Couverture de ENJE_012

Article de revue

Retour à la terre : chants de Bataille

Pages 79 à 115

Notes

  • [*]
    Albert Nguyên, psychanalyste à Bordeaux, membre de l’École de psychanalyse des Forums du champ lacanien.
  • [1]
    G. Bataille, L’impossible, dans Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1971.
  • [2]
    M. Blanchot, L’après-coup, précédé de Le ressassement éternel, Paris, éditions de Minuit, 1983, p. 57-81.
  • [3]
    J. Derrida, H. C. pour la vie, c’est-à-dire…, Paris, Galilée, 2002.
  • [4]
    J. Derrida, Insister, Paris, Galilée, 2006.
  • [5]
    H. Cixous, Dedans, Paris, Éditions des femmes, 1986.
  • [6]
    H. Cixous, Le voisin de zéro, Sam Beckett, Paris, Galilée, 2007.
  • [7]
    J. Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, coll. « Folio », n° 2870.
  • [8]
    M. Blanchot, « Le jeu de la pensée », Critique, n° 195-196, Paris, éditions de Minuit, 1963, p. 734-741.
  • [9]
    P. Sollers, « De grandes irrégularités de langage », Critique, n° 195-196, op. cit., p. 795-802.
  • [10]
    M. Foucault, « Préface à la transgression », Critique, n° 195-196, op. cit., p. 751-769.
  • [11]
    G. Bataille, Le bleu du ciel, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », p. 310.
  • [12]
    M. Blanchot, La communauté inavouable, Paris, éditions de Minuit, 1983, p. 83-87.
  • [13]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1973, p. 109.
  • [14]
    Ibid., p. 126.
  • [15]
    H. Cixous, dans Écritures du ressassement, Bordeaux, pub, coll. « Modernités », n° 15, 2001, p. 300.
  • [16]
    Ibid., p. 304.
  • [17]
    J. Derrida, dans Écritures du ressassement, op. cit.
  • [18]
    D. Rabaté, dans Écritures du ressassement, op. cit., p. 15.
  • [19]
    G. Bataille, Le bleu du ciel, op. cit., p. 207.
  • [20]
    G. Bataille, Romans et récits, Paris, nrf Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 364.
  • [21]
    G. Bataille, Œuvres complètes, tome II, p. 130.
  • [22]
    G. Bataille, « Préface à Madame Edwarda », dans Romans et récits, op. cit., p. 319.
  • [23]
    Ibid., p. 320.
  • [24]
    Ibid., p. 321.
  • [25]
    Ibid., p. 322.
  • [26]
    Ibid., p. 404.
  • [27]
    Ibid., p. 405.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    Ibid., p. 406.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    Ibid., p. 492.
  • [32]
    Ibid., p. 566.
  • [33]
    Ibid., p. 567.
  • [34]
    Ibid., p. 568.
  • [35]
    Ibid.
  • [36]
    Ibid., p. 571.
  • [37]
    Ibid., p. 574.
  • [38]
    Ibid.
  • [39]
    Ibid., p. 199.
  • [40]
    Ibid., p. 200.
  • [41]
    Ibid.
  • [42]
    Ibid.
  • [43]
    Ibid., p. 203.
  • [44]
    Ibid., p. 205.
  • [45]
    M. Blanchot, L’après coup, Paris, éditions de Minuit, 1983, p. 98.
  • [46]
    G. Bataille, Romans et récits, op. cit., p. 114.
  • [47]
    Ibid., p. 118.
  • [48]
    Ibid.
  • [49]
    Ibid., p. 119.
  • [50]
    Ibid., p. 130.
  • [51]
    « Archives du projet Divinus Deus », dans Romans et récits, op. cit., p. 894.
  • [52]
    Ibid., p. 907.
  • [53]
    H. Cixous, Insister, à Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2006.
  • [54]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 209.
  • [55]
    Ibid., p. 210.
  • [56]
    G. Bataille, Œuvres complètes, tome III, op. cit.
  • [57]
    Ibid., p. 41.
  • [58]
    Ibid., p. 42.
  • [59]
    G. Bataille, Récits et romans, op. cit., p. 364.
  • [60]
    G. Bataille, Le petit, dans Œuvres complètes, tome III, op. cit., p. 37-40.
  • [61]
    A. Velter, Tant de soleils dans le sang, Annecy, éd. Alphabet de l’espace, coll. « Poiêsis », p. 57.
  • [62]
    Ibid., p. 24.
« Sommes-nous faits, toi et moi, pour laisser une sale lumière nous défigurer ? Ou bien pour être un feu qui chante dans l’ombre ? »
G. Bataille, L’orestie[1].

1Inventer son nom propre, qui n’en rêve ou n’en a rêvé ? Qu’est-ce qu’un nom non-rêve de nom ? Le nom exige le détachement du fantasme qui construit les noms d’emprunt, ces noms d’emprunté de névrosé qui donnent au sujet cette démarche toujours un peu heurtée, désarticulée, dépersonnalisée, cette allure renfrognée, ces noms qui ne disent ni-d’où-je-viens-ni-où-je-vais, ces noms impuissants à faire taire l’angoisse, la pulsion, l’effroi, la levée de la mort et son triomphe.

2Lacan, lors de sa conférence à Louvain, pour se faire entendre a pris le parti de la hurler, la mort : « La mort !! La mort est du domaine de la foi […]. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir bien sûr […] : ça vous soutient […]. Si vous n’y croyiez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? […] Si on n’était pas appuyé sur cette certitude que ça finira, est-ce que vous pourriez supporter cette histoire ? » Dans le Séminaire XVII, il nous conduit patiemment sur le chemin qui y mène, à la mort, cette voie royale dont le sujet se détourne, qu’il balaie d’un revers de main, du geste de qui ne veut pas voir ce qui aura au final raison de lui, de sa vivance.

3Bataille, cette vie de la chair acharnée, cette incandescence de tous les instants malgré l’angoisse, la perdition, le dégoût, le scandale et la honte.

4Blanchot, « l’instant de ma mort », celui qui interdit définitivement la venue du « dernier mot [2] ».

5Derrida, H. C. pour la vie[3], cette insistance tenace de la vie à tout prix jusqu’à ce que la mort la prenne puisque de toujours elle a tout pris. Insister[4], non pas par aveuglement, mais pour ce qui siste, là, traque la faute, celle d’Hélène.

6Hélène Cixous, celle de Dedans[5], celle de L’exil de James Joyce et de l’autre Irlandais démoniaque, l’ami Sam, oui ça m’a dit ce que Sam a dit, hier ou demain, son regard d’aigle de pré-dateur, son exigence, sa rigueur insatiable : notre Voisin de zéro[6].

7L’écriture ou la vie[7], tous aux côtés de J. Semprun ; la honte ou la mort, encore que parfois la haine la barre.

8Torture de langue, de lalangue lorsque, accrochant le sujet à l’Autre, elle le tue et le jouit, pourtant la volupté, l’extase qu’il va préférer au savoir, au savoir sur le sexe et à celui qui nous vient de et par la mort, de-meurent. Blanchot l’a littéralement ressassé, le mourir se dérobe, comme si la tortue de la vie courant aux trousses du guerrier qui sème le mourir jamais ne le rattrape.

9Torture de langue, pas seulement : la faute de langue y survit, la faute de langue reste là tapie, pour bondir : au cœur de l’attente règne l’inattendu. La faute et son empire, son empan. Torture de la langue tordue par le tort rongeur instillé.

10Quelle sera la préférence ? Le geste éthique donnera la réponse, singulière, pas encore écrite et pourtant là, toujours prête à consacrer la victoire de la langue, notre maîtresse indomptée. Par elle la faute finira par se dire toujours, faisant autorité, et, pour paraphraser Blanchot, la vie et l’expérience ne seraient que vie de l’expiation. Serait-ce faute d’avoir tenté d’échapper à la langue, à sa prise, à ses ruses impérialistes ?

11Horrire de savoir, avais-je dit, s’y ajoute dans le fil bataillien le poids de la faute causeur de honte : hontire. L’hontire couvre encore l’horrire de savoir qui elle-même évite encore le nom de l’horreur.

12On a tiré sur Georges Bataille, on continue de tirer, toujours pour les mêmes raisons : pornographie, obscénité, goût de l’horreur et de la mort dans les récits. Sans doute son pendant, la philosophie qui accompagne les textes dits érotiques n’a pas obtenu la place qu’elle mériterait : par trop liée, et par Bataille lui-même, à ses égarements, à cette sexualité débridée et autres excès. En réalité sans doute plutôt parce qu’elle bouscule des cadres établis, parce qu’elle se réfère par trop à ce fou de Nietzsche, plutôt qu’à Hegel malgré Kojève. Sans doute parce qu’elle met en exergue que l’humain porte en son cœur cette animalité dévastatrice. Sans doute parce que la religion y est mise en scène par le blasphème et un Dieu qui intéresse les psychanalystes du côté de la jouissance. Et pour finir parce que l’impossible non seulement a fait le titre d’un livre – qui fut d’abord titré de la haine – mais s’y trouve examiné sous tous ses aspects : Bataille fut l’écrivain de l’impossible, on peut craindre qu’il le reste, le réel toujours fait horreur, quand il ne fait pas honte ou ne génère la haine.

13Parce que, enfin, il faudrait prendre la mesure du rapport que Bataille entretenait avec ses textes, écrits anonymes tout au moins jusqu’à la publication de L’expérience intérieure, repris souvent beaucoup plus tard avec des préfaces dont chacun a souligné l’importance, par ce qu’elles délivrent de messages et de faits autobiographiques accompagnés de réflexions philosophiques profondes : faut-il rappeler les Coïncidences d’Histoire de l’œil, les Réminiscences du Coupable, la préface de Madame Edwarda (Madame c’est « respect ») et celle du Mort ? À l’évidence Bataille n’a jamais isolé son travail philosophique de sa vie, jusqu’aux évènements les plus atroces, les plus bas, les plus honteux et les plus violents, ce qui après tout n’est pas si fréquent chez les philosophes.

14Par ailleurs, si la préface trouve sa place souvent longtemps après l’écrit romanesque, comment ne pas en faire une clef que Bataille nous donne pour le déchiffrage de l’œuvre, une clef sans laquelle les interprétations se perdent dans la fantaisie. Ce que Bataille ne veut pas, et ce pourquoi il prône, au-delà de l’implication, la suffocation du lecteur : l’empêcher de s’égarer, pour qu’il trouve le courage de supporter cette charge de réel dont la violence, l’horreur et l’obscénité pourraient le détourner. Il se peut que telle démarche lui fasse honte, au lecteur, encore qu’il n’appuie pas forcément sur ce point, mais il se peut surtout qu’à cette honte le lecteur n’échappe pas : non pas honte de Bataille mais la sienne propre. Quelque chose que Lacan a pointé tout à la fin de son Séminaire XVII se trouve mis en fonction par Bataille tout au long de ses textes : faire honte, comme le dit Lacan, « un peu, juste assez » : un faire honte d’alerte, auquel le lecteur ou le sujet doit répondre, dont il devrait répondre.

