Notes
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[*]
Conférence prononcée à Milan le 19 février 2011, à l’invitation de Maria Teresa Maiocchi, dans le cadre de l’icles (Istituto par la Clinica dei legami sociali).
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[1]
J. Lacan, « Radiophonie », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 235.
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[2]
Ibid., p. 435.
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[3]
J. Lacan, « Du sujet enfin en question », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 234.
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[4]
J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 201.
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[5]
Ibid., p. 358.
-
[6]
Ibid., p. 516-517.
-
[7]
S. Freud, « Le sens des symptômes », dans Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1972, p. 239-254.
-
[8]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 98-101.
-
[9]
J. Lacan, « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », Scilicet, n° 6-7, Paris, Seuil, 1976, p. 41.
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[10]
J. Lacan, « La troisième », Lettres de l’École freudienne de Paris, n° 16, 1975.
-
[11]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 17.
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[12]
J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 314.
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[13]
J. Lacan, « Conférences et entretiens dans les universités… », op. cit., p. 50.
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[14]
Ibid., p. 58.
-
[15]
Ibid., p. 59.
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[16]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 22.
-
[17]
J. Lacan, « Joyce le symptôme I », dans Joyce avec Lacan, Paris, Navarin, coll. « Bibliothèque des analytica », 1987, p. 27.
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[18]
J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 569.
-
[19]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 96.
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[20]
J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 569.
-
[21]
Ibid., p. 570.
-
[22]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 15.
1En 1920, Lacan, qui n’avait pas encore 20 ans, lisait Le capital de Marx dans le métro. Il fréquentait aussi la librairie Shakespeare and Company de Sylvia Beach, rue de l’Odéon, où en 1921 il écouta émerveillé James Joyce lire des passages d’Ulysse. Ainsi découvrit-il, très tôt et bien avant Freud, Marx, l’inventeur du symptôme, et Joyce, qui incarne en lui le symptôme. Car si Freud a inventé l’inconscient et si Lacan l’a réinventé, ce n’est pas Freud qui a inventé le symptôme. C’est Marx. C’est l’une des conclusions que tire Lacan de sa lecture de Marx.
L’invention de Marx
2Marx inventeur du symptôme. Lacan le dit dans la séance du séminaire R.S.I. du 18 février 1975 : « Le symptôme n’est pas définissable autrement que par la façon dont chacun jouit de l’inconscient en tant que l’inconscient le détermine. Cherchez l’origine de la notion de symptôme, qui n’est pas du tout à chercher dans Hippocrate, qui est à chercher dans Marx. » Dans sa façon d’analyser la notion de symptôme, Marx réduit à rien l’homme prolétaire, tout en y voyant celui qui « réalise l’essence de l’homme » et qui « d’être dépouillé de tout est chargé d’être le messie du futur. […] Si nous faisons de l’homme, non plus quoi que ce soit qui véhicule un futur idéal, mais si nous le déterminons de la particularité dans chaque cas, de son inconscient et de la façon dont il en jouit, le symptôme reste à la même place où l’a mis Marx, mais il prend un autre sens, il n’est pas un symptôme social, il est un symptôme particulier ». Lacan y revient lors de son dernier séminaire, Dissolution !, le 18 mars 1980 : « J’ai rendu hommage à Marx comme à l’inventeur du symptôme. Ce Marx est pourtant le restaurateur de l’ordre, du seul fait qu’il a réinsufflé dans le prolétariat la dit-mension du sens. Il a suffi pour ça que le prolétariat, il le dise tel. »
3On voit bien que l’hommage à Marx se double d’une critique. L’hommage, c’est de dire que Marx a identifié dans le prolétaire, comme homme dépouillé de tout – y compris de son inconscient –, le symptôme social. Car ce que Marx incarne dans la figure du prolétaire, c’est la perte de jouissance constituante du sujet. La critique porte sur le fait que Marx en fait le messie du futur de la jouissance et qu’en donnant ainsi sens au réel il propage la foi en un évangile prolétarien fondateur d’une religion de l’humanité future. Dans une conférence qu’il est venu faire ici, à Milan, le 30 mars 1972, Lacan dit que le marxisme a eu cet étonnant effet de faire collaborer les ouvriers à l’ordre capitaliste en leur redonnant le sentiment de leur dignité et en donnant à la classe ouvrière l’idée que c’était elle qui portait en elle l’avenir, tant et si bien qu’il n’y a pas de meilleur ouvrier que l’ouvrier communiste.
4Lacan fait aussi observer, dans Le savoir du psychanalyste, le 6 janvier 1972, qu’avec le prolétaire Marx a donné au discours capitaliste son sujet et qu’ainsi il a contribué à l’épanouissement de ce discours « partout où règne la forme d’État marxiste ». Ce qui veut dire que, loin de contrer le discours capitaliste, les régimes communistes sont les meilleurs garants de son succès, comme le démontre aujourd’hui la Chine ! Car telle est l’analyse que fait Lacan de Marx et de son désir dans L’envers de la psychanalyse et qu’il affine dans « Radiophonie » : Marx fonde le capitalisme. Marx le fonde à partir du moment où il s’acharne à comptabiliser le plus-de-jouir que pourtant il découvre avec la plus-value. En la comptabilisant, il occulte l’incomptabilisable de la perte de jouir que le discours capitaliste ne cesse de faire s’empirer.
