Couverture de ENJE_017

Article de revue

L'univoque de l'interprétation

Pages 53 à 67

1Ce titre est évidemment fait pour provoquer. Parce que nous savons tous que l’interprétation doit être équivoque, si au moins nous voulons être reconnus comme lacaniens. Un vœu qui serait bien la moindre des politesses, dans une revue qui défend avec autant de constance que de talent son enseignement.

2Provoquer, c’est bien sûr attirer l’attention. Reste à savoir si c’est pour une bonne ou une mauvaise cause. La mauvaise, celle que l’on qualifie de « pure provocation », n’est faite que pour attirer l’attention sur soi, sans autre motif que d’être au centre de l’intérêt, du futur lecteur de la revue en l’occurrence. Il est vrai que ce dernier aura bien le choix entre nombre d’excellents textes et que vouloir se distinguer quelque peu n’est pas conduite répréhensible, tant le narcissisme de la petite différence anime le jeu social. Néanmoins, remarquons que, même dans ce cas, une hiérarchie s’impose : il existe des degrés dans la qualité attribuée aux pures provocations, il en est de plus respectées que d’autres. Il y a ainsi les provocations osées, où le provocateur prend un risque, celui de se faire prendre, peut-être même prendre au sérieux, et doit alors payer le prix de son débordement. À l’inverse, bas de gamme, il y a la « vulgaire provocation », celle qui est à la portée de tout un chacun si l’envie lui en prenait, et qui ne mérite même pas la considération d’une punition ; à cette dernière, il suffit de prendre avec arrogance le contre-pied de ce qui pour tous est acquis.

3Notre provocation de départ a tous les airs de relever de cette dernière catégorie et l’avoir conservée ne serait que pathétique si nous n’arrivions à la démontrer autre que gratuite, à la justifier par la cause qu’elle sert et sur laquelle nous voulons par elle attirer l’attention. Ainsi, ce titre veut mettre en avant une question, sur un mode aussi assertif qu’énigmatique. À sa suite, au texte donc, de l’éclairer.

4Allons alors droit au fait, le plus simplement possible : la psychanalyse est l’interprétation qui délivre le sens du symptôme. Mais déjà la simplicité recherchée se dérobe devant l’équivoque du terme délivrer. S’agit-il de l’énoncer, ce sens, ou d’en libérer le sujet ? Rien en effet ne nous permet a priori de confondre ces deux actions, et si elles se confondaient, il nous faudrait le justifier non seulement par l’expérience mais par la théorie qui s’en déduit.

5De plus, le sens du symptôme est équivoque, nous le savons depuis Freud. Il est pour le sujet souffrance et, nous le savons aussi, satisfaction. Autrement dit, dans ce que nous dit le patient nous entendons cette équivoque, le fait qu’il nous dise autre chose, plus que ce qu’il croit nous dire. Mais cette autre chose n’est guère équivoque, Freud nous l’a signifiée comme sexuelle et Lacan l’a précisée comme phallique, à partir de la logique du signifiant, avec le sujet et le désir qu’elle détermine.

6Ainsi, l’interprétation univoque n’est pas plus un oxymore ou un paradoxe que le célèbre « Je mens ». L’interprétation est certes équivoque au niveau des significations, son sens est univoque. La question est de savoir si ce sens a changé avec le temps dans l’enseignement de Lacan ou s’il a toujours été le même mais qu’il a toujours plus perfectionné le moyen de le saisir.

L’interprétation délivre le sens du symptôme

7Pour la psychanalyse, c’est donc d’abord le symptôme qui est équivoque, il a une dimension d’insatisfaction et une autre de satisfaction ; plus précisément, il a le sens d’une satisfaction insue, substitutive à une satisfaction refusée. Formation de compromis a dit Freud. Et pour dire que quelque chose est refusé, Freud a proposé le terme de refoulement. Les symptômes donc sont des symptômes de refus. De refus à l’Autre, c’est-à-dire à soi-même.

