Couverture de ENJE_017

Article de revue

Zelda Fitzgerald, la flapper

Pages 141 à 163

Notes

  • [*]
    Cette conférence a été prononcée à Bruxelles, dans le cadre des Promenades psychanalytiques organisées par le fcl du Brabant (Belgique). Le thème de cette année 2008-2009 était « Folies de femmes ».
  • [1]
    Z. Fitzgerald, Accordez-moi cette valse, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 69-70.
  • [2]
    J. Dos Passos, La belle vie, Paris, Gallimard, coll. « L’étrangère », 1993.
  • [3]
    J. Tournier, Zelda, Paris, Grasset, 2008, p. 30-31.
  • [4]
    Ibid., p. 32-33.
  • [5]
    F. Scott Fitzgerald, Lettres à Zelda, Paris, nrf-Gallimard, coll. « Du monde entier », 1985, p. 62.
  • [6]
    Ibid., p. 55.
  • [7]
    Ibid., p. 61.
  • [8]
    K. Taylor, Zelda et Scott Fitzgerald, Les années vingt jusqu’à la folie, Paris, Autrement, coll. « Littératures », 2002, p. 344-345.
  • [9]
    N. Milford, Zelda, Paris, Stock, 1973, p. 269.
  • [10]
    Ibid., p. 269.
  • [11]
    Ibid., p. 336.
  • [12]
    Z. Fitzgerald, Accordez-moi cette valse, op. cit., p. 74.
  • [13]
    Ibid., p. 55.
  • [14]
    F. Scott Fitzgerald, Lettres à Zelda, op. cit., p. 200.
  • [15]
    A. Le Vot, Scott Fitzgerald, Paris, Julliard, 1979, p. 276.
  • [16]
    F. Scott Fitzgerald, Lettres à Zelda, op. cit., p. 151.
  • [17]
    N. Milford, Zelda, op. cit., p. 296.
  • [18]
    F. Scott Fitzgerald, Lettres à Zelda, op. cit., p. 148.
  • [19]
    Z. Fitzgerald, Accordez-moi cette valse, op. cit., p. 194.
  • [20]
    Ibid., p. 215.
  • [21]
    F. Scott Fitzgerald, Lettres à Zelda, op. cit., p. 149.
  • [22]
    A. Le Vot, Scott Fitzgerald, op. cit., p. 312.
  • [23]
    La question du diagnostic se pose malgré tout, car enfin l’horizon de la mélancolie est loin d’être absent !
  • [24]
    N. Milford, Zelda, op. cit., p. 276.
  • [25]
    Ibid., p. 240.
  • [26]
    Z. Fitzgerald, Accordez-moi cette valse, op. cit., p. 125.
  • [27]
    F. Scott Fitzgerald, Tendre est la nuit, Paris, Belfond, 1985. Le tableau clinique de l’héroïne du roman, Nicole Diver, n’est autre que celui que présentait Zelda à Prangins.
  • [28]
    Fitzgerald père et fille, Lots of love, Scott et Scottie : correspondance 1936-1940, Paris, Bernard Pascuito éd., 2008, p. 41.
  • [29]
    La débâcle de Scott Fitzgerald est fort bien relatée dans le roman de Budd Schulberg, Le désenchanté, Paris, Laffont, coll. « Pavillons », 1991.

1Un collègue nous rappelait qu’on reconnaissait un écrivain, un vrai écrivain à ceci qu’on ne sort pas indemne de la lecture de ses écrits. Et s’il y a un écrivain qui m’a touché, c’est bien Francis Scott Fitzgerald, lui qui ne cesse d’écrire que le rapport sexuel ne cesse pas de ne pas s’écrire, que la rencontre entre un homme et une femme est manquée, toujours.

2Et je me suis intéressé à la vie de Scott Fitzgerald. Vie qui, comme on le sait, est un extraordinaire gâchis. Cela n’affecte pas la tendresse que j’ai pour lui, au point de compter parmi ceux qui émettent des réserves à l’égard d’Hemingway parce que celui-ci l’a humilié et bafoué. On sait bien que c’est Scott Fitzgerald qui a lancé Hemingway.

3C’est là que j’ai rencontré Zelda, Zelda Sayre. Les biographes font un étalage, parfois complaisant, souvent fasciné, des frasques de Zelda. Là où les choses dérapent un peu, c’est dans leur interprétation. Les uns font valoir que Zelda a été une victime des plagiats multiples de son mari et que, dès lors, ses prétentions à faire carrière indépendamment de lui furent tout à fait légitimes. Les autres pensent opportun de la présenter comme une pionnière du combat féministe face à l’emprise masculine. Tous parlent de sa folie, et souvent en en rendant Scott Fitzgerald responsable.

4Je vous propose d’aller voir de plus près. Car, évidemment, les choses ne sont pas aussi simples.

Le cadre familial

5Zelda est née le 24 juillet 1900. Elle est la cadette d’une fratrie de cinq enfants. Sa famille fait partie de l’aristocratie du Sud, quoique désargentée. Son grand-père maternel est Willis B. Machen, un avocat et politicien sudiste. Il sera sénateur démocrate en 1872. Sa grand-mère et une grand-tante se sont suicidées. Marjorie, la sœur aînée de Zelda, est mélancolique. Son frère Anthony se jettera par une fenêtre de l’hôpital psychiatrique où il était interné.

6Sa mère, Minnie Sayre, est « l’artiste » de la famille. Elle écrit des poèmes et des essais qui sont publiés dans la presse locale. Son rêve est de monter sur les planches, ce que son père, alors candidat au poste de gouverneur du Kentucky, refuse catégoriquement, à son grand dam. Elle l’a regretté toute sa vie. Grande lectrice, elle a choisi le prénom de sa fille dans un roman où une certaine Zelda est la reine des gitans. Frustrée dans ses aspirations artistiques, Minnie va s’efforcer à ce que ses filles réalisent ce qu’elle n’a pas pu faire et Zelda sera en quelque sorte nommée à remplir cette fonction, et pas que dans la danse.

7Le père est Anthony D. Sayre. C’est également un patricien du Sud. Après un diplôme universitaire en mathématiques, il étudie le droit et devient juge à la cour suprême d’Alabama. Il est également député, puis sénateur de l’État de l’Alabama. Signalons au passage qu’il a concocté une loi raciste qui interdit aux Noirs de voter, jusqu’à son abrogation en 1964. Guindé, distant, rigide, il s’isole dans sa chambre dès 20 heures pour y lire les auteurs grecs et latins dans le texte. C’est un homme dur, intègre, persuadé d’être dans le droit et dans le vrai. Dépeint comme une sorte d’autiste qui se ferme aux autres, il s’intéresse peu à sa femme et à ses enfants. Il exige d’eux qu’ils l’appellent juge Sayre. Je soupçonne fort cet homme d’avoir exclu le signifiant du Nom du Père pour l’incarner dans le réel… Il n’en reste pas moins que c’est le seul homme dont Zelda a reconnu l’autorité et qui lui a inspiré quelque respect.