La Mehr à boire
5En effet, Lacan reconnaît que, si le pas de Marx est de nous avoir mis au pied du mur de la jouissance, à savoir qu’elle est « trou à combler », ce trou, il se dépêche de le boucher avec son calcul de la plus-value. Ce calcul, dit-il, est le plus-de-jouir de Marx : « La Mehrwert, c’est la Marxlust, le plus-de-jouir de Marx [1] » ! Le plus de la plus-value, le Mehr de la Mehrwert, c’est le plus-de-jouir de Marx en tant que cette plus-value est, comme les cauris – ces coquillages à la fente évocatrice qui servaient de monnaie dans les îles de l’océan Indien ou en Afrique et qui étaient vendus à prix d’or à Amsterdam du temps de Marx –, « la coquille à entendre à jamais l’écoute de Marx ». Lacan ici joue d’une équivoque translangue, entre Mehr en allemand et « mer » en français, pour nous faire entendre que Marx jouit d’écouter la me(h)r, la mer à boire dont le discours capitaliste entretient la soif insatiable. La seule croissance qui ne risque pas de ralentir, c’est celle de « la soif du manque à jouir [2] » ! Car le capitalisme génère un discours où plus son consommateur boit, plus il a soif. La production extensive ne fait qu’étendre la soif du manque à jouir, manque qui est aussi immense que la Mehr. Ce que donc il faudrait que le prolétaire boive, au comptoir de la Mehrlust où Marx s’acharne à en compter les verres, c’est bien plus que le plus, bien plus que il più, c’est la Mehr, la mer Rouge, pour que, comme Moïse, il gagne la terre promise du messie du futur !
6Néanmoins, Lacan rend hommage à Marx, dès 1966 dans les Écrits [3], d’avoir dès avant la psychanalyse introduit « une dimension qu’on pourrait dire du symptôme, qui s’articule de ce qu’elle représente le retour de la vérité comme tel dans la faille d’un savoir ». Car c’est bien ce que fait Marx critiquant Hegel qui, à vouloir asseoir son savoir absolu, sans faille, réduit le travail de la vérité à une ruse de la raison. En interprétant ainsi l’objection de Marx à Hegel, Lacan présente donc ici une définition du symptôme à partir des deux notions du savoir et de la vérité. Le symptôme est ce qui ne se laisse pas réduire, résorber dans le savoir. Mais Lacan ajoute plus loin qu’avec Marx le symptôme « gardait un flou » que corrige Freud. Ce flou est celui du symptôme conçu comme représentant « quelque irruption de vérité », alors qu’« il est vérité, d’être fait du même bois dont elle est faite ».
Le symptôme est vérité
7On retrouve cette définition du symptôme dans le résumé du séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse [4] – le symptôme est « être-de-vérité » –, ainsi que dans la conférence à Milan du 18 décembre 1967 intitulée « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité [5] » : le symptôme est « vérité qui se fait valoir dans le décri de la raison », en même temps que Lacan y définit ainsi la vérité comme étant « cette satisfaction à quoi n’obvie pas le plaisir de ce qu’elle s’exile au désert de la jouissance ». On trouve donc là la vérité du symptôme mise en relation avec non seulement la raison (ou le savoir) mais aussi la satisfaction et la jouissance. Le symptôme est cette curieuse satisfaction qui s’exile au désert de la jouissance. Le désert de la jouissance, c’est quoi ? C’est le corps, le corps comme lieu de l’Autre déserté par la jouissance, vidé de jouissance par l’incorporation du symbolique. C’est pourquoi Lacan définira dans Encore le symptôme comme « événement de corps ». Le symptôme est ce site événementiel, comme dirait Badiou, du corps où la satisfaction se soustrait à la jouissance, parce que le site événementiel du symptôme est non pas la jouissance, qui est du corps exclue, mais le corps. Ce qui n’empêche pas qu’il y ait de la jouissance dans le symptôme, celle-ci pouvant être rappelée dans le corps, comme le masochisme s’y évertue.
8Ce que découvre l’opération freudienne, ce n’est donc pas que la vérité trouve par le symptôme à résister au savoir – ça, c’est la découverte de la critique marxiste de Hegel : la vérité du symptôme comme résistance et insurrection –, ce qu’elle découvre, c’est d’où elle résiste : c’est de la jouissance. C’est de la jouissance que la vérité résiste au savoir. La vérité est sœur de la jouissance, mais c’est sa sœur ennemie. La vérité résiste à son abolition dans le savoir absolu, soit le savoir qui jouirait de l’engloutir. Nous y voilà ! Le symptôme, l’être-de-vérité qu’est le symptôme est cette vérité qui a la satisfaction de résister au savoir qui est la jouissance de l’Autre !