8C’est évident dans l’hystérie, avec ses paralysies et ses anesthésies : ne pas voir, entendre, bouger, éprouver, bref, s’impliquer réellement. À côté de ce refus, l’hystérique a une exigence : elle veut savoir comment être « La » femme. Son problème est alors de choisir son mode de représentation comme femme, un choix qui revient pour elle à se tromper, car l’autre pour lequel elle s’engage n’est pas le bon, ne la mérite pas.

9Dans l’obsession, le refus est encore plus massif, c’est l’entêtement à refuser de s’en remettre à l’Autre, car l’Autre représente la mort. L’obsessionnel objecte à sa tentation fondamentale, celle de ses épousailles avec la mort, sa véritable partenaire. Ainsi, il pense ne subsister que de son refus.

L’interprétation phallique

10D’où l’interprétation par Lacan de la stratégie inconsciente d’un sujet comme relevant de son identification au signifiant du manque dans l’Autre, le signifiant phallique.

11Ainsi la belle bouchère. Elle veut que son mari veuille autre chose que ce qui le satisfait, elle veut non seulement qu’il s’occupe de son plaisir, mais qu’il se mette au travail de résoudre l’énigme de ce qu’est une femme. Elle veut être mystérieuse pour lui, n’être pas seulement son jouet plus que consentant ; elle veut attirer et retenir son attention, au même titre que le fait son amie un peu maigre, qui l’intéresse alors que pourtant il ne saurait s’en satisfaire. Autrement dit, elle ne veut pas être seulement l’objet du fantasme phallique de son partenaire. L’hystérique, à travers les formes variées du refus de son corps, refuse de se faire symptôme d’un autre corps.

12À côté de l’hystérique, une femme est celle qui ne refuse pas de se faire objet, sachant qu’elle ne fait que se prêter au fantasme de son partenaire et que, par ailleurs et en un autre temps, elle est aussi bien sujet. Lacan dit même que, pour une femme, il n’y a pas de limite à ce qu’elle peut accepter pour se maintenir à cette place d’objet.

13L’homme obsessionnel maintenant. Notre référence est l’homme au tour de bonneteau, cas de Lacan dont il parle dans son article « La direction de la cure ». Ce sujet, à travers un symptôme d’impuissance, frappe l’Autre d’impuissance : sa maîtresse, n’ayant plus d’érection avec elle ; son analyste, à le guérir. Par cette ultime stratégie de défi, il scénarise son triomphe sur la puissance de l’Autre et se fait phallus immortel. Ainsi s’emploie-t-il à démontrer la vanité du désir de l’Autre, l’impuissance de l’Autre à l’atteindre et à l’émouvoir réellement. Il n’attise pas le désir de l’Autre comme l’hystérique, il le débusque pour l’anéantir. L’interprétation de Lacan porte sur un rêve de sa maîtresse, qu’elle lui a rapporté : elle a un phallus en même temps qu’un vagin et elle désire que ce phallus y vienne. Elle démontre ainsi qu’avoir l’organe n’empêche pas d’avoir un vagin, un manque, d’avoir quelque chose à demander. Et donc que demander quelque chose à l’autre n’implique pas la castration imaginaire. Le sujet ne risque pas de perdre l’organe pour autant, puisque ce dont il est châtré du fait de son entrée dans le régime signifiant de sa demande, c’est du phallus comme signifiant. Dissocier l’organe du signifiant phallique restitue ainsi sa fonction à l’organe, il retrouve ses moyens avec sa maîtresse. Peut-il pour autant accepter que sa maîtresse devienne sa femme, c’est-à-dire qu’il assume son lien avec elle dans un engagement qui se soutienne aux yeux de l’Autre du discours ? Et peut-il accepter d’assumer que Lacan le guérisse ? Voilà ce que le cas laisse en suspens, car, nous allons y venir, l’identification au phallus n’est pas le fin mot de l’analyse.

14L’homme qui n’est plus obsessionnel peut congédier le fantasme d’être, grâce à sa ruse, épargné par la mort et peut alors recevoir une faveur autre, celle du plaisir lié à l’acceptation de ce qu’il va recevoir de l’autre.

15Ainsi, Lacan résume l’interprétation du symptôme comme refus, pour l’hystérique d’être l’objet, pour l’obsessionnel de s’évanouir comme sujet, chacun voulant être le phallus – ce que serait le signifiant s’il n’y avait pas l’objet pour l’écorner de sa part de réel.

