Notes
-
[*]
Texte tiré d’une intervention au séminaire du collège clinique du Sud-Ouest à Toulouse le 28 janvier 2017.
-
[1]
Saint Augustin, Les confessions, Paris, Desclée de Brouwer, Livre I, chapitre vii, 1962, p. 293.
-
[2]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 91.
-
[3]
J. Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 36-37.
-
[4]
Ibid., p. 37.
-
[5]
Ibid., p. 43.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, La Martinière, 2013, p. 262.
-
[8]
Cf. J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004.
-
[9]
« L’expression […] que Freud emploie à propos des premières fondations de la Chose, de sa genèse psychologique, le Nebenmensch, désignant ainsi la place même que viendra occuper, dans le développement proprement chrétien, l’apothéose du prochain. » J. Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 181.
-
[10]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 225.
-
[11]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 315.
-
[12]
Ibid., p. 219.
-
[13]
Ibid., p. 278.
-
[14]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 157.
-
[15]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 278.
-
[16]
« Est-ce qu’avoir l’(a), c’est l’être ? Voilà la question sur laquelle je vous laisse aujour-d’hui, et si vous voulez lire d’ici la prochaine fois que je vous verrai, [...] ce que j’ai écrit sur la Bedeutung des phallus, sur La signification du phallus en français, si vous voulez le lire, vous verrez à quoi conduit la dernière question sur laquelle je vous laisse. »
-
[17]
J. Lacan, Le séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 297-298.
-
[18]
Ibid., p. 297.
-
[19]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 151.
-
[20]
C. Soler, Qu’est-ce qui nous affecte ?, Cours 2010-2011, Paris, Éditions du Champ lacanien, collection « Études », 2011, p. 116. « Au départ il s’agit de l’être de manque, disons l’être du sujet en tant que tel, du je dont il pose dans Encore que ce n’est pas un être. Et puis il y a son être de jouissance symptomatique, jouissance de l’inconscient, et aussi son être de dire sinthome. »
-
[21]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, op. cit., p. 40. Notons que dans ce passage Lacan avance que l’amour, aussi, vise l’être.
-
[22]
Ibid., p. 132.
-
[23]
Ibid., p. 131.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Ibid., p. 133.
-
[26]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 104.
1Dans la leçon du 20 mars 1973 du séminaire Encore, Lacan fait référence, une fois de plus, à l’observation de saint Augustin qu’il a -souvent commentée. Cette scène, de quelques lignes seulement, se trouve dans le livre I, chapitre vii des Confessions.
« J’ai vu moi-même et observé de près la jalousie chez un tout petit. Il ne parlait pas encore et il fixait, pâle, d’un regard amer, son frère de lait [1]. »
3À propos de cette observation Lacan avance la notion de la haine jalouse, dont il dit qu’avec elle, avec cette notion de haine jalouse, la psychanalyse est « un petit peu boiteuse [2] ». On en reste à cette notion de haine jalouse et on rate une haine plus radicale, plus fondamentale, une haine que Lacan qualifie de haine solide. De cette haine solide on est étouffé, et vous conviendrez que quand on est étouffé la parole n’est pas aisée. Ce dont on ne s’aperçoit pas c’est que cette haine s’adresse à l’être, à l’être même de l’autre. On ne s’aperçoit pas de cette visée et on en reste à la notion de haine jalouse.
4Dans un premier temps, je reprendrai rapidement ce que Lacan a pu avancer antérieurement sur cette observation de saint Augustin afin de situer et d’éclairer ce qu’il en dit en 1973. Ensuite, j’essaierai, après avoir défini la haine jalouse, de poser quelques jalons sur ce que Lacan appelle une haine solide.
Le complexe d’intrusion
5La première référence à l’observation de saint Augustin se trouve dans l’article « Les complexes familiaux », qui est un texte de 1938 écrit pour le tome VII de l’Encyclopédie française à la demande du psychologue Henri Wallon. Lacan aborde la question de la jalousie infantile dans ce qu’il appelle « le complexe d’intrusion », complexe qui fait suite au complexe du sevrage et précède le complexe d’Œdipe.