Le symptôme substitut d’une satisfaction
9Tout cela reste très freudien. Dans le chapitre ii d’Inhibition, symptôme et angoisse, Freud définit le symptôme comme Ersatzbefriedigung, ersatz, substitut d’une satisfaction qui n’a pas eu lieu. Cette structure de substitution du symptôme, identifiée par Lacan comme celle de la métaphore, Freud la découvre très tôt, dès ses Études sur l’hystérie, avec la névralgie de Cecilia M. Quant à ce que Freud appelle satisfaction qui n’a pas eu lieu, Lacan l’appelle vérité, et même mirage de la vérité menteuse. Il n’est de satisfaction, au sens de la logique des propositions quantifiées, que de la vérité – sauf que la vérité relative à un langage formel est, comme l’a prouvé Tarski, généralisant au sémantique le théorème de Gödel, indéfinissable. Pas de vérité qui, à passer par l’attention, dit Lacan (qu’il s’agisse de l’attention du logicien qui écrit une fonction ou tout simplement de l’attention de celui qui parle), ne mente ! La vérité est menteuse parce qu’elle ne connaît pas la contradiction. Alors comment la satisfaire, comment le symptôme, qui est vérité, peut-il s’en satisfaire ?
10Le symptôme se satisfait, comme vérité, par le sens, le sens joui, en tant qu’à faire chaîne de la matière signifiante il est « nœud de jouis-sens », dit Lacan dans Télévision [6]. Que le symptôme soit un nœud de jouis-sens, Freud s’en était aperçu, dès son analyse de l’Homme aux rats, qui ne peut payer à tempérament sa dette (die Rate est le dividende, la quote-part) qu’en jouissance de rats (die Ratte avec deux t, « le rat », interprète Freud, équivaut au pénis et à l’enfant image qu’il a été dans le désir de l’Autre). C’est des névrosés obsessionnels que Freud apprend que le symptôme est jouis-sens. Il l’explique dans la dix-septième de ses Leçons d’introduction à la psychanalyse (1917), qu’il intitule « Der Sinn der Symptome », où il expose deux cas de névrose obsessionnelle féminine, le cas de « la femme au tapis maculé » et le cas de « la jeune fille aux coussins [7] ».
Le sens du symptôme : la femme au tapis maculé
11Freud présente le premier cas comme le plus beau qu’il connaisse pour prouver que le symptôme a un sens, un sens sexuel, et il précise que l’interprétation de ce sens a été trouvée d’emblée par la malade, sans direction ou intervention de l’analyste. Il s’agit d’une femme de 30 ans prise dans une compulsion à sonner sa femme de chambre plusieurs fois par jour pour qu’elle accoure et se retrouve nez à nez devant elle et à un endroit de la pièce où elle ne pouvait pas ne pas voir qu’il y avait sous ses yeux une tache rouge sur le tapis. Cette tache était l’ersatz, le substitut d’une satisfaction qui n’avait pas eu lieu dix ans auparavant, lors de sa nuit de noces, où son époux, impuissant, avait couru toute la nuit dans la chambre pour renouveler l’assaut, en vain, et avait voulu masquer le fiasco, et sa honte auprès de la femme de chambre qui allait faire le lit le lendemain, en versant un flacon d’encre rouge sur les draps, mais pas au bon endroit où la tache de sang attendue aurait dû se trouver.
12Dans cette scène compulsivement répétée, la table est substituée au lit, le tapis au drap et la femme au mari, dont elle est séparée mais pas divorcée et auquel elle reste fidèle, dit Freud. La compulsion signifie : « Non, ce n’est pas vrai : il n’y avait pas à avoir honte, il ne fut pas impuissant. » Le symptôme, dit Freud, accomplit comme dans un rêve le vœu d’élever son mari au-dessus de son échec de jadis. Mais, à l’opposé du rêve où la jouissance passe à la trappe de l’inconscient, ici, dans ce symptôme obsessionnel, la jouissance est sur le tapis, elle est en débat, comme ce qui ne tombe pas d’accord, sym-ptôme, rappelle Lacan, se disant par antiphrase par rapport à l’étymologie du mot qui en grec signifie poser avec, tomber d’accord. Car dans cette scène que surjoue cette femme obsessionnelle, c’est bien ce qui ne tombe pas d’accord qui est mis sur le tapis, qui même y est couché et y fait tache. La jouissance du symptôme, dirai-je aussi, profitant de l’homophonie qui s’offre dans la langue française, est à la tâche (avec un accent sur le a) : la jouissance de ce symptôme est un travail, une besogne, une obligation. La jouissance du symptôme est du côté de la nécessité, dans le « ne pas cesser de sonner et resonner la femme de chambre », celle-ci étant à ce cas freudien ce que la dame est à l’Homme aux rats et ce que monsieur K. est à Dora. La tache d’encre rouge sur le tapis est le signifiant joui S du symptôme qu’on peut figurer sur le schéma L de Lacan dans le quadrille qu’il forme avec le mari honteux en A, la femme de chambre en a’ et la femme au tapis en a :
Le quadrille du symptôme
Le quadrille du symptôme
Le symptôme correcteur de la faute
13Il faut aussi remarquer que le mari auquel cette femme est identifiée dans sa compulsion de répétition est certes impuissant mais en jouit, jouit du ratage de l’acte sexuel dans son agitation nocturne à le refaire rater. Le rouge de la tache qu’elle reproduit sur le tapis est la couleur indélébile de la jouissance fautive du symptôme. Elle est d’autant plus fautive que, en voulant cacher son ratage par l’encre rouge renversée sur le drap, le mari n’a rendu que trop visible sa faute. Dans la scène obsessionnelle, la tache a été disposée à l’endroit où elle ne peut pas ne pas être vue par l’autre, qu’elle convoque sans fin, car son regard est invérifiable. Cette tache d’encre rouge est un Corector, elle corrige la faute de jadis que fut l’inaccomplissement marital de l’acte de défloration. Mais, alors que la correction initiale de la faute vient de l’homme qui verse l’encrier sur le drap, dans le symptôme elle vient de la femme : c’est elle qui a versé l’encre sur le tapis. La faute est masculine et son corrector est féminin.