16L’interprétation analytique permet donc la mise en évidence de la fonction du jeu fantasmatique, inconscient, du sujet, un sujet qui veut régner, dans l’hystérie sur celui qui sait ce qu’est une femme ; dans l’obsession sur la mort. Et l’analyse procède plus par épuisement pour l’obsessionnel, par manœuvre équivoque pour l’hystérique.

L’interprétation use de l’équivoque

17Elle est le procédé qui permet de montrer que le sens donné inconsciemment par le sujet à un élément de son histoire n’était pas le seul possible, que son choix a répondu à une option préalable, et contestable.

18Évoquons deux exemples. D’abord un sujet, une femme, qui a saisi l’équivoque d’une de ses expressions à propos d’un homme qui la préoccupait spécialement, dans un mélange désagréable de fascination et d’aversion. De cet homme, elle disait qu’elle « s’en gardait ». Elle a ainsi pu mettre au jour son identification partielle à cet homme en tant qu’il représentait la place de phallus qu’elle se rêvait.

19Un autre sujet a saisi qu’il avait toujours interprété les disputes entre ses parents comme la preuve qu’il ne se passait rien entre eux, donc comme la réalisation de son vœu de les séparer, pour prendre la place de l’un ou de l’autre dans le couple qu’ils forment. Entendre soudain, grâce à ce « pas rien » des disputes, qu’elles pouvaient très bien être leur forme de mise en train érotique a complètement modifié sa relation à ses partenaires dans la vie, en premier lieu bien sûr son partenaire amoureux.

20L’interprétation procède donc par équivoque, mais dans le but de mettre au jour un sens autre, lui univoque : le sens phallique du désir.

21Interpréter le fantasme, le mettre au jour, interprète aussi le symptôme, le sens de refus dont nous sommes partis. Cela débouche sur une vie faite de moins de défenses par lesquelles ce refus s’exprime, de moins de peur de les voir déborder ; une vie où ce que le sujet fait le satisfait. Dans sa vie, il sait les signifiants idéaux qui le guident, le poids qu’il leur donne, mais il n’en attend plus ce qu’ils ne peuvent pas donner, car ils ne lui donneront jamais tout ; et il peut aussi légitimement recevoir sa part de plaisir.

Le phallus est-il le tout de l’analyse ?

22Non. Et le problème est que, pour arriver à le mettre en évidence, le parcours qui nous semblait suffisant ne l’est pas. En effet, il n’écarte pas d’un risque, celui de redoubler les fixations du sujet, conscientes cette fois.

23Lacan a parlé de la fixation à sa chiasse de l’obsessionnel. Non pas à la rétention, mais au contraire à son don de lui sans retenue ni réserve. Envers donc de la rétention, qui n’est pas une levée de son identification à l’objet anal.

24De même, sur le plan de la relation à l’autre de l’amour, de la relation au partenaire, l’élucidation du fantasme ne dit pas explicitement le rapport sexuel impossible. Au contraire presque, puisqu’elle promet une faveur inédite jusque-là.

25Autrement dit, avoir une vue sur son fantasme, est-ce en sortir ? Ou est-ce en être moins la dupe pour pouvoir en user de façon plus souple ? Passer de la position de marionnette à celle de machiniste, voire de metteur en scène, pour reprendre la trilogie de Lacan dans « La direction de la cure ». Le sujet dans sa singularité, pour n’être pas rien, pour n’être pas pur manque, se résume-t-il à son fantasme ?

26Il nous faut là situer un autre fait d’expérience, la fixation à l’analyse, que la mise au jour du fantasme ne règle pas, même si la demande à l’analyste en est radicalement modifiée puisqu’il cesse d’être l’Autre de la vérité ultime, l’Autre du jugement dernier. Il reste un lien, qui tient au seul fait d’avoir envie de lui parler… encore. En effet, on ne parle pas seulement à l’Autre du jugement, fût-ce par l’intermédiaire du partenaire imaginaire. Quel est alors l’être qui parle là, à quel autre et dans quel but ?

