1On retient généralement dans l’enseignement de Lacan trois modes de fin d’analyse, suivant la période de son enseignement. La thèse des années 1950, l’assomption de la castration, signifie que le préalable à une véritable sortie d’analyse est d’avoir réduit le désir à ce qu’il est, à savoir la castration. La thèse de la traversée du fantasme se trouve dans le Séminaire XI, en 1964, thèse de la traversée des défenses à l’endroit de la jouissance, dont on peut aussi dire que c’est la traversée des identifications vers la pulsion. L’identification finale au symptôme, c’est la thèse de 1976. Cette identification lorsqu’elle se produit est une identification à une fixation de jouissance modifiée par rapport au symptôme d’entrée dans l’analyse.
2Le développement que je propose considérera la fin de l’analyse à partir de la traversée du fantasme. Je mettrai cette thèse en relation avec ce que Lacan a écrit à la fin de son texte « Subversion du sujet et dialectique du désir », à savoir que le sujet arrive à céder sa castration, à céder sa différence.
3J’examinerai dans un premier temps le rapport à l’objet dans le mathème du fantasme, ensuite le rapport du sujet à la castration dans la fin de l’analyse par la traversée du fantasme. Je terminerai en me demandant ce qu’on peut attendre d’une analyse menée à son terme.
4Tout d’abord, je vais me laisser guider par la thèse que je vous propose : l’objet a, en tant que cause du désir, c’est l’objet a en tant qu’il fonctionne dans le fantasme au terme de sa traversée, soit en tant que plus-de-jouir produit par l’acte analytique.
5Si le mot fantasme nous est à tous si familier, c’est qu’il renvoie à l’idée d’un scénario imaginaire soutenant la rêverie diurne, parfois l’activité sexuelle, en nous permettant, du moins nous le croyons, d’échapper à la réalité. Pourtant, la psychanalyse nous apprend qu’il n’en est pas exactement ainsi. Même si ni Freud ni Lacan n’ont fait du fantasme un des concepts fondamentaux de la psychanalyse, il n’en est pas moins un, me semble-t-il, puisque c’est cette question qui centre le travail de la cure, de son début jusqu’à sa fin.
6Lacan disait d’ailleurs, en 1967, lors des journées sur les psychoses : « La valeur de la psychanalyse, c’est d’opérer sur le fantasme. Le degré de réussite a démontré que là se juge la forme qui assujettit comme névrose, perversion ou psychose. D’où se pose, à seulement s’en tenir là, que le fantasme donne à la réalité son cadre : évident, et aussi bien impossible à bouger, n’était la marge laissée par la possibilité d’extériorisation de l’objet a. »
7Freud repère fort bien de quelle manière se construisent les fantasmes. Ils sont élaborés, nous dit-il, à l’aide de choses entendues qui ne sont utilisées qu’après coup et ils combinent ainsi le vécu et l’entendu, le passé – c’est-à-dire tout ce qui concerne l’histoire des parents et des aïeux – avec le vu lui-même.
8Nous voyons donc une conception freudienne du fantasme qui comprend deux pôles, l’un concernant le contenu du fantasme, l’autre la place de son auteur. Du côté du contenu, nous avons une combinaison d’éléments dont certains viennent de l’expérience du sujet et d’autres de ce que nous pouvons appeler après Lacan le discours de l’Autre, en tant que discours qui précède et entoure le sujet. Freud repère fort justement qu’il y a quelque chose, un discours qui nous précède et nous détermine. Mais en distinguant cela de la position du sujet, il pointe une chose essentielle : être pris dans le discours de l’Autre ne suffit pas à faire un sujet ($). Encore faut-il que l’enfant concerné y mette du sien.
9Le fantasme, peut-on dire en première approximation, est la façon dont, à partir de ce discours, l’enfant va y mettre du sien. Si Freud utilise le terme de fantasmes plus que de fantasme, en termes de grammaire, ce qui est tout à fait sensible dans son article « Un enfant est battu », Lacan mettra l’accent sur le fantasme, centrant la question sur le dégagement, à partir des fantasmes repérés dans la cure, des lignes de force jusqu’à une réduction du fantasme dans sa structure fondamentale, le mathème $ ? a.
10Il faudrait pour être précis aborder la question du fantasme comme une relation, entre deux termes, $ et a. Ce que Freud va découvrir, démontrer, c’est que cette relation se présente dans la cure, c’est-à-dire dans l’expérience clinique de la psychanalyse, sous la forme d’une phrase : « Un enfant est battu. » Cette phrase, qui est le titre d’un texte célèbre et important de Freud, constitue en quelque sorte le paradigme, le modèle de ce qu’est un fantasme. La fonction de cette phrase est de combiner, de situer un sujet comme disparu (aphanisis) avec un objet comme apparu (fantasia). J’ajouterai à cela que c’est par la série des trois articles consacrés au clivage du sujet, à savoir « La perte de la réalité dans la psychose et la névrose » (1924), « Le fétichisme » (1927) et « Le clivage du moi dans les processus de défense » (1939), que Freud va constituer la base d’une élaboration logique du sujet en tant qu’il est pris dans sa division constituante.