8Zelda fait les quatre cents coups déjà enfant, ce qui attire le regard des habitants de Montgomery sur elle, mais sans plus. Ce sont des facéties, des espliègleries tout enfantines. C’est à partir de son adolescence qu’elle s’affirmera de plus en plus comme la fille la plus connue de Montgomery grâce à sa beauté, mais aussi grâce à ses folles équipées, à son mépris des conventions… Elle étonne par son absence d’inhibitions, qui lui vaut sa mauvaise réputation. Elle est en effet tout à fait indifférente aux règles et aux usages sociaux en vigueur dans sa province du Deep South. Son charme, sa coquetterie, ses moqueries, son sens de la réplique séduisent. Elle accomplit ses frasques avec naturel, avec aplomb, sans la moindre hésitation, sans que son geste soit un instant suspendu, sans penser un instant aux conséquences et persuadée toujours de bien faire et d’être dans le vrai. Par exemple, elle se jette dans la piscine d’un plongeoir de dix mètres de haut, vêtue d’un maillot de bain couleur chair, si bien que tout le monde la croit nue. Je vous rappelle que nous sommes en 1916, dans le sud des États-Unis…

9Cette absence d’inhibitions qui doit déjà nous mettre la puce à l’oreille se retrouve dans le champ de la sexualité. Elle boit sec, elle fume en public. Elle témoigne d’une liberté de mœurs tout à fait inhabituelle chez les jeunes filles de son âge et de son milieu, elle fait des ravages parmi les garçons. Elle les allume, elle attend d’eux des prouesses. Ils doivent l’épater, relever ses défis. En un mot, elle a un comportement en totale contradiction avec les allures réservées et dociles des jeunes filles du Sud. Elle n’a que faire de la parole et des interdits paternels et sa mère l’aide à les enfreindre.

10Il est clair que le père est peu présent sur le plan symbolique et que la mère s’applique à l’effacer encore davantage, surtout auprès de Zelda. Il y a tout lieu de penser qu’elle s’est appliquée à lui épargner les épreuves de la castration. Une phrase de Scott Fitzgerald dans Gatsby le Magnifique la dépeint : « Tout en haut dans un palais blanc, la fille du roi, toute dorée… » Toujours est-il que certains de ses comportements sont vraiment étranges, mais comme on nous a appris, à nous lacaniens, à ne pas poser de diagnostic à partir du comportement, nous resterons prudents…

11J’ai dit tout à l’heure que Zelda a été en quelque sorte nommée à réaliser les rêves artistiques de sa mère. Sur le plan historique, il est avéré que madame Sayre a inscrit Zelda enfant à un cours de danse entre 6 et 17 ans, qu’elle lui a coupé les plus belles robes pour les bals qu’elle fréquentait et qu’elle jouissait à imaginer sa fille en train de mouvoir son corps. Lorsque Zelda s’est mis en tête de danser dix ans après, à 27 ans, on peut penser qu’il y avait là une sorte de réduplication, de reprise. C’est en fréquentant les milieux parisiens de la danse, et en particulier les Ballets russes de Diaghilev que Zelda eut cette idée, cette révélation qui s’est imposée à elle : danser. Faut-il y voir un effet tardif du nommer à ? Peut-être…

12Actuellement, dans notre ère postmoderne, on assiste à une montée du nommer à par rapport à la nomination par le Nom-du-Père. C’est le désir de la mère qui opère dans cette fonction du nommer à. Le père ne se fait plus préférer à la mère, c’est le désir de la mère qui vient sur le devant de la scène, et en particulier dans la désignation de l’être nommé à quelque chose. Nous songeons ici à la nomination, ce qui pourrait renvoyer au père en tant qu’il nomme, qu’il est le Père du Nom, mais ce n’est pas de cette nomination-là qu’il s’agit, c’est une nomination à l’initiative de la mère. C’est un nommer à qui réduit le sujet à une fonction opératoire qui vient de l’Autre… Pourquoi la mère ? Parce que c’est elle qui dit à sa progéniture : « Quand tu seras grand, tu seras médecin, etc. » Cela a deux effets : soit le sujet se soumet passivement à cette injonction de l’Autre, soit il entre dans la révolte. Le nommer à, c’est l’Autre qui vous dit, qui vous assène ce que vous devez être. Ce n’est pas la nomination qui, elle, procède de la fonction paternelle.

La rencontre

13En 1917, les États-Unis entrent en guerre contre l’Allemagne. Toute la nation se mobilise. Un jeune lieutenant, du nom de Francis Scott Fitzgerald, est affecté à un camp militaire qui a été construit à Montgomery. Les soldats qui doivent partir pour la France s’y entraînent.

14À vrai dire, Zelda est là comme un poisson dans l’eau : elle flirte outrageusement avec les jeunes sous-lieutenants, sous le regard complice de sa mère, qui se moque des remarques du père. Elle est la coqueluche des jeunes officiers qui lui font la cour, les aviateurs viennent faire des acrobaties au-dessus de sa maison… Ce ne sont que fêtes, bals, amourettes… Là encore, on retrouve cette absence de freins et d’inhibitions, cette impression d’errance, de versatilité que rien ne vient tempérer. Cela va dans tous les sens, sans direction précise… Au reste, Zelda ne réfléchit absolument pas aux conséquences que peut avoir sa conduite, notamment celle de passer pour une fille facile, pour une Marie-couche-toi-là auprès de tous ces jeunes gens… Cela dit, on retrouve là cette ambiance festive et érotique si caractéristique de la proximité de la mort, car ces militaires vont partir sur les champs de bataille français. Ils vont à la mort.

15Comme la vie de caserne est apparemment peu contraignante, Scott sort beaucoup, il fréquente les bals où il finit par rencontrer Zelda. Ils tombent tout de suite amoureux. Ils sont très jeunes : Scott a 21 ans, Zelda 18. C’est une rencontre qui se fait sur le mode du coup de foudre, de l’énamoration, de la Verliebheit. C’est un choix à coup sûr narcissique. C’est la fascination imaginaire. L’un se retrouve imaginairement dans l’autre : ils sont beaux, enthousiastes, fêtards, insouciants, frivoles, avides de croquer la vie à pleines dents. Ils ont le même désir de vivre sans entraves dans le luxe et la désinvolture. Scott sera pour Zelda un moyen de s’évader de la vie provinciale et apprêtée du Sud, de rejoindre les villes prestigieuses de l’Est, surtout New York, de mener une vie de bâton de chaise. C’est un couple aux fantasmes identiques, dit Edmund Wilson, un critique littéraire et un écrivain ami de Scott.

