Couverture de ENJE_021

Article de revue

L'apparentement à un pouâte, une voie compliquée

Pages 69 à 79

Notes

  • [1]
    J. Lacan, Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011.
  • [2]
    J. Lacan, « La troisième », dans Lettres de l’École freudienne de Paris, n° 16, 1975.
  • [3]
    M. Scève, Délie, objet de la plus haute vertu (1544), Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1984.
  • [4]
    P. Quignard, La parole de la Délie (1968), Paris, Mercure de France, 1974.
  • [5]
    P. Quignard et I. Fenoglio, Sur le désir de se jeter à l’eau, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011.
  • [6]
    P. Quignard, Villa Amalia, Paris, Gallimard, 2006.
  • [7]
    P. Quignard, Les solidarités mystérieuses, Paris, Gallimard, 2011.
  • [8]
    P. Quignard, Les désarçonnés, Paris, Grasset, 2012.
  • [9]
    P. Quignard, L’origine de la danse, Paris, Galilée, 2013, p. 165.
  • [10]
    P. Quignard, Leçons de solfège et de piano, Paris, Arléa, 2013, p. 24.
  • [11]
    P. Quignard, La barque silencieuse, Paris, Seuil, 2009.
  • [12]
    P. Quignard, Leçons de solfège et de piano, op. cit., p. 36-37.
  • [13]
    P. Quignard, Lycophron et Zétès, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2010.
  • [14]
    P. Quignard, Écrits de l’éphémère, Paris, Galilée, 2005, p. 101.
  • [15]
    P. Quignard, L’origine de la danse, op. cit., p. 121.
  • [16]
    Ibid., p. 24.
  • [17]
    Ibid., p. 69-70.
  • [18]
    Ibid., p. 43.
  • [19]
    P. Quignard, Sordidissimes, Paris, Grasset et Fasquelle, 2005, p. 26.
  • [20]
    J. Lacan, « Radiophonie », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 417.
  • [21]
    « De l’espace », dialogue avec Valère Novarina, dans Pascal Quignard ou la littérature démembrée par les muses, édité par M. Calle-Gruber, G. Declercq, S. Spriet, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2011.
  • [22]
    P. Quignard, L’origine de la danse, op. cit., p. 156.
  • [23]
    Ibid., p. 10.
  • [24]
    Ibid., p. 129.
  • [25]
    Ibid., p. 153.
  • [26]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIV, L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile la mourre, leçon du 19 avril 1977, inédit.
  • [27]
    P. Quignard, La barque silencieuse, op. cit., p. 167-168.
  • [28]
    J. Lacan, Le moment de conclure, leçon du 15 novembre 1977, inédit.
  • [29]
    P. Quignard, Pascal Quignard le solitaire, rencontre avec Chantal Lapeyre-Lamaison, Les Flohic, 2001.
  • [30]
    P. Quignard, La barque silencieuse, op. cit.
  • [31]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIV, L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile la mourre, leçon du 17 mai 1977, inédit.
  • [32]
    M. Bousseyroux, Au risque de la topologie et de la poésie, Élargir la psychanalyse, Toulouse, érès, 2011.
  • [33]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIV, L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile la mourre, leçon du 17 mai 1977, op. cit.
  • [34]
    J.-P. Verheggen, Poète bin qu’oui, poète bin qu’non, Paris, Gallimard, 2011.
  • [35]
    J.-C. Bailly, Le parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2013.
  • [36]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIV, L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile la mourre, leçon du 17 mai 1977, op. cit.
  • [37]
    M. Bousseyroux, « Comme le lait sur le feu. Pour une parole qui ne joue pas en double. Topologie de la poésie », intervention du 12 avril 2013 au séminaire d’École organisé par M. Bousseyroux, D. Castanet, M.-J. Latour, P. Leray et D. Marin : Parole, parole, parole…, inédit.
  • [38]
    P. Quignard, La haine de la musique, Paris, Calmann-Lévy, 1996, p. 77.
« Double allumage (j’en suis personnellement le témoin). Il faut quitter deux fois l’in-fantia (l’aparlance). Il faut allumer deux fois le parlage. Être né dans une langue et reprendre à son compte une langue maternelle pour l’acquérir sont deux expériences distinctes. »
Pascal Quignard

1Le petit humain tombe dans le monde radicalement sans lien. Dé-noué. Défait de l’immédiateté de l’instinct, l’enfant, celui dont la langue nous rappelle qu’il est celui qui ne parle pas, infans, tombant dans le monde des parlants, est celui qui ne peut se porter à lui-même le moindre secours. Hilf-los-igkeit, disait Freud. Sans secours. Dés-aide. Détresse. Le premier lien est perdu. La dé-tresse, un autre nom pour la perte du nœud.

