Couverture de ENJE_010

Article de revue

Otage d'un absent

Pages 29 à 46

Notes

  • [*]
    Michel Coddens, psychanalyste à Bruxelles, membre de l’École de psychanalyse des Forums du Champ lacanien.
  • [**]
    D. Dufrasne, Libres et folles d’amour, Bierges, Ed. Thomas Mols, 2007.
  • [1]
    Qui est un cycle de conférences-débats que le fcl du Brabant (Belgique) organise chaque année avec des analystes de différents groupes, voire de différentes obédiences, autour d’une question. L’année 2006-2007 était consacrée à Un homme, une femme, un fantasme.
  • [2]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien », 1975.
  • [3]
    C. Millot, « Les jouissances de l’Autre », Ornicar?, n° 22-23, 1981.
  • [4]
    D. Vasse, La souffrance dans la jouissance ou le martyre de l’amour, Paris, Seuil, 1998.
  • [5]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, Paris, Cerf, 1995, p. 170.
  • [6]
    Ibid., p. 159.
  • [7]
    J.-F. Six, La véritable enfance de Thérèse de Lisieux, Paris, Seuil, 1972, p. 33.
  • [8]
    Ibid., p. 67.
  • [9]
    Ibid., p. 68.
  • [10]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, op. cit., p. 359.
  • [11]
    Ibid., p. 361.
  • [12]
    Ibid., p. 71.
  • [13]
    Ibid., p. 213.
  • [14]
    Ibid., p. 360.
  • [15]
    R. M. Bell, L’anorexie sainte, Paris, puf, coll. « Le fil rouge », 1994.
  • [16]
    C. Millot, La vie parfaite, Paris, nrf-Gallimard, coll. « L’infini », 2006.
  • [17]
    M. Bousseyroux, « Recherches sur la jouissance Autre », L’en-je lacanien, n° 2, Le supplément féminin, Toulouse, érès, 2004, p. 55-84.
  • [18]
    C. Millot, La vie parfaite, op. cit., p. 252.
  • [19]
    J. Maître, Anorexies religieuses, anorexie mentale, Paris, Cerf, 2000.
  • [20]
    J. Maître, Mystique et féminité, Paris, Cerf, 1997, p. 43.
  • [21]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, op. cit.
  • [22]
    J.-F. Six, Vie de Thérèse de Lisieux, Paris, Seuil, 1975.
  • [23]
    C. Millot, La vie parfaite, op. cit., p. 33.
  • [24]
    D. Vasse, La souffrance dans la jouissance ou le martyre de l’amour, op. cit., p. 93
  • [25]
    M. de Villers, « L’expérience mystique, une jouissance masochiste ? », Quarto, n° 55, novembre 1994, p. 69-72.
  • [26]
    J. Maître, Anorexies religieuses, anorexie mentale, op. cit.
  • [27]
    Ibid., p. 82.
  • [28]
    P. Philippe de la Trinité, « Amour mystique, chasteté parfaite », dans Mystique et continence, Les études carmélitaines, Paris, Desclée de Brouwer, 1952, p. 17-26.
  • [29]
    J. Maître, Anorexies religieuses, anorexie mentale, op. cit.
  • [30]
    R. M. Bell, L’anorexie sainte, op. cit., p. 151.
  • [31]
    J. Maître, Anorexies religieuses, anorexie mentale, op. cit.
  • [32]
    J. Maître, Mystique et féminité, op. cit.
  • [33]
    E. Tesson S.J., « Sexualité, morale et mystique », Les études carmélitaines, 1952/1, Mystique et continence, Paris, Desclée de Brouwer, 1952, p. 357-379.
  • [34]
    M.-C. Hamon, « Le sexe des mystiques », Ornicar?, n° 20-21, 1980, p. 159-180.
  • [35]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, op. cit., p. 53.
  • [36]
    Ibid., p. 51.
  • [37]
    J. Maître, Anorexies religieuses, anorexie mentale, op. cit., p. 154.
  • [38]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, op. cit., p. 134.
  • [39]
    Ibid., p. 55.
  • [40]
    C.-H. Rocquet, « Ruysbroeck. Mystique nuptiale, mystique maternelle », dans B. Beyer de Ryke (sous la direction de), Maître Eckhart et Jan van Ruusbroec, Études sur la mystique « rhéno-flamande », Bruxelles, éd. de l’université de Bruxelles, 2004, p. 211-226.
  • [41]
    J.-F. Six, Vie de Thérèse de Lisieux, op. cit., p. 141.
  • [42]
    J.-F. Six, La véritable enfance de Thérèse de Lisieux, op. cit., p. 147.
  • [43]
    J.-F. Six, Vie de Thérèse de Lisieux, op. cit., p. 229.
  • [44]
    « Le mystique peut aimer de pure volonté un Dieu qui lui a soustrait tous les signes de son amour et de sa présence. Mais l’amour ne peut s’adresser à un Dieu purement et simplement absent », dans F. Balmès, Dieu, le sexe et la vérité, Toulouse, érès, 2007, p. 186.
  • [45]
    M. de Villers, « L’expérience mystique, une jouissance masochiste ? », art. cit.
  • [46]
    C. Millot, « Les jouissances de l’Autre », art. cit.
  • [47]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, op. cit., p. 339.
  • [48]
    Ibid., p. 372.
  • [49]
    On songe bien sûr aux développements que fait Jacques Le Brun à propos de la supposition impossible des mystiques. Dans J. Le Brun, Le pur amour de Platon à Lacan, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », 2002.
  • [50]
    J.-F. Six, Vie de Thérèse de Lisieux, op. cit., p. 268. « La douleur constituait pour le mystique du xviie siècle le seul affect qui ne trompe pas… », dans J. Le Brun, Le pur amour de Platon à Lacan, op. cit., p. 311.
  • [51]
    P. Prost, « Prendre le large : une sucess story de l’Absolu », La cause freudienne, n° 65, février 2007, p. 231-233. Par ailleurs, comment ne pas penser à l’être-suprême-en-méchanceté de Sade… ?
  • [52]
    M. Bousseyroux, « Recherches sur la jouissance Autre », art. cit., p. 63.
  • [53]
    F. Balmès, Dieu, le sexe et la vérité, op. cit.
  • [54]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, op. cit., p. 259.
  • [55]
    Ibid., p. 260-261.
  • [56]
    M. de Certeau, La fable mystique, xvie-xviie siècle, Paris, nrf-Gallimard, 1982.
  • [57]
    M. Theron, Petit lexique des hérésies chrétiennes, Paris, Albin Michel, 2005.
  • [58]
    On se reportera évidemment aux développements qu’en donne J. Le Brun, Le pur amour de Platon à Lacan, op. cit.
  • [59]
    A. Sangnier, « Le sacrifice de mes yeux », La cause freudienne, n° 41, février 1999, p. 31-35.
  • [60]
    J.-F. Six, Vie de Thérèse de Lisieux, op. cit., p. 337.
  • [61]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, op. cit., p. 119.
  • [62]
    C. Millot, « Les jouissances de l’Autre », art. cit.
  • [63]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, coll. « Le champ freudien », 2006.
  • [64]
    C. Soler, Le symptôme et l’analyste. Cours 2004-2005, Formations cliniques du Champ lacanien, collège clinique de Paris.
  • [65]
    F. Balmès, Dieu, le sexe et la vérité, op. cit.
  • [66]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, op. cit., p. 71.

