Notes
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Entretien réalisé à Paris, en juillet et août 2004.
Une exposition rétrospective d’Orlan, « Méthodes de l’artiste, 1964-2004 », a eu lieu du 31 mars au 28 juin 2004 à Paris, au Centre national de la photographie. En est issue une monographie consacrée à l’artiste, Orlan, publiée aux éditions Flammarion, Paris, 2004. -
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Voir la fin de l’article, p. 185.
1Brigitte Hatat : Au printemps dernier, à Paris, le Centre national de la photographie a présenté une rétrospective choisie de votre œuvre, intitulée Méthodes de l’artiste, 1964-2004. En parcourant cette exposition, on est tout d’abord frappé par la rigueur et la progression logique de votre œuvre, particulièrement bien mise en évidence dans cette exposition, alors que les médias mettent volontiers l’accent sur le spectaculaire au détriment de la méthode. Vous avez écrit : « La chair seule, la matière seule, ne m’intéresse pas, tant qu’il n’y a pas l’ossature d’une pensée, d’un projet de société, d’un positionnement clair au carrefour de l’histoire de l’art, de l’humanité et dans le contexte actuel. » Pourriez-vous nous dire quelle est votre conception de l’œuvre d’art ?
2Orlan : Quand j’aborde une œuvre, j’essaie de faire le vide, de ne pas avoir d’a priori, de me laisser surprendre. L’art qui m’intéresse s’apparente, appartient à la résistance. Il doit bousculer nos a priori, bouleverser nos pensées, il est hors normes, il est hors la loi. Il n’est pas là pour nous bercer, pour nous resservir ce que nous connaissons déjà. Il doit prendre des risques, au risque de ne pas être accepté d’emblée, il est déviant et il est en lui-même un projet de société. Il ne s’agit pas de faire le beau, de la décoration, de l’esthétiquement correct. Les artistes qui font sous eux et attendent qu’on leur dise « c’est beau » ne m’intéressent pas. Ils sont comme l’enfant à qui la mère demande de faire dans son pot et lui dit : « C’est beau. » Cette scénographie ne m’intéresse pas. Je ne conçois pas l’œuvre comme une production, une excrétion. Elle doit être travaillée, construite, articulée, c’est-à-dire pensée. Il me faut l’ossature d’une pensée.
3Quant à mon œuvre, elle se situe au joint entre mon histoire et l’histoire de l’art et c’est ce joint que je travaille. Mon travail procède de l’articulation. Ce que je cherche c’est une syntaxe, c’est-à-dire que chaque élément de mon travail – peintures, sculptures, photos, vidéos, opérations, performances, etc. – ne vaut que pris dans son contexte et dans l’ensemble de l’œuvre. Comme le mot dans la phrase. Si on isole un élément de mon œuvre, il ne veut plus rien dire, ou en tout cas il est détourné de son sens.
4B. H. : Comme les opérations chirurgicales-performances auxquelles on a trop volontiers réduit votre œuvre ?
5Orlan : En effet. On a écrit que j’avais fait des dizaines d’opérations alors qu’il y en a eu très peu et qu’elles ne représentent qu’une part de mon travail, une part limitée dans le temps puisqu’elles se situent toutes, à part la première, entre 1990 et 1993. Détachées de leur contexte, ces opérations prennent un autre sens, volontiers accentué du côté du spectaculaire, du choc des images. Mais il est vrai que toucher au corps comporte quelque chose de dérangeant. Nous sommes encore profondément marqués par les principes judéo-chrétiens qui disent qu’on ne doit pas toucher au corps. Le corps est conçu et pris comme un tout. Je ne peux pas voir les choses comme cela.
6B. H. : Tout votre travail, et cela dès le début, traite du corps, des pressions sociales exercées sur lui et plus particulièrement sur le corps féminin. Qu’est-ce qui vous a amenée à privilégier cet axe de travail mais aussi à utiliser votre corps, et votre corps de femme-artiste, comme support et matière de l’œuvre ?
7Orlan : Je suis d’une génération où, en tant que femme, j’ai dû me battre, avec bien d’autres, pour acquérir un peu de liberté, pour pouvoir avoir une sexualité, pour que mon corps m’appartienne un peu ; il fallait se battre pour tout, pour la mixité, pour la contraception, pour l’avortement, etc. C’était une époque où faire quelque chose avec le corps et par le corps dans l’art me paraissait extrêmement politique. Ce qui a toujours été important pour moi, c’est à la fois que l’art ne me dédouane pas d’avoir une attitude citoyenne et que dans ma vie de tous les jours, en dehors du domaine artistique, je fasse un certain travail qui soit en quelque sorte un projet de société, avec un peu plus de lucidité, de conscience et de liberté. À cette époque-là, ne pas se marier, ne pas avoir d’enfants était une attitude politique extrêmement volontariste. Il y avait l’idée qu’une femme à cette époque – et aussi maintenant – qui se mariait et avait un enfant jeune était un être humain qui arrêtait son développement : elle ne voyageait plus, n’apprenait plus rien, n’avait pas une expérience personnelle ; son focus était non pas un travail, intellectuel ou social, mais l’enfant et le fait d’être une femme d’intérieur, qui peu à peu n’a plus rien à dire à son mari, dans une conversation autre que celle concernant la maison.