11C’est à partir du Séminaire XIV, La logique du fantasme, en précisant que pour Lacan « logique » signifie non pas science du symbolique mais « science du réel » (c’est une citation du texte « L’étourdit »), que nous pouvons rendre compte de ce que veut dire cette relation entre le sujet comme disparu et l’objet comme apparu. Cette relation peut se formuler de la façon suivante (et on peut mesurer l’importance tout à fait centrale du fantasme dans la psychanalyse) : « Il n’y a pas d’autre entrée pour le sujet dans le réel que le fantasme. » Cette affirmation, je la tire du texte de Lacan, du résumé qu’il a fait de son séminaire La logique du fantasme et qu’on trouve dans le numéro 29 d’Ornicar?.
12Je reprends maintenant la thèse du texte de Freud sur « Le fétichisme ». Que démontre-t-elle ? Que le réel de la castration (le réel du manque), soit le fait qu’il n’y a pas d’objet phallique pour la mère, est dans le même temps démenti et reconnu. Le réel du manque est démenti puisque le fétiche constitue un substitut qui se fait passer pour le phallus, mais il est reconnu en même temps puisque le fait même d’avoir recours à un substitut témoigne de ce qu’il y a un manque, auquel le substitut pare (on ne cherche pas un substitut à ce qui ne manque pas).
13Il y a donc le repère, la découverte par Freud dans l’analyse du fétichisme de ce qu’il a appelé le clivage de l’objet phallique, le clivage entre substitut et absence, entre démenti et reconnaissance (du côté du sujet). Autrement dit, du côté de l’objet, l’écriture $ n’est rien d’autre que la marque de cette division qui fait que le sujet est radicalement, de façon irrémédiable, divisé entre démentir et reconnaître le réel du manque.
14Si l’on veut pousser un peu plus loin notre interprétation de cette formule $ ? a et en regardant la fonction du poinçon, on peut dire que le fantasme a une structure de cadre. Il cadre le manque-à-être du sujet en l’habillant. Il lui donne une réponse. Je ne dis pas que c’est la bonne, mais c’en est une. Il y a, à la question du manque-à-être du sujet, d’autres réponses. Le symptôme, par exemple, est une réponse que le sujet « se donne » – avec toute la difficulté à signifier ce « se » – à partir de la question du manque-à-être, inscrite dans l’inconscient. La réponse du fantasme et celle du symptôme ont une relation entre elles, spécialement pour le sujet névrosé (qui privilégie la réponse du symptôme).
15J’en arrive maintenant à la question de l’objet a. Sur ce point aussi, nous devons revenir à Freud. On se rappelle que Freud, en 1897, s’est confronté en découvrant le fantasme au problème qui rendait pour lui incertaine la curabilité de la névrose. On va retrouver cela dans son article sur la fin de l’analyse où il évoque la même difficulté : l’écueil du fantasme est ce qui rend problématique et aléatoire la fin de l’analyse.
16La réponse qui permet de franchir l’écueil du fantasme, c’est l’invention par Lacan de l’objet a. Je considère ici très important ce terme d’invention, parce que d’une part c’est celui que Lacan lui-même a choisi, et d’autre part, si l’on veut mettre les choses en perspective historique, on peut dire que Freud a découvert l’inconscient et la cure analytique et que, de son côté, Lacan a inventé l’objet a et la passe (cette procédure qui permet d’évaluer ce qu’il en est à la fois de la fin d’une analyse et du passage de l’analysant à l’analyste).
17Il me semble alors tout à fait essentiel dans la perspective de la thèse que j’ai avancée ici (mais aussi par rapport à ce que j’essaie de développer à propos du séminaire La logique du fantasme) d’indiquer la nature de cet objet et comment il vient compléter la formule du fantasme $ ? a.
18Dans l’élaboration freudienne, on voit que ce qui est omis, négligé, c’est l’objet. La dimension de la scène, du scénario, de la séquence dont le sujet lui-même fait partie conduit d’une certaine façon à l’occultation de l’objet en jeu et du statut de cet objet. C’est à ce point que Lacan reprend la question pour introduire l’objet dans la problématique du fantasme.