1La Promenade psychanalytique [1] m’a offert l’occasion de me confronter avec la mystique. Car enfin, il me fallait apporter des éléments de réponse aux questions que je me posais : qu’est-ce qui fait jouir un mystique ? Qu’est-ce qui le met en mouvement ? Que cherche-t-il ? Naturellement, je sais ce qu’en dit Lacan dans son séminaire Encore[2] : le mystique est du côté du pastout, comme cela arrive à des gens qui sont du côté féminin dans les formules de la sexuation et qui aperçoivent qu’il y a une jouissance au-delà de la jouissance phallique, la jouissance féminine, la jouissance Autre.

2Je ne vais pas m’attarder sur Thérèse d’Avila, sur Jean de la Croix ou sur Hadewijch d’Anvers : beaucoup d’autres l’ont fait, et remarquablement ! Je vais prendre appui sur Thérèse de Lisieux pour étayer mon propos, même si Catherine Millot [3] la range parmi les mystiques « un peu niaises », en regard des Thérèse d’Avila, Hadewijch et autres Catherine de Sienne.

3Au préalable, il faut savoir que, jusqu’au xiie siècle, on parle non pas de mystique, mais de contemplation (contemplatio), d’où, par exemple, les ordres contemplatifs. La mystique comme telle apparaît au xiiie siècle. Son essor est plus précoce dans les régions germaniques (Flandre, Allemagne…), avec Ruysbroeck, Hadewijch, Eckhart, Suso…, que dans les pays du Sud. Là, il faudra attendre un siècle. On sait que la mystique rhéno-flamande fut très influencée par les troubadours. On y traduit l’amour courtois en Minne et on le transpose dans le commerce avec Dieu. Hadewijch identifie ainsi Amour et Dieu.

Thérèse Martin

4Quelques éléments biographiques sont nécessaires pour contextualiser mon propos. Je ne pense pas qu’une biographie exhaustive d’une jeune femme comme Thérèse Martin – c’est le nom de Thérèse de Lisieux dans le monde –, voire un repérage de signifiants récurrents, comme ce à quoi s’attelle D. Vasse [4], expliquent quoi que ce soit de son mysticisme.

5Le fait de savoir que la mère de Thérèse était traumatisée par les décès successifs de quatre enfants, qu’elle était habitée par un vœu de mort préconscient, que Thérèse elle-même a dû subir des deuils précoces et répétés (mort de sa mère, départ de ses sœurs substituts maternels), qu’elle a été confrontée à un père défaillant, qu’elle a présenté fort probablement un épisode mélancolique, qu’elle a peut-être eu une hallucination… ne nous éclaire en rien sur son mysticisme. Toutes choses égales par ailleurs, rien dans la biographie de Freud n’explique l’invention de la psychanalyse.

6Qui est Thérèse Martin (1873-1897), en religion Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face ? Si elle peut être d’une mièvrerie parfois confondante, Thérèse a pour singularité d’être une sainte professionnelle. Enfant, elle disait à ses parents qu’elle en serait une. Il faut savoir qu’à 9 ans, elle connaissait déjà son nom de religion : Thérèse de l’Enfant-Jésus. Elle entrera au Carmel à l’âge de 15 ans. Comme les autorités ecclésiastiques normandes étaient réticentes, elle s’est adressée au pape lui-même à qui elle a rendu visite. Cela étant dit, il n’était pas rare que de très jeunes filles prissent le voile : au xviie siècle, le Carmel de Beaune accueille une fille de 11 ans, deux de 13 ans et une de 14 ans. Au xixe siècle, dix jeunes filles de 18 ans et moins deviennent religieuses. Quelques jours avant son entrée au Carmel de Lisieux, Thérèse répète qu’elle veut devenir une sainte et donc mourir comme martyre. À cette fin, elle entreprend des démarches pour être envoyée au Carmel d’Hanoï. Mais ce voyage lui est refusé. Toutefois, Thérèse a quand même bien réussi son coup : en plus d’être canonisée, elle a été promue docteur de l’Église, qui est un titre donné à des personnes remarquables par la sainteté de leur vie, la pureté de leur orthodoxie et la qualité de leur savoir théologique.

7Son milieu familial est ultracatholique, antisémite, antimaçonnique et royaliste. Il est tout à fait représentatif de la droite française de l’époque, celle qui sera antidreyfusarde, nationaliste et revancharde.

8Le père est Louis Martin. Jeune, il est refusé au séminaire en raison de son ignorance du latin. Horloger bijoutier, c’est un homme méticuleux, rigide, ordonné. Il n’aime pas être dérangé dans ses habitudes. S’il a tendance à s’isoler, il est très friand de pèlerinages et de voyages. Il se marie à 35 ans. Peu dynamique, il arrête de travailler dix ans après et il aide son épouse, mais du bout des doigts. C’est un père falot, effacé, qui cède devant le désir de sa femme. Son état mental déclinera après un avc. Devenu fou, il sera interné à la fin de sa vie. Un rapport médical de l’époque écrit : « Épisode psychotique confuso-délirant organique. » Monsieur Martin a des bouffées mégalomaniaques, il présente des thèmes persécutoires, il fugue…

9La mère, Zélie, est une femme très soucieuse de ses enfants, mais elle est habitée par des fantasmes de mort très importants. Une anecdote suffit à l’illustrer. Elle assiste à une tétée de Thérèse. Repue, celle-ci s’affaisse sur le sein de sa nourrice. Zélie s’exclame [5] : « Je remerciais le bon Dieu de l’avoir fait mourir si doucement. » Une autre anecdote assez sinistre dépeint l’ambiance morbide de la famille : Thérèse, qui est bébé, est malade. Zélie le dit à sa sœur Élise, qui est religieuse. Celle-ci prie saint François de Sales pour obtenir sa guérison. Si sa prière est exaucée, Thérèse, décrète-t-elle, s’appellera Françoise. Si Zélie refuse, l’enfant mourra, et Zélie peut préparer son cercueil !