14Le symptôme est donc l’écriture, par cette tache dont la vérité devrait crever les yeux, de la réparation de la faute en son lieu, là où elle s’est produite en ce nœud de sens joui. Telle est la définition du symptôme que donne Lacan le 17 février 1976 [8] comme réparant la faute du nœud de trèfle en son lieu. Ce nœud de trèfle, dit aussi nœud à trois parce qu’à trois dessus-dessous, est le support le plus simple du sujet. Quand le nouage dessus-dessous-dessus réussit, c’est la paranoïa, le nœud de la personnalité en tant qu’elle et la paranoïa, c’est la même chose. Ce qui fait rater le nœud, ce qui donc fait rater la paranoïa, c’est l’inconscient comme lapsus. L’inconscient, c’est le lapsus du nœud du sujet que le symptôme vient corriger là où le lapsus s’est produit. En cela, le symptôme est ce qui effectue, réalise l’inconscient dans sa structure de lapsus d’écriture. Lacan présente ce nœud à deux consistances, dont la seconde corrige le lapsus du nœud à trois comme une effectuation, par le sinthome, du rapport sexuel.
15Telle est la fonction qu’accomplit, comme sinthome de son mari, la femme au tapis. Elle rétablit un rapport sexuel, ou plutôt parasexuel, entre elle et son mari. Car les deux cordes coloriées de ce nœud, explique Lacan, symbolisent les deux sexes. Le fait que la verte ne soit pas équivalente, interchangeable avec la rouge (contrairement au nœud du fantasme qui est, l’objet et le sujet s’équivalant et étant interchangeables, le nœud du non-rapport sexuel) est ce qui fait dire à Lacan qu’entre les deux il y a rapport sexuel et qu’il n’y a de rapport sexuel que sinthomatique, c’est-à-dire que par le partenaire sexué en tant qu’il prend fonction de sinthome. Le sinthome fait rapport pour autant que les deux sexes ne sont pas équivalents : on ne peut par déformation continue passer d’une présentation de ce nœud où le trèfle est vert et le rond rouge à une présentation inversée où le trèfle est rouge et le rond vert, le nœud se présentant alors sous une forme différente. Comme je disais, dans le cas de cette femme obsessionnelle, la faute du nœud est masculine, maritale, son Corector rouge est féminin, mais la tache d’encre que fait le mari sur le drap n’est pas interchangeable avec la tache que fait sa femme sur le tapis, et c’est en cela qu’il y a rapport sexuel.
Le nœud du sinthome ? rapport sexuel.
Le nœud du sinthome ? rapport sexuel.
16Freud signale en passant, dans son récit du cas, qu’il aurait pu soulager cette femme de son obsession très grave si un sérieux accident n’avait rendu vain tout son travail, ajoutant qu’il en parlerait peut-être un jour. Car la faille du savoir dans laquelle la vérité du symptôme fait retour relève du réel, qui n’a rien à voir avec le sens, qui l’exclut, qui l’expulse même. De sorte qu’à nourrir le symptôme de sens l’interprétation échoue. Lacan s’est aperçu de cet échec de la lecture freudienne assez systématique du symptôme comme étant réductible au sens sexuel.
Le symptôme réel
17Là où Lacan devient lacanien, c’est quand il déclare que le symptôme est dénué de sens. « Le symptôme, dit-il en 1975 à la Yale University [9], est ce que beaucoup de personnes ont de plus réel ; pour certaines personnes on pourrait dire : le symbolique, l’imaginaire et le symptôme. » Cela veut dire que, pour certains, le réel, c’est le symptôme, le symptôme étant son substitut, sa manifestation humaine, dans le corps parlant. C’est dans « La troisième [10] », à Rome en 1974, que Lacan resitue ainsi le symptôme : « J’appelle symptôme ce qui vient du réel. Ça veut dire que ça se présente comme un petit poisson dont le bec vorace ne se referme qu’à se mettre du sens sous la dent. » Ce qui a pour effet soit de le faire proliférer, soit de le faire crever. Lacan met donc le réel du symptôme en rapport avec le sens. Ce réel est vorace de sens, mais il peut en crever. Lacan ajoute aussi que le sens du symptôme n’est pas celui dont on le nourrit, son sens, son orientation, c’est le réel en tant qu’il se met en croix pour empêcher que les choses marchent d’elles-mêmes.
