Notes
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[*]
Texte écrit à partir d’une conférence donnée à Ajaccio dans le cadre du ccse, en septembre 2008.
-
[**]
Bernard Nominé, psychanalyste à Pau, membre de l’epfcl.
-
[1]
S. Freud, Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient (1905), Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1971, p. 402.
-
[2]
Ibid., p. 406.
-
[3]
Ibid., p. 405.
-
[4]
Ibid., p. 408.
-
[5]
Ibid., p. 407.
-
[6]
A. Allais, paru dans Le chat noir, 1er mars 1885. Cité par Patrice Delbourg, « Comme disait Alphonse Allais », Écriture, août 2005, p. 151-152.
-
[7]
B. Nominé, « La voix de Pierre Dac », Quarto, n° 61, janvier 1997, p. 44-46.
-
[8]
Ibid., p. 326.
-
[9]
Cité par François Caradec, Alphonse Allais, Paris, Belfont, p. 96.
-
[10]
Ibid., p. 566.
-
[11]
Ibid., p. 347.
-
[12]
Ibid., p. 494.
-
[13]
Cité par P. Delbourg, « Comme disait Alphonse Allais », op. cit., p. 125.
1Ce titre en forme de witz m’est venu dans le contexte particulier d’une journée sur la dite dépression. Pour ne pas alourdir le programme de cette journée sur ce thème qui aurait pu être un peu pesant, et pour glisser un sourire dans une liste où figuraient tristesse, mélancolie suicide et autres réjouissances, j’ai proposé ce titre : « Trouble de l’humour ». Comme si l’on pouvait définir l’état dépressif comme un trouble de l’humour. Rien n’est plus sérieux, à vrai dire. Si vous vous penchez sur l’étymologie du mot humour, vous verrez qu’il n’est pas dissociable du mot humeur.
2La racine latine humor qui désigne ce qui émane d’un corps et qui témoigne de son état est restée inchangée en anglais comme en espagnol et signifie aussi bien l’humeur que l’humour dans ces deux langues. Cet amalgame n’est pas un hasard. La clinique en témoigne largement, puisque nombreux sont les humoristes chez lesquels les troubles de l’humeur sont notoirement connus.
3Le problème est le suivant : sont-ils humoristes parce que fondamentalement dépressifs, et l’humour ne serait qu’un des masques de la dépression, « la politesse du désespoir » comme dit l’adage populaire, ou bien sont-ils humoristes pour réagir contre l’humeur dépressive, ce qui n’est pas tout à fait la même chose ?
4Je mets de côté l’alternance manie-mélancolie qu’il faut savoir distinguer. L’ironie qui caractérise le discours maniaque et qui n’est autre que celle propre au signifiant à laquelle le maniaque ne peut se soustraire, cette ironie est à distinguer de la démarche de l’humoriste.
5Chez l’humoriste, il s’agit non pas d’un automatisme mais d’un véritable travail sur la langue. Ce travail est sans doute de l’ordre de la sublimation, comme Freud semble nous l’indiquer quand il souligne que parfois l’humour peut avoir « quelque chose de sublime [1] », ce qui le distingue du plaisir simple déclenché par le comique. Ce quelque chose de sublime se manifeste lorsque le plaisir d’un bon mot, c’est-à-dire la jouissance du signifiant, permet à son auteur de transcender le manque à jouir rencontré dans la vie.
6Le paradigme en est cet exemple ahurissant donné par Freud dans son article sur l’humour, cette petite histoire qu’il range dans la catégorie de « l’humour de gibet ». Il s’agit de ce fripon que l’on mène à la potence un lundi matin et qui s’écrit : « Voilà une semaine qui commence bien. » Il existe de nombreuses blagues de ce genre, elles vont toutes dans le sens de faire un bon mot et de défier ainsi une mort imminente, qui a le plus souvent l’allure d’une exécution. On pourrait penser au triomphe du moi devant une condamnation implacable émanant de la plus haute autorité. Cet aspect de loi implacable qui punit évoque l’instance surmoïque.