8B. H. : La femme identifiée à l’épouse ou à la mère…
9Orlan : Tout à fait. C’était donc vraiment l’impensable de se marier et d’avoir un enfant. C’était une attitude dans ma vie. Et dans mon travail artistique, j’ai fait beaucoup de peintures, de poésies, de sculptures, j’ai cherché dans nombre de sens différents. Pendant une époque charnière, j’ai continué à faire peintures, photos, sculptures, etc., mais à un moment je me suis dit que c’était l’acte par le corps qui tout à coup posait question. En effet, dès que le corps arrive, cela perturbe, cela inquiète… Tout peut arriver : la sexualité, la mort, l’ouverture du corps, tout ce qui est tabou peut tout à coup se mettre en place… En tout cas l’imaginaire de celui qui regarde s’axe sur des projections de cet ordre.
10B. H. : Mais, au-delà de cette attitude politique et du contexte de l’époque, c’est-à-dire celui des années 1960-1970, y a-t-il eu pour vous une option plus personnelle qui aurait présidé à ce choix – vous dites que votre travail se situe au joint de votre histoire et de l’histoire de l’art et de la pensée ?
11Orlan : Plusieurs choses m’ont constituée. Je suis entrée dans une école des beaux-arts, avant la réforme de 1968, où l’on m’a demandé de rester trois mois sur un moulage, ou bien sur une châtaigne ou une bouteille, en essayant de les reproduire le plus fidèlement possible. Or, je peignais de manière abstraite, lyrique, le plus librement possible, avec de la peinture de carrossier ou de bâtiment. Là, tout à coup quelque chose n’allait plus. Je suis donc partie donc de cette école. À cette époque, je faisais beaucoup de théâtre, depuis très jeune au conservatoire de Saint-Étienne et en même temps dans une troupe de théâtre – j’ai failli me faire renvoyer du conservatoire pour cette raison. Il faut ajouter à cela une rébellion, une attitude critique devant la tradition et les pressions qui existaient sur les femmes, et devant le fait que, en tant que femme, je ne pouvais pas faire ce que faisaient mes amis hommes. Ces choses m’ennuyaient beaucoup. Donc, beaucoup de choses m’ont constituée, des lectures aussi probablement, qui ont fait que les choses se construisent petit à petit. On a tous tété notre pouce puis tout à coup les choses se décantent d’une manière ou d’une autre.
12B. H. : Et le choix d’être artiste ?
13Orlan : Cela aussi s’est fait petit à petit. J’écrivais des poèmes. J’ai fait comme tout le monde qui n’a pas écrit son petit poème à l’adolescence, à ses premières amours, ses premières critiques face à la société, ses premières envies, ses premières souffrances ? Après, cela s’inscrit ou cela ne s’inscrit pas. J’ai fait tellement de choses à cette époque… En fait, j’ai fait une remontée de l’histoire de l’art. J’ai commencé par de la peinture figurative et j’ai continué par de la peinture abstraite… Les choses se sont mises en place comme cela, en tâtonnant. Quand on cherche, on tâtonne. Et j’étais dans un contexte où il fallait, pour survivre, un peu résister. Les choses agissent parfois par empreinte. En tout cas, c’est ce « bien »-là que les choses m’ont apporté.
14B. H. : La première salle de l’exposition est consacrée à vos premières photos. J’ai été impressionnée par la force de ces photos qui sont celles d’une très jeune fille, 17 ans, je crois ?
15Orlan : Oui, c’est incroyable, moi-même j’en suis étonnée…
16B. H. : La première photo, qui date de 1964, est intitulée Orlan accouche d’elle m’aime. Comme le dit le documentaire de l’exposition du cnp, votre art est lié à des passages d’existence, et ce sont ces passages que cette exposition tente de cerner. Or, dans cette première salle, on a l’impression d’assister à un acte de naissance. Naissance d’une œuvre, mais aussi auto-engendrement d’Orlan en tant qu’artiste. L’effet est accentué par le format et la présentation des photos : ce sont des photos noir et blanc de très petit format mais présentées dans de grands cadres blancs. Cela évoque une apparition, une création ex nihilo. Comme cette très belle photo où vous tentez de vous extraire d’un petit cadre rond.