« Le complexe d’intrusion représente l’expérience que réalise le sujet pri-mitif, le plus souvent quand il voit un ou plusieurs de ses semblables participer avec lui à la relation domestique, autrement dit, lorsqu’il se connaît des frères [3]. »
7Avec le complexe d’intrusion, on a affaire à un enfant sevré ; la jalousie pour se manifester ne nécessite pas une quête alimentaire. On n’est pas dans une situation de concurrence vitale. Ce qui est en jeu c’est la reconnaissance du semblable. En effet, « la jalousie, dans son fond représente non pas une rivalité vitale mais une identification mentale [4] ».
8C’est parce qu’il y a identification qu’il y aura de la jalousie, et non le contraire. L’identification est première, la jalousie en découle. De même, c’est la jalousie qui déterminera l’objet qu’elle vise.
9L’apparition de la jalousie, en lien avec le nourrissage, exige comme préalable une identification au frère. Toutefois, Lacan précise que le sujet engagé dans la jalousie par l’identification va rencontrer une alternative, une contingence. Il va y avoir un choix où va se jouer ce qu’il appelle le sort de la réalité. Soit le sujet tente de retrouver l’objet maternel, il va alors s’accrocher au refus de la réalité de la perte et poursuivre dans sa visée de destruction de l’autre. Soit le sujet va substituer l’objet, il va chercher un autre objet, Lacan parle alors d’un objet communicable. Ainsi, si le sujet choisit cette deuxième voie, il s’introduit dans la concurrence qui engage la lutte et le contrat et suppose la reconnaissance de l’autre. « Bref, il trouve à la fois l’autrui et l’objet socialisé [5]. » Ainsi, la jalousie, loin d’être une passion négative, « se révèle comme l’archétype des sentiments sociaux [6] ».
10Ce premier commentaire de Lacan sur l’observation de saint Augustin se base sur le rapport imaginaire du sujet à l’autre et déploie les développements sur le stade du miroir.
L’objet comme privé
11Dans la leçon du 11 février 1959 de son séminaire Le désir et son interprétation, Lacan reprend cette observation de saint Augustin autour de laquelle il fait tourner l’explication du narcissisme, c’est-à-dire la relation au semblable, et où il intègre, cette fois, la relation à la mère. Nous avons, donc, le sujet dans un rapport imaginaire à son semblable, mais ce semblable, le sujet le voit dans une relation spécifique à la mère : le petit frère est pendu au sein de la mère.
12D’un côté, il y a une première substitution : l’objet, ici le sein maternel, vient à la place d’une mère totale. Mère que Lacan définit comme « primitive identification idéale, comme première forme de l’Un [7] ». Dans le schéma, où Lacan écrit l’ensemble de l’opération, elle est notée I.
13De l’autre côté, nous avons l’image de l’autre qui se substitue au sujet. On peut l’écrire : i(a)/$. Cela correspond à cette passion anéantissante qui est, ici, passion jalouse : le sujet pâlit.
14Au niveau de ce couple spéculaire, c’est le petit autre qui possède le sein. Le sujet observant prend alors conscience de l’objet désiré en tant que tel. Cette expérience est cruciale car elle donne à l’objet la valeur élective d’être désiré. Mais en même temps elle donne au sujet conscience de soi-même comme privé. C’est parce qu’il est imaginairement frustré que naît pour le sujet sa première appréhension de l’objet en tant qu’il en est privé.
15Ce qui est important, c’est qu’avec la privation, l’objet est symbolisé, il prend une valeur signifiante. Cet objet peut être là ou ne pas être là ; mais surtout il peut se substituer, il vient à la place de la mère.
16En résumé, le sujet prend conscience de l’objet cause du désir que l’autre possède et dont il est privé. Objet cause du désir avec qui il est en lien via le poinçon du fantasme. Ainsi, la jalousie est constitutive de l’objet du fantasme et du désir.
L’autre n’est pas le semblable
17Lacan poursuivra dans le séminaire L’identification à la leçon du 14 mars 1962. Parlant de la perte, de l’objet et du désir, il use de cette formule intéressante : « Il y a perte de la Chose dans l’objet. » L’objet en se substituant vient consommer la perte de la Chose.
18Mais surtout, il fait un pas de plus qui l’amène à bousculer l’idée du petit autre comme semblable. « C’est faussement, dit-il, qu’on peut dire que l’être dont je suis jaloux, le frère est mon semblable, il est mon image, au sens où l’image dont il s’agit est formatrice de mon désir. » Il y a perte de quelque chose d’essentiel dans l’image. Tout ne passe pas dans l’image, il y a un reste, une « réserve de libido ». Reste qui permettra à Lacan, l’année suivante, dans le séminaire L’angoisse, d’écrire le phallus (moins phi) et l’objet (a) sur le schéma optique [8].
