Notes
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[*]
Christian Demoulin, psychanalyste à Liège, membre de l’École de psychanalyse des Forums du Champ lacanien.
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[1]
C. Laurens, Ni toi ni moi, Paris, pol, 2006.
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[2]
S. Freud, « Pour introduire le narcissisme » (1914), dans Œuvres complètes, XII, Paris, puf, 2005.
-
[3]
Féminité mascarades, études réunies par Marie-Christine Hamon, Paris, Seuil, 1994.
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[4]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore (1972-1973), Paris, Seuil, 1975.
-
[5]
J. Lacan, « La signification du phallus » (1958), dans Écrits, Paris, Seuil, 1966.
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[6]
C. Demoulin, « Femme freudienne/Femmes lacaniennes. La sexualité féminine dans le malaise de la civilisation », Trèfle, revue de psychanalyse, nouvelle série, n° 1, Toulouse, juin 2000, p. 129-143.
-
[7]
J. Lacan, « Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine » (1958), dans Écrits, op. cit.
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[8]
Hadewijch d’Anvers, Écrits mystiques des béguines, Paris, Seuil, coll. « Point », 1954.
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[9]
C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, Paris, éditions du Champ lacanien, 2003.
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[10]
H. Deutsch, « Le masochisme féminin et sa relation à la frigidité », dans Féminité mascarade, op. cit.
-
[11]
C. Demoulin, « Amour et jouissance », L’en-je lacanien, n° 3, Toulouse, érès, 2004.
-
[12]
S. Freud, Malaise dans la civilisation (1930), Paris, puf, 1971.
-
[13]
J. Lacan, Écrits, op. cit.
-
[14]
J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-1963), Paris, Seuil, 2004.
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[15]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore (1972-1973), Paris, Seuil, 1975.
-
[16]
C. Demoulin, « Femme freudienne/Femmes lacaniennes. La sexualité féminine dans le malaise de la civilisation », art. cit.
-
[17]
O. Bloch et W. von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, puf, 1975.
-
[18]
S. Freud, « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse » (1910, 1912, 1918), dans La vie sexuelle, Paris, puf, 1992.
-
[19]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986.
-
[20]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, op. cit.
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[21]
S. Freud, « Pour introduire le narcissisme » (1914), dans La vie sexuelle, op cit.
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[22]
J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir » (1960), dans Écrits, op. cit., p. 817.
-
[23]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit.
-
[24]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris, Seuil, 1991.
-
[25]
J. Gaillard, R. Martin, Anthologie de la littérature latine, Paris, Gallimard, 2005.
-
[26]
Ibidem.
-
[27]
C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, op. cit.
-
[28]
A. Severyns, Grèce et Proche-Orient avant Homère, Bruxelles, Office de Publicité, 1960.
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[29]
L. Leloir, Poésies lyriques grecques, Bruxelles, Office de Publicité, 1960.
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[30]
M. Yourcenar, La couronne et la lyre, Paris, Gallimard, 1979.
« … Il est pareil aux dieux, l’homme qui te regarde, / Sans craindre ton sourire, et tes yeux, et ta voix, / Moi, je tremble et je sue, et ma face est hagarde / Et mon cœur aux abois… / La chaleur et le froid tour à tour m’envahissent ; / Je ne résiste pas au délire trop fort ; / Et ma gorge s’étrangle et mes genoux fléchissent, / Et je connais la mort… » -
[31]
C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, op. cit.
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[32]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXII, R.S.I. (inédit).
Cahin-caha
1C’est dans l’argument des Promenades psychanalytiques organisées par le Forum du Brabant wallon que j’ai trouvé la formule sympathique suivant laquelle, entre un homme et une femme, c’était cahin-caha. Cahin-caha, c’est plutôt optimiste, ça cahote mais ce n’est pas pour autant que ça capote à tous les coups. Selon Bloch et von Wartburg, « cahin-caha » nous vient de Rabelais et dérive peut-être de « cahoter ». Le Grand Larousse de la fin du xixe siècle le faisait venir du latin qua hic qua hac, par-ci par-là. Le Littré ignore l’expression. Mais lorsque j’évoque cahin-caha devant des collègues, ce qui me revient immanquablement c’est Caïn et Abel. Et tout de suite Abel vire au féminin, c’est la Belle… ce qui nous ramène à un homme, une femme, un fantasme. On n’est pas loin de la Belle et la Bête.
2Mais ici la vox populi proteste : et l’amour dans tout cela ? Parce que cahin-caha, c’est aussi l’amour. Le graphe de Lacan va me permettre de distinguer dans un premier temps l’amour du fantasme tout en faisant valoir ce qu’ils ont en commun. Nous devrons ensuite y apporter quelques restrictions. Je propose de lire le graphe comme un modèle topologique prenant en compte ce que Freud appelait la double inscription, soit la distinction entre une inscription consciente-préconsciente et une inscription inconsciente. S’appuyant sur la linguistique structurale, Lacan ramène la double inscription à la distinction entre niveau de l’énoncé et niveau de l’énonciation. La double inscription, c’est donc la chaîne signifiante dédoublée, même si l’on considère avec Lacan que leur rapport est celui des deux faces d’une bande de Möbius. Nous avons donc deux étages au niveau du symbolique, niveau de la chaîne signifiante. À chacun de ces étages correspond une relation imaginaire. À l’étage inférieur correspond la relation narcissique et c’est là qu’on peut situer l’amour comme passion narcissique. À l’étage supérieur correspond le fantasme inconscient comme relation imaginaire répondant à l’énigme du désir de l’Autre.
3Petite parenthèse. Qu’est-ce que c’est que cet Autre que j’ai introduit subrepticement ? Il y aurait à avancer tout un développement mais je peux me contenter d’une simple remarque sur la nature du langage humain. Ce qui spécifie celui-ci, ce n’est pas la communication, fonction très générale en biologie et même au-delà. Ce qui est spécifique, c’est l’endophasie, à savoir que le langage habite notre pensée et qu’en pensant nous faisons vivre un Autre en nous. Et parmi les figures de l’Autre en nous, il y a l’Autre de l’Autre sexe et son désir. C’est à cela que répond le fantasme inconscient et c’est parce qu’il est réponse à l’Autre qu’il est légitime de considérer que nous avons affaire à un inconscient structuré comme un langage. Plus radicalement d’ailleurs, pour Lacan, l’inconscient est le discours de l’Autre.