7Freud se sert deux fois de cette petite histoire. La première fois en 1905, à la fin de son travail sur le mot d’esprit. Il analyse la chose ainsi : le moi triomphe de la réalité qui l’opprime, c’est ce qui nous paraît sublime ; il n’est pas question du surmoi puisque Freud ne l’a pas encore théorisé. Freud reprend cette histoire en 1927, dans cet article sur l’humour publié en français en appendice du Mot d’esprit… Là, le surmoi est au centre de l’affaire. Mais la thèse est un peu difficile à suivre dans sa logique. Freud évoque effectivement le triomphe du moi qui se libère d’un dur maître, mais c’est pour caractériser l’accès maniaque qui suit « l’oppression cruelle infligée au moi par le surmoi [2] » qui spécifie l’accès mélancolique. On pourrait lui objecter que dans la clinique on voit plus fréquemment le contraire, l’accès maniaque précédant l’accès mélancolique. On dit classiquement que le sujet se fait payer dans l’accès mélancolique les excès de l’état maniaque.
8Mais le problème n’est pas là, et Freud ne s’y trompe pas, il ne confond pas la manie et l’humour. Dans l’humour, nous dit-il, il y a un transfert d’investissement, du moi vers le surmoi. « L’humoriste a retiré à son moi l’accent psychique et l’a reporté à son surmoi. Au surmoi, ainsi exalté, le moi peut apparaître minuscule et tous ses intérêts futiles [3]. » Le surmoi dans l’humour semble dire au moi apeuré : « Regarde ! voilà le monde qui te semble si dangereux ! un jeu d’enfant ! Le mieux est donc de plaisanter [4] ! » Les rapports entre moi et surmoi seraient donc pacifiés dans l’humour. Le moi céderait volontiers son investissement au surmoi, qui ne l’opprimerait pas mais qui au contraire le protégerait en le soulageant du poids de la réalité. Le surmoi qui est au principe de l’humour serait donc plein de bienveillance à l’égard du moi.
9Cette hypothèse surprend Freud lui-même. « Si vraiment c’est le surmoi qui, par l’humour, s’adresse, plein de bonté et de consolation, au moi intimidé ou épouvanté, cela nous rappellera qu’il nous reste encore beaucoup à apprendre de l’essence du surmoi. » Effectivement, Freud a de quoi être surpris par ses propres déductions, puisqu’il a construit le surmoi sous la forme d’un dur maître qui opprime le moi ; c’est ainsi qu’il a analysé l’accès mélancolique.
10On y voit un peu plus clair quand on bénéficie de l’enseignement de Lacan et qu’on mesure la fonction de pousse à jouir du surmoi. L’humour de gibet n’est pas de l’ordre du comique troupier. Il n’a rien pour nous faire pouffer de rire. Mais il a quelque chose de sublime parce qu’il flatte notre orgueil d’être parlant. Ce qu’il met en exergue, à savoir le triomphe du moi devant l’autorité sévère, cache en fait tout le contraire. En effet, quelle est la morale de cette histoire ?
11C’est que l’homme, cet animal doté de la parole, peut préférer jouir d’un bon mot que de jouir de la vie. Et si cette jouissance du bon mot est mise à un si haut niveau, n’est-ce pas sous l’injonction du surmoi, cette instance qui impose aux êtres parlants toujours plus de sacrifice ? Que toute la jouissance du vivant passe au signifiant sans reste, voilà l’injonction surmoïque. Si toute la jouissance du vivant passait au signifiant sans reste, alors la jouissance du signifiant vaudrait toutes les jouissances. C’est ce que le surmoi réclame.
12Au fond, les origines de l’humour de gibet, on pourrait les retrouver dans la culture judéo-chrétienne du côté du sacrifice d’Isaac, prototype du sacrifice imposé par le surmoi divin, à ceci près que, là, le farceur est plus clairement celui qui impose le sacrifice « pour de rire ». Mais au fond, c’est toujours ainsi. Le fripon qui fait ce bon mot sur le chemin du gibet n’en passe pas moins à la casserole ; en dernier ressort, c’est toujours lui le dindon de la farce.