19Cette introduction de l’objet dans la problématique du fantasme, Lacan la réalise à partir du paradigme freudien lui-même. Je cite Lacan, dans sa leçon du 27 juin 1967 du séminaire La logique du fantasme : « Je rappelle ceci pour interroger ce qu’il en est de la fonction du fantasme : je dis modèle : “Un enfant est battu”, le fantasme n’est qu’un arrangement signifiant dont j’ai donné la formule en y couplant le a à l’$, ce qui veut dire qu’il y a deux caractéristiques : la présence d’un objet “a” et d’autre part rien d’autre que ce qui engendre le sujet comme $, à savoir une phrase. C’est pourquoi “Un enfant est battu” est typique, “Un enfant est battu” n’est rien d’autre que l’articulation signifiante “Un enfant est battu” à ceci près (lisez le texte) que là-dessus vole rien d’autre que ceci, impossible à éliminer, qui s’appelle le regard. »
20Dans son résumé de son séminaire La logique du fantasme (Ornicar?, n° 29), Lacan dégage cette structure du fantasme et le statut de l’objet qui y fonctionne. Le mathème $ ? a est à réserver pour le fantasme fondamental tel qu’il est construit dans l’analyse. Cette conception suppose a minima :
- que $ ? a est non pas au départ mais au terme d’une analyse ;
- que la construction du fantasme consiste en un retournement de la pulsion en fantasme proprement dit ;
- qu’il faut l’acte analytique pour obtenir cette réversion de $ ? D en $ ? a.
21Le sujet, confronté à sa propre demande ou à celle qu’il attribue à l’Autre, produit à la place du manque dans l’Autre l’objet a propre à assurer la satisfaction. Il y a lieu de remarquer que le graphe permet de distinguer la fonction du désir chez l’hystérique et chez l’obsessionnel. Si le sujet met l’accent sur sa propre demande, c’est l’insatisfaction qui viendra au premier plan. À l’opposé, s’il s’emploie à satisfaire la demande de l’Autre, c’est sa propre impuissance qui sera mise en valeur avec l’impossibilité à y répondre avec succès. D’où les deux variations du désir selon la lecture : $ ? D (hystérique) ou $ ? D (obsessionnel). Le sujet confronté à sa demande se défend contre le manque qui le constitue (– ?) en constituant à sa place un objet positivé, reste de , et que Lacan appelle a.
22J’ajouterai à cela, et par rapport au travail de la cure, que le temps de la construction du fantasme est essentiel. C’est le temps où le sujet pourra reconnaître que la demande de l’Autre n’est pas la demande de quelque chose, où il pourra laisser la question sans réponse et reconnaître que, dans cette demande de l’Autre, est inclus le désir de l’Autre parce qu’un signifiant manque. C’est le temps où le sujet va accepter la castration de l’Autre, castration symbolique cette fois, irrémédiable, à laquelle rien ne pourra parer.
23Le sujet a alors franchi le plan d’une identification imaginaire de l’objet a, cause de son désir, et peut reconnaître que cet objet, cause de ce qui le tourmente, n’est rien d’autre que ce qu’il a de plus intime. Grâce à cette construction, il sera assujetti à son fantasme mais dans le deuxième sens du terme cette fois, c’est-à-dire étant devenu sujet, s’y reconnaissant comme l’auteur, ce dont il n’avait pas la moindre idée jusque-là. Il pourra alors reconnaître sa place divisée dans ce que comporte de contradictoire son fantasme. Le mathème $ ? a pourra alors se lire :
- $, sujet de l’inconscient représenté seulement par les failles du discours et effet de ce discours ;
- l’objet, qui ne sera plus qu’un objet symbolique, c’est-à-dire un signifiant.
24Une cure peut-elle aller au-delà ? C’est ce que Lacan a soutenu lorsqu’il a avancé le terme de traversée du fantasme, traversée parce que temps fugitif, au cours duquel un sujet pourrait prendre la mesure du fait que son fantasme n’est là que comme écran devant l’insoutenable du réel. Temps de désêtre où le sujet n’est plus réduit qu’à une simple coupure et l’objet à un rien, à un manque d’objet.
25On peut s’appuyer là sur un passage du Séminaire X, L’angoisse, et un extrait de « Subversion et dialectique du désir ». Cela nous permet de résumer la position de Lacan en disant que, pour lui, fondamentalement, le fantasme du névrosé (voir La logique du fantasme, séance du 11 janvier 1967, p. 75), c’est la pulsion, c’est la demande de l’Autre qui occupe pour lui la place d’objet cause du désir. Il convient d’ajouter à cela que même quand il fait fonctionner le mathème $ ? a comme écriture du fantasme du névrosé, c’est à une condition près, celle de donner au a la valeur d’un postiche : « Cet objet a qu’il se fait être dans son fantasme, le névrosé, eh bien je dirai qu’il lui va à peu près comme des guêtres à un lapin. C’est bien pourquoi le névrosé de son fantasme n’en fait jamais grand-chose. Ça réussit à se défendre contre l’angoisse justement dans la mesure où c’est un a postiche » (L’angoisse, séance du 5 décembre 1962). Je dirai alors que $ ? a est l’écriture du fantasme tel qu’il résulte du travail de construction dans l’analyse. Cette construction suppose le passage par l’au-delà de la demande, soit la castration.
