui annonçait la liberté. Nous sommes encore aujourd’hui touchés par cette musique parce qu’elle raconte tout cela, parce qu’elle transmet l’essentiel d’une histoire humaine. Le blues donne le blues, la mélancolie de la vie trompée, bafouée, humiliée, passant du mur de la honte à l’espoir…
29Le passage devant le mur du langage, comme de l’impasse du sujet qui se voit vidé de l’objet dans la passe, se fait à mon sens de la même manière. C’est la confrontation à une jouissance qui n’est absolument rattachée à rien, à du vide de sens, il y a directement de la frappe au corps (une tuché) un rattachement immédiat au fait que, de n’y rien comprendre, il s’ensuit une trouvaille qui tient lieu de savoir. C’est pourquoi cette jouissance qui ne se rattache à rien d’explicable, on peut l’appeler jouissance Autre, jouissance de la Femme qui n’existe pas. Jouissance impossible à dire, qui seulement s’éprouve.
30D’ou une autre question : s’il y a une contingence probable entre la jouissance féminine et la transmission de la psychanalyse, le « truc » musical se fait-il entendre de la même façon chez les hommes et chez les femmes ? Ou bien : comment le dire passe-t-il aux femmes, et passe-t-il aux hommes ? Comment saisir le sexuel du langage ?
31Si le dire relève de la jouissance féminine, et que la grammaire du langage proposée par l’Autre relève aussi d’une sexuation, le dire de cet Autre n’est pas absent dans son désir d’interpeller son enfant en y indiquant son sexe dans son désir. La marque du langage va donc inscrire dans le corps de l’enfant une identité sexuée, quel que soit le sexe anatomique de cet enfant. Ce n’est que plus tard, avec le phallique consenti, que l’enfant s’orientera peut-être différemment. Cette réflexion me vient, pour une part, d’une conversation avec ma collègue et amie Élisabeth Léturgie, elle aussi troumatisée ae en décembre 2004.
32Les femmes savent-elles mieux que les hommes cerner le réel ? Lacan le propose. Disons que les choses du réel qui sont du féminin et qui font horreur dans la culture ou dans la religion sont bien ce dont on ne parle pas. Le féminin est traversé par des événements de corps qui font obligatoirement avènements pour les femmes : les règles dès l’adolescence, la grossesse, l’avortement, l’accouchement, l’allaitement, la ménopause, phénomènes que l’on peut considérer comme autant de heurts du réel comme celui du langage pour le bébé. Même mouvement de rejet, de refus, puis consentement au réel, consentement même à la jouissance de ce réel par le corps, moteur de vie, et un savoir-faire qui s’invente après ce passage obligé de l’impossible à comprendre, à juguler, à accepter. Les femmes, cela leur tombe dessus comme l’attentat ou l’explosion. On dit bien, pas sans raison, que les femmes « tombent enceintes ». Il faut un temps pour passer de l’horreur de ce réel au consentement de la vie.
33Quel clinicien n’a jamais entendu parler des ravages chez la jeune adolescente provoqués par la survenue des règles ? Elles sont mal supportées en général, ou objet de douleurs ou de somatisations multiples, jusqu’à l’aménorrhée, parfois longue. Le sujet reste encore tabou, même dans nos sociétés dites civilisées, et les femmes doivent encore s’isoler dans certaines communautés ou cultures pendant leurs règles.
34Qui n’a jamais entendu les pleurs tardifs d’une femme mure qui se rappelle sur le divan les tourments de sa décision d’avorter quand elle était jeune ? Quel analyste n’a jamais entendu dire l’effet d’abord d’horreur de l’annonce d’une grossesse ? À chaque fois les patientes nous donnent le détail de cette logique à laquelle elles font face : d’abord le refus du réel, puis le temps de comprendre, et la position éthique qui va permettre ou non au sujet de passer cet impossible de savoir ce qui lui arrive. L’accouchement est du même ordre : les femmes témoignent de l’incroyable sentiment d’être piégées par quelque chose qui les dépasse, l’enfant naîtra quoi qu’elles en veulent, elles ne pourront rien contre la naissance qui arrive. Au moment de l’expulsion du bébé, il n’y a plus de sujet, c’est juste le corps qui dit le réel, les cris seront oubliés, mais ce passage est transmissible par les cris de la femme. Ces cris de l’accouchement sont la musicalité improbable de la transmission de la vie. Le premier cri du bébé viendra dire que le sujet est né, qu’il commence à cet instant même à faire savoir aux autres qu’il est vivant.
35La transmission de la psychanalyse pourrait-elle prendre d’autres chemins que celui de la sonorité du corps qui énonce un dire ?
