Notes
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[*]
Texte adapté d’une communication présentée le 16 décembre 2010 à l’École normale supérieure, dans le cadre du colloque international du centenaire, « Les guerres de Genet », organisé par Patrice Bougon.
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[1]
On lira, à ce sujet, les chapitres consacrés à Genet dans H. Castanet et A. Merlet, Pourquoi écrire ? Artaud, Jouhandeau, Genet, Klossowski, Paris, Éditions de la Différence, 2010.
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[2]
Cette construction constitue le fil de notre livre Savoir de l’amour (Paris, Éditions Michèle, 2012), texte consacré à la vie de Marie-Hélène Aimé (1946-2007).
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[3]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986, p. 169.
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[4]
Se profile, ici, un rapprochement avec l’évocation, par Lacan, de la mort de Sade : « Sade disparaît sans que rien incroyablement, encore moins que de Shakespeare, nous reste de son image, après avoir ordonné qu’un fourré efface jusqu’à la trace sur la pierre d’un nom scellant son destin. » J. Lacan, « Kant avec Sade », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 779.
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[5]
J.-C. Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris, Verdier (« Le Séminaire de Jérusalem »), 2003, p. 107.
1Dans un texte littéraire, l’évocation d’événements historiquement identifiables peut laisser croire que l’auteur traite la réalité selon un mode spéculaire. Or une écriture issue de la fidélité de l’auteur à ses enjeux subjectifs tend au contraire à laisser discerner une forme en anamorphose, qui donne corps à une dimension de réel. Dès lors, tout semblant de réalisme reposera sur une façade en trompe l’œil, dont on serait avisé, en tant que lecteurs, de se méfier, au risque de trahir la voix singulière qui s’y entend.
2Il en va ainsi dans la dernière œuvre de Jean Genet, Un captif amoureux, publiée de manière posthume en 1986. Ce livre relate des expériences vécues par l’auteur auprès de l’olp au cours de la période de 1970 à 1984. Notre propos consistera à voir en quoi les éléments de cette réalité historique et politique perdent leur valeur référentielle, n’étant plus que des homonymes, dont la valeur est avant tout d’ordre subjectif ; c’est dire que les acteurs de cette histoire jouent sur une scène qu’ils ne partagent pas avec le lecteur. Il se produit, de ce fait, une déformation, suivant une composition en anamorphose, dans laquelle une part de la représentation conserve une forme reconnaissable, et une autre, qui en diverge, conduit vers une dimension qui échappe à l’imagination.
3Le lecteur d’Un captif amoureux peut se laisser leurrer, croyant avoir affaire à un document d’ordre historique, à un témoignage où l’expérience personnelle de l’écrivain apportera une vision complémentaire à sa conception d’une réalité que lui, comme tant d’autres, connaît déjà. Il se croira en présence d’un récit plus ou moins transparent, en somme. Cependant, Genet accorde une place centrale non tant aux signifiants partagés qu’au fléchissement radical qu’y imprime sa propre subjectivité. Il affirme que celle-ci fait de lui « un élément déréalisateur des Mouvements ».
4Pour saisir la portée de cette assertion, notre point de repère sera l’expérience – profonde et bouleversante [1] – évoquée par Genet à la fois dans L’atelier d’Alberto Giacometti (1957) et dans l’article inachevé « Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers et foutu aux chiottes » (publié en 1967). Dans ce moment de rencontre (datant de 1953), Genet se trouva dans un train, face à un autre voyageur, à l’aspect ingrat, sinon répugnant. Du surgissement de la dimension du regard résulta un dépouillement de l’identification narcissique que ses romans avaient exaltée jusqu’alors : « Son regard n’était pas d’un autre : c’était le mien que je rencontrais dans une glace, par inadvertance et dans la solitude et l’oubli de moi. » (« Ce qui est resté… »). Il en tira les conséquences : « […] douloureux sentiment que n’importe quel homme en “valait” exactement […] n’importe quel autre. “N’importe qui, me dis-je, peut être aimé par-delà sa laideur, sa sottise, sa méchanceté”. » (L’atelier d’Alberto Giacometti). On saisit que pour être en mesure d’établir une telle équivalence, il faut que le sujet se trouve au bord d’un abîme.