2Celui qui naît dans cette absence de lien, pour avoir un lien à lui-même, est voué à s’altérer. Qu’il n’y ait pas pour l’humain de « savoir de nature [1] » lui impose un écart dans lequel il aura à se tenir. Sa présence au monde ne peut y être instantanée. La dé-tresse originaire impose à la survie le lien, le lien à l’Autre, aux autres, à l’altérité. Toute cette étrange « aide » : soin, propreté, nourriture, langue, obéissance, amour, éducation, appartenance, etc., plonge l’enfant dans une grande « soupe d’anguilles », comme l’appelait Aby Warburg, dans un nœud qui peut virer au ficelage. Pour le parlêtre, pas de vie sans nouage, pas de vie sans embrouilles. Pourtant le large existe. La voie pour y parvenir peut s’avérer compliquée, puisque « le langage c’est ce qui ne peut avancer qu’à se tordre et à s’enrouler, à se contourner [2] ».

Sur l’orient d’une ligne

3Pascal Quignard est un de ceux qui savent dire comment il faut s’attacher pour se défaire de l’attachement. Il sait écrire comment, comme Ulysse passant le cap des Sirènes, pour conserver les oreilles grandes ouvertes, il lui a fallu se lier, les pieds, les mains, le thorax au mât du bateau. Voilà une autre façon de parler du transfert ! Le transfert qui effraie tant ceux qui se méfient de la psychanalyse, ceux qui craignent le déficelage, ceux qui redoutent le large.

4Pascal Quignard a fait une psychanalyse. Elle lui a permis de ne pas reculer devant l’inintelligible, de renouer avec le fil du vivant. Il le dit à plusieurs reprises dans son œuvre.

5Chacun de ses livres continue à « fouiller la trace » à partir de cette tombée dans le monde au croisement de deux lignées. La lignée, c’est ainsi que l’on nomme l’ensemble des descendants, cela vient du latin linea, la corde de lin. Est-il possible d’échapper à cet alignement ? Est-il possible de se déprendre de cette affiliation ? Est-il possible de se déficeler sans trahir ce à quoi l’on choisit de rester fidèle ?

6Quignard appartient, via son père, à une famille de musiciens, tous organistes, dont la lignée remonte au xviie siècle. Pascal Quignard a commencé par être organiste, à Ancenis, en 1968. Pendant son temps libre, il écrit son premier livre. De ce passage de la musique à l’écriture, Quignard dit : « C’est un remords récurrent. Un remords qui erre en moi. Quelque chose de coupable est resté, comme si je m’étais désolidarisé des miens, comme si j’avais à rembourser une vieille créance, une créance fatidique à l’égard de cet art, […] la musique […] l’art radical […]. »

7Son premier livre, celui qui lui vaut d’être distingué par Louis-René Des Forêts, qui lui proposera de devenir lecteur chez Gallimard, il le consacre à Délie, la bien nommée, du grand nom de la poésie amoureuse du xvie siècle, Maurice Scève [3]. Avec La parole de la Délie[4], Quignard prend le risque de ne pas s’aligner, de s’éloigner du malé-fice. Mais cette dette reste inextinguible et longtemps le ravage. « N’oublie pas ce que tu nous dois » est ce qui fait encore la matière terrible d’un des chapitres de son dernier livre, L’origine de la danse.

8Pour rembourser les études de violon, d’orgue, de chant, d’harmonie, de violoncelle du musicien qu’il aurait dû être, Quignard écrit plusieurs livres : Le salon de Wurtemberg, La leçon de musique, Tous les matins du monde, La haine de la musique, Villa Amalia, Boutès. Boutès est ce personnage embarqué avec les Argonautes qui, pour franchir la passe périlleuse, quitte le rang des rameurs et saute pour rejoindre l’appel fatidique des Lieuses. Pascal Quignard n’est pas Boutès.