18Lacan fait dépendre du symptôme tel qu’il le définit la réussite ou l’échec de la psychanalyse. « Ce qu’on demande à la psychanalyse, c’est de nous débarrasser et du réel et du symptôme. Si elle succède, a du succès dans cette demande, on peut s’attendre à tout, à savoir à un retour de la vraie religion […]. Mais si la psychanalyse donc réussit, elle s’éteindra de n’être qu’un symptôme oublié. » Il vaudrait mieux donc que la psychanalyse échoue, c’est-à-dire reste un symptôme qui croît et se multiplie, pour que le réel insiste. C’est donc de l’avenir du réel que dépendent le sens du symptôme et l’orientation que va prendre la psychanalyse en tant qu’elle est un symptôme.
19Dès le début du séminaire R.S.I., le 10 décembre 1974, Lacan situe le symptôme par rapport à l’inconscient-lalangue sur les champs du nœud borroméen R.S.I. mis à plat. Le symptôme est dans le champ du réel, à l’intérieur du rond R où il se produit comme l’effet du symbolique dans le réel. Précisément, le symptôme est la fermeture de l’inconscient dans le réel, l’inconscient étant la zone ouverte délimitée par l’ouverture du rond S du symbolique en une demi-droite infinie dont l’origine s’ancre sous la forme du symptôme à l’intérieur du rond R :
Le symptôme dans le réel sur R.S.I.
Le symptôme dans le réel sur R.S.I.
20En même temps qu’il affirme, le 15 avril 1975, que l’inconscient c’est le réel en tant que troué par le signifiant, Lacan « rabat » cet inconscient-réel sur le symbolique. Dès lors, Lacan homologuera le rond du symbolique à l’inconscient dans les séminaires suivants. Pourquoi ? Pour lui donner consistance d’Un en tant que cercle nouable, car l’inconscient- lalangue n’a pas consistance d’Un, il ex-siste comme ouverture de l’Un du signifiant à in-fini de son essaim. Il ne trouve sa finitude, son cran d’arrêt que dans la consistance du réel où loge le symptôme.
21Cette nouvelle façon de situer le symptôme pose un problème au niveau de l’interprétation en tant que celle-ci, comme on peut le lire dans « L’étourdit », « est du sens » (et va contre la signification) : si l’interprétation, c’est toujours donner du sens, ne risque-t-elle pas alors de nourrir le symptôme, de le faire proliférer ? Comment ne pas abolir le réel du symptôme, comment dégager ce réel qui est celui de sa jouissance ? Par l’équivoque.
Faire circularité de ? + S par l’équivoque
22Comme le déclare Lacan au début du séminaire Le sinthome, « en fin de compte, nous n’avons que ça, comme arme contre le symptôme – l’équivoque. […] Car c’est uniquement par l’équivoque que l’interprétation opère. Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne […] et que le corps y soit sensible [11] ».
23Dans « Peut-être à Vincennes », qui date de la fin de 1974, Lacan reconnaît dans l’équivoque « l’abord élu de l’inconscient pour en réduire le symptôme : de contredire le sens. Autrement dit de faire le sens, autre au langage. Ce dont d’autres signes témoignent partout. C’est un commencement (soit ce que saint Jean dit du langage) [12] ». L’équivoque permet donc d’appréhender autrement le sens, de le faire autre au langage, autre que celui dont se nourrit le symptôme, de le faire réel. Car ce qu’il y a au commencement et dont témoigne l’évangile selon Jean, c’est l’équivoque entre le Logos et Dieu, celle qui fait dire à Lacan que Dieu est dire.
24Mais l’équivoque sur laquelle joue l’intervention de l’analyste, dans l’interprétation du symptôme, est autre. L’équivoque consiste, dans le discours analytique, à « émouvoir l’inconscient » de l’autre (l’analysant), selon une expression qu’emploie Lacan à l’ouverture du symposium James Joyce, le 16 juin 1975. Il l’explique en décembre 1975 dans ses entretiens à la Columbia University et au Massachusetts Institute. « L’interprétation doit toujours – chez l’analyste – tenir compte de ceci que, dans ce qui est dit, il y a le sonore, et que ce sonore doit consoner avec ce qu’il en est de l’inconscient [13]. » Cette façon d’entrer en consonance avec l’inconscient, en étant sensible aux résonances, aux achoppements de lalangue, en tant qu’ils prêtent au pun, au calembour, Lacan la figure par ce qui fait cercle : ? + S, au niveau du nœud borroméen à quatre ronds de ficelles ou rubans, où celui du symptôme et celui du symbolique (que Lacan associe à l’inconscient) font circularité autour d’un faux trou. « En interprétant, nous faisons avec le ? circularité, nous donnons son plein exercice à ce qui peut se supporter de lalangue [14]. » Ainsi, l’équivoque sur quoi joue l’interprétation est, borroméennement parlant, « ce qui fait cercle du symptôme avec le symbolique », ce qui y fait « ronde », « vis sans fin [15] », le symptôme venant dans son nouage à quatre avec le réel, l’imaginaire et le symbolique en quelque sorte se compléter du symbolique.