19L’autre comme semblable, c’est celui qui me ressemble et à qui je ressemble. Il relève de la relation imaginaire et, comme le moi, est un objet de méconnaissance et de leurre.
20Mais ne pourrait-on pas, au-delà du semblable, au-delà de l’image, évoquer le prochain qui, lui, touche au réel, à cette part écornée de l’image. Celui que Freud nomme dans l’Esquisse le Nebenmensch, -l’humain à côté, l’homme proche. Cet humain de l’Esquisse, Lacan l’associe au commandement chrétien de l’amour du prochain [9], que Freud évoquait dans le chapitre v du Malaise dans la civilisation.
21« Le prochain, c’est l’imminence intolérable de la jouissance [10] » dira Lacan. Le prochain est lié à cette jouissance devant laquelle l’horreur surgit à l’évocation du commandement de l’amour du prochain. Qu’y a-t-il de plus prochain sinon ce cœur de moi-même qui est celui de ma jouissance ? « Le plus moi-même de moi-même, ce qui est au cœur de moi-même, ce qui est au-delà de moi [11]. » Dès que le sujet s’approche de cette jouissance, surgit « cette insondable agressivité [12] » qui le fait reculer. Le sujet est empê-ché de franchir une certaine frontière à la limite de la Chose.
22Ce qu’un sujet ne peut d’aucune façon appréhender, c’est -justement cela qu’il va jalouser chez l’autre. Il va le jalouser jusqu’à la haine, jus-qu’à la destruction, parfois jusqu’au meurtre. « Ce n’est pas une jalousie ordinaire, note Lacan, c’est la jalousie qui naît dans un sujet dans son rapport à un autre, pour autant que cet autre est tenu pour participer d’une certaine forme de jouissance, de surabondance vitale, perçue par le sujet comme ce qu’il ne peut lui-même appréhender par la voie d’aucun mouvement affectif, même le plus élémentaire. N’est-ce pas vraiment singulier, étrange, qu’un être s’avoue jalouser chez l’autre, et jusqu’à la haine, jusqu’au besoin de détruire, ce qu’il n’est capable d’appréhender d’aucune façon par aucune voie intuitive [13]. »
L’invidia
23Si jusqu’en 1964 Lacan avait parlé de jalousie, de jalousie infantile, de jalousie primordiale ou de passion jalouse, avec Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, il introduit à propos de l’observation de saint Augustin la notion d’envie. Soit, en latin, l’invidia, où l’on peut entendre le verbe videre, voir. Il fait cette correction alors qu’il déploie, dans son séminaire, la construction de l’objet regard.
24Lacan fait référence à cet œil plein de voracité qu’est le mauvais œil. Cet œil porte avec lui la fonction mortelle d’être en lui-même doué d’un pouvoir séparatif. On attribue au mauvais œil le pouvoir de faire tarir le lait de l’animal, de porter avec lui la maladie et autres malheurs. Lacan lie le mauvais œil au fascinum qui stoppe le mouvement et tue la vie. Ce pouvoir mortel de l’œil, ce pouvoir séparatif, on peut le voir se déployer dans l’invidia, dans l’envie. L’image la plus exemplaire de cette invidia jaillit dans le portrait qu’en dresse saint Augustin. L’enfant regarde, d’un regard amer, qui le décompose et fait sur lui l’effet d’un poison.
25Pour bien comprendre l’invidia dans sa fonction de regard, il faut distinguer l’envie de la jalousie. Ainsi, dans l’observation de saint Augustin il s’agit, finalement, d’envie plus que de jalousie. Ce que l’enfant envie n’est pas forcément ce dont il pourrait avoir envie, à savoir le sein. En effet, l’enfant regardant est sevré et n’a plus besoin de lait. L’envie ne tend pas vers un bien dont on pourrait faire usage.
26Dans l’invidia, le sujet pâlit devant « l’image d’une complétude qui se referme », puis aussi devant le fait que le petit a, cet objet perdu, cet objet qui manque, pourrait être, pour un autre, la possession dont il se satisfait.