4Le graphe distingue l’étage narcissique de l’étage fantasmatique tout en montrant l’analogie de leurs positions respectives par rapport à la double inscription signifiante. Cela me paraît une distinction robuste et éclairante. Mais, en même temps, cela peut se présenter de façon embrouillée puisqu’il y a des fantasmes conscients qui ne sont rien d’autre que des rêveries d’amour relevant du narcissisme, rêve de la Belle ou rêve du Prince Charmant. Et aussi parce que l’amour ne se réduit pas au narcissisme. Il y a à interroger le lien possible entre amour et fantasme inconscient. Je dis lien possible parce qu’il m’apparaît contingent. L’amour est un fait de culture. Si l’on prend les choses par ce biais, on s’aperçoit que l’amour, c’est essentiellement l’amour courtois ou la poésie élégiaque, un divertissement de cour qui contraste avec la brutalité des mœurs sexuelles guerrières telles qu’elles existent de tout temps et resurgissent dès que craque le vernis de la civilisation. Autrement dit, l’amour narcissique, c’est déjà une sublimation de la relation narcissique fondamentale qui est paranoïde au sens de Mélanie Klein, c’est-à-dire fondamentalement meurtrière… ce qui nous ramène à Caïn et Abel.
5Le roman de Camille Laurens Ni toi ni moi [1] illustre bien ce qu’il en est de la relation narcissique fondamentale derrière le vernis courtois du discours amoureux. Elle s’en prend aux hommes, ce qui a le mérite de nous changer des propos souvent tenus sur l’amour castrateur des femmes. « Ce que veulent beaucoup d’hommes, sans le savoir ou sans se l’avouer, c’est faire disparaître les femmes. Les moyens sont multiples et variés : ils les mettent sur un piédestal, les rendant inaccessibles ; ou ils les fuient, les rendant intouchables ; ou ils les voilent, les rendant invisibles ; ou ils les défigurent, les rendant indésirables ; ou ils les tuent puisqu’elles sont invivables. Ils aiment les femmes absentes, silencieuses, merveilleuses, effacées, disparues, mortes. Ils n’aiment que de loin – loin des yeux, près du cœur ? Quand elles s’approchent, les bras leur en tombent. Tout se fait au nom de l’amour, dont la stratégie se résume à la question : comment volatiliser la femme que j’aime, pour pouvoir l’aimer ? Comment la faire disparaître pour la rendre présente à jamais ? Comment transformer Eurydice en musique ? »
6Camille Laurens, comme beaucoup d’auteurs contemporains, interroge l’amour du côté narcissique, le toi et moi, pour en constater l’échec, ni toi ni moi. Cela renvoie bien à ce que nous rencontrons quotidiennement dans la clinique. Toute la difficulté pour nous analystes dans un certain nombre de cas est de dépasser l’évocation de l’échec des amours sur leur face narcissique en rapport avec l’autre du miroir qui n’est jamais ce qu’il faudrait. Il s’agit d’en arriver à la question de l’être, c’est-à-dire à la question de la place du sujet dans l’Autre au niveau du fantasme inconscient tel qu’il s’est constitué dans l’enfance et tel qu’il détermine la relation amoureuse et ses échecs répétés. Ce qui nous permet d’interroger le fantasme comme réponse au désir de l’Autre, c’est le transfert. En cela, l’amour de transfert nous démontre que l’amour n’est pas réductible au narcissisme.
7Cela nous ramène au grand texte de Freud de 1914, « Pour introduire le narcissisme [2] ». En effet, Freud distingue deux sortes d’amour, l’amour narcissique et l’amour par étayage. J’ai longtemps eu du mal à saisir la portée de cet amour du second type. C’est que cet amour, Freud le présente comme étayé sur la satisfaction du besoin. Cela a l’air d’une sorte de ravalement : ramener l’amour à la relation à l’Autre qui satisfait le besoin, n’est-ce pas réduire l’amour au besoin sexuel ? Néanmoins, c’est déjà faire intervenir l’altérité là où l’amour narcissique ne renvoie qu’à l’image idéalisée de soi-même. N’oublions pas que, pour Freud, le narcissisme est, avant tout, ce qui caractérise la psychose comme retrait de la libido hors du champ de l’Autre (hors discours dira Lacan). Si Freud et Abraham opposent les psychoses narcissiques aux névroses de transfert et s’ils considèrent qu’il n’y a pas de transfert dans la schizophrénie, c’est parce que la relation du schizophrène à l’analyste se situe au niveau de l’amour narcissique et non de l’amour par étayage. Le transfert relève donc de ce que Freud désigne comme amour par étayage, lequel, dès lors, ne peut se réduire au seul besoin.
8L’effort de Lacan permet de donner plus de profondeur à ce que Freud a reconnu comme amour par étayage. En effet, un des premiers pas de Lacan a été de différencier besoin, demande et désir. L’étayage est dès lors à comprendre comme le fait que le désir s’étaye sur le besoin par-delà la demande. D’être pris dans le discours de l’Autre primordial, le besoin devient demande articulée, avec cette complication que la demande est toujours en même temps demande d’amour, ce qui permet de civiliser le besoin, de l’encadrer par les règles de bienséance d’une société donnée. C’est le fondement de toute éducation et cela comporte une part inévitable de refoulement, en particulier concernant les pulsions sexuelles et agressives. Le désir sexuel resurgit au-delà, comme ce qui ne se demande pas, retour du besoin dans l’au-delà de la demande. Si l’amour par étayage renvoie primitivement à l’autre du besoin, la femme qui nourrit et l’homme qui protège, comme dit Freud, l’essentiel n’est pas à ce niveau mais au niveau du désir, niveau où le sujet désirant rencontre l’Autre du désir. C’est là que l’amour rencontre le fantasme inconscient en tant que réponse du sujet désirant au désir de l’Autre. C’est l’amour comme rencontre entre deux inconscients. Chez le névrosé, la question du désir fait problème parce que le désir reste englué dans le rapport de demande, demande orale à l’Autre et demande anale de l’Autre. Dans la mesure où l’analyse permet une séparation d’avec l’Autre de la demande, elle peut avoir pour effet de « rendre l’amour plus digne », selon la formule de Lacan. Je l’entends comme un amour au-delà du narcissisme, sans exclure pour autant la dimension narcissique de l’amour.