13Vous me direz qu’Isaac a échappé à la casserole, puisque c’est le bélier qui a fini à sa place dans le haricot de mouton. C’est d’ailleurs pourquoi ce mythe judéo-chrétien pourrait prétendre avoir fait la peau au Dieu bestial. Mais il y a des restes, et précisément un reste de voix qui a échappé au sacrifice. C’est ce que le rituel juif tient à souligner en faisant retentir le son du schofar, précisément au moment où l’on célèbre la mémoire de l’alliance de Yahvé avec son peuple, ce qui représente pour nous psychanalystes l’aliénation de l’être parlant à son Autre. Le schofar qui implore le pardon divin est une représentation du surmoi. C’est ce qui fait dire à Lacan que le surmoi serait l’Autre complémenté de la voix.
14Normalement, la voix, versant insensé du signifiant, est un objet qui échappe à l’Autre garant du sens. Si l’on s’imagine l’Autre nettoyé de toute jouissance, alors l’Autre ne peut logiquement pas répondre de cette voix qui ne lui est pourtant pas étrangère. Cet objet ne peut être considéré que comme une parenthèse, un vide dans l’Autre. Mais ce vide dans l’Autre est un espace fondamental pour le sujet puisqu’il est le lieu de l’énigme, l’espace nécessaire pour le désir, et c’est dans cet espace que l’équivoque est possible. C’est donc dans cet espace aussi qu’un brin de jouissance est permis à qui parle. À défaut, la voix risque de se sonoriser et de parasiter tout le champ de la parole, comme c’est le cas dans la psychose.
15J’en ai recueilli le témoignage très récemment chez une patiente qui, suite à ce qu’elle appelle le réveil, consécutif à un trauma crânien, se croit obligée de corriger tout ce qu’elle entend pour que la langue soit correcte. Elle se doit de corriger des énoncés exprimés dans un langage courant par des tournures alambiquées. Par exemple, il ne faut pas dire : « Veuillez vous souvenir de votre rendez-vous. » Se souvenir de est lourd, il faut supprimer ce de et dire : « Veuillez mémoriser votre rendez-vous. » Il faut dire non pas : « J’ai besoin de boire », mais : « Boire m’est nécessaire. » Elle vit un enfer, car c’est un travail de tous les instants. Elle le justifie en disant que, depuis le réveil, c’est un professeur de français qui parle en elle. Et ce professeur, elle l’assimile, abusivement me semble-t-il, à l’un de ses aïeux qu’elle imagine avoir été professeur de français. Ces tournures prétendument fautives qu’elle se croit en devoir de corriger démontrent que chez elle l’Autre doit répondre de la voix. Ces incongruités qu’elle perçoit réellement dans les énoncés de l’Autre présentifient cet objet sonorisé, alors qu’il n’est normalement présent qu’en creux dans le texte de l’Autre. D’où l’effort permanent qu’elle doit faire sur la langue pour le faire disparaître.
16Mais son travail de correction de la langue ne lui apporte aucun bénéfice au niveau du lien social. Si au départ ses formules ronflantes dignes de la prose du Journal officiel peuvent donner à sourire, rapidement le dialogue avec elle s’avère assommant.
17L’humour, en revanche, s’il est un travail sur la langue, s’il est sans doute imposé par le surmoi, comme nous l’apprend Freud, l’humour a une certaine valeur, pour ne pas dire une grande valeur au niveau du lien social. L’humour est un travail sur la langue qui fait lien social dans la mesure où il sait faire résonner ses énoncés dans le vide de l’Autre, c’est-à-dire qu’il mobilise cet espace en creux de la voix comme objet a. Il n’agit pas tout à fait comme le mot d’esprit, qui mobilise l’inconscient. Freud prend soin de distinguer l’esprit, qui « serait la contribution que l’inconscient apporte au comique », de l’humour, qui « serait la contribution apportée au comique par l’intermédiaire du surmoi [5] ».