17Orlan : Ce sont les Tentatives de sortir du cadre, masquée ou non masquée. Ces photos ont été en effet surencadrées. Elles sont comme des reliquaires. En fait, je les ai retrouvées il y a très peu de temps – une quinzaine d’années –, en déménageant. Je pensais les avoir perdues définitivement. J’ai retrouvé les premiers tirages alors que ces photos à cette époque avaient été agrandies et montrées ainsi, mais elles avaient été perdues. Je n’avais même pas les négatifs, je n’ai retrouvé que ces petites photos et tout à coup en les regardant je me suis dit : tout est là. C’est même très étrange, quelque chose d’incroyable pour moi. Toutes les pistes de mon travail, toutes les idées sont là et c’est comme si je m’étais répétée toute ma vie, bien que sous des formes tellement différentes que cela ne se voit pas. Je suis allée jusqu’au bout de ce que j’ai commencé à dire à cette période-là. Orlan accouche d’elle m’aime est à la fois le clone, l’altérité, le dédoublement, l’accouchement de soi-même, elle focalise déjà énormément de choses qui ensuite se disent autrement dans le travail : l’idée de sortir du cadre, doré, bourgeois, et en même temps l’idée de sortir de son propre cadre, l’idée du corps sculpture utilisé sans son visage, donc sans son identité, soit avec un masque, soit avec les cheveux qui tombent devant, ou bien c’est la posture elle-même qui cache le visage. Il s’agissait d’isoler le corps et de lui faire prendre des positions de sculpture, tantôt sur socle, tantôt désoclées. On retrouve cela dans tout mon travail. Il y a, par exemple, la série des madones : il s’agit de sculptures de plis sur un socle. On peut voir aussi les sculptures de plis sans visage, faites sur des mannequins de couturière. Il y aussi dans ces premières photos des images où l’on me voit avec des rajouts de bras, de jambes, un peu comme un corps mutant, un corps augmenté. Il y a déjà énormément de pistes.
18B. H. : L’essentiel est donc déjà dans ces photos de 1964 ?
19Orlan : Il y en a quelques-unes de 1964 mais aussi de 1965, de 1966. Mais les premières sont de 1964.
20B. H. : Vous êtes donc très jeune…
21Orlan : Oui, c’est incroyable. C’est un moment où toute la famille s’est coordonnée pour m’acheter un appareil photo que je réclamais depuis longtemps.
22B. H. : Vous preniez vous-même ces photos ?
23Orlan : Pas toujours. Chaque série de photos a un statut différent. Pour certaines, c’était possible, avec un retardateur, pour d’autres, où c’était impossible, un ami, une amie ou un amant du moment appuyait sur le bouton, mais après avoir fait moi-même des repérages très précis et très sérieux. Cette idée de la personne qui appuie sur le bouton hante beaucoup de gens, et cela m’étonne toujours : par exemple dans le cinéma, il y a un cameraman, un scénariste, etc., et cela n’empêche pas le réalisateur de signer le film. Donc tantôt c’est moi, tantôt c’est le petit ami du moment. Parfois j’ai mis les noms, quand j’en avais le souvenir, parfois il n’y a pas de souvenir ni pour moi ni pour celui ou celle qui appuyait sur le bouton.
24B. H. : Dans ces photos, vous utilisez déjà les draps du trousseau, que l’on retrouve dans toute une série d’œuvres.
25Orlan : Absolument. Il y avait dans mon atelier une énorme table, très solide, une table de passementier, et une mezzanine, qui permettait de photographier par en dessus ou sur le côté en montant un escalier. Sur cette table, j’avais mis un drap.
26B. H. : Ces draps du trousseau occupent une place importante dans votre travail ?
27Orlan : Oui. On peut d’ailleurs lire cela dans le livre d’Eugenie Lemoine-Luccioni puisqu’il y a deux chapitres sur ce thème. C’est bien sûr l’idée que la mère est porte-parole de la tradition, même lorsqu’elle la subit et qu’elle y est opposée – elle ne m’a pas fait que du mal, elle ne m’a pas donné que des ordres contre lesquels on pouvait faire résistance… Elle m’avait acheté des draps, plusieurs fois de suite. Notre famille était pauvre, c’était donc vraiment un acte important d’acheter de très beaux draps, en métis très épais, très apprêtés, très durs, très rêches. Donc toutes les fois où je voulais sortir, où je voulais faire quelque chose d’autre, c’était toujours : « Mets-toi à jour » – ce sont les réminiscences du discours maternel qu’on retrouve dans une de mes œuvres –, « tire les fils et brode tes initiales, pour ton mariage, pour ton lit conjugal ». Cela se faisait. Je ne sais pas si c’était typiquement provincial mais en tout cas c’était une persistance, il fallait absolument apprendre la couture, la pâtisserie, en attendant le mari. C’était aussi une manière pour les mères à travers cet acte de se glisser dans le lit conjugal. Donc, ces draps, j’ai commencé à les tendre sur des châssis pour peindre dessus — certaines toiles sont faites avec ces draps –, puis, lorsque j’allais baiser chez des amis – je ne baisais pas à la maison –, je les prenais et je leur demandais de faire une tache à un endroit bien précis. Ces taches étaient ensuite brodées – cela s’appelle Plaisirs brodés – dans des sortes de performances, devant l’appareil photo ou en public, les yeux baissés, fermés ou bandés ou bien en regardant le public, avec une grosse aiguille et un fil à broder très épais, souvent noir, parfois de couleur. Je repérais d’abord les taches de sperme à l’aide d’eau et d’encre de chine, par un lavis, donc de manière très artistique, ensuite avec un tambourin de couturière j’essayais de les broder d’une manière absolument rageuse, rebelle.