9Sur le désir de se jeter à l’eau[5] est l’ouvrage qui recueille un événement exceptionnel. Pascal Quignard, avec la complicité d’Irène Fenoglio, y expose pour la première et la dernière fois le manuscrit d’un de ses livres. Il a choisi le livre qu’il dit être le dernier qu’il consacrera à la musique. On aurait pu croire que l’ouvrage publiant le manuscrit éclairerait la genèse du livre et partant celle de ce déliement. Pas plus que de défaire le nœud ne fait disparaître la corde, la collection des repentirs, le recensement des effacements ne sauraient combler le vide irrémédiablement inscrit entre la première idée et la dernière mise en forme. « D’habitude, dit l’écrivain, je détruis tout pour que la chambre reste vide. […] Et aussi l’âme. Pour que la vie reste vide. » Acceptant l’invitation d’Irène Fenoglio à « différer le perdre », l’écrivain met ici en évidence comment « écrire est ce cut up. Couper tout lien, couper tout ce qui prétend relier mais qui sépare ».

Sur la marge de l’écart

10La plupart des livres de Quignard commencent, comme une psychanalyse, par une coupure. Dans Villa Amalia[6], voulant « plus que rompre » avec l’homme qui disait l’aimer, décidée à « couper tout contact », souhaitant « éteindre la vie qui précède », Ann laisse tout et part pour retrouver quelque chose qu’elle sait perdu. Dans Les solidarités mystérieuses[7], Claire laisse sa vie d’avant pour retourner là d’où elle vient, un lieu en Bretagne, où elle a grandi. Entre elle et ce lieu se dessine un lien secret. Du lieu au lien, trois fois rien, une lettre passée par le miroir.

11Pascal Quignard, immense lecteur, est le poète du saltus. Il y trouve le salut qui fait quitter la protection des remparts et traverser les vignes, les oliviers, pour rejoindre le non-cultivé, « l’indéfriché ». En latin, saltus évoque aussi bien le bois, la friche, que le défilé, le passage et le bond, le saut. Cela le conduit jusqu’au septième tome de Dernier royaume, Les désarçonnés[8].

12L’étymologie est une autre façon de dire que, toujours, la langue nous précède. Depuis longtemps l’écrivain s’explique avec la tentation de quitter le rivage, avec sa tentation de s’extraire, de faire sécession, de s’absenter, de « montrer son dos à la société », de « renoncer au siècle », de « préférer lire à surveiller », de « se retirer de tout le trafic ». Cette tendance à collectionner tous les écarts, ce « sweetest choice », parcourt l’œuvre et la vie de celui qui se reconnaît d’abord dans ce « chant de perdition », dans « les ruptures d’oralité » produites par la lecture, seul lien possible pendant longtemps.

13Pascal Quignard sait à quel point « il est difficile de quitter durablement le lieu où l’on tombe [9] ». Aujourd’hui, il publie Leçons de solfège et de piano, où il interroge la nature de cette étrange loyauté à l’égard de ces dégoûts d’enfance [10]. Il essaye dans ces quelques pages de s’expliquer avec ces « choses qui blessent l’âme quand la mémoire les fait resurgir. Chaque fois qu’on y repense, c’est la gorge serrée ». Ses trois grand-tantes dispensaient, dans un rituel aussi immuable qu’inflexible, des leçons de piano et de solfège au lendemain de la Première Guerre mondiale. Au rang de leurs élèves, le fils du riche mercier de Saint-Florent-le-Vieil, Louis Poirier, avant qu’il ne choisisse de s’anoblir du nom de Gracq. Julien Gracq qui, soixante-sept ans plus tard, dans des lignes cruelles et blessantes, moquera la pauvreté des demoiselles Quignard.

14Si Pascal Quignard écrivant Boutès dit payer une dette à l’égard des siens dont il s’est désolidarisé, il sait que « même si on a toutes les raisons du monde de quitter les siens, on reste un des leurs [11] ». C’est dans ce petit livre qu’il trouve à les re-enorgueillir. Dans ces quelques pages, il rend un hommage bouleversant à « ces vies éteintes minuscules ». L’écrivain connaît la vanité de toute justification, car « comment justifier Juliette Quignard d’avoir été orpheline si jeune ? d’avoir été pauvre durant tout le restant de sa vie ? d’avoir tellement préféré Bach à Wagner ? ». Il n’en mesure pas moins à quel point « maintenant procède d’autrefois ».