16Scott porte très vite Zelda au pinacle et elle en jouit. Il apprécie beaucoup la richesse extraordinaire de son vocabulaire, sa capacité à établir des rapprochements curieux entre les choses, son talent à avoir des expressions originales. Il est notamment fier de la voir entourée de tant d’hommes. Elle ne verrait pas d’inconvénient, lui assure-t-elle, à ce qu’il ait un comportement analogue au sien avec d’autres femmes. C’est une parole vide, car lorsque Scott la trompera, elle ne le supportera pas et ce sera l’effondrement. C’est une parole vide, où le sujet de l’énonciation n’est pas dans son énoncé. De plus, on peut y voir un indice d’une relation en miroir où il est clair que Zelda ne dialectise pas son attitude. Par ailleurs, on aura remarqué que rien ne dirige sa vie amoureuse, tout est permis ; cela va dans tous les sens, comme tout le reste de sa vie, il n’y a pas de boussole ni aucun cap.

17Néanmoins, Zelda ne cède pas immédiatement à Scott. Bien qu’ils deviennent vite amants, elle se fait désirer, elle attise sa jalousie, elle ne lui cache pas ses autres aventures et liaisons. Ce qui étonne, c’est qu’elle dit l’aimer sincèrement, ce qui indique bien qu’il n’y a aucune malice dans le comportement amoureux de Zelda, il n’y a aucune stratégie amoureuse. C’est Scott qui réagit par la jalousie, par l’exaspération. Ce n’est pas l’intention de Zelda : son libertinage n’est qu’un des versants de son égarement, de sa dérive, de son manque de boussole.

18Or, une cruelle déception s’abat sur Scott : il ne mourra pas comme un héros à la tête de sa compagnie, car l’armistice est signée ! Ce sera toujours un de ses grands regrets : avoir manqué la guerre. Il se console dans des coucheries et des beuveries. En février 1919, il est démobilisé. Peu après, son premier roman est refusé. C’est la première mouture de L’envers du paradis. Surtout, aux yeux de Zelda, son auréole, sa prestance, son brillant en ont pris un coup. Scott est dans la misère à New York, tandis que Zelda le délaisse, le fait languir, le trompe et le lui fait savoir ! Ils se querellent, ils envisagent la rupture.

19En tout état de cause, elle refuse de l’épouser. Il se lance dans une soûlerie qui dure trois semaines, puis il quitte son emploi et il réécrit son roman : L’envers du paradis est publié et est tout de suite un succès de librairie. L’on y trouve déjà des passages de lettres de Zelda. Il écrit aussi de nombreuses nouvelles qu’il vend à bon prix. L’argent entre : les journaux et les magazines le paient l’équivalent de quarante mille euros la nouvelle. Et Zelda accepte de se marier avec lui. La cérémonie a lieu en avril 1919 à Saint-Patrick à New York. Il est clair que Zelda a été en position d’objet cause du désir de Scott, ce qui l’a incontestablement amené à terminer et à faire publier L’envers du paradis.

20Donc, on peut poser un jalon : Scott n’a d’intérêt qu’auréolé d’abord par l’uniforme et la guerre ; puis par son nouveau statut d’écrivain publié – et riche, parce que, de son propre aveu, il n’écrit des nouvelles que pour l’argent. Toute sa vie, il considérera la nouvelle comme une littérature mineure. Il acquiert une valeur, mais imaginaire seulement. Et c’est parce que cette brillance factice la fascine que Zelda accepte de vivre avec lui.

21Alabama, l’héroïne d’Accordez-moi cette valse[1], raconte la première rencontre entre Zelda et Scott. On y repère clairement tout le halo imaginaire qui entoure celui dont elle décrit l’apparition angélique : « Il semblait que quelque main céleste passée sous ses épaulettes le soutînt, lui permettant de soulever les pieds du sol en une sorte de lévitation extatique, comme s’il avait eu le don secret de voler mais esquissait néanmoins les gestes de la marche, par pure concession aux conventions humaines. Ses cheveux d’or pâle ressemblaient, sous la lune, à des fresques de Cellini et à d’élégants portiques sur son front bombé. Deux creux à la place de ses yeux, comme l’extrémité de mystérieux verrous fantaisie rattachaient ces étendues d’un bleu électrique à l’inspiration de son visage. »

22Très vite, Scott s’endette. Il sera criblé de dettes toute sa vie, d’abord parce qu’il aime avoir un train de vie somptueux et parce qu’il veut répondre aux demandes toujours plus exigeantes de Zelda ; ensuite parce que les frais d’hospitalisation de Zelda seront pharaoniques.

La flapper

23Le génie de Scott est d’humer l’air du temps, de devenir ainsi le porte-parole de son époque, d’être le héraut de l’« ère du jazz ». Il décrit les jeunes Américains riches et citadins, tels qu’ils étaient, et surtout il met en avant la flapper : la jeune femme garçonne, la poitrine plate, les bras et les genoux nus, les cheveux courts, qui met des chapeaux-cloches, une cigarette à la main et un verre dans l’autre, égale et rivale de l’homme dans le sport, le travail et la sexualité. Elle doit tout essayer, tout éprouver, mordre la vie à pleines dents, séduire les hommes et coucher avec eux sans inhibition – grâce à l’alcool et… à la lecture de Freud, selon qui la frustration sexuelle entraîne la névrose. Bref, l’opposé de la jeune fille américaine modeste, soumise, qui se prépare au mariage et à la maternité. L’aspect phallique des femmes fitzgéraldiennes est d’ailleurs frappant. Et Zelda va s’identifier à cette image de la jeune Américaine libérée telle que Scott la décrit dans ses textes. Il le dit d’ailleurs dans une interview : « J’ai épousé l’héroïne de mes nouvelles. »

24Zelda coïncide parfaitement avec cette image de la jeune Américaine émancipée. Elle fait plus que d’y ressembler, elle l’incarne, elle est la flapper même. Et c’est à elle qu’à leur tour les jeunes Américaines vont vouloir ressembler. J’insiste sur le fait que Zelda incarne la flapper, car c’est par cette identification aussi massive que spéculaire qu’elle acquiert une consistance – tout imaginaire, certes. Elle s’identifie à une image qui l’unifie imaginairement, elle s’identifie à un moi idéal que lui présente Scott et auquel elle consent.

25Le couple devient un couple people, il est sous le feu des projecteurs. Il est la coqueluche de la jeunesse dorée de la Côte Est. N’oublions pas que nous sortons de la guerre. Scott et Zelda sont les porte-parole de cette jeunesse qui n’a que faire des valeurs américaines d’avant-guerre. Locomotives de la vie mondaine et nocturne de New York, ils ne ratent jamais une occasion de se mettre sous le regard d’un Autre, de manière quand même un peu maniaque : Scott se déshabille au théâtre, Zelda entre totalement dévêtue dans une fontaine de l’Union Square, elle entre ou elle sort de la salle de bains nue devant leurs amis… Ils descendent en taxi la 5e avenue, Scott sur le toit et Zelda à califourchon sur le capot… Zelda veut toujours faire la fête, être dans le « tumulte de la fête ». Ce sont des noubas et des beuveries qui durent toute la nuit… Zelda néglige le ménage, si bien que leur logement est une véritable porcherie… Trois mois après leur mariage, Zelda, qui n’a jamais cessé de séduire les hommes, a une liaison avec George Nathan, un critique de théâtre. La jouissance de Zelda n’a pas de limite : elle dit ouvertement qu’elle peut coucher sans que ses sentiments pour Scott en soient altérés et sans que cela fasse d’elle une femme infidèle. Même la naissance de leur fille n’y mettra pas un frein.