9Je n’ai rien dit jusqu’à présent du fantasme, si ce n’est qu’il est une réponse au désir de l’Autre. Essayons d’aller plus loin. Le désir de l’Autre, c’est d’abord une énigme : que me veut l’Autre ? Que suis-je pour l’Autre ? Lorsque cette question rencontre la sexualité infantile au stade phallique, la question devient angoissante, c’est la fameuse angoisse de castration. Le nœud central, pour Freud et pour Lacan, c’est le complexe de castration, et c’est bien parce qu’il est en difficulté à ce niveau-là que le névrosé régresse au registre de la demande orale et anale. Le complexe de castration nous conduit à introduire la différence des sexes. La différence des sexes, c’est la différence par excellence, voire le degré zéro de La différence, celle qui ne peut se nier de bonne foi mais dont l’interprétation est des plus variables selon les cultures et surtout selon l’appartenance sexuée des locuteurs. Une grande part de la lutte féministe tourne autour de cette question de l’interprétation de cette différence à partir du principe d’égalité. On sait que certaines thèses de Freud à ce sujet ont été contestées non seulement par les féministes mais même par ses disciples.
10Suivant Freud, le petit garçon subit la menace de castration alors que la petite fille a subi la castration au départ. On peut corriger avec Lacan cette formule trop abrupte en remarquant que la menace de la castration ne concerne pas la petite fille parce que, au niveau des organes génitaux, elle n’a rien à perdre. Aussi, pour elle, l’angoisse se présentera le plus souvent comme angoisse de perdre l’amour. Freud en fait l’analogon féminin de l’angoisse de castration du garçon. Mais, pour l’un et l’autre sexe, la castration est d’abord la castration de la mère, de sorte que l’angoisse de castration renvoie à la détresse du sujet confronté au manque maternel et au fait que, pour y répondre, ce qu’a le petit garçon ne vaut pas plus que ce que n’a pas la petite fille. Aussi, les fantasmes liés à l’angoisse de castration mettent en scène un Autre béant, souvent à travers une représentation de régression orale. C’est le grand crocodile qu’évoque Lacan. C’est aussi la tête de Méduse dont parle Freud et son regard mortel ou encore la Dame blanche qui hante les cauchemars.
11La solution freudienne à l’angoisse de castration, c’est l’Œdipe comme intervention du père, clé de l’identification virile du garçon et de la féminité assumée de la fille. Le Nom-du-Père se substitue à l’énigme du désir de la mère, dira Lacan commentant Freud. Le fantasme devient œdipien, le père se substituant à la mère. C’est ce que Freud relève dans l’analyse du fantasme « Un enfant est battu », tiré d’une série de cas de névrose obsessionnelle féminine. La version inconsciente du fantasme est « Mon père me bat ». Mais mieux vaut sans doute être battu par le père que dévoré par la mère.
12Dans la solution freudienne de l’Œdipe, le fils obtient le phallus par identification au père tandis que la fille l’obtient sous la forme d’un enfant, mâle de préférence, qu’elle aura d’un substitut du père. La réussite n’est jamais complète, une certaine angoisse de castration subsistant chez l’homme et une déprimante envie du pénis chez la femme. Mais, dans les deux cas, l’Œdipe donne accès à la jouissance phallique qui est la jouissance commune aux deux sexes : il n’y a qu’une seule libido et elle est mâle en son principe. Cette thèse n’a pas manqué de faire problème très tôt dans le milieu analytique, avant de faire les choux gras des critiques féministes.
13Lacan s’est beaucoup intéressé au débat des années 1920 et 1930 sur la sexualité féminine : l’opposition entre Freud et Jones, les contributions d’une série de femmes analystes, comme Hélène Deutsch, Josine Müller, Jeanne Lampl de Groot, Karen Hornay ou Ruth Mack Brunswick [3]. Son point d’aboutissement est le schéma de la sexuation du séminaire Encore [4]. Lacan donne jusqu’à un certain point raison à Freud en ce sens qu’il considère que l’inconscient ne connaît que la jouissance phallique. Il n’y a donc qu’une seule libido, celle du fantasme, et celle-ci relève de la jouissance phallique pour l’un et l’autre sexe. Cette thèse s’appuie sur la théorie lacanienne du phallus comme signifiant du désir [5]. La jouissance phallique est la jouissance corrélée à l’inconscient en tant qu’il est structuré comme un langage. Mais Lacan s’écarte de Freud en faisant valoir que la jouissance du côté masculin est toute phallique tandis que du côté féminin elle n’est pas toute phallique. Je précise d’emblée que, pour Lacan, il s’agit de place dans la structure symbolique et de position de jouissance et que ce n’est pas nécessairement lié à l’anatomie. Ce serait plutôt à rapprocher de ce que dit Stoller dans une perspective fort différente lorsqu’il parle d’une identité de genre. Mais l’accent est différent de porter sur la jouissance et non sur l’identité.
14Si la jouissance féminine est pas toute phallique, c’est parce qu’il y a pour elle un accès possible à une autre jouissance, une jouissance éprouvée au niveau du corps et qui est sans rapport avec le fantasme et l’inconscient. C’est une jouissance à laquelle ne répond pas un savoir et c’est pour cela qu’elle a échappé à l’investigation freudienne. Cette trouvaille de Lacan d’une autre jouissance hors inconscient du côté féminin l’amène à situer la femme hors du symbolique, d’où cette formule un rien provocante suivant laquelle La Femme n’existe pas, qu’il n’y a de femmes qu’une à une. Évidemment, il faut saisir que, de l’autre côté, L’Homme, dont il dit qu’il ne se rencontre que dans la psychose, c’est le Père mythique de Totem et tabou, celui qui possédait toutes les femmes et que les fils ont tué avant d’en faire leur dieu et de s’y identifier au prix de la castration qui les homogénéise. Lacan construit son schéma de la sexuation en prenant appui sur la théorie des ensembles. L’ensemble des mâles se soutient de l’exception du père mythique tandis qu’à l’ensemble des femmes ne répond pas l’exception de La Femme. À cela correspondent deux logiques, logique de l’incomplétude côté masculin puisqu’il y a l’exception, logique de l’inconsistance côté féminin comme série ouverte.
