Couverture de ENJE_003

Article de revue

Le réel du corps : phénomènes psychosomatiques et symptôme

Incidences cliniques

Pages 107 à 123

Notes

  • [*]
    Didier Castanet, psychanalyste à Toulouse, membre de l’École de psychanalyse des Forums du Champ lacanien.
  • [1]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 99.
  • [2]
    J. Lacan, Le séminaire …Ou pire.
  • [3]
    J. Lacan (1966), « Conférence au Collège de médecine », Lettres de l’Ecole freudienne, n° 1, 1967.
  • [4]
    « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », Scilicet, n° 2, p. 60.
  • [5]
    J. Lacan, R. Lévy et H. Danon-Boileau, « Considérations psychosomatiques sur l‘hypertension artérielle », L’évolution psychiatrique, n° 3, 1953, reproduit dans Ornicar?, n° 43, octobre-décembre 1987, p. 5-16.
  • [6]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 206.
  • [7]
    Ibid., p. 189.
  • [8]
    Ibid., p. 215.
  • [9]
    « Conférence à Genève sur le symptôme », Bloc note de la psychanalyse, n° 5, p. 19.
  • [10]
    G. Frege (1884), Les fondements de l’arithmétique, Paris, Le Seuil, 1969, p. 195.
  • [11]
    J. Lacan (1966), « De la structure en tant qu’immixtion d’un Autre préalable à tout sujet possible », Bulletin de l’Association freudienne, n° 41, 1991.
  • [12]
    J. Lacan (1954-1955), Le séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978.
  • [13]
    J. Lacan (1970), « Radiophonie », Scilicet, n° 2/3.
« Le corps, ça devrait vous épater plus. »
Jacques Lacan[1].
« L’ambigu du corps avec lui-même, est justement le fait de jouir. »
Jacques Lacan[2].

1 Dans l’enseignement de Lacan, comme chez Freud, le corps occupe une place centrale. Jacques Lacan s’est intéressé au corps et, parmi les successeurs de Freud, il est le seul qui ait su donner une articulation cohérente avec la découverte de la psychanalyse.

2 Dans le séminaire Le sinthome (1975-1976), que le corps soit de la matière organique, c’est un fait, dit Lacan. Dans le Séminaire XI, il réélabore le concept de pulsion, reprenant cette limite entre le biologique et le psychique. Il donne alors une définition claire de la pulsion et propose une doctrine cohérente du corps en psychanalyse, c’est-à-dire le corps comme corps du symbolique et la pulsion comme ce qui advient de la demande quand le sujet s’y évanouit.

3 Sans refaire l’historique du concept de psychosomatique et de ses rapports avec la psychanalyse, la psychosomatique reste du point de vue freudien un domaine mal délimité. Bien que Freud ne se soit pas directement intéressé à l’étude des phénomènes psychosomatiques, le corps est omniprésent dans ses préoccupations. La théorie analytique s’est élaborée à partir du corps.

4 Le point essentiel dans le champ des phénomènes psychosomatiques est la distinction entre phénomène et symptôme. Extraire la spécificité du phénomène au regard du symptôme, c’est aussi essayer de dégager, s’il y a lieu, une position clinique quant au phénomène psychosomatique.

Une faille dans le savoir

5 En 1966, au cours d’une rencontre avec des médecins [3], Lacan évoque une « faille épistémologique », soit une faille dans le savoir entre psychanalyse et médecine.

6 L’éthique de la médecine ne doit pas perdre de vue qu’elle a affaire à un corps, nous dit Lacan, « qui est fait pour jouir, pour jouir de soi-même. […] Ce qui est exclu du rapport épistémologique est justement ce qui va proposer à la médecine le corps dans son registre purifié ». La dimension de la jouissance en est exclue et le corps auquel s’adresse la médecine est celui de la « dichotomie cartésienne de la pensée et de l’étendue ».

7 Il est évident pour Lacan que, si la science moderne continue à ignorer « l’effet sujet », se creusera de plus en plus « une faille épistémosomatique » entre le savoir scientifique sur le corps et ce corps d’un sujet désirant, qui jouit, ce corps laissé en plan par la science.