26Scott, qui a la boisson mauvaise, cherche noise avec le videur d’un bar. Les amis s’efforcent de les séparer. Les choses se calment, mais Zelda intervient immédiatement pour jeter de l’huile sur le feu, pour aiguillonner Scott, le pousser à se battre. Et comme il ne sait pas faire le coup de poing… À vrai dire, elle pousse sans cesse Scott à aller au-delà de ses limites, de ses possibilités, à en faire toujours plus pour l’épater, à aller en quelque sorte au-delà de la castration. Et Scott s’y prête. Elle l’exhorte en fait à exhiber un phallus toujours plus haut et toujours plus étincelant. On le voit, nous sommes dans une relation en miroir, car, de son côté, Scott reste très fier et flatté que Zelda soit désirée et courtisée par tant d’hommes, qu’elle soit si fantasque.

27Zelda met au monde Frances en octobre 1922 : « J’espère qu’elle est belle et sotte. Une belle petite sotte », dit-elle lors de l’accouchement. On admettra que c’est un énoncé curieux, qui a peut-être le statut d’une holophrase… C’est à cette époque que John Dos Passos [2] est frappé par la lueur bizarre du regard de Zelda. Certains de leurs amis, plus avisés que d’autres, commencent à repérer son étrangeté, car elle tient des propos curieux qui les frappent par leur excentricité et leur incohérence.

28Pendant ce temps, Scott écrit en utilisant le journal intime et les lettres de Zelda – avec l’accord de son épouse, qui est ravie d’entrer dans l’univers de Scott, et c’est très volontiers qu’elle le laisse utiliser ses propres écrits, ce qui ne l’empêche pas de se plaindre des plagiats de son mari. Comme ils sont dans une relation en miroir, Zelda veut écrire elle aussi, dès le début des succès littéraires de son mari. Et elle écrit quelques nouvelles, quelques articles avec son aide.

L’amour mort

29En mai 1924, le couple rejoint la France et séjourne à la Riviera, la Côte d’Azur. Là, Zelda a une liaison avec Édouard Jozan, un pilote, ce qui va provoquer une grave crise dans le couple. Tellement grave que certains biographes y verront le moment fécond de la folie de Zelda. Mais comment Scott et Zelda en sont-ils arrivés là ? Quand on examine de près l’affaire, le cas, dirais-je, on ne peut pas manquer d’être frappé par le lien qui noue Zelda à Scott.

30Revenons en arrière. Jacques Tournier, dans sa biographie, rapporte une des premières lettres de Zelda à Scott : « J’ai été mise au monde pour toi, c’est une évidence – comme si tu avais passé commande de moi – et je viens de t’être livrée pour que tu me portes – et je veux que tu me portes devant le monde entier, comme on porte une montre ou une paire de boutons de manchettes [3]. » Ou encore : « Mon amour, mon âme, tu n’imagines pas à quel point tu me manques […]. Je n’existe que quand tu es là, je ne vois qu’à travers tes yeux, je suis comme enfermée à l’intérieur de toi [4]. » En février 1920, Zelda écrit : « Nous sommes tous les deux de ces tableaux par trop débordants de vie, de ceux où l’on a aimablement omis les détails, mais je sais que nos couleurs se mêleront […] [5]. » Au printemps 1919, elle note : « De savoir que je serai toujours à toi, que tu me possèdes réellement, que rien ne peut nous séparer, c’est un tel soulagement après la fatigue et l’excitation nerveuse des mois derniers [6]. » Peu avant son mariage, elle affirme : « Je ne suis absolument rien sans toi si ce n’est la poupée que j’aurais dû être en naissant – tu es une nécessité […] [7]. » Dans une autre lettre : « Sans toi, mon chéri, mon amour, je ne pourrais pas voir, entendre, sentir, penser – ni vivre […]. » À un autre moment, on peut lire : « Lorsque tu n’es pas là, tout se présente uniquement sous l’angle de tes impressions, et je n’ai aucun moi autonome, sinon celui qui vit en toi ; je ne suis tout à fait consciente que lorsque tu es près de moi [8]. » En 1931, elle écrit : « Est-il possible qu’une personne soit la perfection même, ce que tu es à mon avis [9] ? » Ou encore : « Quand tu n’es pas là je vois tout avec tes yeux et je n’ai d’autre moi-même que celui qui vit en moi [10]. » En 1932 : « Je t’adore, je t’idolâtre […] tu es la seule personne au monde dont je pense qu’elle puisse avoir quelque influence vitale sur les relations que j’entretiens avec l’évolution de l’espèce […] [11]. » Pour terminer, citons cette phrase : « Est-il possible qu’une personne soit aussi absolument parfaite que je pense que tu l’es ? »

31On retrouve des propos analogues dans Accordez-moi cette valse. À propos de David, son mari, Alabama « aimait tant cet homme ; de si près, toujours plus près, qu’il lui semblait le voir se déformer sous son regard, comme si elle avait pressé son nez contre une glace pour se contempler dans ses propres yeux [12] ». Et cet homme a aux yeux de Zelda une fonction bien précise, celle de nouer, d’unifier ce qui apparaît en dépit de tout un corps morcelé. Je cite Zelda qui fait encore parler Alabama : « Tomber amoureux […] n’est ni plus ni moins qu’une présentation de notre passé à une autre personne, mais pour la plupart, les paquets sont tellement mal enveloppés qu’on ne peut les tenir tout seul, avec les ficelles qui se défont [13]. » Peut-elle mieux dire que manque ce qui fait tenir le corps, ce qui l’unifie ?

32Ces lettres en témoignent : Zelda met Scott en position d’un Autre non barré appelé à lui fournir la boussole, le compas qui lui fait si cruellement défaut dans son rapport à l’existence, au monde et aux autres. Dans le même mouvement, elle trouve chez lui le partenaire idéal, l’homme idéal, un Autre non barré avec qui le rapport sexuel est possible, ce qui illustre le propos de Lacan pour qui une femme rencontre l’Homme dans la psychose…

33Ces nombreux extraits indiquent clairement qu’il s’agit non pas d’un amour construit sur le manque, mais bien de ce que Lacan appelle un amour mort. Zelda n’a pas repéré le manque de Scott et ne se donne pas comme tâche, dirais-je, de le combler, obéissant en cela à l’aphorisme lacanien qui dit qu’aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas. L’amour de Zelda pour Scott est définitivement figé dans une identification imaginaire, dont Scott est à la fois le support et le partenaire. Autrement dit, Scott est mis en position d’un idéal du moi qui supplée à ce qui fait pour elle trou dans le symbolique.