26Je vais essayer de synthétiser la « conception » du fantasme selon Lacan. Lacan part de l’idée générale du monde comme articulation de l’imaginaire et du symbolique. Dans ce monde, le fantasme se présente d’abord comme imaginaire. Lacan illustre cette fonction à l’aide du rêve de l’Homme aux loups. L’image du cauchemar de l’Homme aux loups, l’image des cinq, six ou sept loups blancs perchés sur un arbre, dévoile le « rapport du fantasme au réel ». Ce rêve montre une « béance soudaine – et les deux termes sont indiqués – d’une fenêtre » (L’angoisse, leçon du 19 décembre 1962). Tout comme la fenêtre, le fantasme donne à voir. Le monde que le fantasme donne à voir est imaginaire. Le monde sur lequel s’ouvre la fenêtre du fantasme est le monde de la pure représentation. C’est le monde où le sujet voit son désir dans une image captivante. Mais le désir est encore raté, non assumé. Dans sa « fonction illusoire », le fantasme représente aussi l’objet du désir. Mais cet objet, tout comme le désir, est appréhendé au seul plan de l’imaginaire, et le désir imaginaire est un désir ravalé au rang du besoin : il repose sur l’idée d’une satisfaction et d’une maîtrise possible du manque.
27Le fantasme n’a cependant pas seulement une fonction imaginaire. Il constitue encore, suivant l’expression de Lacan, « le dernier support » de la relation du sujet à l’objet. La fonction illusoire du fantasme est très proche de celle du miroir. Comme le miroir, le fantasme représente un objet imaginaire, comme supplément au manque réel. Mais la spécificité du fantasme est justement de ne pas être imaginaire. Il s’agira pour Lacan de montrer que le miroir lui-même est constitué par la fenêtre et par le cadre du fantasme (L’angoisse, leçon du 19 décembre 1962).
28Dans son analyse du fantasme pervers « Un enfant est battu », Lacan montre le fondement structurel du fantasme. Celui-ci constitue « comme une réduction symbolique qui a progressivement éliminé toute la structure subjective de la situation pour n’en laisser subsister qu’un résidu entièrement désubjectivé » (Séminaire IV, La relation d’objet, p. 119). Lacan dira alors que le fantasme est une « relation structurante fondamentale de l’histoire du sujet » comme « objectivation des signifiants de la situation » (Séminaire IV).
29Pour terminer, le fantasme comme fantaisie « n’est en quelque sorte que la trame sous-jacente au monde de la réalité ». Il doit être conçu comme étant pour le sujet à l’origine « de la constitution de son monde réel » (Les formations de l’inconscient, leçon du 5 février 1957).
Considérations générales sur les trois dernières pages du texte « Subversion du sujet et dialectique du sujet »
30Ce texte est une élaboration de ce qu’est le sujet et corrélativement de ce qu’est l’Autre. On perçoit dans ce texte la place essentielle du désir, défini comme désir de l’Autre, c’est-à-dire véritablement ce qui fait médiation entre le sujet et l’Autre. La pulsion y est évoquée, redéfinie. C’est une pulsion complètement intégrée au symbolique. C’est non pas la pulsion comme jouissance, mais la pulsion comme code de la demande ($ ? D).
31L’objectif de ce texte n’est pas spécialement de situer le problème de la jouissance. Son objectif est de situer l’Autre, le sujet et le désir. Néanmoins, la dernière page se termine sur la fonction du fantasme à l’endroit de la jouissance de l’Autre. Par rapport à la jouissance, la thèse du texte se trouve à la page 821 : « La jouissance est interdite à qui parle comme tel. »
32Les dernières pages (825-826) essaient de rendre compte, par le fantasme comme imaginaire, de la jonction entre le sujet du désir, dont la définition se fait tout entière par le registre symbolique, et le réel de la jouissance. En ce sens, on pourrait dire que la dernière page du texte est une tentative de nouage du symbolique du sujet et du réel de la jouissance par l’imaginaire du fantasme.