Faire circularité ? + S par l’équivoque
Faire circularité ? + S par l’équivoque
De la duplicité au sens blanc
25En fait, il s’agit que l’intervention de l’analyste tiraille assez l’analysant au niveau des signifiants élus de sa lalangue pour que la duplicité du symptôme et du symbolique se défasse un peu. Cette duplicité se figure par une présentation asymétrique du nœud à quatre [16], où les rubans du symbole et du symptôme se retrouvent, entre celui du réel à une extrémité et celui de l’imaginaire à l’autre extrémité, comme enchevêtrés. Il est facile de vous montrer comment on passe de la présentation précédente dite de la circularité ? + S à celle-ci dite de l’enchevêtrement ? – S. Il me suffit, tenant d’une main la corde bleue du réel, de tirer de l’autre main sur la corde verte de l’imaginaire pour que la rouge du symbolique et la jaune et rose du symptôme se retrouvent enchevêtrées [monstration avec le nœud à quatre ronds de ficelles en main].
26Cette présentation du symptôme et du symbolique enchevêtrés, qui fait que Lacan parle de la duplicité du symbole et du symptôme, correspond à ce qu’il appelle, parlant de la parole pleine dans le séminaire L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre, le double sens, le sens en tant qu’il est toujours double. En effet, cette figuration du nœud à quatre correspond à l’écriture du nouage que crée le trouage de l’objet topologique avec lequel Lacan rend compte de la structure de cette parole pleine de sens double, à savoir deux tores troués, réductibles à deux carrefours de bandes et qui s’emboîtent l’un dans l’autre. Alors que la figuration du nœud qui fait circularité ? + S correspond strictement (c’est vérifiable topologiquement) à la soustraction de ce double du sens que Lacan opère en désemboîtant à moitié le double tore troué [monstration avec un carrefour de bandes (ou tore troué) vert emboîté dans un rouge]. Cette opération laisse en quelque sorte un blanc dans le sens, en le vidant de sa moitié : c’est ce que Lacan appelle le passage au sens blanc du réel. Voilà ce que permet l’équivoque, l’intervention de l’analyste en tant que, jouant de l’équivoque, elle fait entrer en circularité ? + S. Elle est ce qui permet de tirailler le nœud à quatre de manière à passer du sens double de la vérité au réel du symptôme, en laissant un blanc qui vide le sens de son double – et par là même le symptôme de sa duplicité !
Ce qui de l’inconscient ne s’émeut pas
27On pourrait en déduire que ce que dit Lacan en 1975 sur la mise en circularité du symptôme et du symbolique par l’équivoque, comme pouvant les faire entrer en résonance, comme pouvant en quelque sorte les faire swinguer, et ce qu’il dit deux ans plus tard sur la topologie torique du passage du sens double au sens blanc, c’est du pareil au même. Pas du tout. Vider le sens de son double est autre chose que le contredire. L’équivoque contredit le sens, le sens blanc l’indécide, ou du moins le suspend. En fait, ce qu’avance Lacan en 1977 réinterprète, de façon post-joycienne, dans l’après-coup des élaborations sur Joyce, le symptôme comme n’étant pas tout réductible par l’équivoque. Le nœud du symptôme permet une autre opération que celle de l’équivoque comme façon d’émouvoir l’inconscient-symbolique. Il permet de concevoir une opération sur le réel, sur l’inconscient-réel, une opération qui en atteigne le réel d’y laisser, ne serait-ce que l’esp d’un laps, un blanc, un blanc qui soit à même de défaire le sens de son double dont le symptôme comme vérité se repaît. Car il y a une jouissance qui n’est pas toute réductible par l’équivoque. La preuve : Joyce, avec qui émouvoir l’inconscient est impossible.
28Avec Joyce, dit Lacan lors de sa conférence, « on s’interdit de jouer d’aucune des équivoques qui émouvrait l’inconscient chez quiconque [17] ». Car Joyce, en écrivant Finnegans Wake, porte, par un report continu du sens de langue en langue, les équivoques de lalangue, ou plutôt, comme dit Philippe Sollers la mettant au singulier pluriel, les équivoques de « l’élangues » à la puissance du langage, sans que rien en soit analysable ! Ce qui stupéfait Lacan est qu’il ait voulu être Joyce le symptôme, qu’il ait voulu incarner dans son individualité singulière – dans, comme dit Duns Scot, son heccéité – le symptôme. Joyce fait du symptôme ce qu’il y a de plus singulier chez chaque individu : lui-même écrit qu’il s’identifie à l’individual, ce qui en anglais signifie le style, l’originalité, et que Lacan appelle le sinthome.
La réinvention de Joyce : le sinthome à roulettes
29Lacan reprend cette ancienne orthographe pour distinguer le symptôme de Joyce de son sinthome, soit ce par quoi il a réussi, grâce à son art, à « déjouer, si l’on peut dire, ce qui s’impose du symptôme [18] ». Du symptôme au sinthome Lacan est passé grâce à Joyce et aussi à Jacques Aubert, qui en furent pour lui les passeurs. Ce qui s’impose du symptôme, comme l’avait bien vu Marx, c’est la vérité : chez Joyce, la vérité des paroles imposées, comme celles échangées entre son père et son oncle que tout petit il apprenait par cœur et s’imposait de se répéter sans les comprendre. Ce symptôme initial des paroles imposées, Joyce l’a déjoué par l’écriture en y portant les équivoques de lalangue à la puissance du langage.