Le bruit insensé de lalangue

15La lignée maternelle est celle des enseignants, des grammairiens. Celle qui a certainement orienté son goût pour « les langues aïeules », « les langues mortes vitales », et favorisé sa rencontre avec Paul Celan et tous ceux de L’éphémère. Quignard, poète du lien et de la coupure, rend ici un hommage incommensurable à ses amis, à ceux-là mêmes qui sont non pas tant « un autre soi-même » qu’un « moins que deux [12] », « l’ami [étant] le je plus je que je ».

16À plusieurs reprises dans sa vie, Quignard a été tenté de trancher le nœud. Trancher n’est pas défaire. À l’âge où il commençait à parler le français – ou l’allemand –, celle qu’enfant il appelait Mutti, jeune Allemande originaire de la petite ville de Bergheim dans la banlieue de Köln, quitte la maison, et « non seulement la langue mais le langage, à l’instant de son départ, se résorbèrent d’un coup. La langue fut d’abord engloutie. Et la faim disparut [13] ».

17De son mutisme et de son anorexie, le petit garçon de deux ans reviendra grâce à son oncle maternel, Jean Bruneau, revenu lui de l’enfer de Dachau. De lui, il apprendra : « Méfie-toi de tout ce qui fait groupe. […] La solitude est référente. » À l’âge de deux ans, le recours fut de tenter la sécession, la dédomestication. Ainsi ce retrait deviendra-t-il l’orient de la vie de Quignard.

18La psychanalyse, plus tard, lui permettra de renouer avec la langue qui était « devenue sans vie », car parfois la langue cesse d’être maternelle et laisse suinter à la surface de sa peau les moments terrifiés des premières violences [14] et il faut œuvrer pour que le vivant résonne encore dans la langue maternelle. La musique n’y a pas suffi. Elle n’a pas suffi pour affronter l’à-pic vertigineux sur l’étendue du bruit insensé de lalangue.

19Pour celui qui n’a d’autre maison que le langage, il y a donc au moins deux lignées. Les chasseurs inuits disent qu’il y a deux mondes sur la surface de la Terre : « Là où il y a des traces de pas et là où il n’y a pas de traces de pas. » Dans L’origine de la danse, paradoxalement, Quignard s’avance sur la voie où nul pas ne précède le sien.

20Que la station debout et les premiers mots articulés soient contemporains [15] indique la marge de la désynchronisation. Quignard cerne ici ce qu’il a été pour sa mère, préalable nécessaire pour s’en séparer. « La mère, / celle qui a soin des tout petits enfants qui sortent de son sexe, / peut, aussi bien, dans un mouvement inverse, tout à coup, se retournant simplement sur elle-même, d’un coup de rein, non pas les nourrir de son lait, mais empoisonner leur / existence, / non pas les sauvegarder, mais / anéantir [16]. » Ce coup de rein, ce déplacement, ce retournement, c’est la danse. La première danse.

21« Maman me voulait du mal d’une façon inexplicable. Plus elle me faisait mal, plus elle me punissait, plus ma “non réactivité” à ses gifles, à ses claques, à ses fessées, à ses sarcasmes, à ses réclamations, à ses objurgations, l’irritait, plus ma rétraction, mon retrait, ma passivité, mon silence ébahi et presque contemplatif s’accroissaient. Et plus ils alimentaient sa tension et se coalisaient pour ressusciter sa violence [17]. » De cette première danse, Quignard fait la matière d’un texte, Medea. Entendons autre chose qu’une dénonciation de la cruauté maternelle, plutôt : « La Mère hors d’elle, tel est chaque enfant [18]. »

Inventer un angle

22Pascal Quignard écrit sur la laisse de la langue. Il écrit dans cet espace semblable à celui « au bord de la mer, […] où s’avance et se rétracte la marée. Plein de petits coquillages vides, de préservatifs souillés, de bouteilles vides, de bois naufragés, de petits cadavres de coquillages, d’étoiles de mer, d’os de seiche, de dimensions perdues [19] ». Il écrit sur cette ligne qui garde les vestiges d’une élasticité perdue : « Nous sommes des vestiges : de qui de qui de qui ? » Il écrit à l’endroit même de l’alluvion. Il tente de se tenir à l’endroit de « cette matérialisation intransitive du signifiant au signifié », soit ce que Lacan appelle dans « Radiophonie » l’inconscient, « l’inconscient qui n’est pas ancrage mais dépôt, alluvion du langage [20] ».