Ce corps dont nous parlons

8 L’entrée dans le langage, le symbolique, est une réalité et, en tant que réalité, il est du registre du symbolique.

9 Lacan nous donne plusieurs indications dans le texte « Radiophonie ». « Le premier corps fait le second de s’y incorporer. D’où l’incorporel qui reste marqué le premier, du temps d’après son incorporation. » Cette incorporation dont parle Lacan est ce qui du corps-organisme par l’intermédiaire du langage lui donne son statut dans la psychanalyse. « De ce que le symbolique ayant pris corps s’incorpore, le corps se fait verbe. »

10 L’Autre, c’est le corps du symbolique incorporé (corps du symbolique entre guillemets), car le symbolique n’a pas de corps à proprement parler, mais sa vocation est de devenir corps, de s’incorporer. Lacan formule cela de plusieurs façons, entre autres : « Le corps se fait le lit de l’Autre [4]. »

11 La corpsification, terme que Lacan substitue à l’incorporation, c’est l’incorporation du corps du symbolique. La symbolisation du corps comme organisme vivant par l’incorporation de ce corps du symbolique est ce qui fait que les chairs sont négativées. À partir de cette corpsification et de la négativation des chairs, Lacan envisage la jouissance comme une grandeur négative. La jouissance qui n’émerge que de la négativation des chairs émerge en étant radicalement séparée du corps corpsifié. Lacan dit : « Le corps est un désert de jouissance. »

12 Dans le domaine psychosomatique, le corps n’est pas pris dans une fonction d’organe, c’est-à-dire une fonction symbolique. Le corps saisi par ce biais de la fonction définit ce qu’est l’Autre du corps. Du point de vue de la fonction symbolique de cet Autre du corps, il y a là émergence d’un point de réel, le réel de la jouissance de cet Autre à l’endroit d’un signifiant, point particulier où la prise du corps par le signifiant s’avère nulle. Ce corps-là réalise un traitement imaginaire du réel.

13 Lacan nous indique que la psychose réintroduit la jouissance dans le lieu de l’Autre. Cette formule est questionnante mais aussi d’une logique sans faille. En effet, si c’est le Nom-du-Père qui avec l’opération de la castration vide le corps de sa jouissance, on peut s’attendre que, à défaut, il ne soit pas vidé. C’est ce que Schreber manifeste : il décrit un corps qui n’est pas un désert de jouissance.

14 Lorsque Freud parle de libido narcissique, d’investissement du moi, l’équivalent chez Lacan est le corps vidé de sa jouissance. Si l’imaginaire est ce qui supporte la consistance, l’homme pourrait dire qu’il est un corps puisque c’est une chose sûre qu’il consiste en un corps. Mais, pour Lacan : « Ce sur quoi l’homme insiste, c’est non pas qu’il est un corps, mais comme il s’exprime sur un mode tout à fait saisissant, qu’il l’a. » On peut alors se demander ce qui fait dire au parlêtre qu’il a un corps. Lacan nous répond : « Au nom de la manière dont il le traite. »

15 Pour illustrer cela, Lacan dans son séminaire sur Joyce se sert de ce que rapporte ce dernier à propos d’une raclée magistrale qu’il a subie à l’adolescence et qui l’aurait laissé quasiment dans le dégoût de son propre corps, qui l’aurait en quelque sorte laissé tomber.

16 Cette scène est décrite par Joyce dans Portrait de l’artiste. Joyce s’est fait maltraiter et battre par des camarades. Il s’est fait ficeler et ligoter contre des fils barbelés. Ce n’est que plus tard, en pensant à une jeune femme qu’il aime et à la manière dont elle venait de ses doigts frôler et presser sa propre main, qu’il repense à cette scène, dont le souvenir n’évoque plus en lui de colère.

17 Avec cet exemple, Lacan donne une sorte de support clinique à la nécessité de la consistance imaginaire, celle qui est dite narcissique, c’est-à-dire celle qui supporte le corps comme image. Avec cet épisode, Lacan nous fait remarquer le rapport de Joyce à son propre corps, mais aussi au corps de l’autre, de cette jeune femme aimée qui lui avait un jour tendrement pressé la main. On peut dire qu’ici, pour Joyce, le corps comme image n’a pas fonctionné. Le narcissisme est resté en panne.