30Lacan rapproche d’ailleurs le cas de Joyce d’un cas de psychose qu’il dit lacanienne, rencontré lors de sa présentation de malades à Sainte-Anne et qui est celui de « Geai-rare, l’homme aux paroles imposées ». Ce psychotique avait décomposé son nom et son prénom, Gérard, qu’il disait avoir mis en morceaux pour créer des poèmes. Il souffrait de l’émergence, par éclairs, de phrases imposées, non réfléchies, sans signification dans le langage courant, comme « l’oiseau bleu me tuera », « c’est un assastinat politique » (contraction d’assassinat et d’assistanat) ou « on veut monarchiser mon esprit », et qui s’imposaient à son intellect. Son état s’était aggravé (il avait fait une tentative de suicide) quand il s’était senti télépathe émetteur.
31Lacan fait le rapprochement avec la fille de Joyce, Lucia, et le fait que celui-ci était persuadé qu’elle était télépathe (dans son cas, réceptrice) et non schizophrène, comme le prétendaient Jung et les psychiatres. Lacan dit que Joyce « attribue à sa fille quelque chose qui est dans le prolongement de ce qu[‘il] appeller[a] momentanément son propre symptôme [19] ». Lucia est donc, par la télépathie dont son père la croit douée, le prolongement du symptôme de son père. La fille de Joyce a ainsi répondu à la forclusion dans la lignée paternelle par ce prolongement du symptôme paternel des paroles imposées, sous la forme aggravée de la télépathie. En croyant au don télépathique de Lucia, Joyce « escabote » son symptôme : il lui fait monter une marche vers le réel.
32Lacan écrit que « Joyce ne se tient pour femme à l’occasion que de s’accomplir en tant que symptôme [20] ». Mais qu’est-ce que s’accomplir en tant que symptôme ? C’est l’être, être, comme peut l’être une femme, « symptôme d’un autre corps » (cet autre corps étant celui de l’homme en tant qu’il est affligé du phallus) – à la différence de l’hystérique qui n’est pas un symptôme, comme une femme, mais qui en a un, « d’intéresser au symptôme de l’autre comme tel » (cf. Dora). Comme une femme est symptôme d’un autre corps, Joyce s’est donc accompli en tant que symptôme jusque dans sa fille Lucia qui en était le prolongement ! S’il n’est pas devenu fou, s’il n’a pas déliré comme sa fille, c’est d’avoir réussi là où le schizophrène échoue… à escaboter le corps.
33Joyce a porté l’escabeau du symptôme-événement-de-corps à « la pointe de l’inintelligible [21] ». C’est ce à quoi Lacan dit lui-même être parvenu. Dans le texte qu’il a écrit pour le symposium Joyce, il déclare que le savoir après Joyce n’est plus le même qu’avant. « Être post-joycien », c’est savoir ce que cela implique : la dévalorisation de la jouissance propre au symptôme. Dévalorisation qui ne saurait se faire qu’à la condition de se faire la dupe du père. Car la dévalorisation de la jouissance implique qu’on se soit fait la dupe du père, la dupe de son sens religieux, comme tel duplice (si Dieu est le père alors le père est Dieu).
34Jouant de l’équivoque avec la Home Rule, qui était le nom du projet d’autonomie interne de l’Irlande, Lacan dit que Joyce s’est choisi un sint’home rule, un « sinthome à roulettes [22] », un sinthome qui roule la vérité dans le son, un sinthome qui roule pour son art-gueil ! L’art d’écrire de Joyce, c’est du sport, c’est un sport de glisse sur l’élangues ! Son sinthome glisse, il surfe sur la circularité ? + S et sa double vérité. Lacan dit que c’est un sinthome hérétique, par rapport au sinthome madaquin de la scolastique du Clongowes Wood College et du Dublin Belvedere College dans laquelle il a baigné. Son hérésie est prise de position doctrinale, haeresis, choix d’user logiquement du sinthome, d’en user jusqu’à atteindre son réel, au bout de quoi il n’a plus soif. Plutôt que l’insurrection du symptôme-vérité, Joyce choisit l’hérésie du sinthome. C’est là que Joyce surpasse Marx, son invention du symptôme comme insurrection de la vérité. La dévalorisation de la jouissance du symptôme, dont Lacan fait la condition de la fin d’une analyse, est dévalorisation de la vérité insurrectionnelle du symptôme. Être post-joycien, c’est le savoir, c’est savoir prendre la voie hérétique du « tout mais pas ça », du tout mais pas la double vérité au régime de laquelle la religion chrétienne, la vraie, nourrit le symptôme.
Être un poème
35Être post-joycien, comme analyste, c’est être un sinthome, avoir reconnu, au terme de son analyse, le réel de son symptôme et s’être reconnu dans ce qu’on méconnaissait de sa jouissance. Cette nouvelle conception de la fin de l’analyse par identification au symptôme découle de celle de l’inconscient-réel, qui est l’inconscient insuccès du déchiffrage, l’inconscient insu que sait de l’une-bévue, l’inconscient que l’on ne gagne à la main qu’au jeu de la morra, jeu qui, contrairement à l’origine italienne de ce terme, est non pas de hasard mais de rencontre avec le réel et qu’on joue encore dans certains coins de l’Italie et du pays niçois.