27Remarquons que nous avons interprété le désir à partir de ce qui lui donne son sens, au sens de direction, de finalité : le phallus. Mais Lacan n’a pas fait de cette réponse la réponse dernière. Il reste la question de ce qui pousse le sujet à vouloir combler son manque à être, à s’identifier au phallus, voire dans la psychose à la demande de l’Autre. À cette cause Lacan a d’abord répondu par le manque, le manque à être, généré par le fait d’être un être de langage, castration structurale.

L’insuffisance du manque

28Et c’est cette réponse que la suite de l’enseignement de Lacan a mise en cause comme insuffisante. En effet, il n’a pas dit, dans la célèbre préface à l’édition anglaise du Séminaire XI, que l’on était dans l’inconscient quand l’esp d’un laps avait trouvé son sens phallique, il a dit qu’il ne devait plus avoir aucune portée de sens, ne plus en produire donc.

29L’inconscient langage certes est la machine, l’appareillage psychique qui donne sens phallique au désir. Mais quel est le sens du désir ? Il est de faire signe d’un être qui, lui, n’est pas manque. Certes, pas plus que le phallus il ne peut se représenter, mais, contrairement à ce dernier, il n’est pas symbolique, mais réel. Cet être n’est pas refoulé et il ne peut pas être représenté dans la chaîne signifiante. Ce n’est donc pas le sujet, sujet du signifiant, barré, c’est le parlêtre. Les modes d’expression de cet être qui n’est pas manque font le symptôme du parlêtre, ils en sont le signe, la signature singulière.

Le lien entre le symptôme du sujet barré et le symptôme du parlêtre

30D’abord, sont-ils les mêmes, mais avec un sens différent ? En tout cas, le symptôme du parlêtre ne peut être symptôme de refus, façon dont au départ nous avons défini le symptôme du sujet du signifiant, fort de notre interprétation de l’inconscient langage.

31Si une paralysie, une anesthésie hystériques peuvent être levées, au même titre qu’un retrait obsessionnel avec son entêtement et sa procrastination agressive, quels sont les symptômes indicatifs de l’être du parlêtre ? Disons qu’il s’agit de traits qui sont, à l’égal de certains affects, énigmatiques. Cela veut dire qu’ils ne s’expliquent pas par le fantasme, ils ne sont pris dans aucun jeu stratégique. Il s’agit certes d’un assujettissement à des signifiants, mais non dans leur fonction d’idéal du moi. Il s’agit d’un assujettissement aux signifiants de lalangue, dans sa motérialité et non dans sa signification phallique. Ces signifiants de lalangue interviennent non pas comme prometteurs de jouissance phallique, mais comme jouissance effective, du vivant parlant.

L’analyse et le faux être du fantasme

32En quoi l’analyse y gagne-t-elle sur le symptôme ? Et en quoi cet être véritable peut-il faire pièce au faux être du fantasme ?

33Le réel du symptôme motériel donne son assiette au sujet, assiette réelle et non fantasmatique. Le sujet peut s’en assurer de lui-même au même titre que, comme psychanalyste, il ne peut s’autoriser que de lui-même, c’est-à-dire non pas de l’Autre du discours.

34Ce n’est que de ce point que le sujet peut se considérer, se concevoir comme réel hors sens d’un côté, et de l’autre comme image projetée par l’objet de son fantasme. Là est l’issue du parlêtre, la réponse à la question de ce qui l’anime quand il parle et qui ne se limite pas à la visée de satisfaction de son désir phallique. Cette dernière n’est qu’un habillage, obligé par les lois du langage, d’une visée autre, qui est toujours de se faire entendre.

35C’est un fait, connu de tous mais que l’analyse isole : parler est en soi une jouissance. Mais une question demeure : parler, est-ce croire se faire entendre ? La jouissance de dire nécessite-t-elle celle de voir son dit reçu comme tel ? Ensuite seulement nous pouvons débattre de ce qui a été entendu, et nous apercevoir que non, qu’il n’y a pas de dialogue. Les jouissances ne dialoguent pas. Elles se rencontrent, oui, de façon contingente – ces rencontres sont probablement inévitables mais sûrement pas nécessaires. Enfin, elles ne fécondent aucun sens nouveau, mais se satisfont de consommer leur jouissance.