15Qui pourrait croire que le projet de Bataille ait été de parler, d’écrire la violence du désir, les excès pulsionnels, les extrêmes des sentiments jusqu’à l’angoisse, l’horreur et la défaillance aux seules fins d’exhibition délirante ? Qui pourrait croire que la mise en question radicale qu’il déploie dans des champs aussi différents que l’anthropologie, la philosophie, l’économie, la religion, l’histoire, l’ethnologie témoigne d’une pensée égarée ?

16Qui pourrait ne pas s’apercevoir que ses poèmes relèvent eux aussi, ce qu’a très bien exprimé Bernard Noël à propos de la publication chez Gallimard de L’archangélique et autres poèmes, d’une mise en question radicale des modes de conformité et de confort d’une certaine poésie ? Qui pourrait ne pas s’apercevoir qu’autre chose gouverne l’œuvre (dans le temps même de son désœuvrement) et que c’est précisément cette autre chose qui en fait la force, et sans doute aujourd’hui encore l’illisibilité et le côté visionnaire ?

17Jusqu’où Bataille nomme-t-il l’expérience ? Là réside une question finalement assez peu débattue aujourd’hui, alors même qu’elle a été largement développée dans le numéro de Critique de 1963 consacré à Bataille par Blanchot, Foucault et Sollers, rien de moins, à savoir le rapport de Bataille au langage et à la pensée. Tous développent la thèse d’un lien étroit entre l’expérience, les expériences de Bataille, érotiques ou extatiques, et les voies par lesquelles le langage est mis à la torture, poussé dans ses retranchements, comme la poésie d’ailleurs.

Blanchot : « Le jeu de la pensée [8] »

18Rappelant que parler est une chose grave et légère, Blanchot va faire valoir cette parole plurielle qu’il a promue, et à propos de Bataille. C’est parole qui n’est pas communication mais qui relève plutôt d’une présence qui laisse la pensée aller vers son illimité, c’est-à-dire vers l’inconnu : « Ce qui est présent dans cette présence de parole, lorsqu’elle s’affirme, c’est précisément ce qui ne se laisse jamais voir ni atteindre : quelque chose est là, hors de portée, entre nous, cela se tient entre, […] si l’on veut maintenir le rapport avec l’inconnu qui est le don unique de la parole. »

19Les conditions pour y accéder relèvent d’un « appel silencieux à l’attention pour affronter le risque de cette parole commune ». L’attention se double de la précaution prise pour ne pas contrevenir à cette impossible « pensée centrale ». L’accent est mis sur l’entre-deux pour que puisse être atteinte « une affirmation infinie ». Cette affirmation est le jeu illimité de la pensée. Autrement dit, penser pour Bataille et Blanchot consiste non pas à dire quelques familiarités entre amis mais à viser cet impensé de la pensée, à venir, qui requiert une présence-absence attentive. Ce que Louis René Desforêts appelait le « devoir d’amitié vigilante ».

Sollers : « De grandes irrégularités de langage [9] »

20Sollers qui a beaucoup lu et écrit sur Bataille s’intéresse là aux irrégularités de langage à partir de la volonté de Bataille, face au langage, de « trouver des mots qui réintroduisent le souverain silence qu’interrompt le langage articulé ». La chance en est l’artisan, située par Bataille chez les femmes, pour la définir : « Chez une femme, la chance est reconnaissable à la trace, lisible sur les lèvres, de baisers donnés dans une heure d’orage à la mort. »

21Il s’agit de viser le point, extatique, où le langage disparaît : « Si personne ne réduit à la nudité ce que je dis, retirant le vêtement et la forme, j’écris en vain. » Qu’est-ce qu’un langage nu ? Un langage du silence ?

Foucault : « Préface à la transgression [10] »

22Beau texte de Foucault, dont je ne donne là que quelques pistes mais qui mérite d’être lu en entier. L’intérêt porte évidemment sur la question du franchissement de la limite, des limites dont nous savons la place centrale chez Bataille. Il part du fait que la sexualité a été non pas libérée mais portée à la limite. Par ailleurs, tout se pense à partir de la mort de Dieu, et donc laisse place à l’expérience intérieure et à la souveraineté subjective : c’est expérience de l’impossible. La conséquence parmi d’autres de cette mort, c’est la possibilité de perdre le langage, de le vider de sa substance jusqu’à « l’alléluia perdu dans le silence sans fin ». Sur l’érotisme cette mort de Dieu n’est pas sans effet puisque l’érotisme devient une expérience de la sexualité qui lie pour elle-même le dépassement de la limite à la mort de Dieu.

23À partir de ce cadre, Foucault aborde le problème de la transgression dans ses rapports avec l’être, dont nous savons que pour Bataille il est « sans délai ». Sur le langage l’effet est majeur : langage « non discursif », écrit Foucault qui poursuit : « Le langage de Bataille s’effondre sans cesse au cœur de son propre espace, laissant à nu, dans l’inertie de l’extase, le sujet insistant et visible qui a tenté de le tenir à bout de bras, et se trouve comme rejeté par lui, exténué sur le sable de ce qu’il ne peut plus dire. »

24Interrogeant les scènes érotiques des textes de Bataille, par exemple dans Le bleu du ciel, il en vient à faire valoir l’œil comme transgresseur de la limite. Réponse de Foucault : « À vrai dire l’œil révulsé, chez Bataille, ne signifie rien dans son langage, pour la seule raison qu’il en marque la limite. Il indique le moment où le langage arrivé à ses confins fait irruption hors de lui-même et se conteste radicalement dans : le rire, les larmes, les yeux bouleversés de l’extase, l’horreur muette et exorbitée du sacrifice, et demeure ainsi à la limite de ce vide, parlant de lui-même dans un langage second où l’absence d’un sujet souverain dessine son vide essentiel et fracture sans répit l’unité du discours. »

25Expérience limite, expérience de la limite, qui pose question à Foucault quant à l’expérience, laquelle vient alors à la place de la parole : « […] le sujet qui parle, au lieu de s’exprimer va à la rencontre de sa propre finitude, et sous chaque mot se trouve renvoyé à sa propre mort ».

26Il se lit que l’expérience transgresse la limite pour plonger dans l’illimité et l’inconnu, et le langage subit le même sort : le langage disparaît dans le même abîme que le sujet, et c’est pourquoi Bataille a pu formuler qu’il aurait souhaité un langage à la hauteur des extrêmes, disons un langage qui ne soit pris dans aucun discours établi, dans aucune convention… d’où son rêve de communication, d’où son adhésion à la position de Blanchot. D’où aussi la nécessité d’écrire, d’où le fait que, même à brouiller les traces, il a quand même laissé des écrits, et en si grand nombre que les Œuvres complètes totalisent tout de même douze volumes. Un langage à hauteur de mort, son vœu.

27Quel nom pour Bataille ? On ne peut pas penser qu’à l’instar de James Joyce il ait souhaité se faire un nom, on pourrait penser qu’il a voulu réparer cette faillite et cette déchéance paternelles, mais la chose se déduit mal de ses écrits. En revanche, le moteur de son écriture a toujours été cette rage, cette violence même avec laquelle il a souhaité entraîner l’autre, le lecteur, l’homme à communiquer avec lui dans l’extrême, quel que soit le sacrifice à consentir, quelle que soit la déchirure, jusqu’à la mort.

28Le nom consonne avec le sexe et la mort, avec les affects que la langue assène.

Érotos, le nom provisoire

29Philippe Forest a sous-titré son dernier ouvrage consacré au photographe japonais Araki, « L’homme qui ne vécut que pour aimer », traduction de l’expression japonaise « Kôshoku ichidai otoko », livre paru en 1682. Dans la suite des chapitres qu’il a conçus, le vingt-deuxième est intitulé : « L’obscène 1 : Érotos ».

30« Érotos » vient comme contraction d’Éros et de Thanatos, nommant cette déchirure où Bataille a logé la perte, la douleur, l’effroi, l’angoisse, la nuit, mais aussi la vie, le soleil, l’extase, le désir, la nudité, l’amour.

31Au cours des précédents articles que j’ai consacrés à Bataille, j’ai trouvé occasion de lui donner, non sans difficultés, un nom propre, que j’ai décliné de plusieurs manières : lom des bois, le Jésuve, le Perdit, l’Horrire. Rencontrant ce mot forgé d’Araki, alors même que le mot obscène n’existe pas en japonais, nous dit Forest, l’éclair qui apprend d’un coup que l’orage est là, menaçant ou salvateur, dévastateur ou bienfaiteur, a fulguré : mise en orbite pour le nom propre de Bataille, non pas le nom définitif, car l’érotos, la déchirure, de l’aveu de G. B. ne constitue que le premier temps de sa recherche.

32Ce nom, Érotos, comme provisoire dans le sillage de l’écrivain, porte vers d’autres contrées, pas moins extrêmes, pas moins ardues à concevoir et à expérimenter. Le nom provisoire entraîne, coince, emprisonne dans les mailles du filet de la mort, dans son soleil noir et sa nuit obscure.

33Voilà le nom de celui dont le goût, « la Joie devant la mort » rythme sur un mode obsédant, l’un après l’autre les livres. Goût de la mort, fixation nécrophile, il l’a poussé, outre les confidences lâchées çà et là, jusqu’à donner à son livre probablement le plus obscène, le plus scandaleux, ce titre fait d’ailleurs pour égarer : Le mort. Qui est le mort ? Qu’est-ce qui meurt avec ce risque absolu demandé, et à lui et au lecteur ?

34Faudrait-il suivre cette indication donnée par le sous-titre du livre, « Aristide l’Aveugle », allusion directe à son père ? Il y a là au contraire un clin d’œil ô combien bataillien : fausse piste, brouillage pour que demeure l’énigme dans sa lourdeur, sa gravité. Est-ce Édouard qui rime avec Edwarda, est-ce Julie, prénom de la propre fille de Georges et de Diane, dont le prénom sera changé bien longtemps après l’écriture du texte par l’auteur en Marie – et nous verrons la portée de scandale religieux que ce petit livre brûlot traîne avec lui ? Est-ce Marie, est-ce le comte nain ? Bataille joue de l’indécidable, autre moyen de subversion du texte, du sens, déstabilisation du lecteur voulue.

35Voilà le nom provisoire de celui qui nous fourre dans la bouche ce goût horrible de la mort, celui qui nous oppresse de l’effroi quand se profilent ses parages. Notre prochaine, notre voisine, cette parente que nous souhaitons d’un autre monde, aussi éloigné que possible et qui pourtant rode dans les colonies de l’oubli.

36Bataille l’Érotos, comme une évidence, la fin d’un évitement, comme cette ligne limite qu’il n’a cessé de franchir, de transgresser, et retour.