18 Pour Lacan, le réel se spécifie du nouage de l’imaginaire, du réel et du symbolique, dont le nouage borroméen donne l’écriture. Seul le nouage des trois registres permet d’aborder l’existence du réel, l’imaginaire en favorisant la consistance, alors que le trou provient du symbolique. Le corps, structuré par le symbolique, n’en est pas moins imaginaire, car la seule façon qu’a le sujet de le penser, c’est l’illusion de l’unité spéculaire, nécessaire, car le défaut rend caducs la consistance du corps et, de fait, le nouage des trois registres.

19 Pour rendre compte que Joyce n’a rien éprouvé au moment de la raclée, sinon que quelque chose tombait comme une pelure, Lacan parle d’un ratage du nœud, évoquant un ratage équivalent pour l’écriture de la manifestation de l’inconscient au niveau du langage. Lacan nous dit : « Le rapport n’a pas eu lieu, la loi qui est la loi de l’amour n’a pas fonctionné. »

20 En traçant un nœud borroméen, on peut montrer l’erreur de nouage entre R et S, l’imaginaire pouvant alors glisser, s’évacuer. C’est d’ailleurs ce qui se passe quand Joyce a été battu.

21 Si Joyce, par l’écriture, tente d’échapper à cette fuite de l’imaginaire en encadrant l’image par la lettre et le jeu de mots, cette suppléance n’est pas présente dans le cas des troubles psychosomatiques, où apparaissent un certain nombre de phénomènes que l’on retrouve aussi chez Joyce, mais qui sont résolus chez lui par le travail d’écriture. On sait aussi que lorsque Joyce n’écrivait pas, il souffrait de phénomènes psychosomatiques.

L’articulation nécessaire des trois registres du corps humain

22 Le corps de l’homme, c’est le corps propre, dans sa présence brute, le corps vivant, appareillé par la libido, c’est-à-dire l’organe incorporel de la jouissance. Cet organisme, à partir de l’incorporation de la structure langagière, se définit selon les trois registres, du réel, du symbolique et de l’imaginaire.

23 Le corps réel, c’est le corps vivant, celui de la chair avec sa pulsation de jouissance. Il faut noter que le réel de la science, en dehors de la structure, n’est pas celui de la psychanalyse, pour laquelle le réel s’approche par la structure, car s’y adjoint la jouissance.

24 Le corps du symbolique, comme nous l’avons déjà mentionné, est celui qui est vidé, séparé de la jouissance, par l’opération du signifiant. Cette jouissance va se loger sur les bords que sont les zones érogènes. C’est cela qui fait dire à Lacan que l’Autre, c’est le corps, l’Autre pris comme surface d’inscription du signifiant.

25 Le corps imaginaire, c’est celui qui donne forme, consistance de corps vivant. À ce titre, on peut dire que c’est un sac vide comme pouvant ne rien contenir. C’est le sac qui donne une idée de la consistance. Le corps est le support physique pour que quelque chose soit pensable.

26 Si le corps se situe dans l’imaginaire, il n’entre dans la perspective analytique qu’en tant qu’il fait orifice, qu’il se noue à quelque chose de symbolique ou de réel. Il permet que le dire résonne dans ce corps, donnant alors des pulsions qui s’originent autour du trou (bouche, oreille, yeux, anus). C’est dans ce champ qu’est suscité le désir et que se trouve le système des représentations du sujet.

27 Ce qui nous intéresse se situe au niveau du « vrai trou », par opposition au faux trou, ensemble symbolique-symptôme. C’est donc cette triplicité du corps dans sa structure qui est affectée dans le phénomène psychosomatique.

28 Les phénomènes psychosomatiques sont de l’ordre de la réalité sensible, et non de la réalité intelligible. Ils concernent le réel impliquant le corps. Lacan les situe à la jonction du réel et de l’imaginaire. C’est donc le corps dans sa consistance imaginaire qui se signe de l’existence d’une lésion dans le réel (du corps) pris comme Autre ; le corollaire de cela est le retour d’une jouissance spécifique.

À propos du signifiant : le phénomène psychosomatique n’est pas un symptôme

29 Dans l’enseignement de Lacan, on relève essentiellement quatre références aux phénomènes psychosomatiques : le Séminaire II, le Séminaire III, le Séminaire XI et la « Conférence de Genève sur le symptôme » en 1975. À cela, on peut ajouter un texte plus ancien, de 1953, cosigné par J. Lacan, R. Lévy et H. Danon-Boileau, intitulé « Considérations psychosomatiques sur l’hypertension artérielle [5] ». Dans ce texte, où l’on trouve des références « classiques » sur la question psychosomatique, Lacan se réfère à sa propre contribution au 51e congrès français de chirurgie, de 1950, et reste mobilisé sur la problématique du narcissisme et de l’agressivité, telle qu’il l’a développée dans les deux textes de 1948-1949 des Écrits, « L’agressivité en psychanalyse » et « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je ».