28B. H. : Un texte que vous avez écrit fait aussi partie de cette œuvre.
29Orlan : Ce texte est intitulé Réminiscence du discours maternel [1]. C’est le discours de la mère retourné d’une manière à la fois poétique et érotique. Les draps montrent qu’ils ne sont pas passés par le lit conjugal, marital.
30B. H. : Il y a aussi la série des madones, des strip-teases avec les draps du trousseau. L’œuvre intitulée Strip-tease occasionnel à l’aide des draps du trousseau se présente comme une suite de photos qui décline les temps successifs du strip-tease, à partir de la première photo où vous êtes travestie en madone avec le drap du trousseau. Les deux dernières photos m’ont particulièrement intéressée. L’avant-dernière vous représente nue, avec à vos pieds le drap retombé. La pose évoque la naissance de Vénus. Mais la série ne s’arrête pas sur la nudité, qui est la dernière image qu’on attendrait d’un strip-tease. Et c’est là la force de cette œuvre : il y en a une en plus. Dans cette « une en plus », vous avez disparu, le corps a disparu, il ne reste que le drap sur le sol. Cette figuration du vide, de l’absence, est extrêmement forte et même bouleversante.
31Orlan : L’idée du strip-tease à partir d’une sculpture de plis fait référence aux madones bourguignonnes. À cette époque, je n’avais pas encore étudié le drapé gothique ou baroque. L’idée était aussi que, en tant que femmes, nous ne pouvons jamais nous « strip-teaser » complètement, qu’il reste toujours quelque chose, que nous sommes habillées d’images qui nous précèdent, dont on nous enveloppe, qu’on nous fout sur le corps et sur la gueule, qui font écran. Il n’y a donc jamais de nudité possible. Ce strip-tease passe par ce que j’ai toujours fait dans mon travail : un rapport à l’histoire de l’art, à l’historicité des choses. Dans Strip-tease occasionnel avec les draps du trousseau, je cite la naissance de Vénus, qui m’a d’ailleurs beaucoup servi dans mon œuvre. Cette photo, qui a ensuite été agrandie, détourée, collée sur bois, etc., a agi dans d’autres œuvres, d’autres photos, dans des performances, etc. Cette naissance de Vénus est bien sûr tout à fait symbolique de cette idée de naissance. La dernière photo, comme vous le dites, est extrêmement importante, c’est une sculpture de plis mais au sol, comme une chrysalide dont ne sait pas quel corps va naître. C’est tellement évident que cela en devient énigmatique.
32Toute ma vie j’ai fait des œuvres éphémères, qui sont des sculptures de plis. J’ai fait des expositions dont il ne reste plus qu’une malheureuse photo, où je faisais dans un même espace, sur des mannequins, dix, douze, quinze, vingt sculptures de plis les unes à côté des autres. C’étaient des études de drapés faits avec les draps du trousseau, ou avec des draps tout court quand il n’y en avait plus, et elles étaient toujours voué à l’éphémère, cela durait le temps de l’exposition. Lors de ma première rétrospective en France au frac des Pays de la Loire, mon ami Jean-François Taddei, qui était le directeur et qui connaissait très bien mon travail et plus particulièrement celui-là, m’a dit : « Si tu veux, refais pour l’exposition des sculptures de plis. » J’étais très heureuse qu’il me proposât cela mais je lui ai répondu que je ne voulais plus de choses qui ne soient pas pérennes, et qu’en tout cas je ne voulais pas faire une sculpture qui soit juste un remake de ce que j’avais fait. Donc il fallait que je la repense par rapport au contexte, à l’époque, à ce que j’étais et à ce que je faisais à ce moment-là. Il m’a donc paru très naturel d’utiliser ce que j’utilise ici tous les jours pour emballer mes œuvres, c’est-à-dire du plastique bulles collé sur du papier d’emballage. Il y a aussi cette idée sous-jacente de patron, d’étude pour une sculpture de plis qui pourrait être traduite en marbre, dans un matériau noble, en bois doré… C’est quelque chose que j’ai refait relativement récemment, en 2001 ou 2002.