37Aspiration de la mort, jouissance de la mort, satisfaction de la délivrance et à l’inverse son horreur crue et nue, ce dernier cri qui terrasse le survivant. Beauté de la mort, « beauté d’une queue de rat ». Les rats ont hanté Bataille (et Proust) : Lom Mort Rat, l’homme des bouges de bas étage où règnent les maquerelles et leurs prostituées auxquelles Bataille a tant donné, pardonné, et sans doute imposé (cf. Madame Edwarda). B. l’homme ivre, celui des livres, d’un seul livre à en croire Sollers, et encore inachevé.

38Solitude de Bataille – mais ne serait-ce pas le lot de qui s’avance à l’écart de tout autre, si différent, si singulier, dit toujours Sollers qui examine ce qu’il appelle, se référant à Sade, « de grandes irrégularités de langage », amitié de Maurice Blanchot que le dit de l’autorité fait Bataille expier cette faute qui le tourmente.

39La faute, je l’ai explorée précédemment, elle a infiltré tous les récits jusqu’à l’écriture du Coupable, jusqu’à s’inventer un fantasme d’abandon (on sait que Bataille ne pouvait rester seul) : c’est celle de l’abandon à Reims d’Aristide son père l’aveugle syphilitique, beaucoup plus que la fiction Ma mère et l’inceste après initiation par l’amie Réa, qui serait comme l’envers de la culpabilité, comme le nom de la passion sexuelle nécrophile évoquée ailleurs.

40Mais plus, ne faudrait-il pas imputer à cette culpabilité le fait que Bataille, il le raconte dans Le bleu du ciel, ne peut pas du tout participer à cette guerre d’Espagne lorsqu’il se retrouve pris dans les combats de Barcelone ? D’autant que Xénie l’accuse du meurtre de Michel (serait-ce Leiris) qui, lui, est allé aux barricades se faire tuer ?

41Au moment où Bataille appelait la mort, côtoyait la mort avec Dirty, l’obscénité finale du Bleu du ciel dit ce rapport de la mort à la terre, cette fusion-confusion avec la terre, où le sexe n’est là que dérision et facticité devant l’irrésistible appel. Appel aussi violent, aussi lourd que celui qui fait Marie glisser dans l’abîme à la fin du Mort. À être trop homme, Troppmann ne peut qu’être sale (dirty).

42Cet extrême de la communication, Bataille l’a déjà rencontré avec Laure dans l’ascension de l’Etna, et aussi dans la rose qui a réveillé Colette Peignot de son agonie, il faut le dire, à la grande surprise de Bataille. L’inéluctable alors frappe à la porte et l’écrivain se perd dans l’impuissance de la vie à poursuivre.

43Tout le problème se situe là pour Bataille : dans Le bleu du ciel, celui qui appelle la mort, qui vit en amitié avec elle, qui compte sur elle pour transgresser toute limite, pour souiller toute convention et aussi bien ce qu’il a de plus cher, celui-là même recule lorsqu’une femme le menace de se laisser choir par la fenêtre, de se laisser aller en arrière dans le vide ; alors T. a peur et recule. La limite de la mort n’est pas la mort et son franchissement, saut dans le vide.

44Force est alors de se demander si la mort et le mourir (le rire tutoie le mourir) se superposent. La mort, c’est la possibilité de l’impossible, c’est effacer la limite de l’impossibilité du mourir si cher à Blanchot. Autant s’en remettre à la Chance, à cette expérience intérieure, toute mystique non chrétienne qu’elle doive se vivre. Bataille ne le dit pas, mais cette obstination à la nudité nue de nuit jusqu’au silence s’entend comme Hilflosigkeit subjective. Logerait-elle sa cause dans le père, ou contre le père, répétée avec la mort de Michel, serait-ce la sainteté no-limits recherchée avec les femmes, celles qui ont compté et celles de passage ?

45Seul, toujours seul, dans son travail d’écrivain poète philosophe comme dans sa rencontre avec l’Autre en tant qu’Autre sous ces figures de femmes. Il est un fait notoire : des femmes, Bataille n’a pu se passer, et pas seulement pour quelque fantasme salace à vivre ; Bataille n’a pu se passer des femmes parce que la jouissance fait avancer sur le chemin de la mort certes mais surtout parce qu’elles ont fait solution simple à briser, meubler sa solitude.

46Mais c’est aussi une des voies empruntées par Bataille pour résoudre la redoutable question de la communauté, nécessaire mais infaisable : communauté négative dont Blanchot a si finement montré les ressorts dans La communauté inavouable. Bataille n’a pu réaliser les différents projets de communauté qu’il a construits parce que, au-delà des difficultés intrinsèques d’y parvenir, il était et est resté seul, et que les innombrables séductions féminines l’ont sans cesse renvoyé à cet écart. Catherine Millot a raison de dire qu’en ce point Lacan a pris le relais, d’avoir posé la question du partenaire exactement à partir de la position de solitude dans la jouissance et de l’exil dans la parole.

47Pas même l’amitié ne l’a arraché à la solitude. S’il y a solitude de Bataille, le solipsisme guette aussi. Peut-être n’a-t-on pas assez dit ce goût pour la jouissance autiste en son fond (dans la douleur, les larmes, l’angoisse et les beuveries, la dépression ou la maladie) et cette volonté de conduire l’autre, tout autre, sur ses propres avenues, d’imposer à tout autre sa jouissance, et son désir.

48Peut-être n’a-t-on pas pris la mesure de cette fascination pour le trou, celui des femmes en particulier ou cet autre trou relevé par Barthes de la cavité orbitaire désertée de l’œil. Car enfin Bataille a beaucoup donné aux femmes ce rôle sale de la jouisseuse qui ne connaît ni limite, ni pudeur, ni honte mais court se loger dans tous les excès pour au final s’égaler à Dieu, ce qu’il nomme « le mot impossible ».

49Comment ne pas remarquer que la femme fait secret dans ses sécrétions : jouir sans entrave ? Non, il a multiplié à loisir les entraves, les douleurs, voire la mort promise ou la mort au rendez-vous : souillure répétée du mystère qu’elles portent en elles, comme une volonté d’extraire ce mystère, comme une rage d’arracher ce secret, jusqu’à s’en faire le mystique tout autant que le mystificateur. Pas sans rire, fictions inénarrables.

50Ni vraiment littérateur, ou alors d’une « littérature de fou », ni vraiment philosophe malgré Kojève, ni vraiment mystique à la Angèle de Foligno, ni vraiment sacrificateur ou même sacrifié comme ce pauvre Fou-Tchou-Li, il nous impose pourtant ses douze tomes d’œuvres complètes, qui se présentent malgré toutes les versions et notations para-textuelles comme une énigme, une série d’indécidabilités – et pourquoi pas comme un réel espoir, celui de la vie d’une singularité, d’une exception qui donne à la règle ses lettres de noblesse – et comme un réveil, comme une longue interrogation sur l’être, en particulier « trumain ».

51Chantier aussi sans limite que sa vie, ce qui fascine, son écriture trouve dans l’animalité qui la graphe ligne après ligne le souffle puissant qui la porte jusqu’à nous et nous intranquillise. La force d’une telle écriture réside dans la capacité, qui frôle la nécessité, de remettre sur le métier ce que précisément chacun s’efforce d’oublier, de refouler : le sexe et la mort comme matériaux, comme motériaux, pour reprendre le « joke » de Lacan, de la vie. Si pour Bataille l’assentiment, l’approbation de la vie jusque dans la mort a pour nom l’Érotisme, cette question qui est aussi celle de la psychanalyse trouve avec la vie de la langue sa solution. Se défaire du langage pour que lalangue retrouve vie : n’est-ce pas atteindre à une possibilité de jouissance qui ne porte pas en elle la négation de l’Autre mais ne dénie pas pour autant le réel du sexe et de la mort ?

52À pousser l’inconscient dans l’interrogation sur la jouissance, il livre sa face de réel : lalangue jouit, et cette jouissance seule vaut le coup d’être vécue… le temps d’une vie qui est un temps fini. « Le verbe vivre n’est pas tellement bien vu, puisque les mots viveur et faire la vie sont péjoratifs. Si l’on veut être moral, il vaut mieux éviter tout ce qui est vif, car choisir la vie au lieu de se contenter de rester en vie n’est que débauche et gaspillage. » « Le bleu du ciel en décrit l’apprentissage en dénudant au fond de chacun de nous cette fente, qui est la présence toujours latente de notre propre mort. Et ce qui apparaît à travers la fente, c’est le bleu d’un ciel dont la profondeur impossible nous appelle et nous refuse aussi vertigineusement que notre vie appelle et refuse sa mort [11]. »

53Évidemment, les Romans et récits ne se lisent pas au travers des tourments de sa biographie. Mais prétendre que lesdits évènements n’ont aucune influence sur les textes relève de l’absurdité, d’autant que L’expérience intérieure et les préfaces souvent écrites tardivement après le livre mais en en faisant dès lors partie intégrante ne sont pas dissociables du trajet de Bataille, pas plus que les projets avortés de communauté. Blanchot l’ami a examiné et critiqué en détail ce point dans ce fort livre qu’est La communauté inavouable[12], apportant ce qui a manqué à Bataille : l’absolument féminin, absolument Autre. La vérité de Bataille se cherche et se trouve du côté de Blanchot et de Lacan, voire de Leiris et de Masson (une tout autre amitié que celle de Blanchot et celle de Lacan).

54Riom, rions : Bataille a cherché ce rire au bout de l’horreur, l’hypothèse « terrienne » que je formulerai tient à cet environnement paysan, à cet attachement, à cette préséance, cette présence de la terre dont la mort fait demeure. Bataille, ce n’est pas tant mourir que toucher à ce point où l’être défaille, l’être disparaît, l’impossible, où dans la communauté des hommes la question du prochain ne se loge pas tant dans l’amour que dans une présence effective aux côtés du mourant. L’horreur et l’angoisse de Bataille répondent à la solitude que l’instant de la mort accapare : le père infirme laissé seul, abandonné en 1915 alors que la guerre fait rage autour, cette faute inexpiable va l’accompagner sa vie durant.

55Mais pourrait-on ajouter : pas seulement l’abandon, aussi la problématique de l’œil, de la lumière, du soleil et de la nuit – comment penser qu’elle soit sans rapport avec l’aveugle. On sait le lien via la tauromachie que Bataille a établi entre l’œil et le sexe, et sa théorie de l’œil pinéal (le bien-nommé) qui occupe les pages 13 à 47 du tome II des Œuvres complètes ne serait-elle pas seulement, au-delà de sa portée anthropologique, le fantasme de l’œil supplémentaire solution à la cécité paternelle, et plus, à l’aveuglement dont il n’a pas manqué de s’accuser… tout en le recherchant.

56Cette terre, « cette odeur de terre mouillée », cette puissance de la terre dans Ma mère et dans les courses du bois, cette terre où Marie rejoint Édouard dans Le mort, cette terre de cimetière où Dorothéa et Henri se livrent dans le tremblement à l’orgie sexuelle nécrophile, dans le bleu du ciel vidé de Dieu dont le siège n’est occupé que par l’impossible.