10Zélie est une femme triste, résignée. Elle écrit [6] : « […] il faut renoncer à tout ; je n’ai jamais eu de plaisir dans ma vie […]. Mon enfance, ma jeunesse ont été tristes comme un linceul […] ». Ou encore : « N’espère pas beaucoup de joies sur la terre, tu aurais trop de déceptions ; pour moi, je sais par expérience à quoi m’en tenir sur les joies de la terre, et si je n’espérais pas celles du ciel, je me trouverais bien malheureuse. » Zélie dit encore [7] : « Je saluerai la mort avec joie, comme on salue la douce et pure aurore d’un beau jour. »

11Pour Zélie, Dieu n’est pas amour, Dieu est un Autre cruel et féroce, maître de la vie et de la mort, il n’admet pas le bonheur sur terre. Le bonheur, c’est pour le ciel. La sœur de Zélie écrit [8] : « Dieu s’y prend de manière à ne nous pas faire trouver du bonheur parfait sur la terre. » Pourquoi ? Pour que les êtres humains désirent quitter la terre afin de rejoindre le ciel. La même sœur s’écrie au moment de la mort d’Hélène, une des filles de Zélie [9] : « Notre Ange est au ciel, et, sans avoir connu les misères de la terre, elle a passé des bras de sa Mère bien-aimée dans ceux du Seigneur, avec la robe blanche de son Baptême. »

12Ce qui advient est non pas le fait du sujet, mais la manifestation de la volonté de Dieu. Aucune rectification subjective n’est possible, ni à faire, d’ailleurs. Tout provient de l’Autre et tout est interprété dans ce sens : si je suis riche, c’est parce que Dieu l’a voulu ; si je suis pauvre, c’est aussi bien la volonté de Dieu. Ainsi, la guerre de 1870 est un châtiment de Dieu et l’écrasement de la Commune de Paris est une bénédiction divine !

13Jeune, Zélie ambitionne de prendre le voile, mais elle est refusée. Elle crée alors ce qu’on appellerait aujourd’hui une pme de confection de dentelles à Alençon. Tout le monde connaît le point d’Alençon… C’est une grande travailleuse et elle gagne beaucoup d’argent. Sa vie de mère est difficile : elle perd quatre enfants en bas âge, ce qui est dramatique pour elle. Et elle est persuadée que sa cadette, Thérèse, va mourir. Elle laisse cinq filles, qui, toutes, deviendront religieuses, dont quatre carmélites. Elle leur donne une éducation religieuse puisque Dieu place les gens sur terre pour qu’ils deviennent des saints. Elle meurt d’un cancer. Pour elle, la mort est un bénéfice, car elle permet d’aller au ciel et de contempler Dieu. La mort n’est donc terrible pour que les incroyants et les mécréants.

14Le couple des Martin est singulier. Comme l’un et l’autre sont profondément croyants, chaque événement est lu comme une intervention de Dieu, tout a donc sens, et un sens dont le lieu est l’Autre, qui prend ici le nom de Dieu. Il est donc légitime pour Louis Martin de proposer à sa femme Zélie de vivre comme frère et sœur, ce que Zélie accepte avec joie. Cependant, après quelques mois, un prêtre les contraint à procréer. Louis et Zélie avaient eu pour projet d’unir leurs âmes pour se porter vers Dieu dans un amour libre de toute sensualité, de tout érotisme. Ils n’étaient pas les seuls à agir de la sorte : les martyres Cécile et Valérien, saint Elzéar de Sabran et Delphine de Puymichel. De nombreuses mystiques mariées convaincront leur mari de vivre chastement.

15Thérèse a 5 ans quand sa mère meurt. Elle est prise en charge par ses sœurs aînées qui, l’une après l’autre, l’abandonnent pour rejoindre le Carmel. Vers 9 ou 10 ans, Thérèse fait une série de crises qui évoquent les grandes crises d’hystérie de la fin du xixe siècle (tremblements, hallucinations d’objets effrayants, mouvements rotatoires du corps, etc.). Elle guérit quand elle voit la statue de la Vierge lui sourire. Précisons que déjà Zélie, la mère, avait entendu la Vierge lui parler : elle craignait que sa fille morte, Hélène, ne fût au purgatoire. La Vierge l’avait rassurée… Naturellement, on pense tout de suite à une hallucination dans le chef de Thérèse. Mais soyons prudents, car celle-ci n’a jamais eu de certitude sur le réel de ce sourire marial.

…sainte professionnelle

16On peut dire que c’est à partir de ce moment que commence la carrière de Thérèse. On le sait, elle veut être une sainte, elle reçoit un nom en religion du Carmel de Lisieux, elle tient des propos qui peuvent paraître curieux. À 11 ans, elle dit [10] : « Je sentis naître en mon cœur un grand désir de la souffrance […]. La souffrance devint mon attrait, elle avait des charmes qui me ravissaient sans bien les connaître. Jusqu’alors j’avais souffert sans aimer la souffrance, depuis ce jour je sentis pour elle un véritable amour. » Plus tard, elle écrira [11] : « Je ne trouve aucun plaisir naturel à être aimée, choyée, mais j’en trouve un très grand à être humiliée. Quand j’ai fait une bêtise qui m’humilie et me fait voir ce que je suis, oh ! Alors, c’est là que j’éprouve un plaisir naturel ; j’éprouve une véritable joie […]. »

17Il faut dire que la souffrance est survalorisée dans les milieux catholiques de l’époque et plus particulièrement dans les ordres religieux comme les carmélites. Il est de bon ton de ne pas trop aimer la vie sur terre, comme nous le rappellent la maladie et la souffrance. Pourquoi cette exaltation de la souffrance ? L’acte de charité le plus élevé pour une carmélite était de s’offrir à Dieu en prenant volontairement sur elle les châtiments divins mérités par les pécheurs. D’où les mortifications spirituelles et corporelles. Marie, une des sœurs de Thérèse, se fait arracher des dents gâtées sans anesthésie pour le repos de l’âme de son grand-père… Au Carmel de Lisieux, lorsque Thérèse y entre, les sœurs portent une croix de fer aux angles pointus à même la peau, elles se flagellent avec des orties… Il s’agit donc de souffrir pour autrui ou à la place d’autrui. Les contemplatives de cette époque s’imposent donc des souffrances terribles pour expier les fautes des pécheurs, elles se substituent aux coupables afin de subir leur punition. Et Dieu y trouve sa satisfaction : il s’agit d’assurer sa jouissance ! Cela évoque le propos de Lacan suivant lequel le christianisme nous a appris à être peu regardants sur la jouissance de Dieu…