30 Dans la première référence, il situe le phénomène psychosomatique en dehors « du registre des constructions névrotiques », et « à la limite de nos élaborations conceptuelles », à situer « au niveau du réel ». En reconsidérant la définition freudienne du symptôme comme une formation de l’inconscient, une métaphore, donc une structure langagière, déjà se dégage le fait que le phénomène psychosomatique n’est pas un symptôme.

31 À la différence du symptôme qui est un message propre du sujet, qui a une signification phallique, qui a à voir avec la castration, le phénomène psychosomatique est une incidence du signifiant sur le corps, mais qui ne représente pas le sujet. Il serait plutôt du côté de la monstration que de la représentation. Lacan nous parlera de « limite » concernant ces phénomènes. Dans le Séminaire III, il reprendra ce terme de phénomène « qui se mobilise de façon directe, sans dialectique ».

32 Le signifiant est concerné dans le phénomène psychosomatique, mais la logique du signifiant est défaillante. À ce propos, dans le Séminaire XI, Lacan évoque l’holophrase et la série psychose–débilité mentale–psychosomatique. L’holophrase est un terme de linguistique qui désigne un mot-phrase qui donnerait à lui seul la signification de l’ensemble.

33 Dans le Séminaire XI[6], Lacan nous dit : « La psychosomatique c’est quelque chose qui n’est pas un signifiant, mais qui tout de même, n’est concevable que dans la mesure où l’induction signifiante au niveau de sujet s’est passée d’une façon qui ne met pas en jeu l’aphanisis du sujet. » Cette phrase explique d’abord que les phénomènes psychosomatiques sont liés à des effets de langage, mais qu’un « dérapage » s’est produit dans la réalisation au lieu de l’Autre. Il n’y a pas eu aphanisis ou fading[7]. Dans ce processus, un signifiant S1 ne représente pas le sujet pour un autre signifiant.

34 Le sujet au lieu de l’Autre se constitue par l’intermédiaire de l’aphanisis, c’est-à-dire son effacement, par la chute du signifiant. « Ce signifiant vient à constituer le point central de l’Uverdrängung. » L’aliénation est liée inextricablement au processus de séparation qui fait émerger l’objet cause du désir, l’objet a.

35 L’absence d’aphanisis entraîne une interruption dans le processus de séparation ; cela explique peut-être l’énigme de l’holophrasisation S1-S2. Et Lacan de nous dire dans le Séminaire XI[8] de l’effet psychosomatique : « J’irai jusqu’à formuler que lorsqu’il n’y a pas d’intervalle entre S1 et S2, lorsque le premier couple de signifiants se solidifie, nous avons le modèle de toute une série de cas […] ».

36 Dans ce séminaire, Lacan compare le phénomène psychosomatique avec ce qui s’opère dans le réflexe du chien de Pavlov. L’animal répond aux stimuli par une fonction physiologique. De la même façon, le patient psychosomatique répondrait à certains signifiants qui s’imposent à lui sur le mode du besoin. Les signifiants agissent comme des signes et non comme des signifiants, sauf pour la personne qui induit ce signifiant.

37 À partir de cette première proposition de Lacan, on peut déduire que, l’aliénation ne se faisant pas, la séparation ne peut alors s’effectuer. Il y a fixation, gélification de deux signifiants, entraînant l’impossibilité d’ouverture dialectique au désir de l’Autre. Au lieu de se représenter, le sujet se présente par un signifiant : le signifiant holophrasique. Il n’y a pas constitution du sujet, celui-ci se logeant dans l’intervalle S1-S2.

38 Lacan ponctue, à la page 207 du Séminaire XI : « C’est dans la mesure où un besoin viendra à être intéressé dans la fonction du désir que la psycho-somatique peut être conçue comme autre chose que ce simple bavardage qui consiste à dire qu’il y a une doublure psychique à tout ce qui se passe de somatique […]. C’est en tant que le chaînon désir est ici conservé, même si nous ne pouvons plus tenir compte de la fonction aphanisis du sujet. ».