23Si l’écrivain déplie les noms, en donne l’étymologie, ce n’est pas tant pour chercher la continuité, la liaison mais bien plus pour se délier de la vraisemblance, pour qu’« il y ait un effet de vide qui naisse du mot lui-même » ; écarter les planches de l’alphabet pour, comme il le dit dans un entretien avec Valère Novarina [21], « voir le jour entre les lettres ».

24Medea n’est pas un texte comme les autres, c’est un livret de buto qu’il dédie à Carlotta Ikeda, la danseuse des ténèbres, celle qui considère le buto comme un vomissement [22]. Et celui qui se définit avant tout comme « ayant à lire » invente ici un angle. Il monte sur la scène. J’ai eu la chance de voir ça, à Paris, au théâtre de la Villette, le 11 février 2012. Noir total. Le public se tait. Pascal Quignard arrive sur la scène, il lit son texte. Alain Mahé, le musicien, fait tourbillonner l’espace. Le fantôme de Médée avance : « Chaque soir, sur scène, un peu plus d’une heure durant, dans le noir, dos tourné au public, je me trouvais en face de Carlotta. Elle s’avançait vers moi. Elle me regardait avec une hostilité insensée. Nous étions totalement “en direct”, […] nous étions même contemporains. […] Nous avions passé notre enfance dans les ruines. Enfants qui ne pouvaient rien oublier de ce qui les avait ruinés, cherchant à vivre au milieu d’elles et en compagnie d’elles. Enfants cherchant à renaître [23]. »

25Cette fois, celui qui n’avait de cesse de se retirer, de quitter la compagnie, fait autre chose. Un pas autre. Ce qui reste de l’enfant qu’il a été, il choisit de le faire monter sur la scène, venant dire dehors ce qui se passe dedans [24], inventant une façon de sortir sans s’en aller, trouvant le point où « dans » devient « hors » : « […] un point d’apnée qui déchire les poumons, […] envahissant d’une nouvelle vie aérienne, psychique, celui qui meurt à l’ancienne vie. Plus exactement encore : ce point aporétique est cette croix de Saint-André qui s’est écrite dès les premières griffures [25]. »

26Deux lignes qui se croisent, « deux voies qui se rencontrent, deux sexes qui se touchent puis s’articulent, dont le contact inscrit un point où vie et non vie divergent tout à coup […]. Croisement qui fait comme une espèce d’angle ». Il y aurait beaucoup à dire sur cette insistance topologique. Ce sera pour une autre fois. En inventant ce nouage à quatre, Pascal Quignard réinvente un rapport possible à lalangue dont l’ob-scénité structurale [26] n’empêche plus le savoir-faire. Celui qui, consentant au hourvari de la lettre, avait trouvé à lier dans lire en vient à lire ce qui n’a jamais été écrit, ce qu’un autre poète confiait à la danse.

La part hantée

27« La parenté est linguistique en ce sens qu’elle n’est que rétroactive. Chaque généalogie est le fruit du récit qui la fonde plutôt qu’il l’explique. Le nom qu’on porte narre une histoire que des êtres plus anciens ont rapportée en l’arrangeant. C’est une légende qui se pose sur un petit animal a-parlant et vivant [27]. » N’entendez-vous pas là comme un apparentement avec la façon dont Lacan définit la parenté dans le séminaire L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre ?

28Lalangue : le lieu de la dé-tresse. Inscrire ce petit tiret, cette coupure, l’enjeu d’une psychanalyse. « Arriver à défaire par la parole ce qui s’est fait par la parole [28] » est la tâche qu’au moment de conclure Lacan assignait à la psychanalyse. Si « tout s’engloutit dans la parenté la plus plate », si la psychanalyse oriente « les gens qui s’y assouplissent vers leurs souvenirs d’enfance », c’est pour cette réson que ce sont « ses proches parents qui lui ont appris lalangue ».