36Deux exemples qui m’ont frappée dans ma clinique témoignent de l’impossible chez la femme : une patiente témoigne d’un orgasme pendant qu’elle allaite son bébé, une autre qui a subi le viol de onze hommes confie qu’au quatrième qui l’a violée, elle a joui. L’analyse leur permet de passer la culpabilité et la honte, pour se faire l’amie ou trouver leur savoir-faire avec cette jouissance insupportable et insensée.
37L’œuvre cinématographique nous offre aussi un savoir sur la jouissance féminine insensée : Portier de nuit, mis en scène par Taviani avec Charlotte Rampling, et Elle, plus récent, avec Isabelle Huppert – deux femmes qui osent affronter une problématique peu ordinaire et très singulière pour assumer leur jouissance Autre…
38Puis, prenons un instant pour tirer quelque enseignement de l’expérience qui constate que, face à la maladie, les hommes et les femmes ne sont pas du tout égaux. Les femmes passent mieux une grave maladie, un cancer par exemple, alors que le bobo met bien souvent l’homme dans tous ses états, états de la plainte qui situe la castration tellement loin d’eux…
39Je suppose que cela pourrait tenir au fait que la trace laissée par le processus heurt du réel – refus – éthique du sujet – acte – savoir-faire nouveau avec la jouissance indicible ne produit pas le même oubli chez l’homme et chez la femme. Cet oubli laisse des traces indélébiles chez la femme, non recouvertes par le signifiant phallique, et donc lui permet de retrouver un vague souvenir de la trace de la castration et du manque à dire la jouissance du corps abîmé par la maladie. Alors que chez l’homme rien ne fait forcément trace de ce manque à dire, c’est immédiatement recouvert par le phallique, et quand le sujet masculin se retrouve avec l’abîmé du corps, l’oubli est total, plus de traces de cet impossible, c’est toujours la première fois qu’un homme est malade !
40Pour autant, les hommes ne sont-ils jamais heurtés par le réel de l’impossible à identifier ? Ils passent eux aussi par ces moments terribles d’affronter le réel. Les érections du petit garçon qui se demande bien ce qui lui arrive, les pollutions nocturnes de l’adolescent, la mue de la voix du jeune homme, les bandaisons inopinées ou impossibles de l’âge adulte, voire l’andropause… les hommes aussi, donc… Mais les hommes, comment font-ils pour passer le truc ?
41Ils ont le sens de la solidarité, ils ont le sens grégaire, ils font groupes, bandes ou encore clubs. La castration leur fait plus peur que les femmes, ça les angoisse au plus près du souci de leur organe. Peut-être justement à cause de cet organe, le passage du réel au signifiant est plus compliqué, et ils n’ont pas d’emblée recours à cette possible jouissance féminine qui passe à la trappe du phallique et qui permet de jouir de l’impossible. Pourtant, certains se laissent attraper par cette jouissance Autre, dite féminine.
42Pour les femmes, pas toutes le même orgasme, pour les hommes toujours la référence au même organe. Elles font série, une par une, une plus une, elles revendiquent leur particularité dans un groupe de femmes. Un homme qui peut consentir à certains moments à cette jouissance qui ne dit mot, qui devient femme (consent au féminin), se rapproche du passage au non-rapport des sexes, et garde une certaine jeunesse d’invention, par exemple, pour savoir y faire avec une femme.
43En conclusion, retenons que ces cinq temps logiques que je propose d’extraire du processus d’intégration du réel avec le corps du sujet de l’inconscient visent à dire quelque chose d’un possible entendement de la transmission, qu’elle soit de la psychanalyse ou de tout autre ordre.
44Heurt avec le réel – refus – éthique du sujet – acte – savoir-faire nouveau avec la jouissance indicible.
45Ce passage oblige à l’invention d’un savoir nouveau qui va produire de l’inédit, que ce soit dans la vie ou dans l’analyse. Ce savoir nouveau ne peut se dire, s’expliquer, se contredire évidemment, il n’est pas opposable à quoi que ce soit. Il relève d’un point de la vie indiscutable, incompréhensible et inattendu, celui de la jouissance première survenue à l’occasion d’un attentat, d’un coup porté au corps de l’humain, le langage mais, on l’a vu, pas que, dont il a à avaler la conséquence, soit la jouissance qui s’impose et dont on a à n’importe quel moment de la vie, et autant de fois que cela s’impose, à se faire plutôt l’ami, le partenaire et le vaincu. Cela aide pour les fois suivantes de se sentir d’abord vaincu, pour vaincre ensuite avec l’efficace de la castration rencontrée la fois précédente…
46Cela nous indique peut-être que la transmission et l’avenir de la psychanalyse ne sont probablement rien d’autre que cette musique, ce truc, cette « mélodie » (mêle au dit) comme me le proposait Jacques Tréhot… ce souffle, allez savoir ?