39 Dans ce passage, il y a une ouverture vers le champ de l’Autre, mais quelque chose est gélifié. Il faudrait alors envisager le signifiant inducteur de la lésion, directement issu du lieu de l’Autre, sans passer par la subjectivation (au sens d’émergence du sujet).

40 Cela a une implication clinique, et en effet, la doctrine lacanienne est sans ambiguïté : la production de ce nouveau signifiant issu de la solidification S1-S2 ne doit pas être entendue comme un nouveau S1 à décomposer, pour restituer un message au sujet, sinon il y aurait confusion entre phénomène psychosomatique et symptôme. On pourrait considérer la lésion comme l’incarnation de l’objet cause du désir, par un effet de court-circuitage pulsionnel.

41 À partir de ces considérations, on peut avancer que le phénomène psychosomatique n’est pas une structure. Il est même transstructural puisqu’on l’observe aussi bien dans les névroses et les psychoses que les perversions. Ce qui va nous renseigner, c’est la façon toute particulière dont il se situe par rapport à la jouissance.

42 L’incorporation du symbolique, dans la névrose, entraîne une séparation du corps et de la jouissance, de vider le corps de sa jouissance. Avec le phénomène psychosomatique, il y aurait une inscription de la jouissance sur l’organisme.

43 On sait que dans la psychose paranoïaque il y a une oscillation de la jouissance entre le corps et l’Autre. Le cas Schreber en est une parfaite illustration. Dans la schizophrénie, c’est le corps dans son ensemble qui est emparé par la jouissance. Dans le phénomène psychosomatique, il y a un retour de cette jouissance sur le corps, sur quelques zones « bien choisies ».

« La jouissance spécifique » des phénomènes psychosomatiques Le nombre et l’écrit

44 La conférence que Lacan a donnée à Genève en 1975 sur le symptôme a lieu la même année que le séminaire sur Joyce. Lacan s’intéresse à ce moment-là à la fonction de l’écrit comme suppléance. On trouve dans cette conférence la dernière référence sur les phénomènes psychosomatiques dans l’enseignement de Lacan. Au cours de la discussion qui suit cette conférence, Lacan précise que les lésions psychosomatiques sont des traces écrites sur le corps : « C’est tout de même de l’ordre de l’écrit. Dans beaucoup de cas nous ne savons pas les lire. Il faudrait dire ici quelque chose qui introduirait la notion d’écrit dans le corps, quelque chose qui est donné comme une énigme. Il n’est pas du tout étonnant que nous ayons ce sentiment comme analyste [9]. »

45 Il précisera par la suite que c’est non pas de l’ordre du signum (signe), mais plutôt de la signature, identique à des hiéroglyphes que nous ne savons pas lire. Ces lésions seraient de l’ordre de l’écrit, mais Lacan les considère comme « pas à lire ».

46 En passant de la lettre (Séminaire III) au nombre, Lacan se tourne vers un comptage de la jouissance dont témoignerait le phénomène psychosomatique, plutôt que vers une subjectivation du désir : « Le corps se laisse aller à écrire quelque chose qui est de l’ordre du nombre. » Il y a là quelque chose de nouveau avec cette référence au nombre.

47 Dans ses Fondements de l’arithmétique (1884), Frege tente de déterminer le plus justement possible ce qu’est un « nombre ». Pour lui, rien ne peut se construire si le concept de nombre entier est incertain, et il se demande ce qu’on peut lui attribuer comme propriété en fonction de la question de savoir s’il subsume ou non quelque chose. C’est dans la mesure où ce concept est établi avec précision qu’un système théorique peut être produit, système dans lequel on peut définir, sans ambiguïté ni contradiction, le concept d’entier et enchaîner les énoncés de propriétés du domaine des entiers ainsi produits. Ce qu’on appelle « le logicisme » de Frege résulte de la mise en œuvre de cette exigence.

48 Pour Frege, « un nombre est ce que représente la classe de tous les ensembles équinumériques à un ensemble donné [10] ». Un nombre est donc assigné à un concept qui subsume des objets. Partant de là, Frege montre comment on obtient le zéro, en quelque sorte le premier 1, et fonde de ce fait la suite des nombres par succession, c’est-à-dire compter n + 1. Cela conduit Frege à exposer la solution concernant la question de l’identité et de la discernabilité des unités, car tel était son objectif.