L’énigme de l’Autre
33Dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », Lacan articule symptôme et fantasme comme étant des réponses à l’énigme posée par l’Autre. Le symptôme, comme réponse à l’énigme de l’Autre, et le fantasme, comme réponse au « Che vuoi ? », s’articulent puisque « là se voit que la nescience où reste l’homme de son désir est moins nescience de ce qu’il demande, qui peut après tout se cerner, que nescience d’où il désire ». Cette méconnaissance par le sujet de la cause de son désir montre déjà que le fantasme ne peut pas être atteint pas l’éclaircissement du sens du symptôme.
34L’articulation entre symptôme et fantasme dans son lien au réel sera précisée à partir de La logique du fantasme, où Lacan déplace le lien du fantasme avec le désir pour l’articuler à la jouissance. Lacan opère avec l’objet a conçu comme réel et observe que, quoique le terme de fantasme suggère une relation imaginaire, l’objet a n’a rien à voir avec celle-ci, excepté que l’imaginaire vient s’accoler à lui, l’envelopper et le recouvrir.
35La relation de l’objet a à l’Autre montre que l’installation du signifiant dans le réel équivaut à la chute de cet objet inconnu, étranger à la chaîne signifiante. Dans ce moment logique, il y a une production de sens, et l’objet a remplit la fonction de Bedeutung. Si la métaphore paternelle, le Nom-du-Père, garantit que dans l’Autre toute signification est phallique, c’est la chute de l’objet a, survenue après la première coupure signifiante dans le réel, qui assure la signification. L’objet a, situé en dehors de l’ensemble des signifiants, constitue cet ensemble et détermine qu’aucun signifiant ne peut se signifier lui-même. Ainsi, l’entrée dans le langage exclut toute complémentarité. Le signifiant n’est pas le support de la faute, ni ne la désigne, il l’engendre. Quand le signifiant représente le sujet, il engendre le sujet comme ce qui manque à l’objet a.
36La logique du fantasme est la logique de l’implication : le sujet est pris si et seulement s’il s’agit du sujet dans sa relation avec l’objet a. Lacan définit alors le fantasme fondamental, $ ? a, comme axiome.
37Comment articuler le fantasme au symptôme ? On a déjà vu comment, depuis Freud, le symptôme est un effet de signification qui est en même temps pris dans la chaîne signifiante et remis à la Bedeutung primordiale en dehors de la chaîne. Cela garantit au symptôme un noyau réel, résistant à l’interprétation, quelque chose d’incurable qui permet d’envisager la fin de l’analyse par la voie de l’identification au symptôme.
38C’est par l’intermédiaire de la fonction inaugurée de la castration que nous pouvons faire la distinction du fantasme pris comme axiome, signification absolue, entre fantasme hystérique et fantasme obsessionnel.
39Dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », Lacan distingue le fantasme hystérique de celui de l’obsessionnel, et présentera par la suite ses formules différenciées dans le Séminaire VIII, Le transfert. L’obsessionnel « dénie le désir de l’Autre quand il forme son fantasme en accentuant l’impossibilité d’évanouissement du sujet » : . Il donne ainsi caution à l’Autre, quand il rivalise imaginairement avec les « autres hommes ». L’hystérique, « dans la mesure où le désir ne se maintient en elle que par l’insatisfaction qu’elle obtient en se refusant comme son objet », soutient l’Autre dans la promesse de ce qu’il ne peut pas donner, le recouvrement avec l’objet de la castration.
De la castration au fantasme
40Cette question de la castration est centrale dans les pages que je considère ici. Il y a chez Freud, comme chez Lacan d’ailleurs, une positivation, une valorisation de la castration. C’est évident chez Freud, car, pour lui, la castration est ce sans quoi un petit garçon ne devient pas homme. Pour les femmes, on sait que c’est plus compliqué. Freud pense que, pour elles aussi, devenir ce qu’il pense être une femme passe par la castration.
41Lacan positive la castration, en ce sens qu’il en fait la condition même du désir, expression que l’on retrouve dans son texte sur la sexualité féminine (Écrits, p. 735), évoquant même la castration comme ce qui libère le désir chez l’homme de l’engluement dans une forme de jouissance. À une époque, Lacan évoquera la fin de l’analyse par assomption de la castration. Assomption de la castration signifie que ce qu’on aura rejoué est un manque de castration, un défaut de castration. Cela nous conduit à la logique du fantasme et à la thèse réaffirmée par Lacan selon laquelle ce qui fonde la relation d’objet est la castration elle-même. Lacan insistera là-dessus dans le séminaire La logique du fantasme.
42Dans les dernières pages de « Subversion du sujet et dialectique du désir », Lacan développe la place de la castration imaginaire dans le fantasme, et c’est là qu’il fait allusion à Alcibiade et Socrate (le couple Alcibiade-Socrate est le prototype, le paradigme du couple analysant-analyste, en tout cas il l’utilise ainsi). Il prend chez Platon un modèle de lien amoureux, de lien de parole plus exactement, qui anticipe sur la relation analytique.