5Dans ces deux textes, l’analyse de Genet éclaire, de manière remarquable, sa propre approche de l’écriture. L’œuvre n’existe que pour autant qu’elle s’extrait des significations sédimentées, offertes à l’usage et à la consommation en collectivité, et parmi lesquelles le sujet continue à méconnaître sa singularité. L’œuvre n’est plus destinée aux semblables, mais « à l’innombrable peuple des morts. Qui l’agréent. Ou la refusent. Mais ces morts dont [Genet] parlai[t] n’ont jamais été vivants ». Elle se constitue dans cette adresse à un Autre radicalement autre. Cette adresse, par rétroaction, fonde l’œuvre. En effet, la singularité s’éprouve là où l’Autre manque foncièrement : où le sujet se trouve dans la solitude absolue, sans image, sans éclat.
6Or, Genet inscrit cette part subjective au sein de sa création sous la forme d’une distorsion des représentations, comparable à celle que manifeste l’anamorphose. De celle-ci on connaît la réalisation remarquable que représente le tableau Les ambassadeurs (1533) de Holbein. De face, le spectateur découvre une composition imposante, balafrée toutefois par une forme non identifiable. En se déplaçant, il reconnaît enfin ce qui est en jeu dans cette tache : le motif du crâne, point dans lequel s’abîme toute la vanité de la vie mondaine. La construction proprement anamorphique résulte de la coprésence de ces deux faces apparemment incompatibles entre elles : une représentation de la vie et la marque indélébile de la mort.
7L’intérêt pour l’anamorphose résulte ainsi de l’émergence du sujet moderne, en tant qu’il résulte de l’effondrement de l’Autre. Elle désigne une distorsion qui se produit au sein de la représentation vraisemblable, en sorte de laisser apparaître la place de l’insupportable, qui, partant, s’impose comme cause de la création. Cette distorsion apparaît proprement comme une schize – marquant la mise à nu du regard – dans le tableau La conversione della Maddalena (ou Marthe et Madeleine, ca 1598-1589) du Caravage. Ici, au lieu de présenter le motif du memento mori au moyen d’un jeu optique, mené avec le spectateur, ce tableau manifeste un certain nouage des registres symbolique, imaginaire et réel. Tandis que le visage de Marthe reste dans l’ombre, la parole divine, dont elle est porteuse, transfigure Marie-Madeleine – qui domine le centre du tableau –, touchée par la grâce. Cependant, l’origine de cette lumière n’est pas d’ordre naturel, tel que le serait une fenêtre, mais un miroir qui, au lieu de refléter la beauté profane, montre un trou noir, insondable, portant toutefois l’empreinte d’une lumière éblouissante : figure oxymorique désignant un réel. Dans cette construction, seule la parole – signe d’une confiance en l’Autre symbolique – maintient la prééminence de la grâce. Que ce fil ténu soit brisé, rien n’empêche la nuit de l’emporter définitivement [2]. Cet équilibre précaire semble offrir la grâce comme susceptible de l’emporter – ne fût-ce que pendant un instant – sur l’innommable.
8Ce que révèle cette construction n’est pas sans importance pour la création artistique, dans la rencontre contingente que celle-ci peut réaliser, à l’occasion, entre l’éclat de la beauté et sa part hors représentation ; rencontre qui se réalise en déchirant l’enveloppe des formes imaginaires. En effet, Jacques Lacan souligne l’importance de l’anamorphose pour la création : « l’illusion de l’espace » s’y voit retournée, mettant en évidence le fait qu’« il s’agit toujours dans une œuvre d’art de cerner la Chose [3] ». C’est ainsi que Genet relève, dans les sculptures de Giacometti, la présence d’une force qui déforme le visage, le portant irrésistiblement vers un point radicalement inaccessible : « La signification du visage – sa ressemblance profonde – au lieu de s’accumuler sur la face s’enfuit, s’enfonce à l’infini, en un endroit jamais atteint, derrière le buste. » Ainsi se met en évidence l’endroit où le sujet, dans sa dimension réelle, reste impossible à rejoindre.
9Dans Un captif amoureux, une première face de l’anamorphose surgit – au sein des descriptions et des récits – dans la forme récurrente de l’ombre qui double la figure des feddayin et qui ne cesse de les accompagner : « […] l’image d’une tombe en forme d’ombre qui se tenait, attentive, aux pieds du combattant. » Quant au narrateur, il regarde l’autre comme destiné à une prochaine disparition, déclarant avoir contemplé la « résistance palestinienne » « comme si elle allait disparaître demain ».
10La figure de l’anamorphose est donc présente dans cette insistance du réel de la mort. Cet effacement de l’autre offre au narrateur un reflet du sien propre. Il s’agit non seulement de la mort qui attend l’écrivain, mais aussi de celle qui opère dans l’écriture, et où il cherche à laisser la place au beau : « “Je” peux mourir, ce qui a permis ce “je”, ce qui a rendu possible le bonheur d’être, perpétuera sans moi le bonheur d’être. » Dans la création, le sujet abolit son identité narcissique, se prêtant entièrement à la fonction de créateur [4]. La représentation de la beauté de ses personnages, et de leur rire qui retentit de temps en temps, ne saurait se saisir que sur ce fond de mort.