33Les draps du trousseau avaient aussi un référence importante pour moi, celle des tableaux vivants, faits à partir des tableaux où on mettait le corps de la femme comme un objet, non comme un sujet. J’ai fait des photos en enlevant tout le contexte, les accessoires, et en ajoutant mes propres accessoires, donc les drapés. Cela a donné entre autres La grande odalisque, et d’autres photos, en reprenant les poses dans lesquelles avaient été mises les femmes dans l’histoire de l’art et de la peinture…
34B. H. : Vous dites qu’il n’y a pas de nudité possible pour une femme, que la femme est habillée d’images, d’enveloppes, et qu’on ne peut jamais les ôter toutes, sauf à faire apparaître soit le vide, soit la chair, comme dans la danse des sept voiles : le grand vizir s’ennuie, demande qu’on enlève un à un les sept voiles qui recouvrent le corps de la danseuse, et quand il n’y a plus de voile à ôter, c’est la peau qu’on lui arrache.
35Orlan : Il est difficile qu’une femme se déshabille complètement… J’ai repris pour mes opérations ce texte d’Alphonse Allais sur la danse des sept voiles.
36B. H. : Est-ce cela, le réel de la chair, que vous tentez d’atteindre par ce que vous-même avez nommé « art charnel » ?
37Orlan : En tout cas, cela a visé l’ouverture du corps, le huitième voile… Le texte de Michel Serres que j’ai employé pour mes opérations chirurgicales-performances parle de cela. Ce qui est un peu compliqué, c’est que l’art charnel ne représente et ne parle que de ce que j’ai fait de 1990 à 1993, au moment des opérations chirurgicales-performances. À ce moment-là, j’étais dans le réel, pourrait-on dire, bien que toutes les œuvres qui en sont issues soient complètement retravaillées. Par exemple, ce qui n’est probablement pas évident au premier coup d’œil, beaucoup de vidéos qui peuvent être considérées comme des smuff-movies sont entièrement retravaillées. Par exemple, je disais au chirurgien d’essayer de refaire le geste opératoire, parce que la photo ou la vidéo n’avait pas eu le bon angle… Il y a aussi l’esthétique. Chaque opération correspondait à une esthétique volontairement différente, avec l’idée qu’il y a autant de pressions sur le corps des œuvres d’art qu’il n’y en a sur le corps tout court.
38J’ai donc essayé à chaque fois de sortir des carcans désignés, habituels, et j’ai même essayé de faire des styles disqualifiés pour sortir de ces carcans. Cela va de positionnements hight tech, carnavalesques, à des citations du kitsch, etc. Les performances sont tout à fait différentes. Par exemple, dans celle de Paco Rabanne, j’ai deux vasques, l’une avec de l’artificiel, l’autre avec du vivant, et pendant l’opération je mélange les fruits en plastique et les fruits réels que je mange pendant l’opération. Je manipule en même temps la croix blanche et la croix noire, comme dans tout mon travail sur le drapé et le baroque. C’est la leçon que m’a donnée le baroque, que j’ai gardée en mémoire et que j’ai utilisée comme une clé dans certaines autres œuvres. C’est la fameuse question du « et ». Je ne vais pas tout reprendre, mais c’est l’idée du bien et du mal. Par exemple, dans une photo de madone, il y a à la fois une sculpture de plis et l’utilisation du skaï – le skaï bien éclairé ressemble à du marbre. Cette sculpture parle d’un certain type d’art – notamment Le Bernin – mais le socle sur lequel je suis cite non pas l’histoire de l’art mais les technologies actuelles, puisque ce socle est un écran vidéo. Il n’y a pas de schize entre l’ancien et l’actuel, les deux choses sont dites en même temps. Parfois le personnage tient la croix noire et la croix blanche, une à l’envers, une à l’endroit, etc. Ces images, à tort ou à raison, avec succès ou insuccès, sont extrêmement pensées, élaborées.
39B. H. : En quoi l’art charnel, tel que vous l’avez intitulé et travaillé, se distingue-t-il du body-art ?