Mortifications

18Mais la souffrance de Thérèse et des mystiques n’est pas de cet ordre. Il y a un autre enjeu. Écoutons-la d’abord [12] : « J’avais soif de souffrir et d’être oubliée » ; « depuis longtemps la souffrance est devenue mon ciel ici-bas ». Ou encore : « Je n’ai point de capacité pour jouir, j’ai toujours été comme cela ; mais j’en ai une très grande pour souffrir […]. Je ne pouvais supporter la joie [13]. » Enfin : « Mes mortifications consistaient à briser ma volonté [14]. » Donc, au Carmel, Thérèse s’inflige la discipline trois fois par semaine, autrement dit elle se flagelle. Elle porte le cilice (ceinture de crin portée à même la peau), elle a un crucifix hérissé de pointes sur la poitrine. Elle pratique l’abstinence : pas de viande ni de jus de viande.

19Mais si nous nous reportons à l’histoire des mystiques, on voit bien que Thérèse se ménage, s’épargne. Catherine de Sienne, à 25 ans, nettoie les plaies d’une femme atteinte d’un cancer du sein. Elle a le cœur soulevé par l’horreur des plaies, par leur odeur… Elle recueille cependant le pus et le sang dans une écuelle et boit. La nuit, Jésus lui apparaît et l’invite à boire le sang qui coule de son flanc transpercé par la lance. Elle se flagelle trois fois par jour avec une chaîne en fer [15]. Sainte Véronique, au couvent, écrase sa langue sous une pierre, elle mange des insectes, elle avale les vomissures de chat. Marie-Madeleine de Pazzi se flagelle des nuits entières. Pour combattre ses idées érotiques, elle s’étend nue sur des branches d’épines et des bouts de bois pointus, elle verse de l’eau glacée sur ses seins, elle meurtrit sa chair avec des points en métal. Eustoche porte un cilice en peau de porc qui lui taillade la peau, elle le change parfois avec une haire faite de ronces. La nuit, elle se met nue, elle s’attache à une colonne et elle se flagelle de la tête aux pieds. Elle fait couler de la cire dans ses cheveux, elle utilise un système de cordes pour s’étirer les bras. Femme jeune et belle, elle cuit littéralement son visage à la chaleur du four et elle se décolore la peau avec des plantes. Jeanne Guyon [16] a deux types de ceintures : une de crin, une autre hérissée de pointes de fer. Elle glisse entre la peau et sa chemise des ronces et des épines. Elle utilise des orties qui l’empêchent de dormir. Elle se met de l’absinthe en bouche pour que les aliments aient un mauvais goût. Elle met des cailloux dans ses souliers. Elle dépose sa bouche et sa langue sur des crachats immondes. Marguerite-Marie Alacoque (xviie siècle) met en bouche du vomis, des excréments. Ces pratiques ne sont pas propres aux femmes : Claude Guyard se flagelle avec des orties et se roule nu dans les buissons épineux. Ajoutons-y les automutilations des mystiques : blessures, scarifications, etc., qui, toutes, représentent les plaies de Jésus.

20Aussi les stigmatisés se réfèrent-ils au Christ de la Passion, si bien que ses « plaies sacrées » s’inscrivent dans le réel du corps. Ici, la jouissance s’inscrit dans la chair et s’offre au regard. Pour rappel, le nom de Thérèse Martin en religion est Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face. Or, ce n’est pas un Jésus triomphant que donne à voir la Sainte Face, c’est un Christ battu, torturé, humilié, sanglant, couvert de crachats… L’Autre des mystiques n’est pas Dieu le Père, c’est le Christ [17]. Rien d’étonnant à ce que les mystiques dégagent une odeur de soufre et soient suspectes, car nous sommes, que nous le voulions ou non, pris dans le discours du capitaliste qui considère que la souffrance est un « scandaleux abus qu’il convient de dénoncer [18] ».

21Dans le même ordre d’idées, indexons l’identification de la mystique à l’abject, à l’ordure, au Luder schrébérien [19]. Dieu dit à Hildegarde de Bingen [20] : « Cendre de cendre et pourriture de pourriture, dis et écris ce que tu vois et entends. » Peut-on voir dans un fantasme de Thérèse de Lisieux une figuration de cette abjection ? Elle fantasmait de rejoindre comme « fille repentie » un refuge pour femmes de mauvaise vie de Lisieux [21]. Cette identification imaginaire à la putain était-elle le signe, parmi d’autres, de ce goût pour l’avilissement et la déchéance si caractéristique du mystique ? Toujours est-il que, pour jouir de Dieu, il faut s’humilier et admettre son propre néant [22].

22Catherine Millot [23] a tout à fait raison d’affirmer qu’il s’agit non pas de rechercher la souffrance pour elle-même, mais de rompre le principe de plaisir. Dans cette identification au Christ brisé, il n’y a aucune complaisance dans la souffrance. Les efforts de la mystique doivent se porter sur les sensations corporelles, sur les désirs : ceux-ci sont à éliminer autant que faire se peut pour être ouvert à Dieu. Émanation de Satan, obscénité, le corps emprisonne l’âme et l’empêche de s’unir à Dieu. Les épousailles avec Dieu exigent que l’on n’éprouve pas de besoins sexuels, nutritifs ou narcissiques. Ce dont il est question, c’est de mortifier le corps pour éteindre le désir et ses manifestations, ses objets… Thérèse écrit [24] : « Si mes désirs sont téméraires, fais-les disparaître car ces désirs sont pour moi le plus grand des martyres […] ». Il s’agit de déconstruire les barrières qui empêchent l’accès à Dieu puisqu’il faut s’ouvrir sans réserve à l’Autre divin.

23C’est du reste Lui qui impulse : la souffrance est à la fois une épreuve envoyée par Dieu et un don d’amour [25]. Dieu est à cet égard un pousse-à-la-souffrance auquel le mystique s’offre par amour. Il s’agit de dissoudre le moi, de le destituer parce que le moi, c’est une résistance à Dieu. Je ne résiste pas au plaisir de citer ici quelques aphorismes de sœur Jeanne de la Barge : L’âme croît dans la douleur comme une rose au mois de mai. Ou : Eût-il existé meilleure chose que la souffrance, Dieu ne l’eût pas infligée à son fils. Ou encore : Dans cette vie, rien n’est plus doux comme d’être crucifié avec le Christ.