34C’est du lieu de cette identification spéculaire qu’elle coïncide avec l’image que se fait Scott d’elle : une femme, plus précisément une flapper extravagante, qui boit, fume et séduit les hommes. Et Scott est enjoint de ne pas bouger de cette position. Précisons que ce n’est pas une contrainte pour lui. Il écrit ainsi au docteur Meyer, le directeur de la clinique Phipps où Zelda sera hospitalisée : « Elle trouve suave l’alcool sur mes lèvres ; je chéris ses hallucinations les plus extravagantes. » Notons ici que Meyer a saisi quelque chose de la structure du lien qui unit Scott et Zelda en parlant de « folie à deux ».

35Un petit détour est nécessaire ici : la folie à deux est un concept de la psychiatrie classique. Il y a deux sortes de folies à deux : la folie simultanée, qui concerne un couple de psychotiques partageant le même délire, et la folie communiquée. Dans ce dernier cas, la folie est communiquée par un délirant à un sujet névrosé. Celui-ci adopte la certitude délirante du premier, au point d’y perdre ses propres repères, au point d’être aspiré par lui. Les médecins aliénistes soignaient cette forme de folie par la séparation : le premier ne renonçait pas à son délire, le second bien. Souvenons-nous des sœurs Papin… Il appert cependant que dans cette « folie à deux » Scott ne disparaît pas plus comme sujet que Zelda, et inversement. Aucun des deux n’est aspiré par l’autre au point de disparaître.

36Le nouage de Zelda à Scott est essentiel, car c’est lui qui permettra d’être dans le monde vaille que vaille jusqu’à l’effondrement. Elle le dira dans une lettre de 1932 : « Je t’aime D. O. – Je me serais effondrée il y a des années si c’était moi-même que j’avais eue dans mes mains […] [14]. »

37Or, en 1924, que se passe-t-il à Juan-les-Pins ? Scott s’attarde à ce moment-là à l’écriture de Gatsby le Magnifique. Et il est pour lui hors de question que Zelda l’importune. Il travaille heure après heure, jour après jour, semaine après semaine. Et il la délaisse. Plus exactement, il coupe les amarres avec Zelda, il se débranche. Mon hypothèse est qu’il quitte à ce moment-là la place qu’il a pour Zelda : il refuse désormais d’être le support de son identification, il refuse d’être son partenaire au sens où elle, Zelda, le conçoit.

Le moment fécond

38Donc, en juillet 1924, Zelda a une liaison avec Édouard Jozan. C’est un officier, un pilote de l’aéronavale française. Il terminera d’ailleurs sa carrière comme amiral, commandant en chef de la flotte française en Asie lors de la guerre d’Indochine. N’étant plus branchée sur Scott, elle s’agrippe à Jozan, elle cherche et trouve en lui une nouvelle jointure, un nouvel appui, un nouveau partenaire. Elle le met dans la même position que Scott : être un homme qui lui dit ce qu’est être une femme. Zelda dit à Scott qu’elle aime cet homme et veut le divorce. Scott refuse net et il la séquestre. Il coupe la suture de Zelda sur Jozan et surtout il ne restaure pas celle qui le reliait à elle.

39Si on considère que le Un-Père n’est pas nécessairement un père dans la réalité, une figure paternelle, mais un signifiant qui fait effraction dans l’axe imaginaire du sujet, on peut penser que le refus de Scott d’être le partenaire de Zelda au sens où elle l’entend, son « non » donc, a statut d’Un-Père et, de ce fait, va faire flamber ce qui ne faisait que bruisser jusqu’alors.

40C’est alors que la descente aux enfers commence. Deux mois plus tard, Zelda commet une tentative de suicide aux somnifères. Elle présente ensuite toute une série de conduites pour le moins inquiétantes. Scott et elle sont au casino avec leurs grands amis, les Murphy. Soudain, elle rejoint la piste et, absente aux autres et à elle-même, elle se met à danser seule, sa jupe soulevée jusqu’à la taille. Gerald Murphy écrit : « Elle dansait pour elle, sans regarder autour d’elle, sans échanger un regard avec quiconque. Elle ne regarda personne, pas même Scott [15]. » Lors d’un dîner, après les toasts, elle déclare aux invités que toutes ces paroles sont bien futiles et qu’elle veut donner un vrai signe d’amitié, sur quoi elle retire sa petite culotte et la jette dans l’assemblée. Elle délire. À un repas, elle est présentée à toute une série d’invités. À chacun d’eux, elle dit : « J’espère que vous mourrez dans le cercle de marbre. »

41Pour rentrer chez eux le soir, ils doivent emprunter une route étroite et sinueuse qui surplombe la mer. À un certain moment, il y a un virage difficile à négocier. Chaque fois qu’ils y arrivent, Scott se raidit et se crispe sur le volant et Zelda lui dit : « Baby, donne-moi donc une cigarette. » Il en sort une de son paquet et il l’allume tout en tournant dans le virage plongé dans l’obscurité. Les passagers sont verts de peur !

42Un soir, le couple dîne avec les Murphy sur la terrasse d’un restaurant. À une table voisine, ils reconnaissent Isadora Duncan, vieille, empâtée, les cheveux teints en rouge. Scott se précipite vers elle et s’agenouille à ses pieds. À un certain moment, Isadora lui donne le nom de son hôtel, ce que Zelda entend. À cet instant, elle franchit le muret qui borde la terrasse et se jette dans le vide. Ce sera cependant une chute sans gravité et elle n’en aura que des égratignures. Gardons cependant à l’esprit ce nouveau saut hors du cadre où elle s’identifie dans le réel à l’objet à jeter. La défection de Scott la ravale au rang d’objet déchet à jeter.

43Après ces épisodes, Zelda se réfugie de plus en plus souvent dans son monde, où elle s’isole… Puis le couple rentre aux États-Unis où il reprend ses fredaines, ses beuveries, ses dépenses inconsidérées… Entre deux frasques à Los Angeles, Scott fait la connaissance d’une jeune actrice de 17 ans, Loïs Moran, avec qui il a une liaison. Zelda est ulcérée, meurtrie, déchirée : elle brûle ses robes dans la baignoire, elle jette par la fenêtre du compartiment du train la montre-bracelet en platine que Scott lui avait offerte comme cadeau de fiançailles. Au-delà de la fureur, deux choses sont à épingler : Zelda se remet à écrire, elle s’initie à la peinture et elle se met à la danse. Nous sommes à la fin de 1926 et au début de 1927.

44Elle veut s’affirmer seule dans un domaine qui lui soit propre, devenir quelqu’un d’important dans l’art, « devenir une Pavlova », bref, se faire un nom. Ses travaux pour y parvenir ne sont pas des sublimations et ils n’acquerront jamais le statut de suppléances, de sinthomes, parce qu’ils s’inscrivent en ligne droite dans la rivalité incluse dans la relation spéculaire de Zelda à Scott. Pour elle, se faire un nom, devenir une Pavlova sont bien plutôt des entreprises utopiques où elle veut coïncider à des idéaux purement imaginaires. La concurrence dans laquelle se met Zelda par rapport à son mari est d’ailleurs une constante dans les biographies, dans les correspondances, dans les témoignages… Aussi ne faudra-t-il pas s’étonner qu’elle échoue dans son entreprise.