36L’équivoque a donc là une tout autre fonction que de déterminer l’univocité du sens phallique du symptôme, fonction qui en réalité fait prospérer le sens du symptôme, reproche de Lacan à Freud. Elle a la fonction d’attirer l’attention non sur un autre sens possible et de lever ainsi la fixation du sens inconscient, mais sur ce qui se passe dans l’entre-sens.

L’entre-sens de l’équivoque

37Il est le point de suspension du parlêtre. Aussi bien le point où sa décision est suspendue, comme celle des prisonniers de l’apologue bien connu de Lacan avant de reprendre leur marche, que le point où ce parlêtre prend place et appui pour se tenir et se mouvoir.

38Or, le point où le sujet prend appui pour se mouvoir, ce sont les pieds, ces pieds avec lesquels Lacan disait penser. Cette affirmation surprenante évoque les expressions courantes de la langue française, dans lesquelles on est dit faire quelque chose « comme un pied », par exemple travailler, dessiner, penser, ou baiser. Ce sont toujours des expressions dépréciatives, mettant l’accent sur la maladresse. Lacan, hérétique subversif comme toujours, en prend le contre-pied, c’est le cas de le dire, et revendique de penser avec eux, ce qui n’est, il est vrai, pas la même chose que comme eux.

39Que veut alors dire penser avec ses pieds ? Sont-ils le lieu, l’organe où Lacan loge sa pensée, alors que nous croyons tous savoir que, même pour Lacan, cet organe est le cerveau ? Pour éviter ce ridicule, il nous faut considérer que cet « avec » signifie l’instrument, le partenaire de l’action de penser. En effet, que demandent la pensée et le sujet avec elle, sinon savoir à quelle place se situer, et comment agir pour rester d’aplomb ? Ce sont bien les pieds, auxquels il faut ajouter les oreilles et leur système vestibulaire, qui informent le sujet de la posture à adopter. D’un côté donc nous avons le corps qui cherche sa satisfaction, satisfaction d’équilibre et de repos pour Freud, ou de mouvement pour Lacan ; il est aussi le corps donc qui cherche à prendre son pied, puisque c’est le terme vulgaire pour dire la jouissance. De l’autre côté, nous avons le sujet du signifiant qui se veut d’aplomb. Lacan fait dans le séminaire Encore l’hypothèse qu’il s’agit du même. Bien sûr, il faut que le sujet n’ait pas trop d’aplomb, d’arrogance, il risquerait d’en oublier le travail de son corps, ce qu’il doit à ses humbles pieds qui le supportent ; et il ne faut pas non plus qu’il ait des pieds de plomb, car sa pensée en serait entravée…

40Soulignons, au risque cette fois d’encourir le ridicule, que nous sommes allé jusqu’à considérer que ce sont bien les pieds qui sont l’organe de la pensée, le lieu de la jouissance. Nous le savons depuis toujours et les militaires le répètent à l’envi, par cette maxime qui ne doit pas être en usage dans la seule armée française : « De quoi sont les pieds ? » Réponse : « Des soins les plus attentifs du soldat. » Nos braves savent-ils qu’ils ne font que reprendre un dialogue entre Socrate et Alcibiade ? Dans L’Alcibiade majeur, Socrate demande à Alcibiade : « Pour un athlète comme toi, Alcibiade, de quoi sont les pieds ? Préfères-tu que je te donne la réponse ou préfères-tu la trouver par toi-même… » Et Alcibiade est obligé de convenir que pour un athlète comme lui les pieds sont l’objet de soins attentifs et constants. Donc, les pieds sont la source de la pensée, et pas seulement les pieds, toutes les parties du corps qui permettent de prendre son pied, donc qui risquent aussi de faire mal si on en use mal…

41Ainsi, l’entre-sens de l’équivoque n’ouvre pas à un sens nouveau, mais révèle le point d’appui d’où le sens se décide. Et l’entre-sens de l’équivoque n’est pas seulement un sens en suspens, un sens blanc, mais il a sa matérialité dans un mot de lalangue. Ce mot fait signe du parlêtre dans sa singularité.