29Celui qui se sait poursuivi toute sa vie par l’arme qui l’a blessé sait également que « ce qui étrangle dans le langage n’est pas différent de ce qui y dénoue ». Freud nous en avait prévenus, la tâche est impossible, et c’est de cela que nous avons à répondre : « Comment se dénuder du langage avec du langage ? […] comment effacer un à un les mots terribles de la langue acquise sans les inscrire une dernière fois […] [29] ? » Comment égarer le patronyme, comment distendre un peu le lien sans pour autant espérer une émancipation réelle ? S’éloigner un peu sans se mettre au bord du monde, car « même si on a toutes les raisons du monde de quitter les siens, on reste un des leurs [30] ». Comment parler sans s’étouffer avec le filet lancé dans le réel ? Pascal Quignard connaît le risque du sans appui, il y trouve l’occasion de distendre les lettres qui font le clan. Ainsi sait-il faire place à ce qui dans la langue n’est pas fami-lier.

30Aussi Lacan se demandait-il s’il ne serait pas plus pertinent de s’orienter « vers l’apparentement à un pouâte, un pouâte entre autres [31] ». L’apparentement ne dit pas l’affiliation, mais plutôt l’affinité, le voisinage plutôt que l’adhésion. L’apparentement requiert quelque aisance à s’orienter topo-logiquement. Michel Bousseyroux en témoigne de la plus belle des manières dans son livre : Au risque de la topologie et de la poésie, Élargir la psychanalyse[32].

31S’apparenter à un pouâte, ce n’est pas imiter le poète. En prendre de la graine, nous souhaitait Lacan ! En apprendre, pour reprendre conscience de l’ardeur du langage, comme en témoignent tous ceux qui reviennent du désastre, tous ceux qui ont éprouvé singulièrement « la fissure du symbolique » et en ont répondu. Pour ne pas devenir le gouffre sans appel, la faille qui fait vaciller la connaissance requiert un savoir-faire avec la langue. Avec le malentendu, avec le contresens, peut s’ouvrir un espace d’invention où l’on sort du propre, du connu, du fami-lier. La psychanalyse et la poésie, ne reculant pas devant les proximités inconvenantes, les analogies impudiques, les différences incongrues, partagent cette « violence faite à l’usage de la langue ». L’on peut apprendre de sa psychanalyse que c’est dans « le chiffonnage d’un mot [33] » que réside son effet opératoire.

32À poser ainsi la question de l’enjeu d’une psychanalyse : lire ce qui ne se lie pas et non pas lier ce qui ne se lit pas, pourrions-nous répondre d’un sourire : « Pouâte bin qu’oui, pouâte bin qu’non [34] ? »

33*

34Dans l’un de ses derniers livres [35], Jean-Christophe Bailly parle de ces voies que l’homme constate mais ne perçoit pas. Les voies sont les traces olfactives laissées par le gibier et suivies par les chiens. Alors que le chien est dans un rapport direct dont la voie est le signe, « le chasseur ne peut comprendre le territoire qu’il parcourt que par l’entremise de lignes qu’il ne voit pas. Ces lignes invisibles ne se révèlent à lui qu’autant que le chien les emprunte ». Xénophon dans son Art de la chasse dit que ces voies peuvent être « entremêlées, circulaires, droites, courbes, serrées, non compactes, claires, obscures ».

35Ces pelotes de signes et de marques qui s’enroulent et se déroulent simultanément entre les animaux et leurs biotopes, qu’est-ce qui pour l’humain en tient lieu, si ce n’est « l’apprentissage qu’il a subi d’une langue entre autres, qui est pour lui lalangue[36] » ? Ces voies, autant de notes ininterprétables, de sons non sonores – si l’on veut bien considérer, comme Michel Bousseyroux le disait à Toulouse [37], que le ton n’est pas le son –, ces sons écrits injouables qui font penser à ce que les grammairiens nomment les « consonnes ineffables », Pascal Quignard proposait de les appeler des « notes inouïes [38] ».