27Plus que le sein, l’objet de l’envie est donc le regard mortel du mauvais œil. Toutefois, ne nous y trompons pas, l’invidia n’est pas la pulsion scopique. De même que le dégoût est autre chose que la pulsion orale. Pour le dégoût, Lacan donne l’explication suivante [14]. Si le partenaire sexuel est perçu comme un paquet de viande, c’est-à-dire s’il est réduit à une fonction de réalité, surgit cette forme de désexualisation qui se manifeste par une réaction de dégoût. Pareillement dans l’invidia, il y a aussi chute de la sexualisation.
28Dans le séminaire L’éthique de la psychanalyse [15], Lacan avait déjà abordé ce rapport du sujet à l’autre, mais à cette époque il n’était pas question de regard. Rapport dérisoire, disait-il, face à un autre que l’on suppose heureux, tranquille, et qui ne se pose pas de questions, qui offre l’image d’une jouissance pleine dont le sujet est exclu. Image qui provoque ce malaise singulier que la langue allemande désigne sous le terme de Lebensneid. Ce terme, que Lacan ne traduit pas, peut être rendu par ressentiment, littéralement il signifie « envie de la vie ». Neid, c’est l’envie que l’on retrouve dans Penisneid, l’envie de pénis. Leben, c’est la vie, mais une vie, dirais-je, qui n’aurait pas été blessée par les ciseaux glacés du langage (rappelez-vous l’expression de « surabondance vitale » qu’emploie Lacan dans L’éthique).
Jaillissement de la jalouissance
29Ce bref aperçu sur quelques commentaires de l’observation de saint Augustin éclaire, me semble-t-il, les remarques que Lacan fait dans le séminaire Encore quand il parle de haine jalouse. C’est là qu’il introduit le néologisme de jalouissance, où l’on entend la jouissance. Nous avons ainsi trois termes mis en série : haine, jalousie et jouissance. Cette haine jalouse jaillit de la jalouissance qui s’imageaillisse du regard de saint Augustin.Notons que, dans la manière de s’exprimer de Lacan, saint Augustin vient en place du regardant, du moins laisse place à un quiproquo entre le saint et l’enfant qui regarde son conlactaneum, son frère de lait, en tout cas il inclut saint Augustin dans le tableau qu’il dépeint. On n’est plus dans la clinique infantile mais on aborde l’universel.
30Pourquoi avec cette notion de haine jalouse est-on en retrait par rapport à la haine véritable, cette haine solide ? Lacan précise que l’enfant regardé, celui qui pend au sein de la nourrice ou de la mère, a le petit (a). « L’enfant regardé lui l’a, le (a). » Il ajoute cette question : « Est-ce que avoir le (a) c’est l’être ? »
31Dans l’édition du Seuil, la leçon s’interrompt sur cette question. Si l’on écoute les enregistrements du séminaire, on découvre que Lacan poursuit en invitant son auditoire à relire son écrit « La signification du phallus [16] », texte dans lequel il introduit la question de l’être et de l’avoir dans la dialectique du phallus.
32La haine fondamentale, Lacan l’énonce quelques lignes plus haut, vise l’être de l’autre. Si on braque les projecteurs sur l’objet sein, on est du côté de l’avoir, et on rate ainsi la haine qui vise l’être. Il me semble par contre que le regard procure un chemin vers cette visée de l’être. Avec la notion d’invidia, Lacan fait un pas de plus par rapport à ce qu’il avançait dans Le désir et son interprétation. Le regard de l’envieux va au-delà du sentiment de frustration dû au fait que l’autre a usurpé sa place et de la privation réelle de l’objet.
La haine vise l’être
33La haine vise l’être de l’autre. La thèse n’est pas nouvelle. Ce lien de la haine à l’être se trouve dès le premier séminaire sur les écrits technique de Freud lorsque Lacan parle de ces trois passions de l’être que sont l’amour, la haine et l’ignorance. « C’est seulement dans la dimension de l’être, et non pas dans celle du réel, que peuvent s’inscrire les trois passions fondamentales [17]. » Les mots, les symboles disait-il alors « introduisent un creux, un trou […] Ce trou dans le réel s’appelle selon la façon dont on l’envisage, l’être ou le néant. Cet être et ce néant sont essentiellement liés au phénomène de la parole [18] ».