57Terre et silence, le sillon en est tracé dans l’œuvre et ce silence, ce taire est jusqu’au bout contestation de la convention langagière en même temps que tentative d’inscrire une autre langue, une sorte de langage de l’être dont Lacan a pointé la vanité : « Cet être, on ne fait que le supposer à certains mots, individu par exemple, ou substance. Pour moi ce n’est qu’un fait de dit. » « Je me distingue du langage de l’être. » « Le Je n’est pas un être, c’est un supposé à ce qui parle. Ce qui parle n’a à faire qu’avec la solitude. » « Cette solitude, elle, rupture de savoir […] elle est ce qui s’écrit par excellence, car elle est ce qui d’une rupture de l’être laisse trace [13]. »

58Pour Bataille, comme pour chacun, et il l’écrit, tout se joue entre naissance et mort, les évènements de la vie, la chance ne s’articulent qu’à prendre la mesure de ces deux bornes : et Bataille ne se prive pas de nous le rappeler, et pour le cas où quiconque l’oublierait il écrit les préfaces, dont les récits font en quelque sorte postfaces.

59Aucun recul devant les abîmes de l’horreur dont il se fait l’explorateur, aucun recul devant la haine mais la honte ?

60Bataille écrivain de l’affect, sorte de héros malheureux au royaume de l’affect, Éros et affect et même Hétéros de l’affect, desperado de la jouissance inutile, s’est voulu voisin de la mort. Que n’avait-il pris la mesure de ce que Lacan, plus tardivement il est vrai, après qu’il eut introduit l’impossible dans les discours et dans la sexuation, avec ses effets sur la jouissance, a développé sur les rapports de la lalangue et des affects. Nul doute que Bataille eût pu en tirer parti quant au savoir et à sa limite. « Le langage, d’abord, ça n’existe pas. Le langage est ce qu’on essaie de savoir concernant le fonctionnement de la langue [14]. »

61« L’inconscient », ce que Bataille appelle coïncidences ou réminiscences, « est le témoignage d’un savoir en tant que pour une grande part il échappe à l’être parlant » : impossible à réduire, impossible à dire et à redire.

62« Cet être donne l’occasion de s’apercevoir jusqu’où vont les effets de lalangue par ceci qu’ils présentent toutes sortes d’affects qui restent énigmatiques. » « Lalangue nous affecte par tout ce qu’elle comporte comme effets qui sont affects. » Phrase décisive puisque Lacan nous donne la clef de ce point, de ce lieu d’où partent les affects : honte et Cie.

La faute la culpabilité la honte : ressassement [15]

63« Qu’est-ce qu’une œuvre sinon la culture insatiable de l’ivraie, ce mauvais grain enivrant, ce mal qui fait du bien, du beau, sinon ce ressassement du pire de notre vie, de nos plus grandes et plus anciennes fautes ? »

64Hélène Cixous a une thèse : on n’écrit toujours que sur la faute, souvent faute vénielle de l’enfance qui fait honte, où la connotation sexuelle ne manque pas mais que la découverte élève au rang du crime. Et dès lors, jouissance oblige, l’enfant veut du crime, veut que ça re-commence à l’infini, se répète. Cette volupté qui accompagne cette honte qui pousse à la faute re-commettre : ressassement de la faute (cf. Lacan dans « Radiophonie » : je ne répète pas je ressasse), goût pour la punition. Et Cixous égrène une mini-liste de grands pécheurs, Rousseau, saint Augustin, Genet, Derrida, Stendhal, Proust : littérature de la honte, littérature de voleurs qui ne doivent leur écriture qu’à leur honte, dit-elle. « Quel rapport existe entre le vol et la plume, je veux dire entre le premier fruit volé et le fruit de ce vol qui est la plume ? […] des voleurs amoureux de leur crime et châtiment [16]. »

65Faut-il dire alors que la vie est ce ressassement parce que ce sont ces actes qui seuls la révèlent ? Mais que révèlent-ils ? Là s’impose Bataille : ils révèlent le mystère de la mort et le secret du sexe. Ils révèlent (cf. Stendhal) le désir incestueux, ils révèlent cette fascination par la mort qui tient la vie en laisse. Ils révèlent cette peur incommensurable d’être laissé pour compte, d’être laissé tombé, d’être délaissé : entre laisse et délaissement la chiennerie de la vie (la chienne rit de la vie).

66Et si la liste déroule des noms masculins à rapporter à l’excès maternel recherché, qu’en déduire ? Où sont les femmes ? Ne voleraient-elles pas, n’auraient-elles pas d’élan incestueux, ou bien, comme H. C. le laisse entendre, ne seraient-elles pas seulement dans une attente de ce qui viendra plutôt que de ce qui a été : goût pour le rêve, pour l’évènement d’avant l’évènement, l’amour à venir ?

67Ce qui arrive, pas déjà là, à venir, ce qui est évènement : ce que Bataille toujours vise. Dans l’évènement, l’ébranlement des limites de l’être pousse l’extrême au paroxysme. Être au point de brisure, de faille, au-delà duquel toute perte, tout disparaître abandonne le terrain à la mort.

68Dans un texte intitulé « Le ressassement ou la droit à la littérature », texte intéressant à maints égards et notamment en ce qu’il s’intéresse au ressassement dégagé de la répétition et heureusement rapproché de la sérialité, Derrida, rapportant un épisode autobiographique, met l’accent sur ce qui accompagne la faute, à savoir l’erreur, l’angoisse du jugement : « Face à cet évènement imprévisible qui me tombait dessus comme une catastrophe […]. Quelqu’un en moi se disait : “Jouis de la chose” […] quelque chose qui avait déjà eu lieu et cherchait à se répéter [17]. » Ce qui conduit à se poser la question : d’où vient le ressassement ? D’où vient la puissance d’énonciation qui excède le sujet ? Pour qu’il y ait évènement, il faut que le sujet soit dépassé (cf. l’acte) et que cet évènement ne soit chargé d’aucun performatif et d’aucune condition conventionnelle et contextuelle.

69Évènement et l’affect est convoqué, du fait de l’implication de la langue : le sujet s’efface. L’évènement efface, voire s’efface, et c’est bien pour cela que dans l’écriture toujours quelque affect de perte, de disparition, de douleur affecte qui écrit : l’affect comme épreuve et preuve de l’impossible.

70Bataille le Ressasseur. Ressassement, goût du ressassé, les récits de Bataille en sont paradigmatiques. Comme Dominique Rabaté l’indique dans l’introduction qu’il a rédigée pour le recueil sus-cité, « il est le lieu où la force de l’impersonnel s’impose au ressassement de soi, […] jusqu’à faire apparaître une loi du langage, un mécanisme régissant les rapports entre dire et dit [18] ».

71Il faut situer dans cet « entre » l’attaque (cf. la poésie de L’archangélique et autres poèmes), cette déconstruction que Bataille inflige aux conventions langagières, au point d’en faire flotter le sens rendu indécidable. Mise en question du langage, interrogatoire adressé à la langue au point où le sens se défait, recherche d’une autre langue, celle qui serait à même de dire l’être : échec programmé, hors psychose.

De préfaces en « Mauvais présage »

72Bataille de « Présage [19] » en préfaces (L’impossible, Madame Edwarda, wc, Le mort) : une méthode qui interroge non pas tant le fait d’écrire que ce fait insondable de vivre. C’est que le tocsin de la mort fait rappel de ce qui l’oblige à résonner : la rage de vivre, la rage du sexe, la rage de l’amour, et peut-être bien la rage de langue, la rage de langue au point où nul langage ne parvient à s’écrire. C’est la lutte finale du langage et de l’instant : le langage qui déplie, se déploie et l’instant qui déchire, ouvre à l’extrême et à la disparition.

73Présages et préfaces ensuite, autres que précautions.

74Les préfaces révèlent ce que les récits couvrent et cachent de l’impossible sexuel dont déborde la mort, autre figure de l’impossible. Le sexe et l’angoisse convergent pour faire savoir que la satisfaction de la pulsion est au service de la mort à venir. Mais quel est cet être qui s’y adonne et se perd sinon un être pas tant coupable que honteux ? Il porte ce que Lacan de manière implacable accentue dans les derniers chapitres du Séminaire XVII : honte de ne pas mourir de honte, reste une « honte gratinée ».

75Bataille, au-delà de la honte sexuelle, au-delà de la honte morale qui aurait pu sanctionner les nuits blanches et les beuveries, au-delà de la honte œdipienne, maître au royaume de l’impudeur et de l’impudence, vient buter sur la honte impossible à évacuer, celle où s’origine la rage de vivre, la rage d’aimer, la rage de communiquer, jusqu’à faire trembler, secouer, lézarder les limites de l’être.

76Le goût de la mort, l’omniprésence de la mort est question adressée au vivre, exploration forcenée des limites, des profondeurs du vivre. Jusqu’où l’être peut-il pousser l’expérience pour toucher cette limite où le vivre même se déchire ? L’expérience intérieure, qui pour autant n’a pas d’autre fin que de réveiller le Tous, s’inscrit sur le sommeil de l’oubli dont il veut tirer chacun au prix d’en inaugurer l’horreur et la douleur : oubli de la mort, oubli des limites de l’être.

wc, Préface à L’histoire de l’œil

77La relation à L’histoire de l’œil est rendue d’emblée effective par ce dessin auquel Bataille fait allusion, l’œil de l’échafaud, unique, « solitaire, solaire, hérissé de cils, il s’ouvrait dans la lunette de la guillotine ». Et, à partir de cet œil, Bataille si je puis dire passe aux aveux, donne la clef de lecture de plusieurs évènements :

  • d’abord lord Auch, pseudonyme qui signe L’histoire de l’œil : Dieu aux chiottes, à connecter avec « Dieu est une putain de maison close » ;
  • puis les horreurs concernant père et mère. Il prend la peine d’écrire que la préface comme les Coïncidences « sont d’une exactitude littérale, bien des gens du village de R. en confirmeraient la substance [20] » : la scène d’onanisme devant le cadavre maternel (il précise dans le dossier de Documents[21] qu’il a dû s’en aller dans la cuisine). Plus douloureuse encore l’évocation du père, sur le thème du même acte que Dieu (aux chiottes), notation biblique (l’aveugle et le paralytique réunis en un même homme). Georges n’est pas Œdipe, il ne peut s’arracher les yeux à cause de ce qu’il a vu… précisément parce qu’il sait au contraire d’Œdipe ce qu’il a fait, il sait le crime qu’il partage avec la mère : « Mon père est mort abandonné. Ma mère et moi l’avions abandonné. Nous le laissâmes à la femme de ménage. » L’abandon se prolonge jusqu’au moment où le père est mourant : Georges et sa mère arrivent trop tard : « Nous trouvâmes le cercueil vissé dans la chambre. »
L’essentiel n’est pas tant l’aveu, encore que cette honte l’accompagnera toute sa vie, avec cette ambivalence entre honte et identification, honte et religion : « Ma piété n’est qu’une tentative d’élusion : à tout prix je voulais éviter le destin, j’abandonnais mon père. » « Aujourd’hui je me sais aveugle sans mesure, l’homme abandonné sur le globe comme mon père à N. » Pourquoi ? Parce que « personne sur terre, aux cieux, n’eut souci de l’angoisse de mon père agonisant ». En ce point jaillit la honte.