36Ainsi me permettrez-vous d’insister encore une fois pour faire entendre le souffle déficeleur que Pascal Quignard corrèle à la première analyse, dans le chant de l’Odyssée : les marins, aux oreilles bouchées, entendant le silence, délient (anelysan) Ulysse.

37Quitter les rails sans lâcher le fil nécessite un savoir-faire qui ne fait pas forcément beaucoup de bruit.


Date de mise en ligne : 17/01/2014

https://doi.org/10.3917/enje.021.0069

Notes

  • [1]
    J. Lacan, Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011.
  • [2]
    J. Lacan, « La troisième », dans Lettres de l’École freudienne de Paris, n° 16, 1975.
  • [3]
    M. Scève, Délie, objet de la plus haute vertu (1544), Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1984.
  • [4]
    P. Quignard, La parole de la Délie (1968), Paris, Mercure de France, 1974.
  • [5]
    P. Quignard et I. Fenoglio, Sur le désir de se jeter à l’eau, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011.
  • [6]
    P. Quignard, Villa Amalia, Paris, Gallimard, 2006.
  • [7]
    P. Quignard, Les solidarités mystérieuses, Paris, Gallimard, 2011.
  • [8]
    P. Quignard, Les désarçonnés, Paris, Grasset, 2012.
  • [9]
    P. Quignard, L’origine de la danse, Paris, Galilée, 2013, p. 165.
  • [10]
    P. Quignard, Leçons de solfège et de piano, Paris, Arléa, 2013, p. 24.
  • [11]
    P. Quignard, La barque silencieuse, Paris, Seuil, 2009.
  • [12]
    P. Quignard, Leçons de solfège et de piano, op. cit., p. 36-37.
  • [13]
    P. Quignard, Lycophron et Zétès, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2010.
  • [14]
    P. Quignard, Écrits de l’éphémère, Paris, Galilée, 2005, p. 101.
  • [15]
    P. Quignard, L’origine de la danse, op. cit., p. 121.
  • [16]
    Ibid., p. 24.
  • [17]
    Ibid., p. 69-70.
  • [18]
    Ibid., p. 43.
  • [19]
    P. Quignard, Sordidissimes, Paris, Grasset et Fasquelle, 2005, p. 26.
  • [20]
    J. Lacan, « Radiophonie », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 417.
  • [21]
    « De l’espace », dialogue avec Valère Novarina, dans Pascal Quignard ou la littérature démembrée par les muses, édité par M. Calle-Gruber, G. Declercq, S. Spriet, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2011.
  • [22]
    P. Quignard, L’origine de la danse, op. cit., p. 156.
  • [23]
    Ibid., p. 10.
  • [24]
    Ibid., p. 129.
  • [25]
    Ibid., p. 153.
  • [26]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIV, L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile la mourre, leçon du 19 avril 1977, inédit.
  • [27]
    P. Quignard, La barque silencieuse, op. cit., p. 167-168.
  • [28]
    J. Lacan, Le moment de conclure, leçon du 15 novembre 1977, inédit.
  • [29]
    P. Quignard, Pascal Quignard le solitaire, rencontre avec Chantal Lapeyre-Lamaison, Les Flohic, 2001.
  • [30]
    P. Quignard, La barque silencieuse, op. cit.
  • [31]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIV, L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile la mourre, leçon du 17 mai 1977, inédit.
  • [32]
    M. Bousseyroux, Au risque de la topologie et de la poésie, Élargir la psychanalyse, Toulouse, érès, 2011.
  • [33]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIV, L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile la mourre, leçon du 17 mai 1977, op. cit.
  • [34]
    J.-P. Verheggen, Poète bin qu’oui, poète bin qu’non, Paris, Gallimard, 2011.
  • [35]
    J.-C. Bailly, Le parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2013.
  • [36]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIV, L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile la mourre, leçon du 17 mai 1977, op. cit.
  • [37]
    M. Bousseyroux, « Comme le lait sur le feu. Pour une parole qui ne joue pas en double. Topologie de la poésie », intervention du 12 avril 2013 au séminaire d’École organisé par M. Bousseyroux, D. Castanet, M.-J. Latour, P. Leray et D. Marin : Parole, parole, parole…, inédit.
  • [38]
    P. Quignard, La haine de la musique, Paris, Calmann-Lévy, 1996, p. 77.

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