40Orlan : J’ai fait le Manifeste de l’art charnel pour me différencier à la fois du body-art historique et, par extension, des néoprimitifs – qui actuellement font des choses avec la douleur, qui me paraissent complètement anachroniques, en tout cas qui ne me semblent pas être un projet très intéressant. Mais le body-art, lui, était extrêmement intéressant à son époque. Il a fait un passionnant travail de pionnier, de mise en question des tabous, en montrant la sexualité, la nudité, etc. Mais il était souvent en prise avec les limites physiques et psychologiques, dont la douleur. J’ai voulu me différencier de cela parce que je pense que le fameux « tu accoucheras dans la douleur » est d’un ridicule incroyable à notre époque où on a toute la pharmacopée pour ne pas souffrir. Notre époque a presque jugulé la douleur. Là aussi, j’essaie de mener à bien, et d’une manière citoyenne, un travail contre la douleur, contre le fait qu’il y ait encore du prestige à souffrir. J’ai fait cela dans les équipes médicales, dans mes interventions télévisées, dans ma sphère privée, dans ma tribu, dans ma famille et dans mon pays, qui est justement très ancré dans cette tradition chrétienne de la rédemption ou de la purification par la douleur. J’ai essayé, par exemple, de faire en sorte que les soins palliatifs soient dispensés dans les hôpitaux, qu’on ne donne pas seulement deux Dolipranes aux personnes qui vont se faire opérer. La prise de conscience et des actions sont en train de se faire. Mais c’est très récent, la plupart du temps on laisse souffrir les personnes alors qu’on a tout ce qu’il faut pour qu’elles ne souffrent pas.
41Donc, dans cet art charnel, je parle de cela, et je me différencie du body-art, auquel je comprends bien que parfois on m’assimile, mais nous n’avons pas les mêmes tenants ni les mêmes aboutissants. Je pense qu’ils ont travaillé avec leur temps. Nous sommes tous des chroniqueurs plus ou moins avisés de notre temps. Ils ont travaillé avec le corps-tube de couleur, le corps lieu de la couleur, le corps et la sexualité, les tabous, etc. Mais actuellement, parmi ces artistes, ceux qui m’intéressent sont dans des scénarios qui travaillent le corps et les nouvelles technologies, le corps et la pollution, le corps et la mal-bouffe, le corps et les manipulations génétiques, les biotechnologies, etc. C’est cette situation du corps actuel qu’il est intéressant d’interroger.
42B. H. : Vous travaillez beaucoup avec les nouvelles technologies. Votre œuvre a même parfois anticipé certains effets de la science au niveau collectif, par exemple les manipulations du corps et de l’image, dont on pressent, aujourd’hui, les commandes en série. Que pensez-vous de l’impact de la science et des nouvelles technologies sur la fabrique du corps ?
43Orlan : Je pense que la science actuellement introduit du fondamentalement nouveau. Construire du vivant, utiliser les cellules souches, obtenir des clones ou des organes, tout ce qui est manipulations génétiques et biotechnologies, font sauter des verrous et remettent en question notre prêt-à-penser et les croyances religieuses obscurantistes, donc posent vraiment une question. Nous sommes à la charnière d’un monde pour lequel nous ne sommes pas prêts, ni physiquement ni intellectuellement. Énormément de choses au niveau de la biologie et de la génétique apportent de l’extrêmement nouveau. Ce qui n’a pas changé est que, effectivement, dès qu’il y a des avancées – avancées entre guillemets –, qu’elles soient technologiques, scientifiques ou biotechnologiques, elles font peur et provoquent des réactions épidermiques de résistance, d’opposition et de retour à la tradition, à l’ordre, etc. Donc, dès que la science interroge notre manière de vivre et de penser, elle pose problème. Cela n’est pas nouveau. Mais il y a des choses absolument nouvelles qu’un artiste ne peut ignorer. En tout cas, il est nécessaire que certains artistes essaient de se préparer et de préparer le public à ces grands changements qui sont en train de se produire.
44B. H. : Tout au long de votre travail, vous avez aussi utilisé des textes, des citations qui, me semble-t-il, font partie intégrante de l’œuvre. Je pense par exemple à la phrase de Protagoras : « L’homme est la mesure de toute chose », que vous prenez à la lettre dans l’action Orlan-corps, où vous effectuez des mesures de rues ou d’institutions en prenant votre corps comme étalon. Mais il y en a beaucoup d’autres, Alphonse Allais, Michel Serres, Freud, Godard, etc. D’ailleurs, quand vous vous référez à un tableau dans votre travail, vous parlez de citation, vous dites : « Je cite la naissance de Vénus. » Il y a une tentative de nouer le texte et l’œuvre plastique, d’articuler la chair et le verbe. Vous parlez même, à propos de l’art charnel, de transformation du corps en langue et de renversement du principe chrétien du verbe qui se fait chair au profit de la chair faite verbe.
45Orlan : C’est en effet le corps qui devient langage dans sa matérialité même.
46B. H. : Je pense notamment aux reliquaires. Il s’agit de grands panneaux en verre très épais où est gravé un extrait du Tiers instruit de Michel Serres – extrait où il parle de la science qui méconnaît la chair –, avec au centre du texte une inclusion d’un morceau de votre propre chair. Cette œuvre se construit comme une série dont chaque élément reprend le texte traduit dans une langue chaque fois différente. Vous dites à ce propos vouloir épuiser toutes les langues jusqu’à la disparition du corps.