Anorexie, inédie

24Le détour par l’anorexie est inévitable dès l’instant où l’on parle des mystiques. L’anorexie et sa forme extrême, l’inédie – soit cette pratique qui consiste à cesser toute alimentation et à ne se nourrir que de l’hostie –, sont monnaie courante dans les pratiques mystiques. Loin d’être considérée comme pathologique et d’être médicalisée, l’anorexie est très valorisée sur le plan religieux au moins jusqu’au xviie siècle. On y voit un signe de sainteté. Et l’inédie est considérée comme un signe évident du divin dans le corps et ses fonctions. Il ne faut pas être grand clerc pour y voir un fantasme de purification du corps, fantasme qui se retrouve d’ailleurs dans l’obligation d’être à jeun pour communier.

25Thérèse est anorexique. Elle l’a même été précocement, car, bébé, elle a refusé de téter sa mère. Comme Thérèse s’écarte des « voies extraordinaires » du mysticisme (extases, transes, stigmates), elle n’invoque pas l’inédie. J. Maître [26] considère que l’inédie est un mythe. Comment lui donner tort ? On doute en effet qu’une seule hostie ait une grande teneur calorique ! De plus, il s’est avéré que les praticiennes de l’inédie étaient des simulatrices : Louise Lateau, par exemple, avait dans sa chambre une armoire remplie de nourriture et elle a refusé tout examen médical sérieux. En effet, aucune des grandes mystiques n’a prétendu vivre sans s’alimenter du tout, chacune d’elles a prétendu manger suffisamment [27]. La mythologie catholique contient d’autres mythes : les corps post mortem épargnés par la putréfaction et la rigidité, le parfum qui s’en dégage (odeur de sainteté), la roseur de la peau, le sang resté liquide (saint Janvier à Naples), le suaire du Christ…

26Ici, nous voyons que Thérèse ne s’écarte des voies tracées par l’Église catholique. Depuis le xviie siècle, les « voies extraordinaires » – les jouissances extraordinaires, pourrions-nous dire – sont très mal vues par les autorités religieuses qui y voient la marque du diable, ou la manifestation d’un dérèglement des sens, ou, plus simplement, mythomanie et simulation. Un théologien [28] écrit qu’il est bien entendu que la vie mystique ne comporte essentiellement aucun phénomène extraordinaire (lévitation, extase, transverbération, etc.).

27De plus, nous sommes au xixe siècle. Aussi la pratique anorexique est-elle contrariée par les autorités religieuses : la supérieure du Carmel oblige Thérèse à se nourrir, ce à quoi elle se plie puisqu’elle a fait vœu d’obéissance. Cependant, elle termine ses repas en mangeant quelque chose de répugnant pour éloigner les plaisirs de la bouche.

28Les mystiques n’en restent pas là, bien sûr. Par exemple, l’abandon d’enfant est assez courant chez les mystiques qui sont déjà mères. Élisabeth de Hongrie (xiiie siècle) se sépare de son dernier enfant de peur que l’amour maternel ne l’éloigne de Dieu [29]. Sainte Marguerite de Cortone abandonne son fils pour mieux se vouer à Dieu. Pour Angèle de Foligno [30], sa mère, son mari, ses enfants sont des obstacles dans sa marche vers Dieu : « J’avais demandé leur mort à Dieu, leur mort me fut une grande consolation. Je me disais que dorénavant, puisque Dieu m’avait accordé cette faveur, mon cœur serait toujours dans le cœur de Dieu, et le cœur de Dieu toujours dans mon cœur. »

29Car se constituer un Dieu sur mesure apparaît être un trait fréquent chez bien des mystiques. Leur Dieu est un être à qui ils imputent tel ou tel affect, telle ou telle intention… C’est un être qui peut se prêter au désir du mystique. Ainsi, Thérèse se démène pour empêcher sa sœur Céline de se marier et elle prie Dieu pour qu’il l’empêche de danser un soir de bal avec son prétendant. Et que croyez-vous que fit Dieu ?

30Une caractéristique des mystiques mariées est de refuser tout commerce sexuel [31]. Le plus souvent, elles évitent les relations sexuelles et elles imposent la continence à leur mari. Cependant, peu font comme Francesca de Ponziani (xve siècle) qui, avant le rapport sexuel, se brûle le sexe avec de la cire ou du saindoux en ébullition de façon à souffrir le martyre pendant l’acte sexuel [32]. Tout cela se situe dans l’enseignement de l’Église selon lequel la virginité est supérieure au mariage parce qu’elle permet d’être plus proche de Dieu [33].

Jouir de Dieu

31Alors, une question s’impose : pourquoi le mystique se donne-t-il tant de mal ? Que vise-t-il ? Le mystique veut tout simplement jouir de Dieu [34]. Il est dans une quête de Dieu avec qui il veut s’unir, faire Un. Cela renvoie bien sûr au thème récurrent des épousailles mystiques. Mais, avant d’aller plus loin, examinons dans quelle position les mystiques mettent Dieu.

32L’hôpital Notre-Dame à la Rose, à Lessines, dans le Hainaut occidental belge, donne à voir une singularité : un tableau représentant un Christ tout à fait féminisé, un Christ avec un corps de femme. Or, la féminisation de Dieu est quelque chose de tout à fait banal, de tout à fait courant dans la mystique.

33Dieu est donc une femme, et plus spécifiquement une mère. Pour Heinrich Suso [35] (xive siècle), Dieu « se présente aussi aimable qu’une charmante bien-aimée qui se met gracieusement en route pour plaire à beaucoup et parle délicatement sous la forme d’une femme, afin d’incliner vers elle tous les cœurs ». Julienne de Norwich [36] (xve siècle) a joué un rôle majeur dans la propagation de cette image dans la mythologie chrétienne : « Notre Mère, notre gracieuse Mère, Jésus, parce qu’il voulait devenir pleinement notre Mère en toute chose […]. » Ou encore [37] : « […] notre vraie Mère, Jésus, lui seul nous enfante pour la joie et la vie éternelle […]. La mère peut nourrir l’enfant de son lait, mais notre précieuse Mère, Jésus, peut nous nourrir de Lui-même ».