15Ce schéma de la sexuation a fait couler beaucoup d’encre. Certains ont cru pouvoir fonder la féminité sur l’autre jouissance en déniant la jouissance phallique et son rôle dans le fantasme féminin. Lacan a corrigé le tir mais la question reste ouverte de spécifier ce qu’il en est de cette autre jouissance. Dans le séminaire Encore, Lacan l’appréhende par la voie des mystiques, évoquant Thérèse d’Avila et Hadewijch d’Anvers, sans oublier Jean de la Croix, qu’il situe côté féminin de son schéma malgré l’anatomie. La leçon des mystiques selon Lacan, c’est qu’il y a une face de l’Autre, la face Dieu, qui est supportée par la jouissance féminine. C’est là l’autre jouissance, supplémentaire à la jouissance phallique. Dans un travail antérieur [6], j’ai montré que cette référence à un Dieu adresse de la jouissance féminine supplémentaire reprenait à nouveaux frais une idée déjà présente en 1958 dans « La signification du phallus ». En effet, Lacan y soutenait qu’une femme avait toujours deux partenaires, d’une part l’homme dont elle chérit les attributs, ce qui situe son désir sur la ligne fétichiste d’attachement à l’objet phallique, mais d’autre part l’Autre de l’Amour en tant qu’il est privé de ce qu’il donne, que Lacan nomme l’Amant châtré. Il y revient, toujours en 1958, dans ses « Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine [7] ». Se demandant si le pénis réel, d’appartenir à son partenaire sexuel, voue la femme à un attachement sans duplicité, il répond que c’est un Amant châtré ou un homme mort (voire les deux en un) qui, pour la femme, se cache derrière le voile pour y appeler son adoration. Et dès lors, c’est de cet Amant idéal qu’une réceptivité d’étreinte a à se reporter en sensibilité de gaine sur le pénis.
16On peut résumer l’évolution de Lacan en faisant valoir que dans un premier temps (« La signification du phallus ») une femme désire l’homme phallique de manière fétichiste et aime l’amant châtré, dans un deuxième temps (« Propos directifs ») elle désire l’Amant châtré et se rabat sur l’homme phallophore, enfin dans un troisième temps (Encore) elle jouit de l’homme phallique et aussi de Dieu comme signifiant de l’Autre manquant (du manque dans l’Autre). Mais le Dieu des mystiques chrétiens, c’est avant tout le Christ. N’est-ce pas en tant qu’Amant châtré idéal qu’il est l’objet de la jouissance mystique comme autre jouissance, non phallique ? La référence à Hadewijch d’Anvers est éclairante [8]. Toute mystique qu’elle soit, ses poèmes ne parlent que de l’Amour avec un grand A. Il faudrait tout citer. Par exemple, le début du chant iii : « Pour tristes que soient la saison et les oiselets, le noble cœur ne saurait l’être. Mais qui veut affronter les travaux de l’Amour devra de Lui seul apprendre – douceur et cruauté, joie et douleur – ce qu’il faut éprouver pour aimer. » Ou encore ce passage du chant vii : « L’amour vit, je le sais bien, des maints trépas que j’endure ; et de le savoir me rend aisé de souffrir. Malheur et joie, peine et douceur, je cache aux étrangers les secrets de mon cœur. Au plus haut de l’esprit, j’en ai la certitude : l’amour doit payer l’amour d’amour. »
17À lire de tels textes, on comprend la réticence de la hiérarchie religieuse face à ce mouvement des béguines et à leur exaltation mystique de l’amour absolu. La leçon que nous pouvons en tirer concernant cette fameuse autre jouissance, au-delà de la référence théologique, c’est qu’il s’agit d’une jouissance de l’amour absolutisé, l’amour de l’amour. À côté de l’amour narcissique qui renvoie à l’imaginaire et de l’amour étayé sur le désir qui renvoie à la jouissance phallique, il y a le pur amour comme autre jouissance qui est spécifique de la position féminine dans la sexuation. Au passage, Lacan lève une confusion fréquente et ancienne qui rabattait le mysticisme et l’exaltation de l’amour sur l’hystérie. L’hystérique suscite le désir d’amour et s’y dérobe, la servante de l’Amour s’y jette au contraire à corps perdu.
18Dans son livre remarquable Ce que Lacan disait des femmes [9], Colette Soler accentue la face laïque de l’autre jouissance et en tire la leçon, passant de l’amour mystique à la mystique de l’amour. Commentant le personnage d’Ysé dans la pièce de Claudel Le partage de midi, elle y lit la tentation de l’amour fou, d’un amour si total que, annulant tout, il est parent de la mort. Ce n’est donc pas l’exaltation de l’autre jouissance comme réalisation de la féminité. Au contraire, elle y lit la fascination du gouffre, l’abîme et non l’asile. « Ainsi, la splendide Ysé, avec son beau rire et toute sa malice juvénile, nous fait-elle apercevoir un horizon plutôt funeste, où règne l’aspiration mortelle qui rompt tout lien humain, qui efface les hommes qu’elle aime et aussi les fils […] au nom d’un vœu proprement abyssal, d’un vertige de l’absolu, dont l’amour et la mort ne sont que les noms les plus communs, et dont celui de jouissance ne serait pas mal venu. […] Ce trait de néantisation, quasi sacrificielle, est la marque propre qui désigne le seuil, la frontière, de la part pas du tout phallique, du pastout, Autre absolu. » Cette fascination du gouffre est sans doute ce qu’Hélène Deutsch [10] a pris à tort pour du masochisme, allant jusqu’à voir dans ce dernier l’essence de la féminité. C’est d’une jouissance plus radicale encore qu’il s’agit [11].
19Nous sommes partis d’un homme, une femme, un fantasme avec l’idée du couple cahin-caha fondé sur le rapport interfantasmatique et l’amour qui s’y étaye. S’il arrive à incarner à la fois l’objet d’amour et l’objet du désir en surmontant le clivage repéré par Freud entre le courant tendre et le courant érotique, le partenaire devient le partenaire symptôme du sujet, ce qui lui permet de suppléer au non-rapport sexuel, soit à l’impossible fusion que réclame Éros, celle qui permettrait d’écrire ledit rapport sexuel et de sortir du cahin-caha. Le cahin-caha, finalement, veut dire que le rapport interfantasmatique est toujours quelque peu boiteux, qu’il comporte toujours une part de malentendu.