47Orlan : Oui, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de chair à mettre à l’intérieur du reliquaire. Ces reliquaires font assez peur. Actuellement, j’en ai une quinzaine. Les derniers – un en anglais, un en hébreu et un en arabe – ont été spécialement faits pour le musée d’Israël. Il y a toujours un rapport dans mon travail, même si l’œuvre est déjà faite, avec le contexte et l’espace dans lequel elle sera exposée, sauf si ce n’est pas possible.
48Ce qui est difficile à déchiffrer dans mon travail, c’est que souvent des œuvres anciennes jouent un rôle dans d’autres œuvres et même parfois dans plusieurs œuvres différentes. Par exemple, on retrouve dans une opération un masque en plastique utilisé dans les Vingtages. J’ai toujours essayé de construire un vocabulaire, comme des mots que j’utilise dans un certain contexte, dans une certaine syntaxe, dans une phrase, et auxquels je fais dire quelque chose de différent en les faisant évoluer dans une version de mon travail qui a à voir avec le présent. C’est compliqué pour les historiens d’art. Il y a d’ailleurs eu dernièrement un problème pour mon site en anglais. Tous les livres disent des bêtises. Par exemple, La grande odalisque est un tableau vivant d’Ingres que je cite à une certaine époque ; ensuite elle a été exposée sous une autre forme, puis elle a été montrée dans une installation, avec une grande mise en espace, à une autre date. Et toutes ces dates se confondent. Si, en voulant dater La grande odalisque, on ne regarde pas le contexte, ni l’ensemble, ni ce que j’en ai fait, on arrive à des absurdités totales et des contradictions incroyables.
49B. H. : Au fond, ce qui donne sa cohérence logique à votre œuvre, c’est qu’elle est structurée comme un langage. Il est difficile d’en saisir l’essentiel si on ne l’appréhende pas comme un système langagier, si on prend les éléments comme des images et non comme des signifiants. Cela devrait intéresser les lacaniens !
50Orlan : Oui, ça doit les intéresser ! Mais c’est très compliqué…
51B. H. : Vous dites ne pas tenir à votre image et pouvoir accepter n’importe quelle apparence physique, même si elle n’est pas belle. En revanche, vous dites que vous ne changerez jamais votre voix. Quel statut donnez-vous à l’image d’une part et à la voix d’autre part ?
52Orlan : Je suis pour les identités mutantes, changeantes. Je ne changerai pas ma voix parce que je travaille essentiellement sur la représentation. La voix, c’est ce qui m’habite, je suis construite autour de cela. Elle est mon identité profonde, au contraire de l’image. Très jeune, mon image m’apparaissait assez étrange parce que j’étais très rebelle, très critique envers la société. J’avais le sentiment de penser différemment, d’être autre, et quand je me voyais dans la glace j’avais l’impression que c’était une carte de visite très approximative parce que j’avais une séduction, une apparence jolie, plaisante, comme la plupart des filles qui m’entouraient. C’était une beauté banale, je la trouvais tellement normale que j’étais très étonnée que ne s’inscrive pas sur mon visage et sur mon corps cette différence que je ressentais. C’est pourquoi dans mon travail je n’ai jamais eu l’impression de mettre un masque, j’ai toujours eu l’impression d’enlever un masque. J’étais capable d’accepter un ratage, une image que je n’avais pas fixée d’avance, parce que ce qui importait était que de la différence s’exprime. Dans la mesure où cette différence s’exprimait, cela m’apparaissait plus juste, plus correct par rapport à ce que j’avais dans ma tête, par rapport à ma différence intérieure. Ce visage et ce corps étaient une clé facile pour la société, correspondant à ce que les gens avaient envie de voir. C’est cela qui, peut-être, me posait problème.
53B. H. : Vous avez également changé votre nom. Orlan est votre nom d’artiste. Comment l’avez-vous choisi ?