43Il y a un usage de la castration imaginaire, et l’analyste doit s’y référer. L’usage de la castration imaginaire dans le fantasme permet au leurre, ce que Lacan appelle le leurre du désir, expression employée dans la première version de la proposition de 1967, de s’installer.
44Ce qui manque à l’image désirée, c’est justement ce qui permet à cette image d’être érigée comme objet du désir. On trouve cette thèse de Lacan dans les pages 822-825 du texte que je considère ici. Autrement dit, l’objet du fantasme n’est tel que par le biais de la castration imaginaire. On peut dire cela autrement : on est désiré non pas pour ce qu’on a, mais pour ce qu’on n’a pas. C’est la grande loi de l’amour.
45Je vais m’arrêter maintenant sur les dernières pages du texte.
$ ? a
46Dans ce texte, le fantasme qui répond à la question du désir fait prothèse imaginaire à cette béance symbolique. On comprend alors l’expression « traversée du fantasme », qui consiste à dévoiler la fonction de prothèse du scénario imaginaire, et donc à faire apparaître, derrière le bouchon imaginaire, le trou, le manque symbolique.
47« Assurer la jouissance de l’Autre » nous dit Lacan (Écrits, p. 825). Cet Autre, c’est l’Autre de la parole et du langage, à savoir, comme il le dit aussi dans ce texte, cet Autre qui n’existe pas (p. 826). Pour comprendre cette formule « assurer la jouissance de l’Autre », il faut qu’au départ il y ait cette condition, la castration, et le moyen, le fantasme.
La condition
48« La castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée de la loi du désir » (p. 827). Cette phrase articule le registre du désir et celui de la jouissance. À la page 826, il est écrit que c’est la castration qui règle le désir : « Ce dont l’expérience analytique témoigne, c’est que la castration est en tout cas ce qui règle le désir, dans le normal et l’anormal. » Donc, dans tous les cas, la castration est l’opérateur de la régulation du désir, non de la jouissance. Même si dans ce texte Lacan parle de la jouissance de l’Autre et de l’assurer, l’accent est mis non pas sur la problématique de la jouissance, mais sur la problématique, comme le titre du texte l’indique, du sujet et de la dialectique du désir. Le désir est défini comme effet de parole, c’est-à-dire comme produit par l’Autre.
Les moyens
49On peut se demander en quoi la jouissance de l’Autre désigne la jouissance compatible avec le désir. À la page 826 des Écrits, on trouve ce passage extrêmement difficile (2e paragraphe en bas de la page) où Lacan nous explique que le fantasme est ce qui a pour fonction transcendantale d’assurer la jouissance de l’Autre. Et il ne l’assure qu’à une certaine condition, dit-il : que la castration oscille à alterner de S barré à a dans le fantasme. On comprend que le fantasme est ce qui permet d’assurer la jouissance de l’Autre, mais il faut que la castration oscille entre les deux termes du fantasme, $ et a.
50Quel est l’effet de la castration sur chacun des termes ? Quand la castration vient du côté de l’objet, cet objet devient désirable ; il devient équivalent au phallus. Être le phallus est une expression qui traduit le être désirable. Pour illustrer cela, Lacan prend pour exemple Socrate ou la femme sans pénis (p. 825). La lettre (a), ici, désigne non pas l’objet a, mais l’image de l’autre, l’image d’un petit autre, un objet imaginaire dont l’image est définie par ceci qu’il lui manque l’indice du pénis.
51Quand la castration vient sous le sujet, Lacan ne dit pas que cela transforme le sujet en objet, il dit que c’est l’écriture du moi. C’est aussi l’écriture du narcissisme, de la passion que le névrosé a pour son narcissisme. C’est là que Lacan situe le moi fort du névrosé, ce moi avec lequel il tente de se constituer en Narcisse. Ce moi fort du névrosé enveloppe, dissimule et méconnaît la castration. Ce moi fort renvoie à la lâcheté du névrosé qui n’a pas le courage d’offrir sa castration imaginaire à la jouissance de l’Autre. Mais qu’est-ce que la castration imaginaire ? Ici, elle s’illustre comme un pas de pénis. C’est équivalent à ne pas avoir l’instrument de la jouissance de l’Autre.
52Page 825, Lacan nous dit : « Mais cette castration, contre cette apparence, il y tient. » Le névrosé tient à son – ?, il le cache, certes, mais il y tient ; cela signifie qu’il refuse d’être l’instrument de la jouissance de l’Autre. Inversement, quand Lacan nous dit que le pervers se fait l’instrument de la jouissance de l’Autre, il dit en fait qu’il récupère le ?. Autrement dit, il y a une équivalence dans ce texte entre castration imaginaire et défaut de l’instrument de la jouissance de l’Autre.