20Mais une nouvelle question surgit avec l’autre jouissance, la jouissance supplémentaire côté féminin. Quelle place peut-elle avoir dans le couple ? Elle peut sans doute donner au partenaire mâle l’idée d’un ailleurs par rapport à sa jouissance toute phallique quelque peu bornée, à condition qu’il ne la condamne pas en y voyant un symptôme hystérique destiné à le châtrer. Mais elle n’est pas du côté du cahin-caha du couple. Elle est ailleurs. Si l’on suit la thèse de Colette Soler qui en fait une jouissance abyssale parente de la mort, on en déduira que l’amour conjugal fondé sur l’étayage avec son cahin-caha a plutôt fonction de faire limite à cette jouissance de l’amour absolu. Cela ramène quelque peu les pieds sur terre, surtout si ladite jouissance phallique aboutit à la maternité. La fonction du partenaire mâle, finalement, serait-elle de permettre à sa partenaire d’échapper à l’abîme, ciel ou enfer, soit au sans-limite de la jouissance du corps, pour découvrir le trop humain, le cahin-caha de la castration ? La position féminine accomplie est sans doute une sorte d’alchimie qui combine la jouissance phallique et l’autre jouissance, ce qui aboutit au pas tout phallique de Lacan. Pour le mystique, son partenaire est plus évanescent. Néanmoins, le christianisme lui donne un nom et l’inscrit dans tout un contexte théologique qui, lui aussi, fait limite. Il semble que la hiérarchie religieuse, en se faisant gardienne de l’orthodoxie, a voulu éviter au mystique un dérapage susceptible de mener à la folie en passant la limite subtile entre jouir de l’Amour et être joui par l’Amour. De temps en temps, quelques béguines furent brûlées comme sorcières pour rappeler aux autres l’existence de cette limite.
Faire l’amour ?
21Une analysante raconte : « Avec X, ce n’est pas désagréable, mais c’est forniquer, ce n’est pas faire l’amour. » Comment l’entendre ? On connaît la formule de Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel. » Cela veut-il dire qu’il n’y a pas faire l’amour mais seulement forniquer ?
22Le non-rapport sexuel est décliné chez Lacan de plus d’une façon. Il y a d’abord la critique d’une conception de la fin de l’analyse comme accès à l’oblativité génitale, thèse assez ridicule prônée par certains analystes français. Lacan y oppose la malédiction du sexe, déjà repérée par Freud dans son Malaise dans la civilisation [12]. Il s’agit surtout de ne pas « camoufler Éros, le Dieu noir, en mouton frisé du bon pasteur ». C’est l’idéalisation de la sexualité génitale et de l’orgasme parfait qui est mise en cause par Lacan [13]. « Le pire, écrit-il, est que les âmes qui s’épanchent dans la tendresse la plus naturelle en viennent à se demander si elles satisfont au normalisme délirant de la relation génitale. » Vient ensuite l’idée qu’il n’y a pas d’acte sexuel [14], en ce sens que le coït ne fait pas acte, ne met pas le sujet à une place différente dans le symbolique, place qui l’assurerait comme homme ou comme femme. Dès lors, Lacan avance que le rapport sexuel ne s’écrit pas et ne permet pas d’écrire le rapport homme-femme. Un pas de plus [15] est de soutenir que la jouissance phallique est obstacle à ce que s’écrive le rapport sexuel. Elle est la jouissance qu’il ne faudrait pas pour que le rapport puisse s’écrire. En outre, avec le schéma de la sexuation, Lacan en vient à distinguer deux modalités de jouissance, selon la position d’identification. La jouissance de l’homme est perverse, réduisant sa partenaire à l’objet a, tandis que la jouissance d’une femme est folle et énigmatique, mettant en jeu à la fois le rapport au phallus fétichisé chez le partenaire et le rapport à la faille dans l’Autre, le S de A barré que peut représenter l’homme mort ou l’Amant châtré [16]. Le non-rapport sexuel s’avère être aussi bien l’échec d’Éros à faire Un avec deux. Aucune chance de fusion, donc. La jouissance est rencontre de la castration.
23Faire l’amour, c’est à mourir de rire, dira Lacan. Mais faut-il en déduire que faire l’amour, c’est tout simplement forniquer et mettre au compte d’une insatisfaction hystérique la remarque de l’analysante ? Selon Bloch et Von Wartburg [17], forniquer, fornicateur et fornication dérivent du latin ecclésiastique fornicare. C’est sans doute de cette origine que le mot garde une odeur de soufre. Peut-être l’argotique niquer est-il une laïcisation de forniquer. Quoi qu’il en soit, fornicare vient de fornix, la prostituée, et au-delà, par métonymie, la voûte et la chambre voûtée. Car c’est dans ces lieux situés souvent dans les murailles des maisons que les prostituées romaines de bas étage pratiquaient leur commerce. S’il n’y a pas de rapport sexuel, allons-nous en conclure – c’est une question clinique – que faire l’amour, c’est pareil que forniquer avec la prostituée ? On voit bien qu’il y a une différence, qui renvoie à ce que Freud appelait les ravalements de la vie amoureuse [18]. Un homme peut être impuissant lorsqu’il s’agit de faire l’amour avec la femme aimée et parfaitement capable de forniquer avec la prostituée, ce que Freud ramène à un clivage entre le courant sexuel et le courant tendre de la sexualité, avec à l’arrière-plan le renvoi à la mère comme femme et la mère comme mère.
24Mais comment formuler cette différence sans retomber dans l’idéalisation de certains post-freudiens ? Si faire l’amour ne fait ni rapport entre les sexes, ni fusion, ce n’en est pas moins une question centrale dans l’analyse. Dans le séminaire L’éthique de la psychanalyse [19], Lacan nous donne sa version de la question : « La psychanalyse fait tourner tout l’accomplissement du bonheur autour de l’acte génital. Il convient tout de même d’en tirer les conséquences. Sans doute dans cet acte, en un seul moment, quelque chose peut-il être atteint par quoi un être pour un autre est à la place vivante et morte à la fois de la Chose. Dans cet acte, et à ce seul moment, il peut simuler avec sa chair l’accomplissement de ce qu’il n’est nulle part. Mais la possibilité de cet accomplissement, si elle est polarisante, si elle est centrale, ne saurait être considérée que comme ponctuelle » (j’ajoute le que absent de la version publiée mais qui me paraît s’imposer par le contexte).
25Cela permet de situer plus justement la question du non-rapport. Si cette question est centrale, c’est bien parce que la perspective de l’accomplissement génital est centrale, même si la jouissance y rencontre sa limite dans la castration. Si le non-rapport veut dire qu’Éros échoue, cela veut dire que faire l’amour s’inscrit dans cette perspective d’Éros. Mais cela ne suffit pas à distinguer faire l’amour de forniquer. Peut-être faire l’amour est-ce une manière de répondre en acte à l’impossible de la question de ce que c’est, faire l’amour. Faire l’amour serait tenter d’écrire le rapport sexuel qu’il n’y a pas. Dans le séminaire Encore [20], Lacan évoque le paradoxe de Zénon : Achille ne rejoindra jamais la tortue, qu’il assimile pour l’occasion à Briséis. « Achille, c’est bien clair, ne peut que dépasser la tortue, il ne peut la rejoindre. Il ne la rejoint que dans l’infinitude », nous dit Lacan. Faire l’amour, ce serait tenter malgré tout de faire mentir Zénon. Ce serait jouer le jeu, tenter de se rejoindre alors même que cette perspective n’est réalisable qu’à l’infini. Forniquer, en revanche, serait se contenter du non-rapport sexuel, se satisfaire de la jouissance du coït sans chercher plus loin. On n’est pas loin de l’idéologie du bon orgasme pour chacun et de l’hygiénisme sexuel. Mais faire l’amour ne relève pas pour autant de la performance, même si cette dimension n’est pas éliminable. Car alors le culte de la performance se substitue à la visée de faire l’amour, ce qui risque de reconduire à forniquer.