45Elle a 27 ans et, persuadée qu’elle fera une brillante carrière, elle prend des leçons à Baltimore et installe dans le salon un immense miroir devant lequel elle fixe une barre sur laquelle elle travaille. Elle se lance à corps perdu dans la danse. Elle répète jusqu’à l’épuisement, même quand il y a des invités, même pendant les repas… Elle ne s’arrête que pour boire un verre d’eau. On retrouve ici la jouissance sans limite du psychotique soumise à l’Autre.

46Mon hypothèse est que la liaison de Scott avec Loïs Moran ne fait que confirmer son changement de position : il n’est plus le partenaire de Zelda sur le plan de l’identification spéculaire, il est ailleurs, il désire ailleurs. Elle n’est plus en position d’exception pour Scott. Et ce changement bouleverse Zelda, qui a perdu son amarre principale. Il est certain qu’elle a demandé à Scott de limiter sa jouissance, et il s’est dérobé : « Quand je suis venue à toi […] et t’ai demandé de prendre un nouveau départ c’était parce que je me sentais éprise sentimentalement et en butte à des situations auxquelles je n’étais apte ni moralement ni matériellement [16]. »

47Dans une lettre au Dr Forel, elle indique bien que c’est suite à la liaison de Scott avec Loïs Moran que les choses ont basculé. Scott ne dit pas autre chose. En 1932, il écrit au psychiatre qui a Zelda en charge : « Sa liaison avec Édouard Jozan en 1925 et la mienne avec Loïs Moran en 1927, qui fut une sorte de revanche, nous ont ébranlés, mais nous ne pouvons continuer à payer éternellement. Et pourtant je sens que tout le mal remonte à cette époque-là [17]. » En 1930, à Prangins, elle écrit à Scott : « […] tu ne fis attention à moi d’aucune manière […]. Tu ne me faisais aucune avance […]. Tu as été littéralement soûl d’un bout à l’autre de l’été [18] ». Elle en a été ravagée et c’est à partir de ce moment-là qu’elle a décidé de trouver un domaine où, dans une illusion moïque, elle pourrait s’exprimer seule, d’une manière autonome, sans l’aide de Scott. Et c’est la danse.

48De retour à Paris, Zelda rejoint le cours de Lubov Egorova, la princesse Troubetskoy. Elle se lance à corps perdu dans la danse, elle néglige tout le reste : le quotidien, Frances, l’alcool, le sexe, les amis, la maison… Il n’y a plus que la danse. En dehors d’elle, elle se sent, selon l’expression heureuse d’André Le Vot, « exilée ». Elle travaille huit à dix heures d’affilée, elle ne mange pour ainsi dire plus, elle boit de l’eau et elle tient de longs discours lénifiants sur la danse. Zelda s’institue comme sujet d’une loi inhumaine, impitoyable, sans limite, qui ne se soutient que d’un seul impératif : « Jouis ! » Écrasée par cette loi féroce qui exige toujours plus d’elle, elle danse à n’en plus finir, sans jamais atteindre le niveau d’une Pavlova, par exemple. Zelda se vit comme objet de la jouissance de l’Autre, esclave de la jouissance de l’Autre, ce qui est très angoissant, car elle est prise dans une capture imaginaire où l’Autre se repaît indéfiniment d’elle.

49Pendant ce temps, le couple perd sa place de vedette du milieu people qu’il fréquente et ce sont les Hemingway qui les y remplacent. Scott se retrouve un matin à Bruxelles en train de cuver en se demandant comment il est arrivé là !

50Je l’ai déjà dit, la danse est l’objet d’une jouissance sans limite, puisque non corrélée à la castration, donc au phallus. En aucun cas elle ne contient Zelda, elle ne la cadre, même si, dans un mouvement imaginaire, Zelda le croit dans une illusion moïque. Écoutons-la : « […] elle n’avait plus eu aucun pivot solide autour duquel faire tourner son univers équivoque. Elle déplaçait au fur et à mesure ses abstractions comme un ingénieur-mécanicien affrontant les nécessités successives d’une construction en cours [19] ». Ou encore : « Il semblait à Alabama que si elle atteignait son but, elle pourrait maîtriser les démons qui l’avaient jusqu’alors dominée – qu’en s’affirmant, elle trouverait la paix qu’elle s’imaginait être l’apanage de la maîtrise de soi – qu’elle serait capable, grâce au truchement de la danse, de commander ses émotions […] [20]. » Cette danse a le même statut que les anagrammes d’Unica Zürn dont nous a parlé Marc Strauss lors de sa visite à Bruxelles.

51Scott écrit et boit. Zelda danse. Leurs relations sexuelles s’éteignent. Il faut dire que Scott voyait dans le sexe quelque chose de malsain, d’impur, une souillure… Et puis Zelda explique à Scott que son pénis est bien trop petit pour pouvoir la satisfaire. Scott en arrive à demander à Hemingway son avis sur la taille de son membre. Zelda déteste Hemingway, le qualifiant de « mâle professionnel ». De surcroît, elle accuse Scott d’être homosexuel, d’avoir une liaison avec Hemingway. C’est pour elle un point de certitude sur lequel elle ne cédera pas. Scott en sera très affecté…

52Dans le même temps, Zelda est littéralement habitée par Egorova, à qui elle se soumet, à qui elle s’assujettit. On aura compris qu’Egorova vient se substituer à Scott comme Autre non barré, puisque Scott a déserté cette position. Zelda acquiert la conviction qu’elle en est amoureuse, follement amoureuse, qu’elle est donc homosexuelle, ce qui la terrifie. La princesse se rend compte de l’amour débordant que lui porte Zelda, au point d’éviter d’être seule avec elle. Zelda lui voue une dévotion sans borne, elle cherche sans cesse ses compliments, elle la couvre de fleurs. Egorova, comme Autre non barré, peut tout lui demander, mais il est impossible de la satisfaire, elle qui frôle de ce fait la fonction de persécuteur. « Je travaillais tout le temps et je tombais sous la dépendance d’Egorova. Je ne pouvais pas marcher dans la rue si je n’avais pas eu ma leçon », écrit Zelda [21].

53En 1930, on lui propose de danser à l’opéra de Naples, mais elle refuse. Scott et elle voyagent en Algérie. Dès son retour, elle se précipite chez Egorova. Elle a maigri, elle est hagarde, elle se sent épiée, les gens disent du mal d’elle ; elle tombe sur Scott qui bavarde avec un ami : elle est persuadée qu’ils parlent d’elle. Et, en avril de la même année, elle est hospitalisée pour la première fois. Le professeur Claude, le psychiatre dont parle André Breton dans Nadja, la considère sur un ton assez méprisant comme une « petite anxieuse épuisée [22] ». Elle veut rejoindre Egorova. En mai, elle quitte l’hôpital et elle retourne danser. Elle est égarée, elle a des hallucinations auditives : des voix la menacent. Elle commet des tentatives de suicide. Elle est alors hospitalisée en Suisse, d’abord à Valmont.