49 Comment comprendre alors ce que Lacan dit dans sa conférence de Genève : « […] écrire quelque chose du nombre » ? En se référant à Frege, on peut penser qu’il s’agirait d’une répétition qui s’organiserait comme la suite des nombres entiers.

50 Dans une conférence à Baltimore en 1966, intitulée « De la structure en tant qu’immixtion d’un Autre préalable à tout sujet possible [11] », Lacan nous dit : « Compter n’est pas un fait empirique et il est impossible de déduire le fait de compter à partir des seules données empiriques. […] Frege a démontré parfaitement l’ineptie d’une telle tentative. La véritable difficulté tient au fait que tout nombre entier est lui-même une unité. »

51 Il poursuit : « Si vous lisez les théories des mathématiciens concernant les nombres, vous trouverez la formule n + 1 à la base de toutes les théories. C’est cette question du 1 en + qui représente la clé de la genèse des nombres et, au lieu de cette unité unifiante que constituerait le deux dont je viens de vous parler, je vous propose de considérer la genèse numérique du deux. Il faut que ce deux constitue le premier nombre entier qui n’existe pas en tant que nombre avant l’apparition du deux. Ce qui rend la chose possible, c’est le fait que deux est là pour garantir l’existence du premier un. Mettez deux à la place de ce un. Aussitôt, à la place du deux, vous voyez apparaître trois. Nous avons là quelque chose que j’appellerai la marque avec quelque chose qui est marqué et quelque chose qui n’est pas marqué. C’est avec la première marque que nous avons le statut de ce quelque chose. C’est exactement de cette façon que Frege explique la genèse du nombre […], le deux ne vient pas compléter le un pour faire deux, mais doit rejeter un pour permettre au un d’exister. À elle seule, cette première répétition suffit à expliquer la genèse des nombres entiers. »

52 Quel lien pouvons-nous alors établir entre l’holophrase signifiante et ce qui dans le phénomène psychosomatique « écrit quelque chose du nombre » ? Lacan lisant Frege nous éclaire.

53 Cela repose immédiatement la question du passage du 0 au 1 dans la suite des nombres entiers, le un n’étant rien d’autre que ce qui vient nommer le 0. La nomination de cet objet 0, c’est-à-dire le nom propre de cet objet 0, figure comme étant l’objet qui subsume le concept « identique à 0 ».

54 Ce passage au 1 permet la discernabilité, qui se situe au niveau non plus du concept mais des choses comptées. Le passage du 0 au 1 suppose l’effacement de la trace du 0. C’est à partir de cette « unité unifiante » qu’évoque Frege qu’on peut penser que l’holophrase constituerait un obstacle à l’apparition de n + 1. L’holophrase serait le maintien du un unifiant qui empêcherait la répétition que suppose le un comptable dans la suite des nombres entiers.

55 La non-apparition du n + 1 entraînerait dans la suite des signifiants la non-émergence de l’objet, corrélative de la séparation des signifiants S1 et S2. Cet objet serait alors réintégré dans le signifiant lui-même, le signifiant de l’holophrase. Cela se passe comme dans la suite des nombres telle que Frege nous l’expose : c’est avec la reprise de la première marque que va s’inscrire le suivant, comme non identique à soi-même.

56 On peut établir un parallèle dans la chaîne signifiante où la concaténation de S1 à S2 ne peut s’établir que sur un trait de pure différence. Dans l’effet psychosomatique, cette différenciation ne pourrait pas se faire. Reste à savoir pourquoi c’est « le corps qui se laisse aller à écrire quelque chose de l’ordre du nombre ».

57 Dans le séminaire La logique du fantasme, à la leçon du 10 mai 1967, Lacan nous dit : « En ce point, alors, qu’est-ce que c’est que cet Autre […] L’Autre à la fin des fins, vous ne l’avez pas encore deviné, c’est le corps. » Et de poursuivre dans le paragraphe suivant : « C’est d’abord le corps, notre présence de corps animal qui est le premier où mettre des inscriptions. »

58 Entre le corps ou l’apparition du sujet, dans l’effet psychosomatique, c’est le corps qui fait la démonstration de cette indétermination. Lacan nous dit, soulignons cela, « où mettre les inscriptions ». Certainement, mais il précisera plus tard : pour ne pas être lues.