53Pour revenir à cette oscillation entre $ et a évoquée par Lacan, comment est-elle susceptible d’assurer la jouissance de l’Autre ? Il faut lire la suite de la phrase : c’est dans cette alternance que se produit l’arrêt de l’investissement objectal « qui ne peut guère outrepasser certaines limites naturelles ». L’arrêt de l’investissement objectal « prend la fonction transcendantale d’assurer la jouissance de l’Autre qui me passe cette chaîne dans la loi » (p. 826). L’investissement objectal, c’est le désir qui fait qu’un objet imaginaire est amoureusement investi par le sujet au point de s’y perdre lui-même.
54On a alors trois termes : , un objet imaginaire, au niveau duquel on a la castration imaginaire, et la jouissance qui s’atteint par le biais du fantasme et qui est corrélée au phallus. Lacan nous la présente comme étant précisément ce qui vient arrêter l’investissement d’objet, et cela ne marche que parce que c’est réversible. Jouissance de l’Autre ne désigne pas une Autre jouissance. Jouissance de l’Autre, dans assurer la jouissance de l’Autre, ne désigne rien d’autre que la jouissance symbolisée par le phallus.
À propos de la dernière phase de la page 826 des Écrits. Fin et impasse
55Comment lire cette phrase très énigmatique ? Elle découle de ce qui se trouve précédemment dans le texte et que j’ai tenté de resituer.
56L’Autre, c’est aussi bien le partenaire que ce qui parle en lui. Comment déchiffre-t-on son désir ? On le déchiffre par la discordance d’avec la demande. Si tout ce qui se dit s’énonce en signifiant de demande adressée au sujet, alors le désir se déchiffre de discordance par rapport à cette demande. On doit préciser qu’on ne déchiffre jamais que partiellement le désir de l’Autre, et que d’ailleurs ce qui ne s’en déchiffre pas est une des occurrences de l’objet a. Autrement dit, l’objet a est aussi ce qu’on ne peut pas dire de ce que l’Autre « me voulait ». Ce serait le reste à dire, l’impossible à dire.
57La question est donc de savoir comment se situer par rapport au désir de l’Autre, irréductible, et à cette limite où il est ininterprétable. La fin de « Subversion du sujet et dialectique du désir » évoque trois cas de figure.
58Le cas de figure que Lacan situe dans ce texte comme la fin de l’analyse s’apparente à un consentement pour le névrosé : « Ce que le névrosé ne veut pas […] en l’y laissant servir » (p. 826). Consentir au désir de l’Autre serait consentir à un point opaque dont on ne sait pas où il mène. Consentir au désir de l’Autre, ce n’est pas consentir à sa demande, pas plus que se soumettre à la volonté de l’Autre. C’est très proche de ce que Lacan évoquait avec son expression « se faire à être », c’est-à-dire se faire à être dans le désir qui est le nôtre (en propre).
59Lacan évoque deux autres cas de figure, intéressants à situer par rapport à la psychanalyse, et qu’il appelle se situer non pas par rapport au désir de l’Autre, mais par rapport à sa volonté. Il me semble même qu’il va plus loin, car il parle d’affronter la volonté de l’Autre, ce qui n’est pas du tout la même chose que de consentir au désir de l’Autre. Ces deux cas de figure consistent à :
- se réaliser comme objet, et il évoque là « la momie de telle initiation bouddhique » ;
- satisfaire à la volonté de castration, et il évoque là le narcissisme de la cause perdue.
60Il distingue bien deux positions possibles du névrosé par rapport à la castration, selon que le poids est mis du côté de l’objet ou du côté de la castration.
61Se réaliser comme objet, « se faire la momie de telle initiation bouddhique », ne permet pas de penser à une position névrotique. Cela évoque davantage la volonté de jouissance de la perversion. La momie bouddhique affronte la volonté de l’Autre en se soustrayant par la mortification vitale assumée et cultivée. Cette momie bouddhique nous évoque une inertie, une négation ou une méconnaissance de l’inconscient, en tout cas pas une division qui a été vérifiée et dont le sujet a tiré des conséquences.
62Puis il y a la cause perdue, que Lacan appuie du narcissisme, mais pas du désir : le narcissisme de la cause perdue. Il l’illustre avec Sygne de Coûfontaine, héroïne de Claudel. Le narcissisme de la cause perdue consiste à aller à contre-courant de la volonté de l’Autre envers et contre tout. Lacan commente ces personnages dans son séminaire Le transfert. On est là dans le registre du vouloir, on n’est plus dans le registre du savoir, ce qui nous renvoie à ce qu’il y a d’incalculable dans une fin d’analyse.