L’hospitalisation

54Examinée par Forel, qui hésite d’abord entre une dépression et la schizophrénie, puis qui s’arrête à la schizophrénie, elle est transférée aux Rives de Prangins, au bord du lac Léman, où elle séjournera jusqu’en septembre 1931. Là, elle sera examinée par Bleuler, qui confirme le diagnostic de Forel [23]. Pour l’anecdote, Forel a été le psychiatre de Lucia, la fille schizophrène de Joyce.

55À ce moment-là, elle présente un grave eczéma qui recouvre le visage, le cou et les épaules, que Forel fait disparaître par l’hypnose. Cet eczéma réapparaît dès qu’elle évoque ou rencontre Scott. On peut sans conteste parler d’une jouissance délocalisée et non chiffrée, une jouissance non régulée par le phallus, folle, hors symbolique, centrée sur le corps du sujet. Le corps du sujet psychotique se trouve envahi par la jouissance de l’Autre, il devient le siège de phénomènes organiques en tout genre. C’est une jouissance qui ne trouve pas la limite du père qui dit non, comme dans la névrose.

56Zelda assiège des folles et des infirmières qu’elle tente de séduire sexuellement, ce qui renvoie évidemment à l’identification sexuelle manquée du psychotique : comment peut-il s’identifier à un homme ou à une femme dès l’instant où, n’ayant pas eu accès au procès œdipien, il est en deçà de la différence des sexes ? Aussi bien, cette homosexualité met l’accent davantage sur le choix du même que sur un comportement sexuel. Zelda ne fait pas de l’homosexualité une orientation sexuelle déterminée : elle peut la quitter sans que cela fasse de difficultés. Elle le dit souvent : elle ne peut pas vivre sans hommes autour d’elle, comme si le réel de la présence masculine lui conférait une identité féminine imaginaire. « Ici sans hommes, je suis en train de perdre mon identité. Je ne passerai pas deux semaines à nouveau dans un lieu sans hommes […] [24]. » Zelda a d’autant moins à attendre de Scott que celui-ci, dès son hospitalisation, accumule les aventures et les liaisons. Elle présente en outre des hallucinations : « Je vois de drôles de choses : des bras trop grands ou des visages bouffis appartenant à des gens qui me semblent minuscules et très lointains ou tout à coup disproportionnés [25]. » Il est vrai que le corps morcelé est consubstantiel au monde imaginaire…

57En septembre 1931, Zelda sort de Prangins, ce qui ne signifie pas qu’elle soit stabilisée, et le couple rejoint les États-Unis. À Manhattan, Scott la surprend en train de manger ses excréments. Zelda abandonne la danse et elle se remet à l’écriture. En novembre 1931, son père meurt, ce qui est au départ d’une nouvelle efflorescence de la jouissance délocalisée. Pendant son voyage en Floride avec Scott, elle est envahie par l’eczéma, elle étouffe sous des crises d’asthme, elle se soûle, elle délire : quelqu’un provoque ses maux d’yeux et son asthme avec la complicité de Scott… Et, en février 1932, elle est hospitalisée dans un hôpital prestigieux, l’hôpital psychiatrique Henry Phipps, rattaché à la faculté de médecine de l’université Johns Hopkins de Baltimore. Cet hôpital est dirigé par Adolf Meyer, qui est considéré comme le père de la psychiatrie américaine.

58Là, Zelda écrit une première mouture de son roman Accordez-moi cette valse, ce qui provoque la colère de Scott qui lui reproche de se servir de leur propre histoire, alors que lui-même ne s’est jamais gêné pour le faire. On le voit, la rivalité imaginaire est toujours présente. Cela dit, Scott aide Zelda dans son écriture, il réécrit des passages, il retravaille avec elle le texte, ce qui est tout à fait repérable pour qui connaît un peu la littérature fitzgéraldienne. Il y a en effet une différence entre des passages dont la langue est bizarre, le style ampoulé, l’écriture surchargée et des passages où l’on retrouve la plume épurée de Scott. En effet, Zelda peut écrire des choses comme : « Une étoile filante, flèche ectoplasmique, vola à travers l’hypothèse nébuleuse comme un oiseau-mouche folâtre. De Vénus à Mars et à Neptune, elle traîna derrière elle le fantôme de la compréhension, illuminant des horizons lointains au-dessus des blêmes champs de bataille de la réalité [26]. » Mais Accordez-moi cette valse est un échec commercial. Peu après, elle écrit, toujours avec l’aide de Scott, une pièce de théâtre, Scandalabra, qui est un véritable four. Deuxième échec donc : après la danse, la littérature.

59Zelda quitte l’hôpital. Elle, Scottie et Scott habitent à la Paix, où elle écrit et peint pendant que Scott termine Tendre est la nuit[27]. Bien qu’ils se disent amoureux l’un de l’autre, leur vie commune n’est qu’une succession de disputes violentes et haineuses, qu’ils continuent lors de leurs consultations chez le psychiatre. Le divorce est envisagé, mais le pas n’est jamais franchi. En juin 1933, Zelda met le feu à la Paix et tout l’étage de la maison est incendié. En août, Anthony, le frère de Zelda, se suicide en se jetant par la fenêtre de l’hôpital psychiatrique où il est hospitalisé pour mélancolie.

60Pendant sa nouvelle hospitalisation (en mars 1934), à Craig House, dans l’État de New York, Zelda expose ses peintures dans une galerie new-yorkaise. C’est un succès d’estime, sans plus. Seuls ses amis achèteront des toiles. La peinture est donc un nouvel échec. La danse, la littérature et la peinture, s’il s’avère, n’ont pas la fonction de sinthome. Elles ont échoué à nouer le réel, l’imaginaire et le symbolique, ce qui aurait permis à Zelda d’habiter le monde vaille que vaille. Pourquoi ? Il apparaît que ces trois activités n’avaient rien de « sublimatoire » parce qu’elles s’inscrivaient tout entières dans la rivalité de Zelda à l’égard de Scott.

61En mai 1934, elle est transférée dans la clinique Enoch-Pratt, près de Baltimore. Elle y devient catatonique, elle a des hallucinations auditives, elle se couvre d’autoaccusations et d’autoreproches sur la vie pénible qu’elle impose à Scott, elle se plaint de la douleur de vivre et veut mourir. C’est alors qu’elle se jette sous un train. Scott la retient à la dernière seconde.

62Les dernières années de Zelda sont scandées par des allers et retours dans les hôpitaux psychiatriques. C’est à partir de 1936 qu’elle va présenter un délire mystique, dont, finalement, on ne sait que peu de choses. Scott y fait une allusion très rapide dans une lettre à Scottie [28].