59 Dans cette conférence de Genève, Jacques Lacan pose de nouvelles et dernières directions de recherche quant aux phénomènes psychosomatiques. Cette voie tracée par Lacan peut paraître dans une première approche paradoxale. Elle peut être énoncée ainsi : comment peut-on dire que se fabrique quelque chose qui est comme un nom, qui a un rapport avec la marque (référence à Stuart Mill), mais qui pour autant ne se prend pas dans la logique signifiante et qui est fait avec ce qui est totalement extérieur au signifiant, à savoir la jouissance ?

60 La jouissance du névrosé est liée à la parole. Le psychosomatique est le seul dont la jouissance s’inscrit sur l’organisme. Il y aurait réalisation de l’objet a sur le corps. Du fait de l’absence de métaphore paternelle surgirait un nom fabriqué avec de la jouissance – de la jouissance corporelle –, traduction de la souffrance psychosomatique.

61 En quoi cette jouissance, en suivant Lacan, serait-elle spécifique ? Reprenons là ce qu’il nous disait dans son Séminaire II de 1954-1955 [12] à propos de l’érotisation de l’organe : « Les investissements proprement intra-organiques qu’on appelle en analyse autoérotiques, jouent un rôle certainement très important dans les phénomènes psychosomatiques. L’érotisation de tel ou tel organe est la métaphore qui est venue le plus souvent, par le sentiment que nous avons de l’ordre de phénomènes dont il s’agit dans les phénomènes psychosomatiques. »

62 Dans les phénomènes psychosomatiques, à classer dans les phénomènes autoérotiques, il y a du plaisir (Lust), ce qui les différencie du symptôme, davantage à rapprocher du déplaisir (Unlust). En étant rangés du côté de l’autoérotisme, les phénomènes psychosomatiques se trouvent du côté du narcissisme primaire, avec une jouissance fermée sur elle-même, sorte d’instrument dans le rapport à l’Autre.

63 Freud en 1905, à propos de l’autoérotisme nous dit, parlant de la pulsion : « L’objet s’efface en faveur de l’organe, qui est la source de celle-ci, et coïncide en règle générale avec lui. » Cela est à situer avant le stade du miroir, donc avant l’unification du corps. Il s’agit donc là d’une jouissance sur un corps morcelé.

64 De Freud à Lacan, concernant deux aspects de la pulsion, le représentant psychique et le quantum d’affect, le concept de jouissance nous permet de rendre compte de ces deux dimensions.

65 Concernant le retour de la jouissance dans le corps, dans sa conférence de Genève, Lacan nous indique : « C’est par le biais, c’est par la révélation de la jouissance spécifique qu’il a dans sa fixation qu’il faut toujours viser à aborder le phénomène psychosomatique. C’est en ça qu’on peut espérer que l’inconscient, l’invention de l’inconscient puisse servir à quelque chose. C’est dans la mesure où ce que nous espérons, c’est lui donner le sens dont il s’agit. » De la même façon que le phénomène psychosomatique ne représente pas le sujet, la jouissance qui n’est pas régulée par le signifiant vient à la place de la jouissance phallique.

66 Toujours dans la conférence de Genève, Lacan déclare : « Je pose qu’il ne peut y avoir de définition du Nom Propre que dans la mesure où nous nous apercevons du rapport de l’émission nommante avec quelque chose qui dans sa structure est de l’ordre de la lettre. » Dans la clinique psychosomatique, la lettre serait à considérer dans sa fonction d’inscription de cette jouissance spécifique et semble plutôt d’un « pas à lire », d’un pas à déchiffrer.

67 Dans le Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, dans le texte « Litturatere », le 12 mai 1971, Lacan nous dit : « La lettre n’est-elle pas à proprement parler le littoral, le bord du trou dans le savoir […] entre la jouissance et le savoir, la lettre ferait le littoral. »

68 Par rapport à la fonction de la lettre, ce texte « Litturatere » est essentiel. Lacan précise que la lettre ne doit pas être considérée comme une écriture en attente d’être « significantisée ». En effet, il la sépare nettement du signifiant et précise : « L’écriture, la lettre, c’est dans le réel et le signifiant dans le symbolique. »

69 Il avait auparavant précisé que « l’écriture ne décalque pas le signifiant ». D’autre part, il insiste sur le fait qu’il ne faut pas confondre le signifiant et la lettre : « C’est là vous définir par quoi l’écriture peut être dite dans le réel le ravinement du signifié. » La lettre est la matérialité du signifiant. Elle reste inscrite comme une sorte de a qui n’est pas extériorisable de l’Autre sur le mode de la névrose.