78Ces souvenirs probablement ont fait retour dans son analyse avec Borel, les Réminiscences qui viennent s’ajouter au récit de L’histoire de l’œil en témoignent. Simplement elles complètent en les reprenant les aveux de la préface :

  • par l’épisode du torero Granero qui a perdu un œil au combat : il répond à l’impossibilité de vivre le destin d’Œdipe. En effet, curieusement il aurait été le fils et par ailleurs on sait à quel point Bataille fut fasciné par le blanc de l’œil-blanc de testicule, de même qu’il note la révulsion des yeux du père montrant le blanc des yeux au cours de la jouissance mictionnelle ou défécatoire ;
  • par les tentatives de suicide et la folie de la mère, l’épisode mélancolique (par pendaison et par noyade) ;
  • et encore par le délire du père : « Dis donc Docteur, quand tu auras fini de piner ma femme. » D’où s’originent toutes les histoires de pine qu’on trouve dans l’œuvre.
Belle dénégation : « Ces souvenirs d’habitude ne m’attardent plus. » Il les prétend neutralisés mais l’intérêt vient de leur déformation, dont on peut saisir qu’elle leur a conféré leur caractère d’obscénité. L’obscène relèverait de la déformation des souvenirs. G. Bataille rend compte là du processus de l’analyse qu’il a suivie et de la source mise au jour de son goût pour l’obscène : un père délirant sur le sexe et une mère tournée vers la mort. Pour compléter le tableau et confirmer la portée de ses Réminiscences ou Coïncidences, ajoutons les deux photos qui font le début de la préface : son village sur un magazine et l’épisode du drap, qui renvoient à la photo du supplicié chinois que lui avait remise Borel, son analyste.

79À côté de ces préfaces « historiques », Bataille a fait précéder Le bleu du ciel, Madame Edwarda et Le mort de préfaces « plus philosophiques », qui constituent autant d’éléments pour orienter la lecture, à tout le moins celle souhaitée par l’auteur.

Le bleu du ciel

80Bataille a ajouté un « Prière d’insérer » auquel il tenait, et qui dit explicitement les enjeux du roman, « assez littérature de fou ». Il vaut la peine d’être lu in extenso, page 310 de l’édition de la Pléiade.

81La première partie qui ouvre le récit écrit le retour du ghost, le Commandeur dont on peut conjecturer qu’il y a là une tentative de parricide : « Si j’en croyais une aveugle colère, ce ne serait plus moi qui m’en irais ce serait le cadavre du vieillard. » Seconde mort, deuil impossible du père ? Indécidable, inversé en suivant dans le triomphe (qu’il écrit en majuscules).

Préface Edwarda et notes de la préface

82La démarche de Bataille s’y trouve explicitée : la visée de l’érotisme « est représentée sans détour, ouvrant sur la conscience d’une déchirure », « ce qui se lit de violent et de merveilleux à la volonté d’ouvrir les yeux, de voir en face ce qui arrive, ce qui est. Et je ne saurais pas ce qui arrive si je ne savais rien du plaisir extrême, si je ne savais rien de l’extrême douleur ». Entendons-nous, Pierre Angélique (autre pseudonyme) a soin de le dire (et Bataille nous le répète) : « Nous ne savons rien et nous sommes dans le fond de la nuit. » Seule l’extase nous relève de l’ignorance : « Nous devons en poser l’immédiate limite : c’est l’horreur »… « l’horreur renforce l’attrait (le désir) ». La chute du sens en résulte : « S’il n’est rien qui ne nous dépasse, malgré nous, devant à tout prix ne pas être, nous n’atteignons pas le moment insensé auquel nous tendons de toutes nos forces et qu’en même temps nous repoussons de toutes nos forces [22]. »

83Voilà l’excès justifié, et déplacé sur cette autre mise en question du sens avec la figure de Dieu : « À l’issue de cette réflexion pathétique […] nous retrouvons Dieu. C’est le sens, l’énormité de ce livre insensé : ce récit met en jeu, dans la plénitude de ses attributs, Dieu lui-même ; et ce Dieu, néanmoins, est une fille publique, en tout pareille aux autres. Mais ce que le mysticisme n’a pas pu dire, l’érotisme le dit : Dieu n’est rien s’il n’est pas dépassement de Dieu dans tous les sens […]. Nous ne pouvons ajouter au langage impunément le mot qui dépasse les mots, le mot Dieu ; dès l’instant où nous le faisons, ce mot se dépassant lui-même détruit vertigineusement ses limites […]. Quiconque en a le plus petit soupçon se tait aussitôt. Ou, cherchant l’issue, et sachant qu’il s’enferre, il cherche en lui ce qui, pouvant l’anéantir, le rend semblable à Dieu, semblable à rien [23]. »

84Aller à la joie fait éviter l’horreur, au prix de la ruse de l’érotisme qui porte aux limites de la mort l’excès aveugle de la vie. En effet, ce sont les limites de la mort mais ce ne sont que les limites, et non la mort elle-même. C’est : absence momentanée dans la jouissance, Bataille y loge le « triomphe de l’être [24] ».

85C’est la solution de Bataille : l’être ouvert. « L’être ouvert – à la mort, au supplice, à la joie – sans réserve, l’être ouvert et mourant, douloureux et heureux paraît déjà dans sa lumière voilée : cette lumière est divine. Et le cri que, bouche tordue, cet être tord peut-être mais profère, est un immense alléluia, perdu dans le silence sans fin [25]. » Et les notes qui suivent disent que cet être ne peut être fondé, pour cause d’excès généralisé de cet homme « que le rire illumine et qui daigne ne pas limiter ce qui ne sait pas ce qu’est la limite » : au-delà de tout ce qu’ont pu avancer les philosophes.

Projet de préface : Aristide l’Aveugle, Le mort

86Préface de ce texte « épouvantable » dont la nausée accompagne la lecture, écrit dans un moment tuberculeux en Normandie concomitant « d’une excitation sexuelle délirante », publié alors que Bataille ne parvient pas à retrouver la date d’écriture du texte. Certain tout de même qu’il y a « le rapport le plus étroit entre le Mort et le séjour en Normandie [26] ».

87Le point d’acmé tient à la découverte, c’est la guerre, du pied intact d’un aviateur allemand mort : rencontre d’un réel. « Ce pied seul était intact. C’était la seule chose humaine d’un corps et sa nudité devenue terreuse (encore le rapport à la terre, le rapport de la nudité absolue à la terre, lieu de l’impossible) était inhumaine […]. Car le pied me regardait [27]. »

88À quoi il oppose ce qu’il regarde, lui, pour illustrer la question posée dans cette deuxième partie de la préface : s’il a été un philosophe, il ne l’est plus, il a ruiné « ce qui fit qu’autrefois je lisais Hegel [28] » : « le sourire innombrable de la mer ». Ce sourire (où la mort, la jouissance, la beauté se perdent) fait clef pour le « vivre », car il y a profondément chez Bataille cette rage de vivre, intrication serrée entre la vie et la mort. La question de la mort est occasion d’ouvrir celle de la vie.

89« La violence du poète, la raison du dialecticien, sans fin ouvrent et sans fin ferment néanmoins dans le même temps les possibilités d’un langage avouant que le langage n’est rien et que le plaisir et la douleur sont dans l’instant. Mais est-il possible de le dire – sans vivre [29]. » Et plus encore : « Vivre : recommencer ce qui sans finir finit [30]. »

90Ce en quoi ses Récits ne sont que pâle reflet du tumulte et de la tristesse mêlée qui ont écrit réellement sa vie, cette vie qui lui a délivré « le secret de la mort », « l’excessive jouissance de la chair » : « Jouir d’une femme est jouir, dans la transparence, de sa mort, de son déshonneur, de ses crimes. » Silence radio sur la honte que de telles conduites génèrent.

De la préface à la deuxième édition de L’impossible

91Insistons sur un point, celui de la réponse nécessaire (la transparence) à cet impossible qui se détache de la recherche de la vérité : « Pourtant nous pouvons, et même nous devons répondre à quelque chose qui, n’étant pas Dieu est plus fort que tous les droits : cet impossible auquel nous n’accédons qu’oubliant la vérité de tous ces droits, qu’acceptant la disparition [31]. » Le ciel est vide de Dieu et les droits de la vérité supplantés par l’impossible, le réel.

La préface de 1962, en quelque sorte testamentaire

92Elle fait le point, quinze ans après l’édition de La haine de la poésie. Bataille se sait proche de la fin, et là trop tard pour l’expérience, c’est à la poésie qu’il consacre ses dernières remarques (cf. L’orestie qui conclut le livre L’impossible).

93« Dire l’impossible : il suffit de limiter le possible vaguement : il s’agit d’ouvrir une voie opposée à la voix des parents/la mort/la sexualité [32]. » Et en définitive, cet impossible, « trouble désordonné », est la part de la poésie. La haine de la poésie conformiste laisse place à une poésie qui élève le possible à la hauteur de l’impossible. On pourrait ajouter que cet éloge de la poésie va avec la minoration des excès sexuels : « Je ne suis pas de ceux qui voient dans l’oubli des interdits sexuels une issue. Je pense même que la possibilité humaine dépend de ces interdits [33]. »

94Il est clair qu’en 1962 Bataille veut s’expliquer, veut expliquer, clarifier ce qui de son propre aveu ne l’était pas, à savoir ce qui permet de situer correctement sa doctrine de l’impossible. Et premièrement l’accent mis sur l’érotisme (dans les deux premières parties de L’impossible) : « Cet aspect érotique a pour moi une valeur essentielle du point de vue de l’impossible [34] » – il n’y a pas de rapport sexuel, réel du sexe. Deuxièmement : « Avant tout l’essentiel est de vivre ; et l’impossible a partie liée avec la mort [35] » : pas de vie sans la mort, tel est le nœud que l’expérience freudienne a mis au jour.

95Le destin humain est tragique, voué à la mort. Le possible peut faire l’objet d’un choix, pas l’impossible. L’impossible ne se choisit pas, il nous tombe dessus et il s’agit d’y faire face. Ce qui fait écrire à Bataille que « l’impossible est un désordre » (écho chez Lacan, le réel n’a pas d’ordre, n’est pas fait pour être su), une aberration… qui aspire à la mort. « Celui que désigne un destin tragique est seul avide de l’impossible, il doit pour cela s’aveugler » (Œdipe après le crime et après l’inceste).

96Ce que cherche Bataille, c’est la subjectivité de la conscience, la vérité de l’amour qui est impuissance devant l’objectivité de la mort. Et tout ce dont il a largement fait usage : larmes, sanglots et même la poésie, le rire et l’amour ne sont que poudre jetée aux yeux pour détourner le sujet de l’horreur de la mort.