L’équivoque généralisée ou élective ?

42Est-ce pour n’importe quel signifiant que peut être révélée par l’équivoque sa valeur motérielle d’inconscient réel, comme l’a laissé entendre François George, avec son livre malveillant, L’effet ‘Yau de poêle de Lacan et des lacaniens, écrit pour ridiculiser les psychanalystes lacaniens ? Cela pourrait se défendre, car chaque mot de la langue permet une équivoque et ouvre ainsi à la dimension autistique de la jouissance de lalangue. Mais enfin, il faut d’abord que le mot ait eu un sens pour que sa dimension de non-sens prenne son poids, à la mesure même du poids du sens qui en est évacué.

43Nous l’avons vu, les mots qui ont un sens sont ceux où l’identité fantasmatique du sujet, celle qui s’assure de l’Autre, s’est fixée. Tous ces mots, signifiants idéaux, étaient chargés de donner substance au nom propre du parlêtre, qui à lui seul ne dit rien, le laisse exclu de la jouissance. En effet, que le sujet s’annonce par son nom propre ou comme Ulysse par celui de Personne, il en est du pareil au même. Le nom propre peut s’inscrire dans l’ordre phallique, celui de l’inconscient langage, il ne permet pas plus qu’aucun autre signifiant d’identifier le parlêtre et de le retrouver, une fois son forfait accompli. Ce n’est en effet pas son nom propre qui identifie Ulysse comme parlêtre dans la singularité de sa jouissance, mais son symptôme, précisément le fait qu’il sait être ailleurs que là où on l’attend, tout en sachant et se faire attendre et reprendre sa place quand il le veut. Il sait être ailleurs, quelquefois malgré lui, à l’insu de son plein gré, pour ne pas manquer ici de placer cette trouvaille impayable, quelquefois tout à fait volontairement, et quand il sait revenir, d’abord en se déguisant. Le vrai nom d’Ulysse, son nom de symptôme, donné par Homère et repris par toute la tradition, c’est le Métis, « l’Homme aux mille ruses », comme nous avons l’Homme aux rats, ou l’Homme aux loups, ou Joyce le symptôme. Métis est défini par Desautels comme « l’intelligence mouvante et rusée qui sait affronter de biais l’obstacle rigide, permet de le vaincre et même de le tourner à son avantage ». Un psychanalyste en quelque sorte…

44Les noms de symptôme sont donc ceux qui font signe de l’existence singulière d’un parlêtre. Les autres parlêtres les retiennent parce qu’ils les frappent, parce qu’ils font signe d’une singularité qui ne doit rien au fantasme. En effet, se faire attendre et prendre sa place, c’est le rêve de chacun, et beaucoup le réalisent peu ou prou. Mais il en est un qui de l’affaire est le champion hors catégorie, celui qui fait référence et qu’aucun autre héros n’a encore détrôné, l’Homme aux mille ruses.

Radiophonie II

45Il est frappant que ce soit le même épisode, celui où Ulysse s’annonce à Cyclope comme Personne, qui est le plus souvent évoqué pour illustrer cette métis et qui est repris par Lacan pour illustrer pour ses lecteurs le maniement de l’objet a, tel alors qu’il ne peut s’acquérir que dans une psychanalyse et qui a pour lui alors valeur de réel. C’est à la fin de la question II de « Radiophonie », où Robert Georgin lui demande si à la lumière de la structure il est possible d’imaginer un champ commun à la psychanalyse, l’ethnologie et la linguistique. Lacan est ainsi amené à délimiter le champ spécifique de la psychanalyse, celui, nous le savons, de la jouissance.

46Mais ce n’est pas à partir de ce terme qu’il répond, c’est à partir du fait d’expérience, le symptôme comme signe. Il définit le psychanalyste comme celui qui du signe est averti et souligne que le signe est sa première et sa dernière affaire. Linguistique et ethnologie étudient certes les modalités d’échange des signes, donc les signifiants et leur jeu discursif, mais le psychanalyste fait son affaire de ce dont ces signifiants font signe, soit du parlêtre qui s’y manifeste.