26Faire l’amour, c’est se confronter à un impossible et c’est sans doute par là que faire l’amour rejoint la question de tout amour. Du séminaire Encore, on a surtout retenu le schéma de la sexuation. Mais Encore est aussi un séminaire sur l’amour. Lacan introduit d’abord le lit. Il n’emploie pas l’expression faire l’amour qui pourtant semble s’imposer. Il se réfère à l’étreinte et à la jouissance en jeu qu’il distingue de l’amour par cette formule un peu énigmatique : « La jouissance de l’Autre, du corps de l’Autre qui le symbolise, n’est pas le signe de l’amour. » Lacan semble alors réduire l’amour au narcissisme. Il évoque la perruche amoureuse de Picasso pour nous faire remarquer que ce qui la séduisait, c’était le col de la chemise et les battants de la veste. Autrement dit, ce dont la perruche est amoureuse, ce n’est pas de Picasso, c’est de son accoutrement. C’est donc l’habit qui fait le moine, l’habit comme i(a) auquel la perruche s’identifie, ce qui met Picasso, ou plutôt son corps, en position d’objet a comme reste. Cela semble situer l’amour comme narcissique, selon un modèle éthologique. Mais, à y regarder de plus près, on relève que le désir se soutient de l’objet a comme reste, au-delà de l’identification narcissique… à condition sans doute de faire de la perruche un être parlant. C’est en cela que le modèle perruchien de l’amour s’avère insatisfaisant.
27La suite du séminaire me semble confirmer l’idée que, pour le parlêtre, l’amour ne se réduit pas au narcissisme. Ce point de vue se trouve déjà chez Freud dans un texte que Lacan ne cite pas dans ce séminaire mais qui est certainement sous-jacent à sa réflexion. Il s’agit du grand texte de 1914 « Pour introduire le narcissisme [21] ». Freud distingue deux types d’amour, ce qui peut paraître assez brutal, le type narcissique et le type par étayage. Il écrit : « On aime 1) selon le type narcissique : a) ce que l’on est soi-même ; b) ce que l’on a été soi-même ; c) ce que l’on voudrait être soi-même ; d) la personne qui a été une partie de soi. 2) Selon le type par étayage : a) la femme qui nourrit ; b) l’homme qui protège. » On peut avoir une difficulté à saisir ce qu’entend Freud avec cette notion d’étayage parce qu’elle semble ramener l’amour à la relation de dépendance infantile, au niveau du besoin, besoin de nourriture et besoin de protection. C’est que Freud fait abstraction ici du complexe d’Œdipe qui transforme la relation de besoin en relation de désir. Autrement dit, la vraie portée de l’amour par étayage, c’est l’amour qui s’étaye sur le désir, en rapport avec le désir de l’Autre. Cela rejoint bien évidemment la position de Lacan lorsqu’il évoque le désir soutenu par l’objet a au-delà du narcissisme dans la relation exemplaire de la perruche à Picasso.
28La différence entre le point de vue de Freud et celui de Lacan, c’est que Freud fait valoir deux types d’amour et les présente comme distincts, alors que Lacan considère qu’il s’agit plutôt de deux niveaux. Cela me paraît renvoyer aux deux étages du graphe [22]. L’amour comme relation narcissique qu’illustre le rapport de la perruche aux vêtements de Picasso, c’est la relation imaginaire en miroir, à l’étage inférieur du graphe, soit la relation i(a)–m comme relation d’identification au niveau imaginaire. En revanche, l’amour comme relation liée au désir qu’illustre le rapport de la perruche au corps de Picasso comme reste, objet a, c’est la relation imaginaire fantasmatique de l’étage supérieur du graphe, soit la relation d–($ ? a). À l’amour comme identification répond l’amour comme désir.
29Ce qui empêche de réduire l’amour au narcissisme, c’est que l’amour est un fait de culture, comme l’a souvent rappelé Lacan. Sinon, la relation narcissique est plutôt une relation meurtrière, paranoïde. De ce point de vue, l’amour se confond avec l’amour courtois comme désir et sublimation où l’Autre est mis à la place de la Chose [23]. Cela nous ramène aux troubadours et trouvères du Moyen Âge. On sait que l’amour courtois n’excluait pas nécessairement l’étreinte amoureuse, qu’elle pouvait n’être que retardée. Mais qu’en est-il de ces questions dans l’Antiquité ? Je ne vais pas reprendre ici le Banquet de Platon longuement commenté par Lacan dans son séminaire consacré au transfert [24]. Platon distingue dans le discours de Pausanias l’Aphrodite vulgaire, qui serait la déesse de la fornication, de l’Aphrodite uranienne, vraie déesse de l’amour. Mais j’ai choisi de m’arrêter à Lucrèce, auteur qui me paraît particulièrement intéressant pour notre propos [25]. Car loin d’idéaliser l’amour, Lucrèce y voit une maladie qu’il s’agit de combattre par la fornication. « Lorsqu’un homme est blessé par les traits de Vénus, Lancés par un éphèbe aux membres féminins Ou bien par une femme au corps voluptueux, À l’auteur de son mal il brûle de s’unir Pour lancer dans ce corps la semence du sien. » Mais il vaut mieux « repousser loin de nous tous ces vains simulacres Dont l’amour se nourrit, et vers d’autres objets Détourner notre esprit. Car il vaut mieux jeter Dans n’importe quel corps la liqueur amassée Que de la conserver pour un unique amour […]. Car éviter l’amour, ce n’est pas se priver Des plaisirs de Vénus, mais c’est tout au contraire En profiter à fond sans en avoir les peines. » Comme le soulignent les traducteurs, la morale épicurienne recommande d’éviter l’amour et ses inévitables tourments tout en satisfaisant le simple besoin sexuel.