18Pour saisir ce qu’il en est de l’humour, il ne faut donc pas lâcher cette thèse freudienne. Si le surmoi a rapport avec la voix, comme Lacan nous l’a suggéré, il faut voir comment l’humoriste s’en débrouille. Il ne se soumet pas entièrement aux impératifs surmoïques parce qu’il réussit à les détourner pour en tirer un peu de plaisir. Le surmoi en tire sa ration de jouissance puisqu’il s’agit de sublimation, mais le moi en récupère aussi puisqu’il en soutire du plaisir. En fait, le plaisir du bon mot qui résonne dans l’Autre fait taire la grosse voix. Pourtant, si l’on y prête une oreille attentive, on peut la deviner en sourdine.
19Témoin la chute de ce conte d’Alphonse Allais intitulé Ironie. Allais nous décrit l’ambiance démodée et lugubre d’un bar où des personnages sont figés dans leur attitude habituelle : des joueurs de dominos, « leurs dés et leurs doigts ont des cliquetis de squelettes », un garçon vieux et déplumé qui fait le service, dans un coin « un vieux billard avec des airs de catafalque moisi ».
« Entrent trois jeunes gens évidemment égarés. Ils sont reçus avec des airs hostiles, seule la dame du comptoir arbore un vague sourire… Les nouveaux venus, un peu interloqués par le froid ambiant s’installent. Soudain l’un d’eux s’avance vers le comptoir.
– Madame, dit-il avec la plus exquise urbanité, il peut se faire que nous mourions de rire dans votre établissement. Si pareille aventure arrivait, vous voudrez bien faire remettre nos cadavres à nos familles respectives. Voici notre adresse [6]. »
21Alphonse Allais n’est pas mort de rire. Il est mort d’une embolie pulmonaire. Mais qui serait vraiment mort d’avoir ri ? Personne, le rire ne fait pas partie des dangers mortels. Mais en prenant au pied de la lettre cette expression, Allais nous fait entendre le voisinage entre l’humour et la mort. Il est intéressant d’ailleurs de relever que si l’humour peut faire sourire, il n’a jamais la prétention de faire mourir de rire.
22J’ai écrit il y a plusieurs années un travail à partir des textes et de la biographie de Pierre Dac [7] pour essayer d’explorer les rapport de la voix au surmoi et de comprendre comment certains peuvent combattre par l’humour la difficulté de leur existence. Il m’est apparu que Pierre Dac avait un rapport particulier à cet objet voix, une voix dont il a su tirer parti pour faire lien social au travers des émissions de radio inoubliables qu’il a animées, une voix qui lui a sauvé la vie à plusieurs reprises, un maniement de la voix sans lequel il risquait de succomber aux injonctions de la grosse voix du surmoi qu’il connaissait bien – il a fait plusieurs tentatives de suicide.
23Aujourd’hui je me propose de poursuivre cette étude avec Alphonse Allais, qui est l’un des pères de l’humour français. Tout le monde connaît Alphonse Allais, car c’est un personnage incontournable dans l’humour français. On le cite à tout bout de champ, à tort quelquefois, lui prêtant des mots qui ne sont pas de lui. Très souvent aussi on le cite sans le savoir, car son œuvre a été beaucoup pillée. Tout le monde le connaît ou plutôt tout le monde croit le connaître. En travaillant pour cette journée, je me suis aperçu que je le connaissais fort mal.
24Allais est en fait un personnage énigmatique, qui reste bien caché derrière la légende qu’on lui a taillée. Il fait figure de celui qui se permet de rire de tout ; dans ses chroniques, il lui arrive de commenter avec un humour glacial des nouvelles catastrophiques, comme celle du naufrage d’un bateau au large d’Ouessant, par exemple.