97De l’individuel au collectif, dont nous savons depuis Lacan qu’il s’agit du même sujet, Bataille fait le pas : « Mais je suis à la fin tenu d’apercevoir dans son ensemble la convulsion que le mouvement global des êtres met en jeu : il répond en même temps au souci de la mort, de la disparition totale et d’une fureur voluptueuse à jamais sans limite. Il y a dans l’ardeur voluptueuse une aspiration fondamentale au néant, à la suppression de l’être séparé que nous sommes [36]. »

98Reste que l’impossible, « c’est la littérature [37] », et la poésie en est le paradigme à la fin : « La disparition et la mort aveuglent, elles éblouissent, elles ne sont pas distinctes, il en est d’elles en somme comme de la poésie qui est faite de mort, de disparition, d’aveuglement (encore !), d’éblouissement [38]. » Comme quoi, jusqu’au terme, l’Aveugle est là et le soleil qui l’éblouit ne l’a pas dispensé de la solitude de l’être devant la mort et de l’impossibilité de la dire. En ce point je crois pouvoir dire que la honte éclipse la violence de l’astre : en ce sens la honte est désastre.

Le mort enfin dans Le bleu du ciel

Le mort

99S’il est un texte qui selon le vœu de l’auteur suffoque le lecteur, le porte au bord de la nausée et du dégoût mais qui dans le même temps force à cette confrontation, au dépassement des limites du sexe et de la vie, c’est bien Le mort.

100La débauche d’Edwarda à certains égards paraît faible au regard de celle de Marie (ex-Julie) : Edwarda et Marie sont sœurs dans l’excès, la mise en question des limites, le redoutable aussi, ce ne sont ni les garçons de ferme, ni le comte nain qui prétendraient le contraire. Et c’est d’ailleurs ce qui fera dire au nain : « Elle m’a eu… », qui conclut la nuit folle et d’ivresse. Marie violentée, saoulée, prise de tous côtés n’en meurt pas, tantôt extasiée, tantôt horrifiée, déchue ou divine, en fin de compte décide : elle va confronter le comte à la mort (au mort Édouard), jusqu’à son compte lui régler. Édouard et le comte : même destin, la mort. La demande d’Édouard a été exaucée, qu’elle se dénude après sa mort… parce que la fin de la dénudation, c’est le dénuement.

101Qu’elle soit souillée, baisée, violée, transportée hors d’elle, elle ne disparaît pas. Au contraire elle met en scène ce qui fait le fond du projet ou même la nécessité d’écrire de Bataille : le lien communautaire, les limites de l’être qui requièrent l’autre pour être atteintes. Mais, comme Blanchot l’a bien montré dans La communauté inavouable, c’est la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté, communauté négative. Le projet de Bataille n’a jamais été un projet solitaire, ni pour quelques-uns puisqu’il allait jusqu’à vouloir interroger tous les hommes en mettant sa propre vie sur le gril.

102Et avec Le mort, c’est bien de cela qu’il s’agit : la mort – le sexe – l’horreur – le fond de l’être qui là finit par être atteint lorsque Marie s’écrie au terme de cette nuit de toutes les folies : « Impossible », que Bataille écrit en majuscules. Mais elle sait qu’elle va à la rencontre de sa mort.

Le bleu du ciel

103Bataille écrit : « le Jour des morts » un 1er novembre où il arrive à Trèves avec Dorothéa, gravement malade mais dont la santé a semblé s’améliorer ces dernières semaines. Comment ne pas penser au voyage en Italie et à l’Etna avec Colette Peignot, alors malade de la tuberculose qui allait l’emporter et dont nous savons de Bataille lui-même l’évocation qu’il en a donnée : agonie terrible de Laure dont le visage avait pris cet aspect d’aigle qu’il avait déjà vu chez son père.

104C’est dans ce chapitre une promenade qui n’a rien de rousseauiste, au cours de laquelle ils se perdent et errent angoissés dans une campagne lugubre, hostile, jusqu’à ce qu’ils arrivent, coutume allemande oblige, à un cimetière illuminé de petites lumières, bougies posées à même le sol : « Ces étoiles, ces bougies, étaient par centaines en flammes sur le sol : le sol où s’alignait la foule des tombes illuminées [39]. »

105Fascinés, Henri et Dorothéa vont entrer et sombrer dans un déchaînement érotique, Dorothéa d’abord, « depuis longtemps la première fois qu’elle se déchaînait [40] », non sans que le narrateur écrive : « Nous étions toujours au-dessus des tombes [41]. » « Nous sommes tombés sur le sol meuble et je m’enfonçais dans son corps humide comme une charrue bien manœuvrée s’enfonce dans la terre. La terre sous ce corps était ouverte comme une tombe, son ventre nu s’ouvrit à moi comme une tombe fraîche, nous étions frappés de stupeur, faisant l’amour au-dessus d’un cimetière étoilé. Chacune des lumières annonçait un squelette dans une tombe, elles formaient ainsi un ciel vacillant, aussi trouble que les mouvements de nos corps mêlés. Il faisait froid, mes mains s’enfonçaient dans la terre, je dégrafais Dorothéa, je souillais son linge et sa poitrine de la terre fraîche qui s’était collée à mes doigts. Ses seins sortis de ses vêtements étaient d’une blancheur lunaire. Nous nous abandonnions de temps à autre, nous laissant aller à trembler de froid : nos corps tremblaient comme deux rangées de dents claquent l’un dans l’autre [42]. »

106La mort rode : « Mon squelette… tu trembles de froid… tu claques des dents. » Inouï, une glissade jette les deux amants sur une pente, glissade qu’Henri interrompt pour ne pas « tomber dans le vide du ciel ». « La terre s’était collée à mes jambes velues, elle la gratta pour m’en débarrasser. » Dirty à l’embarras d’Henri répond : elle a pris le dessus, le nettoie, joue avec des mouvements indécents, le fait tomber. « Nos corps et nos vêtements devenus terreux » et « nous n’étions pas moins excités par la terre que par la nudité de la chair. »

107Plus avant dans le texte un étrange récit sur la guerre dévoile une « sale » Dirty, messager de la mort, facteur des disparus, au moment même où ils vont se séparer : « Elle avait une odeur de terre mouillée. » Elle souffre : « Elle était elle-même absente, perdue dans un horrible rêve [43]. » Elle pleure et se tait, et Henri pense au moment où la séparation va avoir lieu qu’il ne la reverra pas, qu’elle mourra entretemps : il pleure à son tour.

108Et soudain la guerre est là, le nazisme montant : « Tous ces enfants nazis, jouant pour de rares passants, dans la nuit, devant l’immense place vide sous l’averse, paraissaient en proie, raides comme des triques, à une exaltation de cataclysme [44]. » « Je les voyais non loin de moi, envoûtés par le désir d’aller à la mort. » Et il conclut, fort justement : « Cette marée montante du meurtre. »

109Lucide, Bataille, la suite l’a démontré : il s’agissait pour lui non pas d’écrire sur la guerre comme tant d’autres mais d’examiner ce que la guerre allait bouleverser dans ce que l’on peut appeler l’humain. Et nous sommes désormais après Auschwitz, dont Blanchot écrit dans L’après-coup[45] : « L’humanité a eu à mourir dans son ensemble par l’épreuve qu’elle a subie en quelques-uns […]. Cette mort dure encore. »

110Mais revenons à Dirty puisque, si la séparation avec Henri scande la fin du Bleu du ciel, son introduction la met en scène avec Troppmann à Londres : d’entrée elle est ivre et va donner libre cours à l’obscénité, à la saoulographie sous l’œil ébahi d’un liftier et d’une femme de chambre de l’hôtel Savoy.

111On sait le goût de Bataille pour les robes (lorsqu’elles tombent). Dirty en robe du soir au départ, en robe de soie rouge à la fin, écho de cette beauté de la queue d’un rat, ils se rendent au Savoy, et Dirty commence avec cette étrange histoire de la chute de sa mère dans l’ascenseur : « La cage est allée trop haut, elle s’est allongée tout du long, elle a fait plouf… ma mère [46]. » Vision obscène de la mère, jupes relevées, totalement ivre. Suit la scène évoquée avec le liftier et la femme de chambre : l’épisode maternel est prétexte à avouer, « en claquant des dents », ce qui va se retrouver à la fin du récit, qu’elle a « peur à en crever [47] ».

112La peur ne l’empêche nullement de faire affront à la femme de chambre : « Vous vous masturbez et vous regardez les théières aux devantures pour vous monter en ménage. Si j’avais des fesses comme les vôtres je les montrerais à tout le monde, sans quoi on crève de honte, on trouve le trou en se grattant [48]. »

113Troppmann aussi a honte : « Je me sentais impuissant et avili mais aussi angoissé. » « L’angoisse qui ne laissait pas le corps un instant détendu est d’ailleurs la seule explication d’une facilité merveilleuse : nous réussissions à nous passer n’importe quelle envie au mépris des cloisons établies, aussi bien dans la chambre du Savoy que dans le bouge, où nous pouvions [49]. »

114Les lecteurs de Bataille savent qu’à cette introduction fait suite une première partie très courte, commencée dans le déshonneur et qui se termine par un « Je triomphe » retentissant, succédant à un sentiment d’idiotie qui annonce pourtant « Le mauvais présage », chapitre qui ouvre la seconde partie, dont les critiques autorisés disent qu’il s’agit de la rencontre de Bataille avec Simone Weil, à l’époque où celui-ci se sépare de Sylvia, et dont on trouve la trace dans cette phrase : « Télégraphiez à votre femme de revenir. » Bataille va mal, mauvais présage, c’est l’entrée en jeu de Lazare (l’hasard), seul remède alors à l’abattement de Bataille qui lui révèle son impuissance sexuelle avec Dirty… son goût pour la nécrophilie… et l’aveu terrible de l’évènement survenu à la mort de la mère?:

115

« Je me suis réveillé vers trois heures du matin. J’ai eu l’idée d’aller dans la chambre où était le cadavre. J’ai été terrifié mais j’avais beau trembler je restais devant ce cadavre. À la fin, j’ai enlevé mon pyjama.
Jusqu’où êtes-vous allé ?
Je n’ai pas bougé, j’étais troublé à en perdre la tête, c’est arrivé de loin simplement, en regardant [50]. »
(Version modifiée par rapport à la scène racontée ailleurs.)

116La scène est faite pour trouver la clef de l’impuissance. Lazare suggère que Dirty simule la morte par amour pour Troppmann, ce qu’elle a fait sans que pour autant le symptôme se résolve. Après quoi les relations sexuelles entre les deux amants cessent.

Le poids et le privilège de la honte

Un choix éthique

117La honte, Bataille en a finalement peu parlé directement mais elle infiltre tous ses récits, dans Le bleu du ciel mais aussi bien dans Charlotte d’Ingerville, le récit inachevé. Charlotte dont il écrit : « Je dirai qu’elle était la pureté, la douceur même », une anti-mère en quelque sorte.