54Orlan : Je crois que c’est pendant la troisième séance chez mon psychanalyste. La seule chose qu’il me dit pendant toute la séance est : « La prochaine fois, vous ne me paierez plus par chèque mais en espèces », et, au moment où je signe mon chèque, il m’envoie un message complètement contradictoire : « Non, réflexion faite, la prochaine fois vous me signerez de nouveau un chèque. » Je pars avec cette phrase et je n’arrive pas à comprendre, je passe toute la séance au peigne fin et je ne comprends toujours pas. Puis, au moment d’aller à la séance suivante, je m’achète quelque chose – ce que font la plupart des patients, avant ou après, pour compenser un peu, pour calmer l’angoisse –, des souliers, probablement histoire d’être bien dans mes pompes, et au moment où je signe le chèque je vois ce qu’il avait vu : j’avais une signature absolument incroyable, très lisible, que j’avais choisie parmi cent mille – j’avais fait des pages et des pages comme on fait à l’adolescence pour trouver la plus belle, la meilleure, celle qu’on va utiliser toute sa vie –, et quelque chose sautait dans ma signature. Je ne m’appelle pas « Morte » mais je signais « Morte » en très gros, très lisible. J’ai donc dit que je ne serai plus jamais morte et j’ai voulu changer de nom en utilisant ce qui était positif dans cette signature. J’ai pris « or ». Je n’aurais jamais dû m’appeler Orlan (Or-lent), je ne sais pas pourquoi je me suis appelée ainsi, j’aurais dû m’appeler Or-vif, Or-rapide. En tout cas, très longtemps, pour signer mes œuvres, j’ai employé « Or » et puis « l » apostrophe, et « an » – Orl’an – comme si c’était Orl’an de telle année, en mettant à la suite la date de l’œuvre. Je m’étais proposé de changer de nom de nouveau, mais tout cela est légalement et socialement tellement compliqué que cela n’a pas été fait. Ce qui est très compliqué c’est que, dans mon milieu, il faut toujours trouver la bonne structure, et la personne qui vous donne carte blanche sans vous indiquer exactement quel est l’aspect du travail qui les intéresse. Si vous ne pouvez pas faire cela et que vous n’avez pas l’argent pour le faire, cela devient un chantier que vous oubliez ou que vous laissez en jachère pendant longtemps et qui peut de nouveau reprendre son sens et sa voie à un certain moment.
55B. H. : Même ce nom que vous vous êtes choisi, vous voudriez le changer ?
56Orlan : Oui, parce que, à l’heure de l’Internet, on change de nom. Cela correspond à des vieilles peaux, ce n’est pas mal de muer… J’aimerais que quelqu’un d’autre choisisse. Je me suis déjà nommée, donc, maintenant, qu’on me donne trois ou quatre noms possibles et je choisirai celui qui me convient.
57B. H. : Vous avez fait une psychanalyse. A-t-elle eu des incidences sur votre création ?
58Orlan : J’ai fait sept ans d’analyse puis j’y suis retournée à cause d’une très forte expérience dans ma vie, avec des réactions que je n’avais pas soupçonnées possibles de ma part, et je suis allée réinterroger cela pendant un an et demi. J’en avais vraiment besoin, ce n’était pas en touriste, et cela a été effectivement très efficace, et presque tout de suite, en tout cas pour les gros symptômes. Je ne pense pas que ce soit la panacée à tous les maux, mais en tout cas cela m’a donné des clés pour ma vie, pour mon art. Tout le monde m’avait dit : cela t’empêchera de créer. Je pense qu’il y a sans doute des psychanalystes qui s’arrangent pour ça, mais cela ne m’a pas empêchée, au contraire cela m’a donné des clés pour que ma création soit plus lucide, plus consciente, plus élaborée. Cela s’est inscrit dans ma manière de voir les choses, dans ma manière d’être. Je travaille par exemple sur une œuvre, Le plan du film. C’est une chose que j’ai toujours vécue ou presque : je vis les choses mais en même temps je vois le plan du film. Cela m’arrive de dire à mon mari : on rejoue la scène parce, là, ce n’est pas ce qu’il faudrait. C’est un recul d’entendre ce qu’on dit, ce qu’on fait, même si ce n’est pas totalement, bien sûr.
59B. H. : Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?
60Orlan : Plusieurs choses sont en chantier. Il y a Le plan du film, cela fait très longtemps que je travaille dessus. Cela reprend mon iconographie, mais les images que l’on voit, s’il y a du corps, seront dans le film lui-même. Ce sera un vrai film, avec des acteurs importants, pas un film de festival underground. L’œuvre, qui comporte tout le processus de construction et de production d’un film, est construite à l’envers, à partir d’une phrase de Godard : « Non seulement un film à l’envers, mais en quelque sorte l’envers du cinéma. » Il y a aussi le projet avec le groupe australien Symbiotica qui consiste en une hybridation des cellules souches de ma peau avec celles d’une personne de peau noire. L’idée est de faire un manteau d’arlequin – inspiré du texte de Michel Serres – à partir de cette peau métissée. Je continue aussi mon travail autour des standards de beauté, c’est-à-dire des photos numériques ou des sculptures de résine où je mixe mon image avec des représentations issues des cultures précolombiennes ou africaines. Et d’autres choses sûrement, mais que j’ignore encore…
Notes
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[*]
Entretien réalisé à Paris, en juillet et août 2004.
Une exposition rétrospective d’Orlan, « Méthodes de l’artiste, 1964-2004 », a eu lieu du 31 mars au 28 juin 2004 à Paris, au Centre national de la photographie. En est issue une monographie consacrée à l’artiste, Orlan, publiée aux éditions Flammarion, Paris, 2004. -
[1]
Voir la fin de l’article, p. 185.