47Pour y parvenir, dit-il, il faut avoir dégagé par son analyse l’objet a de la structure, et savoir le manier bien. Et pour le faire entendre néanmoins à ses auditeurs, Lacan, notre Ulysse, se propose de parler « en parabole, c’est-à-dire pour détourner », en commentant le proverbe « Pas de fumée sans feu ».

48Mais d’abord, en quoi le détour que la parabole réalise montre-t-il un juste maniement de l’objet a ? Probablement parce que ce qui force au détour, c’est une résistance, celle de l’objet justement. Et pour ne pas perdre sa route malgré cet obstacle, il faut le connaître, en avoir fait le tour.

49Remarquons aussi que déroutés, nous le sommes tout le temps. Nous n’arrêtons pas de passer d’une activité à une autre, d’une pensée à une autre. Rien de plus sautillant que le parlêtre, qui ressemble plus à un moineau qu’au promeneur solitaire de Rousseau ou de Heidegger. Il a fallu Freud pour prendre ce sautillement au sérieux et en déduire un procédé, l’association libre, à partir de son hypothèse selon laquelle dans ce sautillement même il y avait quelque chose qui se tenait, à lire, à déchiffrer, à déduire.

50Avant lui, on essayait plutôt de le mettre en cage, notre oiseau, à l’école pour commencer, où il devait apprendre à se concentrer. Ce n’est pas que la concentration soit inutile dans la vie, au contraire, à la réserve près des grands choix de l’existence : pour choisir son partenaire amoureux, par exemple, et pour se conduire avec lui dans un lit, la concentration a plutôt un effet inhibant. Cela ne nous empêche pas de rêver, de rêver de rester concentré sur une seule et unique chose, qui permettrait de faire Un avec elle pour de bon ; de rêver d’une chose à laquelle on pourrait se consacrer, au point de s’y unir. Nous pouvons soupçonner Lacan d’avoir essayé, avec la psychanalyse. Mais il a quand même reconnu avoir raté, malgré ses efforts.

51Puissance de son style d’énonciation, Lacan, en nous annonçant la déroute, réussit au contraire à retenir notre attention.

Le feu du signe

52Lacan retient notre attention au feu donc. À quoi le manque de fumée fait-il signe ? Au feu qu’il n’y a pas. Il n’y a pas le feu, donc il n’y a pas de risque, pas d’urgence, à moins au contraire que je ne sois perdu dans un endroit que je crains désert.

53De quoi le pas de fumée fait-il alors signe : de la non-présence d’un autre à l’origine de ce feu et qui, même absent, renvoie au désir d’un Autre, Prométhée, qui l’a donné aux hommes. Et s’il y a le feu, donc un autre, la question se pose dans l’urgence de savoir si cet autre encore inconnu m’est un ami ou un ennemi… Elle se pose inévitablement à cause du stade du miroir et de l’oscillation structurale qu’il institue entre jubilation de l’unité constituée d’une part et agression mortifère d’autre part.

54Bref, un feu impose de devoir identifier son producteur. Ulysse n’y manque pas, invitant Cyclope à en faire autant. Cela met la voix, celle d’Ulysse, au même niveau que le feu de Cyclope. Et Ulysse, en s’identifiant comme Personne, nous l’avons vu, nous montre que même s’il avait dit son vrai nom, son nom propre, il n’en aurait pas dit plus.

55Ce qui est sûr, c’est que le producteur de feu, Cyclope, comme les campeurs auxquels passe alors Lacan dans son texte, ne cherche en rien à faire signe au passant de hasard, il ne connaît même pas son existence et n’en a rien à faire. Nous devons donc ne pas nous attarder à interpréter un désir de l’Autre qui manigancerait tout et nous ferait signe. Alors que les campeurs comme autres existent bien. Pour Lacan, cela doit nous suggérer plus de rigueur au principe du signe. En effet, que faire alors des campeurs ? Les rejoindre ou les éviter ? Quel est l’intérêt du sujet ? Peut-il si ce sont des amis y gagner plus de sécurité, ou pas s’ils sont indifférents, voire en perdre si ce sont des ennemis ? Bref, quelle route prendre ?