30Mais cela va plus loin, comme le montre la suite du texte : « Ainsi les amoureux, dans l’étreinte, sont-ils Les jouets de Vénus, dont tous les simulacres Jamais ne rassasient ni leurs yeux ni leurs mains, Car du corps délicat où errent leurs caresses Ils n’ôtent de fragments qu’ils pourraient absorber. Corps contre corps enfin ils jouissent de la fleur De jeunesse et voilà qu’ils ressentent en eux La volupté prochaine […] Hélas ! tous ces efforts sont déployés en vain, Puisqu’ils ne peuvent rien, de ce corps qu’ils étreignent, Dérober et garder, non plus qu’y pénétrer Pour s’y fondre en entier. » S’il faut éviter l’amour, ce n’est donc pas seulement parce qu’il comporte une part de souffrance, c’est surtout parce qu’il fait croire au rapport sexuel qu’il n’y a pas, à l’impossible fusion. Aussi faut-il préférer la sage fornication, plus salubre de rester au niveau du besoin génital et de la jouissance phallique dont, de toute façon, côté homme, on ne sort pas. Telle est la morale épicurienne qui, de nos jours, passerait pour cynique.
31L’art d’aimer d’Ovide [26] n’est pas davantage du côté de l’idéalisation de l’amour, malgré son titre. C’est un traité de la séduction, au service de la jouissance phallique. Cela aboutit bien au lit, à l’étreinte et à une technique qui vise à la jouissance simultanée des partenaires : « Cet endroit où la femme aime qu’on la caresse, tu l’as trouvé ? Caresse et n’aie pas de pudeur ! Tu verras dans ses yeux trembler comme un éclair, un reflet du soleil sur l’onde transparente ; Ensuite elle gémit, puis murmure d’amour, geint doucement et dit les mots que veut ce jeu. Mais ne va pas alors, déployant trop ta voile, laisser l’amante là, ni lui courir après : Ensemble vers le but hâtez-vous – plein plaisir si elle et lui, vaincus, gisent en même temps. » Cet en même temps est bien une tentative de résoudre le paradoxe de Zénon en faisant l’amour. Mais peut-être y manque-t-il une dimension. S’agit-il de faire l’amour ou de performance sexuelle ? Les deux semblent ici se confondre. Faire l’amour est-ce finalement autre chose que jouir en même temps ?
32Si Lacan ne se rallie pas aux thèses de Lucrèce ni à celles d’Ovide, c’est d’abord parce qu’il questionne la jouissance féminine et l’amour au-delà du phallus. L’autre jouissance comme jouissance du corps en rapport avec le manque dans l’Autre, c’est la jouissance de l’amour. Colette Soler l’a fait valoir de façon remarquable dans son ouvrage Ce que Lacan disait des femmes [27]. De cette jouissance de l’amour, l’Antiquité nous a laissé un témoignage capital, celui de la poétesse grecque Sapho (les puristes écrivent Sappho). On sait qu’elle est née vers 640 avant Jésus-Christ et qu’elle enseignait aux jeunes filles de Lesbos la poésie, la musique et la danse. Son cas est exceptionnel dans la société grecque nettement patriarcale. Mais n’oublions pas que la civilisation crétoise qui a précédé la civilisation grecque donnait une place beaucoup plus grande à la femme et aux déesses féminines [28]. Albert Severyns note qu’une caractéristique étonnante de cette société crétoise est que le symbole phallique, si fréquent ailleurs, n’y est jamais représenté. Sapho, née à Mytilène puis œuvrant à Lesbos, deux îles de la mer Égée, représenterait-elle une sorte de survivance de l’antique civilisation minoenne ? Nul ne le sait. Son poème Les effets de l’amour est « sans doute la pièce la plus célèbre et la plus imitée de toute la littérature grecque », nous dit Léon Leloir [29]. Il aurait mérité d’être mentionné à côté des textes d’Hadewijch d’Anvers dans le séminaire Encore. Il semble même tout à fait possible qu’Hadewijch se soit inspirée d’une des nombreuses reprises du poème de Sapho, que ce soit celle de Théocrite, de Catulle ou de quelque autre.
33Voici ce poème tel qu’il nous est parvenu, manifestement incomplet, dans la traduction de Léon Leloir (j’ignore pourquoi Marguerite Yourcenar en donne une version plus courte [30]) :
Celui-là me paraît être l’égal des dieux,Qui s’assied face à toi, et, de tout près, écouteTa voix si douce ;Ce rire qui suscite en moi la passionEt qui, je te le jure, a fait bondir mon cœurDans ma poitrine.Dès que je t’aperçois, en effet, un instant,Aussitôt je ne puis plus même articulerUne parole.Mais ma langue se brise, et, sous ma peau, se glisseSoudain un feu subtil ; mes yeux sont sans regards ;Mes oreilles bourdonnent,La sueur me ruisselle ; un frisson me possèdeDont tout mon corps frémit ; et je deviens plus blêmeQue l’herbe des prairies.Peu s’en faut, me semble-t-il, que j’entre dans la mort.Mais il faut tout oser (car vains sont mes effortsPour nier que je t’aime).
35C’est un magnifique poème qui célèbre l’amour comme jouissance du corps. « Il y a une jouissance à elle dont peut-être elle-même ne sait rien, sinon qu’elle l’éprouve – ça elle le sait », dit Lacan dans le séminaire Encore. Si Lacan avait cité Sapho plutôt qu’Hadewijch la béguine d’Anvers, nous aurions compris plus vite qu’il ne s’agissait pas seulement du mysticisme dans cette autre jouissance au-delà du phallus, que la mystique des béguines n’était qu’une forme particulière de cette jouissance de l’amour, le Christ venant à la place de l’Amant idéal. Évidemment, citer Sapho peut prêter à confusion puisqu’elle est devenue, dans l’imaginaire collectif, le chantre de l’homosexualité féminine. Mais ce sont des interprétations modernes. Selon Bloch et Von Wartburg, dans leur acception sexuelle, les adjectifs lesbien et saphique datent respectivement de 1785 et 1842. Suivant Marguerite Yourcenar, la tradition donnait à Sapho un mari et une fille. C’est au iie siècle après Jésus-Christ, soit environ huit siècle plus tard, qu’un certain Maxime de Tyr a émis l’idée que les rapports passionnés de Sapho à ses élèves devaient être identiques aux rapports de Socrate à ses disciples. Finalement, de la sexualité de Sapho, nous ne savons rien et ses textes ne permettent pas de trancher. Mais, quoi qu’il en soit, c’est bien d’une jouissance de l’amour au-delà du phallus qu’il s’agit.