La métaphore délirante

63Dieu lui parle. Vêtue de blanc, elle prie des heures durant prosternée devant son lit, elle oblige ses visiteurs à s’agenouiller et à prier avec elle. Elle se présente comme le « véhicule des commandements de Dieu ». Dieu lui demande de répandre la bonne parole. Elle œuvre avec lui pour enseigner aux humains ce qu’il lui a transmis, notamment en ce qui concerne la fin du monde. Elle compose et distribue des tracts religieux à son entourage, ce qui a le don d’exaspérer Scott. Naturellement, si on considère la position d’exception comme caractéristique du pousse-à-la-femme, il est clair qu’on en voit là une manifestation. Dieu a choisi Zelda pour en faire le passeur de ses commandements et de ses recommandations millénaristes. Les dernières années de sa vie, à Montgomery, chez sa mère, Zelda devient « soldat du Christ » et parcourt sans cesse les rues de la localité en assénant aux passants ses propos délirants. Elle est en lien direct avec Dieu et elle écrit à ses amis aux fins de sauver leur âme. Dans ses visions, elle les voit aller droit en enfer. Elle les enjoint donc à prier et à se repentir.

64C’est donc tard que, grâce à son délire mystique, Zelda a pu construire une métaphore délirante qui lui a permis de tempérer la jouissance de l’Autre et qui lui a procuré un certain apaisement. Il y a ainsi un lien entre la construction de cette métaphore et la disparition de ses passages à l’acte. Sa mission, être soldat du Christ, l’a pourvue d’une boussole, d’un compas qui lui a permis de cadrer sa jouissance et de mettre un peu d’ordre dans le chaos de son existence. À défaut d’être La femme de Scott, de Jozan ou de la princesse Troubetskoy, à défaut d’être La flapper, elle est devenue la messagère de Dieu qui enjoint les pécheurs à expier leurs fautes. C’est en quoi le délire est un des Noms-du-Père…

65Ajoutons que le type de relation qu’entretenait Scott avec Zelda a eu des effets ravageurs sur celle-ci. Fasciné qu’il était par ses frasques, il ne l’a jamais découragée et il n’a de ce fait jamais tempéré sa jouissance psychotique. À sa décharge, il n’était pas son analyste…

66Scott a toujours voulu qu’elle soit internée dans des institutions privées, ce qui lui coûte évidemment très cher. Lui qui a vécu dans l’opulence doit maintenant tenir une comptabilité rigoureuse, car les nouvelles qu’il écrit lui sont payées chichement. Il continue de boire [29], il a des liaisons et il évite Zelda. Il glisse progressivement dans la déchéance, de laquelle tentera de le sortir sa dernière maîtresse, la journaliste Sheilah Graham, mais ce sera trop tard. Le 21 décembre 1940, il meurt d’un infarctus, alors qu’il écrit Le dernier nabab. Zelda réagira après coup à la mort de Scott par une nouvelle bouffée délirante. Le 11 mars 1948, elle meurt brûlée vive dans l’incendie de l’hôpital où elle est internée.

67Scottie, la fille unique de Scott et de Zelda, deviendra elle-même alcoolique et son fils Thomas, le petit-fils donc de Scott et de Zelda, se suicidera en 1973. Je terminerai par ce propos tout fitzgéraldien par quoi Scott montre qu’il savait quelque chose de la dimension mortifère de la jouissance : « Toute vie est bien entendu un processus de démolition. »

Bibliographie

Bibliographie

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  • Tournier, J. 2008. Zelda, Paris, Grasset.
  • Revue Transfuge, hors-série n° 2, été 2007, spécial Fitzgerald.
  • Sur Internet : www.zeldafitzgerald.com/fitzgeralds

Notes

  • [*]
    Cette conférence a été prononcée à Bruxelles, dans le cadre des Promenades psychanalytiques organisées par le fcl du Brabant (Belgique). Le thème de cette année 2008-2009 était « Folies de femmes ».
  • [1]
    Z. Fitzgerald, Accordez-moi cette valse, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 69-70.
  • [2]
    J. Dos Passos, La belle vie, Paris, Gallimard, coll. « L’étrangère », 1993.
  • [3]
    J. Tournier, Zelda, Paris, Grasset, 2008, p. 30-31.
  • [4]
    Ibid., p. 32-33.
  • [5]
    F. Scott Fitzgerald, Lettres à Zelda, Paris, nrf-Gallimard, coll. « Du monde entier », 1985, p. 62.
  • [6]
    Ibid., p. 55.
  • [7]
    Ibid., p. 61.
  • [8]
    K. Taylor, Zelda et Scott Fitzgerald, Les années vingt jusqu’à la folie, Paris, Autrement, coll. « Littératures », 2002, p. 344-345.
  • [9]
    N. Milford, Zelda, Paris, Stock, 1973, p. 269.
  • [10]
    Ibid., p. 269.
  • [11]
    Ibid., p. 336.
  • [12]
    Z. Fitzgerald, Accordez-moi cette valse, op. cit., p. 74.
  • [13]
    Ibid., p. 55.
  • [14]
    F. Scott Fitzgerald, Lettres à Zelda, op. cit., p. 200.
  • [15]
    A. Le Vot, Scott Fitzgerald, Paris, Julliard, 1979, p. 276.
  • [16]
    F. Scott Fitzgerald, Lettres à Zelda, op. cit., p. 151.
  • [17]
    N. Milford, Zelda, op. cit., p. 296.
  • [18]
    F. Scott Fitzgerald, Lettres à Zelda, op. cit., p. 148.
  • [19]
    Z. Fitzgerald, Accordez-moi cette valse, op. cit., p. 194.
  • [20]
    Ibid., p. 215.
  • [21]
    F. Scott Fitzgerald, Lettres à Zelda, op. cit., p. 149.
  • [22]
    A. Le Vot, Scott Fitzgerald, op. cit., p. 312.
  • [23]
    La question du diagnostic se pose malgré tout, car enfin l’horizon de la mélancolie est loin d’être absent !
  • [24]
    N. Milford, Zelda, op. cit., p. 276.
  • [25]
    Ibid., p. 240.
  • [26]
    Z. Fitzgerald, Accordez-moi cette valse, op. cit., p. 125.
  • [27]
    F. Scott Fitzgerald, Tendre est la nuit, Paris, Belfond, 1985. Le tableau clinique de l’héroïne du roman, Nicole Diver, n’est autre que celui que présentait Zelda à Prangins.
  • [28]
    Fitzgerald père et fille, Lots of love, Scott et Scottie : correspondance 1936-1940, Paris, Bernard Pascuito éd., 2008, p. 41.
  • [29]
    La débâcle de Scott Fitzgerald est fort bien relatée dans le roman de Budd Schulberg, Le désenchanté, Paris, Laffont, coll. « Pavillons », 1991.
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