34Par voie de conséquence, le thème du mystique tétant le sein de Dieu est lui aussi récurrent. Thérèse d’Avila [38] dit : « Que le Seigneur me baise du baiser de sa bouche, car Son sein est meilleur que le vin. » Saint François de Sales [39] écrit : « Notre Seigneur montrant le très aimable sein de son divin amour à l’âme dévote, il la tire toute à soi, la ramasse, et, par manière de dire, il replie toutes les puissances d’icelle dans le giron de sa douceur plus que maternelle, puis brûlant d’amour, il serre l’âme, il la joint, la presse et colle sur ses lèvres de suavité et sur sa délicieuse poitrine, la baisant du sacré baiser de sa bouche, et lui faisant savourer ses mamelles meilleurs que le vin. »

35L’union avec le Christ peut être tout à fait érotisée et elle peut être décrite de manière fort vigoureuse. Jésus apparaît à Marguerite d’Ypres et à Lutgarde (xiiie siècle) en beau jeune homme et en amant sensuel qui se dénude la poitrine. Hadewijch d’Anvers écrit : « […] s’avançant vers moi, il me prit dans ses bras et me serra contre lui ; et tous mes membres sentirent les siens dans la plénitude que j’avais désirée de cœur […]. Ainsi j’eus, de l’extérieur, satisfaction pleine et parfaite […]. Il me parut alors que nous étions unis sans différence ». Ou encore [40] : « Il m’apparaît alors dans le vêtement et la figure qu’il eut au jour où pour la première fois il nous donna son Corps : sous la forme virile, doux et beau dans la riche splendeur de son visage, il vint à moi, si humblement, comme un amant qui se soumet tout à l’autre. Et il me fit don de lui-même sous les espèces et figures du Sacrement, comme d’usage ; puis il me fit boire du calice, sous l’aspect et la saveur accoutumés. » Agnès de Foligno se dénude devant le crucifix pour s’offrir au Christ.

36Thérèse de Lisieux n’est pas aussi excessive. Comme les autorités religieuses normandes refusaient son entrée au Carmel, Thérèse est allée à Rome demander le nihil obstat du pape. Ce fut pour elle « un voyage de noces » au cours duquel elle veut faire avec le Christ « un véritable échange d’amour [41] ». Elle se proclame la « fiancée de Jésus [42] », elle rédige le faire-part de son mariage avec le Christ et elle le dit allongé à ses côtés dans son lit. La jouissance phallique d’un corps à corps érotique avec Jésus est un thème courant dans la mystique catholique féminine. Ces textes évoquent assurément le fantasme d’un rapport sexuel très satisfaisant où il s’agit de faire Un avec Dieu.

37On retrouve le même thème chez certains mystiques hommes pour qui Dieu est leur épouse. Mais, dans le mysticisme masculin, c’est habituellement l’âme du mystique qui épouse Dieu. Le mystique homme est une âme partenaire de Jésus, certains vont pousser cette logique si loin qu’ils revêtent des vêtements féminins, tel Richard Rolle de Hampole (xive siècle).

38Mais si nous lisons de plus près les textes des mystiques, il saute aux yeux qu’ils ne parviennent jamais à faire Un avec le Christ, sauf dans la mort. Thérèse de Lisieux écrit [43] : « Jésus, mon Bien-Aimé, pour vous je veux mourir ! – Je désire mourir pour commencer à vivre – Je désire mourir pour m’unir à Jésus – Mourir d’amour, c’est un bien doux martyre – Et c’est celui que je voudrais souffrir. »

Absenthéisme…

39Le Dieu des mystiques est un Dieu qui se dérobe, qui est absent, ou, plus exactement, qui est présent sur un fond d’absence [44]. Le mystique n’est jamais certain de la présence de Dieu et, quand il croit l’atteindre, ses mains ne touchent que du vide [45]. Il se perd donc dans une quête infinie, vertigineuse d’un objet qui sans cesse se dérobe, une quête qui ne prend fin qu’avec la mort, jouissance ultime [46]. Lorsque Thérèse présente les premières hémoptysies provoquées par la tuberculose qui l’emportera, elle écrit [47] : « Je sentis comme un flot qui montait en bouillonnant jusqu’à mes lèvres. Je ne savais pas ce que c’était, mais je pensais que peut-être j’allais mourir et mon âme était inondée de joie. » Comment ne pas songer au mot de J.-L. Nancy que reprend M. Bousseyroux : le mystique est un « athéologien », la mystique étant une affaire d’« absenthéisme ».

40Thérèse de Lisieux n’échappe pas à cet invariant sur l’absence de Dieu : elle répète qu’elle ne sent pas la présence de Jésus, il est absent, il est caché. « Où est-il ? Pourquoi ne vient-il pas nous consoler, puisque nous n’avons que lui pour ami ? » Cependant, s’il agit de la sorte, c’est pour qu’elle le cherche et l’aime davantage encore. Thérèse présente comme une preuve de son existence et de son amour les souffrances qu’il lui inflige. Celles-ci lui permettent de montrer qu’elle aime sans rien demander en retour, sauf la souffrance elle-même. « C’est là un grand amour d’aimer Jésus sans sentir la douceur de cet amour […] c’est là un martyre […]. Eh bien mourons martyres [48]. »

41Cette absence peut être radicale. Peu avant sa mort, Thérèse perd la foi et elle nie l’existence de l’au-delà, du ciel, de la vie éternelle après la mort [49]. Cette négation n’est pas vraiment le résultat d’une démarche intellectuelle, elle est une épreuve que Dieu lui envoie : « Malgré cette épreuve qui m’enlève toute jouissance, je puis cependant m’écrier : Seigneur, vous me comblez de joie par tout ce que vous faites [50]. » Et Dieu, dont le désir est mystérieux et énigmatique, reste silencieux… Car Dieu donne, mais il reprend ; Dieu satisfait, mais il frustre l’instant d’après… Sans doute peut-on y voir une manifestation de l’impensé de la mythologie chrétienne : la méchanceté de Dieu [51].

42Le mystique [52] jouit au-delà de la jouissance phallique de la face Dieu de l’Autre, mais de ce qui de Dieu est trou. Il jouit du manque de Dieu, de son incomplétude, de sa béance. Il jouit de S de A barré. Chez Thérèse, Jésus demande à être aimé et il souffre de ne pas trouver l’amour chez l’autre. Il est en manque d’amour. Le Dieu de Thérèse est un dieu désirant, qui a besoin d’elle. M. Bousseyroux précise : Dieu n’aime que parce qu’il est incomplet, parce qu’il est pas-tout, c’est sa faille qui le consacre en « Amour-qui-fait-jouir ».