25On pourrait penser que celui qui se permet de rire de tout est un esprit libre. C’est ce qu’a voulu croire Sacha Guitry qui a dit de lui : « Il était libre absolument [8]. » Rien n’est moins sûr. Celui qui nous fait croire qu’il s’est affranchi de l’Autre témoigne assez largement du tribut qu’il est obligé de payer au surmoi. Quand il ne peut en détourner les sombres injonctions par l’humour, Alphonse Allais se déprime et se soigne à l’absinthe. Il parle volontiers de sa neurasthénie, il l’écrit dans son journal à plusieurs occasions, il s’en confie à certains de ses amis, bref, l’auteur de La vie drôle n’est pas enclin à la trouver si drôle que ça. « La vie est un pont, morne pont qui réunit deux néants, celui d’avant et celui d’après [9]. » La plupart du temps, il arrive à dépasser cette tendance par son humour et cela peut donner des choses comme celle-ci, texte où il pastiche les débuts de la publicité en imaginant ce slogan pour une société de pompes funèbres :
pourquoi s’obstiner à vivre ?
Quand on peut se faire enterrer confortablement
pour seulement 45,95 francs.
27Suit toute une série de propositions loufoques sur la façon d’organiser des funérailles. Je vous en épargne les détails pour ne vous livrer que le nota bene : « Tous nos enterrements sont posthumes, c’est-à-dire qu’ils ont lieu seulement après que les thunes ont été versées à l’administration. » Puis le texte se conclut ainsi : « Est-ce que de rédiger de telles fantaisies, cela ne vaut pas mieux que d’aller au café ? Malheureusement l’un n’empêche pas l’autre [10]. »
28Cette conclusion est assez révélatrice, elle résume très bien la position d’Alphonse Allais à l’égard de son œuvre. Il la dépréciait, il savait qu’elle n’était qu’une façon de se débattre contre ce qu’il appelait sa neurasthénie, mais il savait aussi que ça ne marchait pas très bien, d’où le recours à l’absinthe, dont il ne pouvait se passer.
D’où lui venait cette difficulté à vivre ? Nous n’en savons rien. Mis à part ce qu’en a dit sa sœur, à savoir qu’il n’a parlé qu’à l’âge de trois ans, au point que l’on a pensé qu’il était muet ou innocent. Cela donne quand même l’idée d’un rapport délicat avec l’Autre. Cette sœur nous confie également que, petit, il était d’une extrême sensibilité, avec des préoccupations métaphysiques étonnantes pour son âge. On sait que sa mère a perdu un enfant une semaine après sa naissance quand lui n’avait que deux ans, mais il n’en est jamais question. Le père est pharmacien, il fait de la politique ; lui poursuit ses études sans trop de soucis mais sans se fatiguer. Il doit faire un long service militaire, comme tous les jeunes gens de son époque marquée par la guerre de 1870 et les émeutes de la Commune.
Il suit sans trop le vouloir les traces de son père, mais il ne finit pas ses études de pharmacie. Il se laisse séduire par le milieu estudiantin, en rupture avec l’ordre établi et la religion qu’on lui a transmise. Ce mouvement dit « fumiste » dont il se réclame est une sorte d’anarchisme intellectuel, dont la loufoquerie apparente cache un pessimisme généré chez les jeunes gens de l’époque par la défaite de la guerre contre les Prussiens, la répression sanglante contre la Commune, les procès et les déportations qui s’ensuivirent. De quoi désespérer de l’Autre et tenter de s’en affranchir.