34On retrouve cette thèse dans Le désir et son interprétation lorsque Lacan commente le fantasme « On bat un enfant ». Plus exactement, il s’agit de la phase du fantasme qui s’exprime ainsi : Le père bat l’enfant que je hais. « Nous voici donc, par Freud [selon Lacan], portés du point initial au cœur même de l’être, là où se situe la qualité la plus intense de l’amour et de la haine. En effet, l’autre enfant est ici représenté comme soumis par la violence, le caprice du père, au maximum de la déchéance, de la dévalorisation symbolique, comme absolument frustré, privé, d’amour. La haine le vise dans son être, vise chez lui ce qui est demandé, à savoir, l’amour. L’injure dite narcissique faite au sujet haï est ici totale [19]. »
Amour et haine par rapport à la question de l’être
35Si l’idée d’un rapport de la haine à l’être est ancienne, au fil du temps la formule a pu varier dans sa signification. Qu’est-ce que l’être de l’autre dans le séminaire Encore ? Pour Colette Soler, c’est son être de jouissance [20]. Lacan indique que l’être est ce qui dans le langage se dérobe le plus [21].
36Toutefois, dans le séminaire Encore, viser l’être de l’autre semble prendre une valeur bien spécifique concernant la question de la haine. En tout cas, il y a un décalage, une dissymétrie entre la place de l’amour et celle de la haine. Lacan indique, d’ailleurs, que ce qu’il a « dit de la haine ne relève pas du plan dont s’articule la prise du savoir inconscient [22] ». Rappelons-nous qu’il vient, juste, d’avancer une thèse totalement inédite sur l’amour. L’amour serait le rapport de deux savoirs inconscients. « Tout amour, dit-il en effet, se supporte d’un certain rapport entre deux savoirs inconscients [23]. » Lacan parle aussi, pour l’amour, de rapport de sujet à sujet – sujet étant à entendre, ici, comme ce qui n’est que l’effet du savoir inconscient. Il y a là une différence avec la définition de l’amour comme amour narcissique, où dans l’amour de l’autre c’est nous-même que l’on cherche. Où on s’aime, on « se même » dans l’autre.
37Dans l’amour, il s’agit donc de reconnaissance, reconnaissance de la façon dont l’être est affecté en tant que sujet du savoir inconscient. Lacan précise que cette reconnaissance se base sur « des signes toujours ponctués énigmatiquement [24] ».
38Cette reconnaissance dont il s’agit dans l’amour repose sur une rencontre. Rencontre toujours contingente – c’est-à-dire qui n’est pas nécessaire, qui peut avoir lieu ou ne pas avoir lieu. La manœuvre, l’espoir de l’amour sera de faire passer cette contingence à une nécessité. Cette substitution, entre contingence et nécessité, fait la destinée et le drame de l’amour. Mais cette substitution est le fait de l’existence de l’inconscient et non de l’existence du rapport sexuel. Dans l’amour, pendant « un temps de suspension » dit Lacan, il y aurait le mirage, l’illusion que le non-rapport sexuel pourrait s’écrire.
39Car il y a une impuissance de l’amour. L’amour qui vise à l’union, qui espère faire Un, vient buter sur l’impossible de la relation entre les sexes. L’amour est mis à l’épreuve d’un réel où s’impose l’impasse du non-rapport sexuel. La jouissance du corps de l’Autre est toujours inadéquate. Soit parce que, côté jouissance perverse, côté homme, l’Autre se réduit à l’objet a. Soit parce que, côté femme, cette jouissance est folle et énigmatique, en tout cas résolument hors symbolique.
40Ainsi, l’amour qui rêve d’une union qui durerait pour toujours reste négligent sur cette part de l’autre qui se dérobe, qui reste insaisissable et nous livre à un destin d’une profonde solitude. Le sujet amoureux ne désire pas en savoir trop sur ce qu’il en est, réellement, de cette rencontre éminemment contingente avec l’autre. Pourtant, en aveugle, l’amour vient frôler quelque chose de l’être de l’autre.
41« L’être comme tel, c’est l’amour qui vient à y aborder dans la rencontre [25]. » Mais l’être de l’autre ne peut que se rater. L’abord de l’être constitue l’extrême de l’amour. C’est pourquoi Lacan dit que la vraie amour, qui n’est pas l’amour quotidien, débouche sur la haine. L’amour conduit à l’être mais le rate. La haine prend le relais. C’est ce qui fait, peut-être, de la haine le seul sentiment lucide [26]. Car la haine comme sentiment surgit là où se dénude la solitude foncière de l’être parlant.