118Le projet de « Divinus Deus » a avorté mais ce que Bataille en a laissé fait supposer que la réponse à Edwarda et à Ma mère se trouve là. Edwarda, L’histoire de l’œil, Ma mère, le trio infernal, auquel Charlotte et Sainte viennent apporter la jouvence, la paix, mais à quel prix ? Charlotte a bien des côtés Edwarda, Hélène ou Marie dans les excès, l’ivresse, mais, surprise, c’est à elle, et le récit se clôt là-dessus, que Pierre dit : « Assez, nous avons été trop loin. Je me détournais, je pleurais [51]. »

119Et Sainte – le nom n’est pas innocent – est celle qui va finir en prison : « Je voyais sur le mur l’ombre de Sainte. » La sainteté serait-elle une ombre que le triomphe de l’amour, le salut par l’amour ne peuvent arracher aux ténèbres ? Toujours est-il que c’est ce que Sainte souhaite : « Pleurer sur mon épaule, et que sa tristesse était sans issue [52]. »

120« Divinus Deus » a échoué, à quoi l’imputer ? Les brouillages habituels des personnages, de l’action, les para-textes et les inter-textes n’expliquent pas tout, pas même le calme revenu de tous les excès. L’aveu de Charlotte – elle a eu honte enfant, découverte au cours de jeux sexuels –, la honte sexuelle qui s’ensuit, qui répète celui de Réa, l’initiatrice de Pierre dans Ma mère ; la mise en cellule de Sainte : la sanction, la punition, font plutôt signal que quelque chose n’a pas été mis au jour.

121On sait la place que Bataille a décernée à l’horreur, et sans doute cette inflation de l’horreur couvre-t-elle la honte. Par ailleurs, les personnages sont en général plutôt éhontés, impudiques et impudents dans leur recherche de jouissance, pour laquelle ils échouent cependant tantôt sur le rocher de l’angoisse, tantôt dans le labyrinthe de l’horreur ou le torrent des larmes, les fourrés et les bois de la pulsion. Pas de place pour la honte, pourrait-on dire. Pas de place en effet pour une honte imputable à l’Autre, défaite de la honte face à une telle volonté de briser les cadres et de bousculer les limites.

122Mais il y a honte et honte, et Lacan dans le dernier chapitre du séminaire L’envers de la psychanalyse, « Le pouvoir des impossibles », porte le fer au cœur de la question en imputant à la névrose cette « honte de vivre gratinée », à laquelle le discours analytique a le devoir de répondre : et s’il répond, c’est pour faire apparaître que la honte, si elle se rapporte à l’impossible, a rapport avec la mort. Ce dont le sujet souffre, c’est de la honte de ne pas avoir honte de ne pas en mourir. De quoi ne meurt-il pas pour y préférer la honte ?

123Un choix éthique s’impose. Chacun se trouve à ce carrefour qu’il peut vouloir éviter de voir, de prendre, de traverser, mais alors en retour la honte de vivre fait le lit d’une culpabilité qui va le jeter dans les griffes de la mélancolie (lâcheté morale).

124Il peut choisir de vivre, c’est-à-dire d’oublier le réel et d’épouser les semblants. Et lorsque le réel de nouveau se présente, c’est alors angoisse et symptôme. Mais il peut aussi choisir l’impossible, dont le pouvoir est grand, et s’efforcer de ne pas oublier le réel, ces deux impossibles que constituent le sexe et la mort qui se répondent mais ne se recouvrent pas, celui qui lie indissolublement la naissance et la mort, et celui que le sujet rencontre au temps de sa vie : impossible du sexe.

125Freud avait isolé trois impossibles : gouverner, éduquer, psychanalyser. Gageons qu’ils se retrouvent à partir de Bataille et de Lacan : impossibles de la mort et du sexe, et impossible à gouverner. Le sujet a donc plusieurs voies possibles, mais on ne choisit pas l’impossible, qui force le dialogue avec la jouissance possible, celle de la vie, celle de la Belebtheit, de l’en-puissance du vivre, pour reprendre ce beau terme de Derrida dans Insister, livre d’Hélène Cixous [53]. Le vivre insiste, le vivre n’est pas la vie, pas plus que le dire n’est le dit, et dans cet intervalle, cette différence, chacun est tenu de prendre position.

126« Mourir de honte est le seul affect de la mort qui la mérite, mais comme c’est impossible il vous reste la honte de vivre [54]. » La honte de vivre n’est pas la honte à vivre. Mais comment vivre quand la honte est là ? Cette honte touche à l’être en silence : affaire du sujet éthique, elle ne se traite pas dans l’assujettissement à l’autre. Affect du même niveau que l’horreur, la honte n’appelle pas réponse, elle demande au sujet et à son statut de coupable, à sa position de coupabilité d’en répondre : la cause du désir est son salut. Puisque, par le désir, l’en-puissance du vivre qui tient compte du réel pourra devenir efficiente. Par exemple pour analyser ceux que la honte, la culpabilité ou l’angoisse de mort assomment et paralysent.

127L’enjeu réside dans la réduction du pouvoir des impossibles.

128Il a fallu Lacan pour qu’il soit question d’hontologie. Il s’en déduit que Lacan – qui précise que ce serait enfin la bonne orthographe – substitue à l’ontologie, le discours sur l’être, celui sur la honte. À relire Bataille avec cette boussole, force est d’en conclure qu’il est l’écrivain de la honte.

L’hontologie de Lacan

129Comme l’ajoute Lacan, « mourir de honte est pour l’honnête l’impossible [55] », avec pour conséquence qu’« il vous reste la vie comme honte à boire ». Le sujet répugne à donner à la honte sa vraie place, à quoi Lacan objecte : « Vous en avez à revendre. » En effet, si on y reporte les passions de l’être (amour, haine et ignorance).

130La solution lacanienne passe par le discours et par le réel qui est concerné dans chacun des quatre discours : avoir honte de ne pas mourir de honte pour cause de collusion avec le discours du maître perverti qu’est celui de l’Université. Pourquoi, parce que les unités de valeur qu’il décerne et les thèses qu’il fait soutenir ne soutiennent que lui, mais surtout détournent du réel.

131Il faut reconnaître à l’analyse d’avoir inventé la ronde des discours, ce qui laisse à chacun une chance – et la place de la chance est capitale, chez Bataille comme chez Lacan –, celle de pouvoir (c’est là qu’il faut placer le pouvoir) passer à un autre discours et en particulier au discours psychanalytique, qui se distingue de mettre la cause du désir en position d’agent et entérine la disjonction entre le savoir et la vérité. Or, ce que l’analyse propose comme élargissement des ressources du savoir, c’est précisément de minorer la vérité au profit du savoir, d’un savoir qui relève de l’invention, savoir singulier, qui rappelons-le est toujours gain de savoir en direction de l’impossible, savoir qui de mettre l’impossible à sa place en réduit le pouvoir. Je rappelle que dans ce chapitre du Séminaire XVII, après avoir proposé cette petite invention de l’hontologie, Lacan lit la sixième réponse qu’il fait dans sa « Radiophonie » à la question : en quoi vérité et savoir sont-ils incompatibles ? Après quoi il revient à la honte, non sans insister sur le fait qu’à trop vouloir attraper la vérité on favorise le pouvoir des impossibles : abandon de la vérité pour la recherche du savoir, voilà la solution, à la condition que ce savoir relève d’un désir qui seul peut produire un savoir inédit, qui s’il ne favorise pas le pouvoir des impossibles pour autant ne les ignore ni ne les refoule.

132Là réside la condition pour subvertir le discours du maître, là réside le choix forcé du sujet qui veut ce savoir de la honte et ses conséquences, savoir de la honte qui vient lorsque chute celui de l’horreur, qui est toujours horreur de savoir. L’horreur fait barrage à la honte et pour Bataille sans doute peut-on voir là la source de sa discrétion relative à cet égard.

133Relative, car le texte intitulé Le petit[56] reste malgré tout comme preuve du fait que la dimension de la honte ne lui était pas étrangère. Texte étrange que ce Petit, par sa forme aphoristique comme par son contenu. Le « Petit », c’est tour à tour Dieu, le Père, l’enfant, l’anus liés à l’acte de déféquer – théorie sexuelle infantile pourquoi pas, d’autant que Bataille s’interroge longuement sur ce qu’est une névrose : « Une névrose est la nostalgie de l’angoisse qu’a Dieu [57]. »

134« L’impossible dans le fond des choses exhale une agitation inapaisable, on subit sa loi mais on discute, on tient à la fiction d’une force coupable, supprimable sans laquelle on jouirait du bonheur [58]. » Ce petit, c’est lui-même, qui n’a « de place que caché ». Clairement Le petit se rapporte à une série paternelle, et à l’enfance de Georges spectateur des moments de jouissance du père aux chiottes.

135« Chaque être sort transfiguré d’un tel endroit : que Dieu y sombre rajeunit le ciel [59]. » Valable pour Dieu et pour le père. Le « Petit » est la façon de nommer Dieu comme mort, « rayonnement d’une étoile morte ». À l’agonie de Dieu font écho celle du père et sa mort et aussi celle de Louis XXX, pseudo de majesté sous lequel a été écrit Le petit, qui serait ainsi le « petit de son père ». Une atmosphère enfantine règne d’ailleurs sur ce récit, et la honte s’y trouve évoquée, à trois reprises : « Je donnerai de la honte encore à qui se flatte de m’entendre », il en a à revendre ; « saisi de honte, renier l’horreur que l’on a sous soi […] escamotage de ce qu’il a sous lui », l’anus, l’objet anal ; et « quelle bêtise serait mon histoire sans le sale suffocant du “petit”, hier encore je pouvais me coucher, pleurer, délirer de honte. Comment crier l’horreur que ce fut hier [60] ? ». On note le distinguo : crier d’horreur mais délirer de honte – points d’éclatement du sens.

136L’épilogue du Petit qui reprend wc que j’ai évoqué plus haut informe d’éléments autobiographiques qui confèrent toute sa portée à la honte : pour résumer, l’abandon du mourant : quelle honte !

137Parenthèse sur la honte : satisfaire le discours du maître perverti et non comme il est souhaitable le subvertir, c’est favoriser non seulement la vérité mais toutes les ségrégations, les racismes et les ostracismes, ce dont chacun porte la responsabilité. Il est vrai qu’on peut préférer la honte à la responsabilité. Le maître d’ailleurs s’y emploie, car s’il est bien un maître il ne recule jamais à faire honte.

138C’est cette figure extrême du maître que les nazis ont incarnée, déversant à flots l’horreur et la honte, et pas seulement sur ceux qui y ont laissé la vie mais aussi bien sur ceux qui en sont revenus, voire sur nous vivants au présent. C’est ce que Blanchot nous rappelle : on ne peut plus écrire après Auschwitz comme avant. Par pure contingence, certains en sont revenus. D’aucuns ont choisi le silence, le témoignage relevant de l’impossible, d’autres se sont privés de cette vie qui leur avait été laissée, d’autres sont morts aussitôt après, d’autres comme Robert Antelme ou Jorge Semprun ont écrit.