11De cette manière, les personnages de Genet présentent un certain reflet du narrateur. Pour celui-ci, célébrer les Arabes vivants tout en envisageant leur fin prochaine est une manière – d’ordre imaginaire – de les déléguer à la mort. L’écriture offre le support de cette délégation, permettant de suppléer au défaut d’une symbolisation qui eût permis au sujet de prendre la mesure de l’absence qui ne cesse d’accompagner la vie. C’est dans ce sens qu’il convient d’entendre l’affirmation de Genet, dans un entretien avec Antoine Bourseiller, en 1981 : « Écrire, c’est peut-être ce qui vous reste quand on est chassé du domaine de la parole donnée. » Soulignons que cette « parole donnée » s’attache moins, chez Genet, à l’ordre purement symbolique qu’à la perception d’un Autre foncièrement contraignant, tel qu’il en évoque l’expérience à la colonie pénitentiaire de Mettray, sous la forme de « cette morale médiévale qui fait que le vassal obéit au suzerain ». C’est dans cette perspective que l’écriture de Genet traduit la position du sujet en porte-à-faux : elle rend compte d’une expérience de « trahison », inscrivant la place de l’Autre qu’on a trahi – du fait d’être sujet – et, d’une certaine manière, perpétuant la trahison (par exemple, dans son infidélité idéologique à l’égard des Arabes et de l’olp, dans Un captif amoureux).
12L’anamorphose, dans ce livre, révèle un enjeu sensiblement plus aigu quand il s’agit d’aborder, non simplement une instance tyrannique, mais l’Autre obscur et insatiable, auquel le narrateur confronte ses personnages. En effet, cet Autre se nomme « Israël » : variante de cet index du réel que Jean-Claude Milner nous a appris à distinguer comme « le nom juif [5] ». Dans cette évocation, nous dépassons le simple jeu spéculaire – assimilable au memento mori – qui consiste à mettre en scène des personnages voués à la disparition. « Israël » y apparaît comme ce que Genet appelle, dans L’ennemi déclaré, « l’ennemi complet », qui ne connaît aucun manque. En effet, l’attirance que l’auteur éprouve pour les Arabes est subordonnée à un enjeu ayant trait à ce que représentent, pour lui, les Juifs. Il déclare, dans une phrase aux allures hyperboliques : « […] si elle ne se fût battue contre le peuple qui me paraissait le plus ténébreux, celui dont l’origine se voulait à l’Origine, qui proclamait avoir été et vouloir demeurer l’Origine, le peuple qui se désignait Nuit des Temps, la révolution palestinienne m’eût-elle, avec tant de force, attiré ? »
13C’est ici que le narrateur situe l’ombre hors mesure qui accompagne les feddayin à la manière de leur mort prochaine. En « Israël » se dessine une dimension qui ne laisse aucune place au sujet, et qui exclut la transmission : selon ce texte, le peuple juif ne transmet rien, n’enseigne rien ; il consacre tous ses efforts à conserver une position que le narrateur qualifie de « métaphysique ». « Israël » apparaît comme la figure volontairement imaginaire de ce qui est, de tout temps, la mort du sujet : ce que Genet nomme sa « blessure » (L’atelier d’Alberto Giacometti), au-delà de toute atteinte perceptible. On note, cependant, dans cette évocation, un recul, à l’égard de l’expérience éminemment éclairante vécue précédemment. À la place du trou – tel celui manifeste dans le miroir du tableau du Caravage –, Genet fabrique cette figure de l’ennemi absolu : celui-là qu’il se désigna pour lui-même, lors de sa visite sur la scène du massacre perpétré par les phalangistes libanais à Chatila. Ainsi déclara-t-il : « […] pour la première fois de ma vie je me sentis devenir palestinien et haïr Israël » (« Quatre heures à Chatila »). La haine, comme recours pour expulser l’horreur.
14Si la figure d’Israël est une création de Genet – homonyme de ce que l’on connaît comme le pays et le peuple d’Israël –, l’auteur en fait le socle d’une construction grâce à laquelle son livre échappe au registre du pamphlet politique. Dans cette optique, l’amour est destiné à racheter l’horreur, un peu à la manière dont la grâce inscrit son éclat dans le miroir du tableau du Caravage. L’auteur crée l’image du couple que forment le jeune Hamza et sa mère : une mise en abyme – à valeur d’« étoile Polaire », pour le narrateur – au sein de laquelle le bourreau Israël se trouve résorbé et transfiguré, sans pour autant qu’elle efface l’expression de la haine.