36Être post-joycien, c’est être un poème, se reconnaître comme un poème de cette lalangue d’où nous sortons, si minusculissime soit-il que celui que Lacan se dit être et qui se dit « être où », qui s’écrit « étrou » (ce qui, en français, équivoque entre « être où » et « est trou ») et que, pour y répondre, il signe « Là quand » ! En signant ainsi, et non Lacan, il veut dire que ce poème n’est pas attribuable à un nom d’auteur. « Là quand » n’est pas un nom propre, en tant qu’un nom propre a une référence directe ou indirecte. « Là quand » ne désigne pas celui qui a écrit le poème. « Là quand » est ce qui répond à l’étrou, au trou d’où le poème se dit et s’écrit. C’est un poème sans poète. « Là quand », c’est Lacan en tant que S2, le signifiant qui renvoie au trou du refoulé originaire, réduit au sens blanc.
L’identification au sinthome et le borroméen généralisé
37On sait que dans sa topologie borroméenne Lacan fait du symptôme ou du sinthome le rond de ficelle qui, par sa fonction de nomination du symbolique, effectue le nouage au quatrième rond. Chez Joyce, ce quatrième rond est assuré par l’ego d’artiste, qui corrige un défaut du nouage à quatre du fait de la Verwerfung paternelle. L’effet qu’a sur le nœud cette forclusion de fait est de faire rater un des deux passages du réel par-dessus le symbolique dans le nouage R.S.I., ratage qui libère le rond de l’imaginaire et laisse réel et symbolique enlacés. Lacan identifie cet enlacement aux épiphanies de Joyce et le lâchage de l’imaginaire à ce qu’il ressent lors de la raclée qu’il a reçue par Héron et qui ne l’a pas affecté. Avec son sinthome, son ego d’écrivain comme ayant eu pour lui la fonction de sinthome, Joyce a restauré un nouage borroméen.
38On ne peut pas dire pour autant que le nouage au quatrième rond corresponde à l’identification au symptôme comme identification de fin d’analyse. Cette identification doit correspondre à une transformation du nouage à quatre. Celle-ci, Lacan ne l’a trouvée qu’en mars 1979. C’est le nœud borroméen généralisé, du moins celui que Lacan dit généralisé, qui n’est pas celui que les topologistes disent généralisé et qui s’obtient par mise en continuité, épissure de deux des consistances du nouage à quatre de sorte que le quatre du symptôme vienne se fondre dans les trois cordes de lom. Le nœud ainsi obtenu est un nœud à trois qui se présente avec, en position intermédiaire, un lacet dont le trajet mis à plat se recoupe lui-même, ce qui, dans la topologie des nœuds, autorise son autotraversée par homotopie, soit la propriété qui permet la transformation d’un passer dessous en passer dessus, ou inversement. C’est donc un nœud séparateur, un nœud qui se défait sans coup de ciseaux, dès qu’on l’a lu, et dont l’écriture, donc, est la coupure ! Le nœud borroméen généralisé, c’est sa coupure, de la même façon que la bande de Möbius, c’est sa coupure. Et comme cette coupure solutionne le réel du trait unaire de l’identification, ne se pourrait-il que celle du borroméen généralisé solutionne celui de l’identification au symptôme ?
39Dans le passage au borroméen généralisé, c’est la corde du symptôme qui est in-corde-porée. Je propose de penser ainsi l’identification au symptôme : comme in-corde-poration (in-corda-porazione, en italien). Le symptôme étant le quatrième rond nominateur sans lequel les trois de R.S.I. se confondraient et régresseraient au trèfle de la paranoïa, s’y identifier c’est incorporer – in-corde-porer – la marque de ce quatre dans ce trois qui tient le réel opaque de la jouissance à l’étroit.
40Autrement dit, je ne m’identifie à mon symptôme, je ne suis la lettre de mon symptôme pas sans en « raturer outre », comme intitule si bien Yves Bonnefoy son dernier recueil de poèmes, l’élément d’outre trace de sa jouissance.
Notes
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[*]
Conférence prononcée à Milan le 19 février 2011, à l’invitation de Maria Teresa Maiocchi, dans le cadre de l’icles (Istituto par la Clinica dei legami sociali).
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[1]
J. Lacan, « Radiophonie », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 235.
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[2]
Ibid., p. 435.
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[3]
J. Lacan, « Du sujet enfin en question », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 234.
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[4]
J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 201.
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[5]
Ibid., p. 358.
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[6]
Ibid., p. 516-517.
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[7]
S. Freud, « Le sens des symptômes », dans Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1972, p. 239-254.
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[8]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 98-101.
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[9]
J. Lacan, « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », Scilicet, n° 6-7, Paris, Seuil, 1976, p. 41.
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[10]
J. Lacan, « La troisième », Lettres de l’École freudienne de Paris, n° 16, 1975.
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[11]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 17.
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[12]
J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 314.
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[13]
J. Lacan, « Conférences et entretiens dans les universités… », op. cit., p. 50.
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[14]
Ibid., p. 58.
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[15]
Ibid., p. 59.
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[16]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 22.
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[17]
J. Lacan, « Joyce le symptôme I », dans Joyce avec Lacan, Paris, Navarin, coll. « Bibliothèque des analytica », 1987, p. 27.
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[18]
J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 569.
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[19]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 96.
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[20]
J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 569.
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[21]
Ibid., p. 570.
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[22]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 15.