36À côté de l’amour comme identification narcissique et de l’amour étayé sur le désir, il y a l’amour comme jouissance. Mais cette jouissance de l’amour ne s’adresse pas à un autre sujet. Elle renvoie à l’Amant châtré, à l’Homme mort, au Dieu barré. Si rien ne vient la tempérer, elle est du côté de l’abîme, comme l’a montré Colette Soler à partir du personnage de Paul Claudel, Ysé [31]. Cet amour de l’amour ne peut donc être le dernier mot de l’amour humain comme rapport entre des sujets. Aussi, ce n’est pas sur l’amour mystique que Lacan clôt le séminaire Encore mais sur ceci que « tout amour se supporte d’un certain rapport entre deux savoirs inconscients ». Ce sont les dernières pages du séminaire et les plus cruciales concernant l’amour. Il s’agit, nous dit-il, « de la reconnaissance, à des signes toujours ponctués énigmatiquement, de la façon dont l’être est affecté en tant que sujet du savoir inconscient. Il n’y a pas de rapport sexuel parce que la jouissance de l’Autre prise comme corps est toujours inadéquate – perverse d’un côté, en tant que l’Autre se réduit à l’objet a – et de l’autre, je dirai folle, énigmatique. N’est-ce pas de l’affrontement à cette impasse, à cette impossibilité d’où se définit un réel, qu’est mis à l’épreuve l’amour ? Du partenaire, l’amour ne peut réaliser que ce que j’ai appelé par une sorte de poésie, pour me faire entendre, le courage, au regard de ce destin fatal. Mais est-ce bien de courage qu’il s’agit ou des chemins d’une reconnaissance ? Cette reconnaissance n’est rien d’autre que la façon dont le rapport dit sexuel – devenu là rapport de sujet à sujet, sujet en tant qu’il n’est que l’effet du savoir inconscient – cesse de ne pas s’écrire. […] La contingence, je l’ai incarnée du cesse de ne pas s’écrire. Car il n’y a là rien d’autre que rencontre, la rencontre chez le partenaire des symptômes, des affects, de tout ce qui chez chacun marque la trace de son exil, non comme sujet mais comme parlant, de son exil du rapport sexuel. N’est-ce pas dire que c’est seulement par l’affect qui résulte de cette béance que quelque chose se rencontre […] qui, un instant, donne l’illusion que le rapport sexuel cesse de ne pas s’écrire ».
37L’amour ici fait nouage et met le partenaire à la place de ce que Lacan nommera dans le séminaire R.S.I. [32] un partenaire symptôme. Mais ce que je veux souligner pour conclure, c’est le point commun qui apparaît ici entre l’amour et faire l’amour. L’amour ne se réduit pas au narcissisme et faire l’amour ne se ramène pas au jouir en même temps d’Ovide, parce que dans l’un et l’autre cas il s’agit de tenter de répondre à l’impossible du rapport sexuel, qu’un instant peut-être le rapport sexuel cesse de ne pas s’écrire ou presque. Le presque est une dimension essentielle à faire valoir dans notre expérience. Rendre l’amour plus digne, comme le propose Lacan, c’est viser le presque.
Notes
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[*]
Christian Demoulin, psychanalyste à Liège, membre de l’École de psychanalyse des Forums du Champ lacanien.
-
[1]
C. Laurens, Ni toi ni moi, Paris, pol, 2006.
-
[2]
S. Freud, « Pour introduire le narcissisme » (1914), dans Œuvres complètes, XII, Paris, puf, 2005.
-
[3]
Féminité mascarades, études réunies par Marie-Christine Hamon, Paris, Seuil, 1994.
-
[4]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore (1972-1973), Paris, Seuil, 1975.
-
[5]
J. Lacan, « La signification du phallus » (1958), dans Écrits, Paris, Seuil, 1966.
-
[6]
C. Demoulin, « Femme freudienne/Femmes lacaniennes. La sexualité féminine dans le malaise de la civilisation », Trèfle, revue de psychanalyse, nouvelle série, n° 1, Toulouse, juin 2000, p. 129-143.
-
[7]
J. Lacan, « Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine » (1958), dans Écrits, op. cit.
-
[8]
Hadewijch d’Anvers, Écrits mystiques des béguines, Paris, Seuil, coll. « Point », 1954.
-
[9]
C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, Paris, éditions du Champ lacanien, 2003.
-
[10]
H. Deutsch, « Le masochisme féminin et sa relation à la frigidité », dans Féminité mascarade, op. cit.
-
[11]
C. Demoulin, « Amour et jouissance », L’en-je lacanien, n° 3, Toulouse, érès, 2004.
-
[12]
S. Freud, Malaise dans la civilisation (1930), Paris, puf, 1971.
-
[13]
J. Lacan, Écrits, op. cit.
-
[14]
J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-1963), Paris, Seuil, 2004.
-
[15]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore (1972-1973), Paris, Seuil, 1975.
-
[16]
C. Demoulin, « Femme freudienne/Femmes lacaniennes. La sexualité féminine dans le malaise de la civilisation », art. cit.
-
[17]
O. Bloch et W. von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, puf, 1975.
-
[18]
S. Freud, « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse » (1910, 1912, 1918), dans La vie sexuelle, Paris, puf, 1992.
-
[19]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986.
-
[20]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, op. cit.
-
[21]
S. Freud, « Pour introduire le narcissisme » (1914), dans La vie sexuelle, op cit.
-
[22]
J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir » (1960), dans Écrits, op. cit., p. 817.
-
[23]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit.
-
[24]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris, Seuil, 1991.
-
[25]
J. Gaillard, R. Martin, Anthologie de la littérature latine, Paris, Gallimard, 2005.
-
[26]
Ibidem.
-
[27]
C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, op. cit.
-
[28]
A. Severyns, Grèce et Proche-Orient avant Homère, Bruxelles, Office de Publicité, 1960.
-
[29]
L. Leloir, Poésies lyriques grecques, Bruxelles, Office de Publicité, 1960.
-
[30]
M. Yourcenar, La couronne et la lyre, Paris, Gallimard, 1979.
« … Il est pareil aux dieux, l’homme qui te regarde, / Sans craindre ton sourire, et tes yeux, et ta voix, / Moi, je tremble et je sue, et ma face est hagarde / Et mon cœur aux abois… / La chaleur et le froid tour à tour m’envahissent ; / Je ne résiste pas au délire trop fort ; / Et ma gorge s’étrangle et mes genoux fléchissent, / Et je connais la mort… » -
[31]
C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, op. cit.
-
[32]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXII, R.S.I. (inédit).