L’apologue du rat
42Arrivé à ce point, je me suis senti bien las. Mon esprit s’est mis à divaguer. Je songeais à l’exemple de l’être du rat, qui doit parler à beaucoup d’entre vous. Vous voyez l’exemple ? C’est celui que Lacan prend à la fin du séminaire Encore, ce concierge qui ne ratait jamais le rat, qui « avait pour le rat une haine égale à l’être du rat ». Je me suis pris, donc, à imaginer une saynète, une sorte d’apologue que je soumets à votre bonne indulgence.
43Supposons un quelqu’un qui soit préoccupé par le rat. Passons sur les paroles des anciens et les souvenirs lointains qui justifient cette crainte. Négligeons les rêveries qui machinent l’extermination totale et radicale du peuple des rongeurs. Mais demandons-nous, plutôt, ce qui, dans le rat est le plus détestable. Vous me direz cette queue sans panache, ces petites dents tranchantes, cette fourrure sale et innommable. Admettez que le pire du pire, chez le rat, ce sont ses petits yeux. Ce regard cruel gonflé d’une jouissance néfaste.
44Supposons, alors, que l’instant d’un éclair notre quelqu’un réalise que ce regard haineux qu’il voit dans le rat, c’est le sien. Qu’advient-il ? Eh bien, comme les arbres en automne notre rat perd sa livrée d’angoisse, se dégonfle et devient un pauvre raton amorphe et plutôt ridicule. Néanmoins, que reste-t-il de cette jouissance haineuse que l’on ne peut plus désormais attribuer au rat ? Difficile de répondre. Je me plais à penser qu’elle se reflète sur cette larme qui coule et dessine la paupière d’une orbite creuse s’ouvrant sur un gouffre de vide.
45Je m’arrêterai là. Peut-être certains réclameront une suite. Cela pourrait traiter de la haine et du féminin. Le titre pourrait en être « Tuer/Tu es la femme », que je vous laisse écrire à votre convenance.
Notes
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[*]
Texte tiré d’une intervention au séminaire du collège clinique du Sud-Ouest à Toulouse le 28 janvier 2017.
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[1]
Saint Augustin, Les confessions, Paris, Desclée de Brouwer, Livre I, chapitre vii, 1962, p. 293.
-
[2]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 91.
-
[3]
J. Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 36-37.
-
[4]
Ibid., p. 37.
-
[5]
Ibid., p. 43.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, La Martinière, 2013, p. 262.
-
[8]
Cf. J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004.
-
[9]
« L’expression […] que Freud emploie à propos des premières fondations de la Chose, de sa genèse psychologique, le Nebenmensch, désignant ainsi la place même que viendra occuper, dans le développement proprement chrétien, l’apothéose du prochain. » J. Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 181.
-
[10]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 225.
-
[11]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 315.
-
[12]
Ibid., p. 219.
-
[13]
Ibid., p. 278.
-
[14]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 157.
-
[15]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 278.
-
[16]
« Est-ce qu’avoir l’(a), c’est l’être ? Voilà la question sur laquelle je vous laisse aujour-d’hui, et si vous voulez lire d’ici la prochaine fois que je vous verrai, [...] ce que j’ai écrit sur la Bedeutung des phallus, sur La signification du phallus en français, si vous voulez le lire, vous verrez à quoi conduit la dernière question sur laquelle je vous laisse. »
-
[17]
J. Lacan, Le séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 297-298.
-
[18]
Ibid., p. 297.
-
[19]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 151.
-
[20]
C. Soler, Qu’est-ce qui nous affecte ?, Cours 2010-2011, Paris, Éditions du Champ lacanien, collection « Études », 2011, p. 116. « Au départ il s’agit de l’être de manque, disons l’être du sujet en tant que tel, du je dont il pose dans Encore que ce n’est pas un être. Et puis il y a son être de jouissance symptomatique, jouissance de l’inconscient, et aussi son être de dire sinthome. »
-
[21]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, op. cit., p. 40. Notons que dans ce passage Lacan avance que l’amour, aussi, vise l’être.
-
[22]
Ibid., p. 132.
-
[23]
Ibid., p. 131.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Ibid., p. 133.
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[26]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 104.