15Cet amour prend forme dans une rencontre qui a lieu quand, dormant dans le lit de Hamza, le narrateur s’identifie à ce garçon qui risquait la mort dans une opération terroriste. À eux deux, Hamza et sa mère composent une nouvelle forme en anamorphose, un « couple-monstre dont une figure serait humaine, l’autre fabuleuse ». Cependant, la mort fait retour, se situant du côté de la mère, qui ressemble à « une espèce de montagne qui aurait le dessin de sa mère », apparaissant soudainement derrière Hamza « sans être venue de droite, de gauche, du fond, d’en haut, ni d’en bas ». Cette mère se présente ainsi comme la réplique du bourreau Israël. Loin d’accepter la transmission et la succession des générations, cette mère ne sait que déléguer un pouvoir qu’elle ne cédera jamais réellement : « […] veuve très forte, la mère armée exactement comme son fils, elle-même chef de famille, déléguait, mais en souriant, à chaque microseconde, ses pouvoirs de chef à Hamza qui, en agissant selon Fatah, mais secrètement conduit par elle, laissait sa mère régner. » Comme l’image d’Israël, la mère de Hamza représente le déni du manque.
16Au sein de ce couplage, la mère incarne la mort du fils, dans une représentation iconique de la pietà : le sacrifice du fils permet de remplacer la Loi de la mort par celle de l’Amour. Par cette idéalisation, le narrateur se voit représenté dans le couple qu’il désigne par le nom composé « Hamza-Sa mère », un couple situé hors temporalité. De cette configuration singulière, le père reste exclu, en tant qu’instance qui eût permis de reconnaître la mère comme défaillante et qui eût apporté la possibilité d’une médiation. Cette neutralisation de la transmission laisse le sujet directement aux prises avec la mort, confirmant la place accordée à l’écriture, qui seule permet à Genet un rapport à la vérité.
17Texte à la fois magistral et foncièrement problématique, Un captif amoureux permet de voir combien le parcours d’un sujet n’est pas linéaire. En mobilisant la haine d’Israël – à la faveur d’une homonymie –, l’auteur touche à un réel qui pousse certains lecteurs à nier ou à relativiser cette hostilité, ou encore à la justifier, sous couvert de préférences idéologiques. À ce titre, Genet réussit à déstabiliser son lecteur, comme il l’avait fait – d’une autre manière – dans ses romans. Si Genet a rencontré la perception que chaque individu est exactement équivalent à un autre, Un captif amoureux manifeste un glissement entre ce vidage narcissique et la persistance de la dimension du précieux. L’éclat – « royauté secrète », « gloire » (L’atelier d’Alberto Giacometti) – vient au secours de ce que la singularité pourrait – pour peu que l’on en creuse la portée réelle – suggérer de rencontre avec l’insupportable. À ce titre, ce que Genet avance comme valeur salutaire, dans l’écriture, c’est l’amour. L’amour dont il tient à demeurer « captif », et qu’il met comme aboutissement de ce livre : « Ce point fixe se nomma peut-être l’amour […]. » L’image mère-fils apparaît comme un emblème conjuratoire, comme un écran destiné à exorciser – ou envelopper – l’image d’« Israël », qui, dans son opacité, s’impose comme trace d’un reste impossible à entamer.
Notes
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[*]
Texte adapté d’une communication présentée le 16 décembre 2010 à l’École normale supérieure, dans le cadre du colloque international du centenaire, « Les guerres de Genet », organisé par Patrice Bougon.
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[1]
On lira, à ce sujet, les chapitres consacrés à Genet dans H. Castanet et A. Merlet, Pourquoi écrire ? Artaud, Jouhandeau, Genet, Klossowski, Paris, Éditions de la Différence, 2010.
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[2]
Cette construction constitue le fil de notre livre Savoir de l’amour (Paris, Éditions Michèle, 2012), texte consacré à la vie de Marie-Hélène Aimé (1946-2007).
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[3]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986, p. 169.
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[4]
Se profile, ici, un rapprochement avec l’évocation, par Lacan, de la mort de Sade : « Sade disparaît sans que rien incroyablement, encore moins que de Shakespeare, nous reste de son image, après avoir ordonné qu’un fourré efface jusqu’à la trace sur la pierre d’un nom scellant son destin. » J. Lacan, « Kant avec Sade », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 779.
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[5]
J.-C. Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris, Verdier (« Le Séminaire de Jérusalem »), 2003, p. 107.