63Le psychanalyste peut promettre au sujet, à la limite, un aperçu sur l’inconscient qui le détermine, mais il ne peut pas lui annoncer (parce qu’il n’est pas un prophète) ce qu’il va en faire. Va-t-il consentir à sacrifier sa castration, va-t-il s’affronter à la volonté de l’Autre ?
64On peut penser que des personnes ayant fait de longues analyses ne sont pas débarrassées du narcissisme de la cause perdue. Cela veut-il dire qu’ils n’ont pas fait d’analyse ?
65L’idée que je me fais de la traversée du fantasme, c’est que le sujet repère ce qu’il est comme sujet de jouissance, et à quoi il se réduit. Je dirai encore les choses autrement : la traversée du fantasme implique qu’on a une idée sur les traits pulsionnels qui dictent la collection des objets qui nous conviennent. Parce que, après l’expérience, après cette découverte de savoir, on peut attendre un changement au niveau du vouloir du sujet, qui l’extraie de la stase de la jouissance.
66Cette fin d’analyse qu’on espère va à l’opposé des variantes du sacrifice que Lacan propose dans la phrase que nous venons de considérer.
L’expérience et ses effets
67Je vais essayer d’ouvrir les choses, à partir de ce que j’ai essayé de développer, de ce qui a été l’ossature de ce travail, à savoir la fin de l’analyse par la traversée du fantasme.
68Il me semble qu’il y a un phénomène paradoxal, ou du moins curieux : les analyses qui conduisent un sujet à la pratique analytique sont en même temps celles qui le maintiennent assez fréquemment dans une disposition transférentielle close, sans issue. Je veux rappeler là que l’issue du transfert doit normalement conduire à un investissement de travail, à la possibilité de quelque chose qui vaille comme un acte. Or, trop souvent, même lorsque la cure est arrêtée, l’analysant qui l’a menée jusqu’au point de devenir analyste reste par rapport à son analyste ou à l’institution elle-même dans une demande qui semble indépassable. Ce n’est pas forcément qu’il n’y ait pas eu d’analyse. C’est plutôt comme si l’effort nécessaire pour mener une analyse jusqu’à ce point que nous appelons traversée du fantasme entraînait aisément un repli. Un repli qui écrase totalement la reconnaissance du désir sur le désir de reconnaissance. Un tel écrasement peut se percevoir assez clairement, par exemple, dans les travaux que l’analyste peut avoir à produire. Reconnaissons franchement que beaucoup de travaux sont en fait produits dans l’espoir plus ou moins inconscient d’obtenir une reconnaissance ou une garantie de celui que nous avons installé en position de grand Autre. Il y a manifestement là erreur sur le destinataire. On pourrait plutôt attendre qu’un travail analytique puisse concerner des analystes avec le souci de contribuer à leurs avancées plutôt que d’en obtenir une reconnaissance.
69Nous nous interrogeons sur la fin de l’analyse. Il me semble que l’erreur sur le destinataire indique plutôt une non-terminaison de celle-ci. On peut alors se demander comment les choses pourraient s’orienter autrement. Qu’est-ce qui rend possible ce moment de virage où l’analyste n’attend plus une reconnaissance, mais contribue lui-même au travail de tous ?
70Le contrôle pourrait-il être un relais ? L’analyste contrôleur n’est pas là pour garantir la qualité analytique de ce dont on lui rend compte, encore moins pour indiquer ce qu’il convient de faire, mais pour aider celui qui s’engage dans la pratique à saisir ce que d’ores et déjà il met lui-même en œuvre.
71Je pense aussi qu’est concernée la responsabilité de chacun par rapport à l’extérieur. Pour un analyste, il ne s’agit pas de faire reconnaître un désir, mais d’interroger, à travers la pratique, la façon dont il le soutient réellement. Et il est de la responsabilité de chacun de soutenir sa position d’analyste là où il se trouve.
72Dans sa pratique, dans la façon dont il en rend compte, dans la vie institutionnelle, dans la cité, l’analyste démontre en acte le point où il en est venu, la façon dont il s’autorise effectivement. C’est-à-dire qu’il n’y a plus ici un Autre dont il aurait à solliciter la reconnaissance. Certes, comme tout discours, le sien conserve une adresse. Mais c’est une adresse particulière qui fait communiquer l’extérieur avec l’intérieur.
73Au terme du parcours, l’Autre apparaît pour ce qu’il est. Un simple lieu, un lieu où le sujet s’est constitué comme tel et où il peut seulement se soutenir du mieux qu’il peut, en ne cédant pas sur son désir, et en tentant de l’inscrire effectivement, notamment dans son travail.