Passiveté

43Il s’agit donc pour le mystique de s’engloutir, de se perdre dans la béance de l’Autre. Il veut colmater cette faille dans l’Autre par un amour infini, en référence au Christ qui s’est sacrifié pour sauver le Père et lui donner consistance. Il se soumet totalement à Dieu, celui-ci peut en disposer comme il veut, le mystique se fait l’objet de la jouissance de l’Autre. L’amour, ici, est une affaire de volonté, non de sentiment [53]. Les écrits de Thérèse de Lisieux l’illustrent : elle veut être l’objet que le Christ, qu’elle décrit comme un être capricieux, choie, jette, reprend, écarte… Elle jouit de Dieu, tout comme Dieu jouit d’elle. Elle n’a qu’un désir, celui de s’offrir « comme une petite grappe de raisin pour rafraîchir Jésus enfant, l’amuser, le laisser presser par lui au gré de ses caprices et de pouvoir aussi étancher la soif ardente qu’Il ressentit pendant sa passion [54] ». Ou encore : « Je m’étais offerte à l’Enfant Jésus pour être son petit jouet, je lui avais dit de ne pas se servir de moi comme d’un jouet de prix que les enfants se contentent de regarder sans oser y toucher, mais comme d’une petite balle de nulle valeur qu’il pouvait jeter à terre, pousser du pied, percer, laisser dans un coin ou bien presser sur son cœur si cela lui faisait plaisir [55]. » Ailleurs, elle le déclare sans ambages : son seul désir, c’est d’accomplir la volonté de Dieu.

44On retrouve ici le sujet de l’énonciation tel que le formalise M. de Certeau [56] : l’énonciation du mystique s’indexe d’un volo, d’un volo nihil qui revient à dire : je ne veux rien d’autre que ce que Dieu veut, je veux que Dieu veuille pour moi. C’est le volo de Maître Eckhart. Cela peut aller fort loin : il faut s’en remettre totalement à Dieu même si celui-ci exige la damnation ! Ce n’est rien de moins que l’amour extatique, c’est-à-dire un amour qui s’accomplit dans la perte de soi, un amour qui ne soit pas simplement narcissique.

45Il ne faut pas perdre de vue que si le mystique y consent, c’est Dieu qui prend l’initiative. Le mystique n’a guère d’efforts à faire pour tendre vers Dieu, car c’est ce dernier qui lui tend la main. Puisque les faveurs viennent de Dieu, il n’est pas nécessaire de s’épuiser à le prier. Ce n’est rien d’autre que le quiétisme qui prône l’état de passivité et de réceptivité au message divin. On sait que le quiétisme a été violemment attaqué par Bossuet, le représentant de l’orthodoxie catholique, et qu’il a été tenu pour une hérésie [57].

46L’amour mystique est un amour qui procède de la passiveté, soit l’observance de la volonté de Dieu [58]. Le mystique s’inscrit radicalement du côté femme. Il est du côté pastout de la sexuation, il jouit du signifiant du manque dans l’Autre. Au-delà de la jouissance phallique, il y a la jouissance Autre… Les écrits qui témoignent de satisfactions érotiques se rangeraient certes du côté de la jouissance phallique, ceux qui parlent de déréliction, de paix, de quiétude, de chaleur, de brûlure, d’un nouage entre solitude et joie, de l’intrication de la souffrance extrême avec la plus grande volupté… procéderaient de la jouissance Autre, de cette jouissance exclue du symbolique [59].

47Thérèse procède à un véritable tissage entre la jouissance féminine, qui jouit de l’incomplétude, et l’amour. Elle s’exclame à la fin de sa vie [60] : « Je ne me repens pas de m’être livrée à l’Amour […]. Oh ! Non, je ne m’en repens pas, au contraire. » Ou encore [61] : « J’ai été prise d’un si violent amour pour le bon Dieu que je ne puis expliquer cela qu’en disant que c’était comme si on m’avait plongée tout entière dans le feu. Oh ! Quel feu et quelle douceur en même temps […]. »

La question de la structure

48Que faut-il penser de ces épouses du Christ qui « donnent à contempler les jouissances que Dieu leur cause [62] » ? Car enfin, on en conviendra, les comportements des mystiques ne laissent pas indifférents, ils interpellent.

49Indéniablement, ils suscitent le malaise, voire l’angoisse. On ne peut contester leur dimension masochiste, ne serait-ce que dans la soumission recherchée à la volonté de l’Autre [63] ou à faire exister, consister l’Autre, mais de là à prétendre que les mystiques sont des masochistes, il y a un pas à ne pas franchir. D’autant plus que l’Autre du mystique n’est pas limité, n’est pas contenu comme l’Autre du masochiste [64]. Le vrai maître, c’est le masochiste, pas le tourmenteur.

50Pas plus que n’est à franchir celui qui voudrait identifier mystique et psychose, même s’il existe des points de convergence, notamment en ce qui concerne la jouissance de l’Autre. Cela étant dit, le mystique ne délire pas, pas plus qu’il n’hallucine. Si le mystique consent à être l’objet de la jouissance de Dieu, c’est par amour. Il s’offre à Dieu, il est dans le consentement. Le Dieu de Schreber impose sa jouissance délétère et effractive en l’absence de tout amour. Par ailleurs, on ne peut pas faire des mystiques des rebelles : ils sont toujours restés fidèles aux dogmes de l’Église, ils ont toujours mesuré leur expérience à l’aune du message des Évangiles, ils se sont toujours référés au confesseur que l’Église leur a adjoint [65]… Plus intéressant apparaît le rapport du mystique à l’écriture, car les mystiques ont beaucoup écrit.

51C’est l’impossibilité à dire la jouissance Autre qui les pousse à écrire. Et, il suffit de les lire, les mots manquent radicalement : elle ne peut pas se dire, dès l’instant où elle est hors symbolique. D’une certaine façon, l’expérience mystique ne cesse pas de ne pas s’écrire. Comme le dit Lacan [66] : « Il est clair que le témoignage des mystiques, c’est justement de dire qu’ils l’éprouvent, mais qu’ils n’en savent rien. »