139Attardons-nous un instant sur L’écriture ou la vie de Semprun : la honte, il l’a connue, la mort des compagnons aussi et dans l’horreur. Mais il a cette force de se poser les questions qui s’imposent à lui, et de donner ses réponses. Que le camp ait changé la vie de ceux qui y en ont réchappé, nul ne peut en douter. Mais qu’est-ce que la vie, qu’est-ce que vivre après une telle expérience ? Comment vivre puisque l’oubli est impossible, puisque la mort a délivré son secret, puisque « le fond de l’être » a été touché (cadavre, chair puante, décomposition, douleurs, humiliation et autres) ?

140Bataille a écrit d’innombrables fois sa haine des limites et sa rage de les briser, mais si je puis dire il a seulement touché les limites, le savoir sur sa propre mort toujours fait défaut (ce qui déclenche la honte des survivants auxquels échappent leur propre mort mais aussi bien celle du prochain, dont ils ne savent que la douleur et la vie qui s’en va).

141Exactement sur ce point Semprun livre une idée qui peut-être résout en partie le problème. Il écrit « traversée de la mort », ce qui fait de lui en quelque sorte un « revenant » non fantomatique. C’est le point : la traversée de la mort est une traversée, par définition ce qui touche l’autre rive mais ne rend pas le retour impossible. L’expérience en a manqué à Bataille. Mais à la place de Semprun, que faire de ce savoir de la mort au moment où il faut revenir dans la vie, reprendre son cours ? Il a essayé sans succès d’oublier, les cauchemars, les symptômes l’ont rattrapé : difficile de rentrer dans les semblants.

142Comment faire ? Si l’exemple (certes tellement moins dur) de la traversée du fantasme dans l’analyse peut servir de repère dans la question, alors on peut avancer que la traversée premièrement n’efface pas l’expérience, deuxièmement n’est pas soumise à l’oubli, et enfin ne comporte qu’une seule solution : en tirer les conséquences. Pour le cas des « revenants revenus », l’oubli de la mort est impossible et, si le vivre ne l’est pas devenu, alors vivre a le sens d’y construire – au-delà de la coupure irrémédiable de cette expérience dans la première vie – une « deuxième vie » où le vivre seul importe : vivre avec le réel, soit porter le possible à la hauteur de l’impossible en sachant que tous les impossibles ne se valent pas.

143Que l’oubli soit impossible ne contredit pas la nécessité du détachement. La traversée du fantasme ne dispense pas, bien au contraire, du détachement, et du fantasme et de sa construction. Entrer dans l’ordre des conséquences de cette mise au jour de figure im1 donne à la vie des couleurs qu’elle n’avait pas, peut-être moins vives mais tellement plus nuancées, je dirais tellement plus dansées, voire condansées (cf. la remarque de Lacan dans L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile amour sur la condansation). On peut y trouver le goût de ne plus fermer les yeux sur l’horreur et la honte sans pour autant crouler sous le fardeau. On peut y trouver le goût de se refuser à la méconnaissance et au refus de savoir et trouver dans la musique des bambous sous le vent le « sentiment de la vie » cher à Lacan.

144La traversée de la mort est une expérience de vie, et après la vie continue avec la marque profonde de cette expérience : en jouir ne relève d’aucun interdit, pas plus d’une urgence, mais d’un être-dans- l’expérience qui se présente selon la chance, hic et nunc.

Tant de soleils dans le sang

145Pour conclure, j’emprunte à André Velter, le poète marchant (avec un « t » ou un thé), ce magnifique titre d’un de ses derniers ouvrages qui contient un compact-disc où il lit ses poèmes accompagné à la guitare flamenca de Pedro Soler.

146Bataille haineux de la belle poésie, de ceux qui se prennent pour des poètes a tout de même fini par identifier celle-ci avec l’impossible comme étant son devoir d’écriture. La poésie écrit le dire, le silence, et traque, torture le langage, pour encore avancer dans le dire, dire ce qui ne s’est pas encore dit de l’hontologie, dire la mort et l’impossible du sexe. On peut avoir côtoyé la mort, on peut avoir écrit sur l’amour après la mort (Velter ou Roubaud), on peut y puiser un élan de vie, une légèreté qui relève du pas, de la marche, et les analystes savent le prix de la marche dans la possibilité de l’acte analytique.

147Chacun sait que cela ne va pas sans dire, condition de vie de la langue, puisque poésie y est requise : vie de la poésie, poésie de la vie. Je ne peux pas là manquer de citer ce merveilleux poème d’André Velter, « L’artilleur d’Orion » :

148

« Mais s’engouffrer dans la vie de la poésie
En traversant la poésie de la vie [61]. »

149Désir qui ne recule pas devant le vide, qui s’engouffre et, notons-le, qui traverse.

150Velter, Semprun, passeurs de traversées, pourquoi ne pas rêver de passants dont les dits s’élèveraient au-dessus du silence dans un chant monté du dire dont l’oubli serait banni ? Quelque chose comme ça, encore Velter :

151

« Ce que c’est vraiment que de vivre
à l’aventure, à l’improviste ;
on cueille des roses dans la brume,
les ténèbres, les buissons
ou la dernière galaxie connue,
sans voir ni penser
qu’on a les mains en sang [62]. »

152L’oubli banni, le sang le dit, il dit que vivre ne va pas sans la chance, la contingence, l’inattendu.

153Quelqu’un peut savoir qu’il y a la mort et le sexe, mais l’expérience seule de ce savoir vaut, elle seule donne la légèreté souhaitable, celle qui rend le pas plus léger, ce pas dont le même poète dit qu’il « fai[t] du bien à la terre ». Il est certain que la chose est plus réalisable quand on a « tant de soleils dans le sang ».

154Bataille savait mais avait-il tiré toutes les conséquences ? Qu’il soit permis d’en douter. Il a su la douleur du père, son abandon, mais a-t-il fait le deuil ? La réitération des scènes horribles paternelles au long de l’œuvre va plutôt contre.

155Il savait aussi la folie maternelle, et la prohibition de l’inceste, mais a-t-il pris la mesure des effets de l’endogamie familiale ? Il savait la portée de son patronyme mais n’a pas tranché sur son nom : « Bataille l’Erhontos » corrigerait « Bataille l’Érotos », de n’avoir pas mis la honte à sa place, malgré les horreurs de deux guerres qu’il a pourtant traversées et dont la folie meurtrière ne lui a pas échappé, ou peut-être à cause de ces mêmes horreurs.


Date de mise en ligne : 23/06/2009

https://doi.org/10.3917/enje.012.0079

Notes

  • [*]
    Albert Nguyên, psychanalyste à Bordeaux, membre de l’École de psychanalyse des Forums du champ lacanien.
  • [1]
    G. Bataille, L’impossible, dans Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1971.
  • [2]
    M. Blanchot, L’après-coup, précédé de Le ressassement éternel, Paris, éditions de Minuit, 1983, p. 57-81.
  • [3]
    J. Derrida, H. C. pour la vie, c’est-à-dire…, Paris, Galilée, 2002.
  • [4]
    J. Derrida, Insister, Paris, Galilée, 2006.
  • [5]
    H. Cixous, Dedans, Paris, Éditions des femmes, 1986.
  • [6]
    H. Cixous, Le voisin de zéro, Sam Beckett, Paris, Galilée, 2007.
  • [7]
    J. Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, coll. « Folio », n° 2870.
  • [8]
    M. Blanchot, « Le jeu de la pensée », Critique, n° 195-196, Paris, éditions de Minuit, 1963, p. 734-741.
  • [9]
    P. Sollers, « De grandes irrégularités de langage », Critique, n° 195-196, op. cit., p. 795-802.
  • [10]
    M. Foucault, « Préface à la transgression », Critique, n° 195-196, op. cit., p. 751-769.
  • [11]
    G. Bataille, Le bleu du ciel, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », p. 310.
  • [12]
    M. Blanchot, La communauté inavouable, Paris, éditions de Minuit, 1983, p. 83-87.
  • [13]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1973, p. 109.
  • [14]
    Ibid., p. 126.
  • [15]
    H. Cixous, dans Écritures du ressassement, Bordeaux, pub, coll. « Modernités », n° 15, 2001, p. 300.
  • [16]
    Ibid., p. 304.
  • [17]
    J. Derrida, dans Écritures du ressassement, op. cit.
  • [18]
    D. Rabaté, dans Écritures du ressassement, op. cit., p. 15.
  • [19]
    G. Bataille, Le bleu du ciel, op. cit., p. 207.
  • [20]
    G. Bataille, Romans et récits, Paris, nrf Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 364.
  • [21]
    G. Bataille, Œuvres complètes, tome II, p. 130.
  • [22]
    G. Bataille, « Préface à Madame Edwarda », dans Romans et récits, op. cit., p. 319.
  • [23]
    Ibid., p. 320.
  • [24]
    Ibid., p. 321.
  • [25]
    Ibid., p. 322.
  • [26]
    Ibid., p. 404.
  • [27]
    Ibid., p. 405.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    Ibid., p. 406.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    Ibid., p. 492.
  • [32]
    Ibid., p. 566.
  • [33]
    Ibid., p. 567.
  • [34]
    Ibid., p. 568.
  • [35]
    Ibid.
  • [36]
    Ibid., p. 571.
  • [37]
    Ibid., p. 574.
  • [38]
    Ibid.
  • [39]
    Ibid., p. 199.
  • [40]
    Ibid., p. 200.
  • [41]
    Ibid.
  • [42]
    Ibid.
  • [43]
    Ibid., p. 203.
  • [44]
    Ibid., p. 205.
  • [45]
    M. Blanchot, L’après coup, Paris, éditions de Minuit, 1983, p. 98.
  • [46]
    G. Bataille, Romans et récits, op. cit., p. 114.
  • [47]
    Ibid., p. 118.
  • [48]
    Ibid.
  • [49]
    Ibid., p. 119.
  • [50]
    Ibid., p. 130.
  • [51]
    « Archives du projet Divinus Deus », dans Romans et récits, op. cit., p. 894.
  • [52]
    Ibid., p. 907.
  • [53]
    H. Cixous, Insister, à Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2006.
  • [54]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 209.
  • [55]
    Ibid., p. 210.
  • [56]
    G. Bataille, Œuvres complètes, tome III, op. cit.
  • [57]
    Ibid., p. 41.
  • [58]
    Ibid., p. 42.
  • [59]
    G. Bataille, Récits et romans, op. cit., p. 364.
  • [60]
    G. Bataille, Le petit, dans Œuvres complètes, tome III, op. cit., p. 37-40.
  • [61]
    A. Velter, Tant de soleils dans le sang, Annecy, éd. Alphabet de l’espace, coll. « Poiêsis », p. 57.
  • [62]
    Ibid., p. 24.

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