56Il s’agit là comme Ulysse d’être prudent et habile, de ne pas tuer Cyclope avant qu’il n’ait déplacé la pierre qui ferme la grotte, et d’habiller ses compagnons des peaux de mouton qui leur permettront de sortir au matin avec le troupeau. Autrement dit, il s’agit de se rappeler que ce qui est primordial dans la fumée, c’est le feu qui anime le fumeur plutôt que celui qu’il produit. Et ce qui du sujet répond au fumeur, c’est l’extinction du feu, la joie de l’urination primitive, la jouissance donc. Ainsi, Lacan en arrive à mettre en avant d’autres matières à faire sujet que les objets de la connaissance, autres matières qui permettent de reconnaître le plus-de-jouir qui fait dire « ça c’est quelqu’un ».

Le feu du parlêtre

57Qu’est-ce que le feu en l’occurrence ? Remarquons son importance dans l’œuvre de Lacan, avec entre autres le rond brûlé dans la brousse des pulsions, la flamme de l’amour, le « fleuve de feu » qu’est l’œuvre de Freud à la fin de « La direction de la cure », enfin ses commentaires détaillés du rêve freudien « Père, ne vois-tu pas que je brûle ? » dans le Séminaire XI. De même, toujours dans « Radiophonie », à la fin de la question VI, à propos du réel qui doit être l’affaire de la psychanalyse, il fait une comparaison avec les révolutions où il est en jeu aussi, mais où, caché par la fête que permet le rejet du trouble de la vérité, il n’est jamais vu à ce réel que du feu… L’expression veut certes dire qu’il n’en est rien vu, mais pourquoi ne pas l’entendre aussi au pied de la lettre, soit qu’on n’en voit que le feu et son tumulte, et pas ce qui alimente la flamme et qui est la jouissance.

58Le feu en effet, n’est-ce pas un autre nom, plus poétique en même temps que plus commun, de cette jouissance dont la psychanalyse pose l’énergétique inédite ? C’est lui qui retient l’attention d’un sujet, qui brûle dans le non-sens de certains signifiants et détermine toute la conduite d’un sujet, comme Lacan le dit dans le Séminaire XI, à la page 192, à propos de la fonction de l’interprétation. C’est le feu aussi qui dans cette conduite détermine ce qui pour le parlêtre fait rencontre, contingente, et cela jusqu’à la rencontre amoureuse.

59Et ce qui porte le feu, Lacan n’a jamais varié sur ce point, c’est la parole. Certes, à la fin de son enseignement, elle ne porte plus le seul feu du désir, alimenté par le manque à être, mais le feu de la jouissance, alimenté, lui, par la substance réelle autant qu’immatérielle, motérielle, qui fait chacun être quelqu’un.

60La parole en effet non seulement est, dans sa relation à l’Autre du langage, le support du désir, mais elle véhicule la jouissance de l’Autre de lalangue. C’est la parole qui permet à lalangue de se proférer, sous le masque des chaînes du langage, profération nécessaire car elle est et la condition de sa jouissance et sa jouissance même. Cela jusqu’au moment où elle fera motus, avec feu le parlêtre lui-même.

61Cela nous amène à notre dernière question, celle de savoir ce qu’il s’agit d’entendre dans le discours du sujet analysant. Certes, il s’agit d’entendre les voies par lesquelles son manque à être à la fois se masque et se révèle, les chaînes fictionnelles du fantasme, mais aussi, au-delà de cette interprétation imaginaire et symbolique du désir, la voix qui s’y dit. Cette voix ne porte aucune demande, elle n’attend rien de l’autre ; à l’inverse de la demande inscrite dans le fantasme, elle est. Ainsi, si nous pouvons dire que les éléments de lalangue que l’interprétation analytique peut dégager comme marques, signes de la singularité qui fait le feu d’un parlêtre, sont hors sens, c’est certainement exact au sens de la signification phallique, mais à condition d’ajouter qu’ils ont un sens fort, d’être. Et ces éléments sont autant d’unités qui n’ont rien d’équivoque.

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