Du côté de ses amours, on sait qu’il a mis du temps à établir des relations suivies avec une femme. À 38 ans, il est amoureux de la danseuse Jane Avril. Il la poursuit un soir ivre, en la menaçant avec un revolver : « Moitié riant, moitié pleurant, il brandissait un revolver dont il nous destinait les balles. Vous voyez ça d’ici [11]. »
Il se marie à 40 ans avec une jeune femme de 25 ans, il lui fait une fille. Il meurt à 51 ans d’une embolie pulmonaire, complication d’une phlébite qu’il n’a pas soignée. Il aurait dit froidement la veille à l’un de ses proches qui lui demandait s’il allait mieux : « Non, je mourrai demain. » Jules Renard en a rajouté un peu en lui prêtant ces mots : « Demain je serai mort. Vous trouvez ça drôle, mais moi, je ne ris pas. Demain je serai mort [12]. »
Difficile de savoir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Alphonse Allais lui-même passait son temps à brouiller les pistes en mêlant allègrement le vrai et le faux et il tenait à sa légende d’humoriste froid et cynique. Mais peu m’importe, car mon propos n’est pas d’établir la vérité sur Alphonse Allais. Il me paraît quand même remarquable que l’on puisse retrouver si facilement chez cet humoriste de référence les traces d’un surmoi assez féroce. Ce surmoi, il arrive à le satisfaire par son travail sur la langue tout en produisant un gain de plaisir chez l’autre qui le lit. Ce travail sur la langue s’apparente parfois à celui de la poésie, comme dans ses fameux distiques holorimes, faits de deux vers qui jouent sur l’homophonie en disant deux choses tout à fait différentes. Témoin ces conseils à un voyageur timoré qui s’apprêtait à traverser une forêt hantée par des êtres surnaturels :
Ce traitement de l’homophonie ne peut pas laisser indifférents les psychanalystes. Qu’on puisse lire autre chose dans ce qui s’entend, c’est le principe de l’interprétation analytique. Mais entendre l’altérité de ce qui se dit n’est pas spontanément possible pour tous. Cela suppose l’entrée dans le discours analytique. Or, bien souvent, les patients que nous accueillons et qui mettent en avant l’état dépressif ne sont pas spontanément enclins à prendre en compte l’altérité de ce qui se dit. Dans la mélancolie, c’est franchement impossible : le mélancolique nous sert sa litanie et n’est sensible à rien d’autre. Le névrosé qui se complaît dans son état dépressif n’y est pas très sensible non plus. Mais la clinique démontre qu’un sujet qui accède à ce niveau d’entendre l’altérité de ce qui se dit est très vite pris par le désir de savoir, et le transfert qui s’ensuit fait passer au second plan sa difficulté existentielle. L’interprétation analytique, qu’on a pu comparer à la structure du mot d’esprit, déplace le sujet. On peut attendre d‘une psychanalyse qu’elle permette à l’analysant de prendre de la distance par rapport à la sombre destinée qui lui rend l’existence forcément pénible et de savoir jouir de la vie même si elle est émaillée de quelques malheurs ordinaires.« Par les bois du Djinn où s’entasse de l’effroi.
Parle et bois du gin ou cent tasses de lait froid [13]. »
Notes
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[*]
Texte écrit à partir d’une conférence donnée à Ajaccio dans le cadre du ccse, en septembre 2008.
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[**]
Bernard Nominé, psychanalyste à Pau, membre de l’epfcl.
-
[1]
S. Freud, Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient (1905), Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1971, p. 402.
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[2]
Ibid., p. 406.
-
[3]
Ibid., p. 405.
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[4]
Ibid., p. 408.
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[5]
Ibid., p. 407.
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[6]
A. Allais, paru dans Le chat noir, 1er mars 1885. Cité par Patrice Delbourg, « Comme disait Alphonse Allais », Écriture, août 2005, p. 151-152.
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[7]
B. Nominé, « La voix de Pierre Dac », Quarto, n° 61, janvier 1997, p. 44-46.
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[8]
Ibid., p. 326.
-
[9]
Cité par François Caradec, Alphonse Allais, Paris, Belfont, p. 96.
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[10]
Ibid., p. 566.
-
[11]
Ibid., p. 347.
-
[12]
Ibid., p. 494.
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[13]
Cité par P. Delbourg, « Comme disait Alphonse Allais », op. cit., p. 125.