Notes

  • [*]
    Michel Coddens, psychanalyste à Bruxelles, membre de l’École de psychanalyse des Forums du Champ lacanien.
  • [**]
    D. Dufrasne, Libres et folles d’amour, Bierges, Ed. Thomas Mols, 2007.
  • [1]
    Qui est un cycle de conférences-débats que le fcl du Brabant (Belgique) organise chaque année avec des analystes de différents groupes, voire de différentes obédiences, autour d’une question. L’année 2006-2007 était consacrée à Un homme, une femme, un fantasme.
  • [2]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien », 1975.
  • [3]
    C. Millot, « Les jouissances de l’Autre », Ornicar?, n° 22-23, 1981.
  • [4]
    D. Vasse, La souffrance dans la jouissance ou le martyre de l’amour, Paris, Seuil, 1998.
  • [5]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, Paris, Cerf, 1995, p. 170.
  • [6]
    Ibid., p. 159.
  • [7]
    J.-F. Six, La véritable enfance de Thérèse de Lisieux, Paris, Seuil, 1972, p. 33.
  • [8]
    Ibid., p. 67.
  • [9]
    Ibid., p. 68.
  • [10]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, op. cit., p. 359.
  • [11]
    Ibid., p. 361.
  • [12]
    Ibid., p. 71.
  • [13]
    Ibid., p. 213.
  • [14]
    Ibid., p. 360.
  • [15]
    R. M. Bell, L’anorexie sainte, Paris, puf, coll. « Le fil rouge », 1994.
  • [16]
    C. Millot, La vie parfaite, Paris, nrf-Gallimard, coll. « L’infini », 2006.
  • [17]
    M. Bousseyroux, « Recherches sur la jouissance Autre », L’en-je lacanien, n° 2, Le supplément féminin, Toulouse, érès, 2004, p. 55-84.
  • [18]
    C. Millot, La vie parfaite, op. cit., p. 252.
  • [19]
    J. Maître, Anorexies religieuses, anorexie mentale, Paris, Cerf, 2000.
  • [20]
    J. Maître, Mystique et féminité, Paris, Cerf, 1997, p. 43.
  • [21]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, op. cit.
  • [22]
    J.-F. Six, Vie de Thérèse de Lisieux, Paris, Seuil, 1975.
  • [23]
    C. Millot, La vie parfaite, op. cit., p. 33.
  • [24]
    D. Vasse, La souffrance dans la jouissance ou le martyre de l’amour, op. cit., p. 93
  • [25]
    M. de Villers, « L’expérience mystique, une jouissance masochiste ? », Quarto, n° 55, novembre 1994, p. 69-72.
  • [26]
    J. Maître, Anorexies religieuses, anorexie mentale, op. cit.
  • [27]
    Ibid., p. 82.
  • [28]
    P. Philippe de la Trinité, « Amour mystique, chasteté parfaite », dans Mystique et continence, Les études carmélitaines, Paris, Desclée de Brouwer, 1952, p. 17-26.
  • [29]
    J. Maître, Anorexies religieuses, anorexie mentale, op. cit.
  • [30]
    R. M. Bell, L’anorexie sainte, op. cit., p. 151.
  • [31]
    J. Maître, Anorexies religieuses, anorexie mentale, op. cit.
  • [32]
    J. Maître, Mystique et féminité, op. cit.
  • [33]
    E. Tesson S.J., « Sexualité, morale et mystique », Les études carmélitaines, 1952/1, Mystique et continence, Paris, Desclée de Brouwer, 1952, p. 357-379.
  • [34]
    M.-C. Hamon, « Le sexe des mystiques », Ornicar?, n° 20-21, 1980, p. 159-180.
  • [35]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, op. cit., p. 53.
  • [36]
    Ibid., p. 51.
  • [37]
    J. Maître, Anorexies religieuses, anorexie mentale, op. cit., p. 154.
  • [38]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, op. cit., p. 134.
  • [39]
    Ibid., p. 55.
  • [40]
    C.-H. Rocquet, « Ruysbroeck. Mystique nuptiale, mystique maternelle », dans B. Beyer de Ryke (sous la direction de), Maître Eckhart et Jan van Ruusbroec, Études sur la mystique « rhéno-flamande », Bruxelles, éd. de l’université de Bruxelles, 2004, p. 211-226.
  • [41]
    J.-F. Six, Vie de Thérèse de Lisieux, op. cit., p. 141.
  • [42]
    J.-F. Six, La véritable enfance de Thérèse de Lisieux, op. cit., p. 147.
  • [43]
    J.-F. Six, Vie de Thérèse de Lisieux, op. cit., p. 229.
  • [44]
    « Le mystique peut aimer de pure volonté un Dieu qui lui a soustrait tous les signes de son amour et de sa présence. Mais l’amour ne peut s’adresser à un Dieu purement et simplement absent », dans F. Balmès, Dieu, le sexe et la vérité, Toulouse, érès, 2007, p. 186.
  • [45]
    M. de Villers, « L’expérience mystique, une jouissance masochiste ? », art. cit.
  • [46]
    C. Millot, « Les jouissances de l’Autre », art. cit.
  • [47]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, op. cit., p. 339.
  • [48]
    Ibid., p. 372.
  • [49]
    On songe bien sûr aux développements que fait Jacques Le Brun à propos de la supposition impossible des mystiques. Dans J. Le Brun, Le pur amour de Platon à Lacan, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », 2002.
  • [50]
    J.-F. Six, Vie de Thérèse de Lisieux, op. cit., p. 268. « La douleur constituait pour le mystique du xviie siècle le seul affect qui ne trompe pas… », dans J. Le Brun, Le pur amour de Platon à Lacan, op. cit., p. 311.
  • [51]
    P. Prost, « Prendre le large : une sucess story de l’Absolu », La cause freudienne, n° 65, février 2007, p. 231-233. Par ailleurs, comment ne pas penser à l’être-suprême-en-méchanceté de Sade… ?
  • [52]
    M. Bousseyroux, « Recherches sur la jouissance Autre », art. cit., p. 63.
  • [53]
    F. Balmès, Dieu, le sexe et la vérité, op. cit.
  • [54]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, op. cit., p. 259.
  • [55]
    Ibid., p. 260-261.
  • [56]
    M. de Certeau, La fable mystique, xvie-xviie siècle, Paris, nrf-Gallimard, 1982.
  • [57]
    M. Theron, Petit lexique des hérésies chrétiennes, Paris, Albin Michel, 2005.
  • [58]
    On se reportera évidemment aux développements qu’en donne J. Le Brun, Le pur amour de Platon à Lacan, op. cit.
  • [59]
    A. Sangnier, « Le sacrifice de mes yeux », La cause freudienne, n° 41, février 1999, p. 31-35.
  • [60]
    J.-F. Six, Vie de Thérèse de Lisieux, op. cit., p. 337.
  • [61]
    J. Maître, L’orpheline de la Bérézina, op. cit., p. 119.
  • [62]
    C. Millot, « Les jouissances de l’Autre », art. cit.
  • [63]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, coll. « Le champ freudien », 2006.
  • [64]
    C. Soler, Le symptôme et l’analyste. Cours 2004-2005, Formations cliniques du Champ lacanien, collège clinique de Paris.
  • [65]
    F. Balmès, Dieu, le sexe et la vérité, op. cit.
  • [66]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, op. cit., p. 71.
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