70 La lésion somatique s’explique par une position du sujet à l’Autre qui ne se déchiffre pas. Dans le phénomène psychosomatique, c’est non plus tant le désir qui est interrogé que la jouissance.

Structure et clinique

71 Le phénomène psychosomatique n’est pas une forme d’assujettissement. On le rencontre aussi bien dans la névrose ou dans la psychose que dans la perversion. C’est un phénomène transstructural.

72 Si on retrouve des éléments rappelant la psychose, il n’y a cependant pas identité. La fonction du Nom-du-Père est en partie ratée, mais il n’y a pas forclusion. La psychanalyse peut rompre ce manque d’aphanisis et faire de nouveau fonctionner le symbolique.

73 Quant à la psychose, deux questions se posent : le phénomène psychosomatique serait-il une barrière contre la psychose ? Serait-il la marque d’un « mieux » dans le cas d’une psychose ?

74 Il n’est pas sans intérêt de voir la fonction du phénomène psychosomatique dans certains cas de psychose. Rappelons-nous Joyce ou Samuel Beckett. Pour tous les deux, la maladie psychosomatique apparaît dès que la suppléance constituée par leur art d’écrire ne fonctionne plus. Mais le phénomène psychosomatique peut-il être considéré comme une suppléance de relais par rapport à cet artifice qu’est déjà l’écriture, et qui vient constituer ce quatrième rond que Lacan appelle le sinthome ? Il qualifiera ce rond de névrotique précisément parce qu’il a pour fonction de tenir le sujet hors des phénomènes délirants.

75 Il faut noter toutefois que l’écriture est une suppléance du registre symbolique, alors que le phénomène psychosomatique est du registre du réel, de la jouissance donc. Cette remarque concerne les sujets de structure psychotique et n’est donc pas généralisable aux autres structures.

76 On peut ajouter que le phénomène psychosomatique est un symptôme sans métaphore, c’est-à-dire un phénomène qui tout en étant hors sens n’est pas hors de portée de l’action symbolique. Mais il y a absence d’effet de sens (on a affaire à un S1 absolu, S1 issu de la solidification S1-S2). À prendre les phénomènes psychosomatiques du côté du signifiant, on s’essouffle très vite.

77 L’ouverture est du côté de la jouissance, de cette jouissance spécifique comme tentative de jouir du corps de l’Autre, comme tentative d’écriture du rapport sexuel.

78 Une définition minimale de la jouissance, c’est que ça s’éprouve. Le sujet atteint de phénomène psychosomatique ne peut rien dire de cette jouissance si ce n’est qu’elle atteint certaines parties bien localisées de son corps. En ce sens, le phénomène psychosomatique évoque l’autoérotisme par l’érogénéisation d’un organe. Cette modalité de jouissance, cette solution à laquelle s’astreint le sujet, n’est pas sans nous rappeler ce que Freud appelle un « masochisme originaire ».

79 En abordant les phénomènes psychosomatiques par le biais de la jouissance, ne faudrait-il pas retrancher de ce champ les affections sensibles ? La lésion, l’incarnation, le phénomène psychosomatique ne serait pas à considérer comme un retour de la jouissance vers le corps mais concernerait bien plutôt la façon dont le verbe se fait chair. C’est ce que Lacan aborde dans la question II du texte « Radiophonie [13] » : ce qui du réel du corps n’a pas fait l’épreuve du symbolique, avec son corollaire, la déperdition de jouissance.

80 C’est ainsi que l’on peut avancer que la jouissance en jeu dans le phénomène psychosomatique concernerait ce qui n’a pas été négativé comme chair. L’incarnation serait la « corpsification » dans le réel.

81 Cette élaboration d’une construction théorique pertinente dans l’approche des phénomènes pose maintenant la question de savoir quoi en faire. La seule ouverture possible pour progresser et pour arriver enfin à une véritable clinique des phénomènes psychosomatiques est la cure analytique sous transfert. Certains auteurs ont souligné la difficulté de transfert avec de tels sujets. Si tant est que leur position implique un défaut de séparation, c’est bien dans cette séparation que « pointe le transfert ».

82 L’appui que l’on peut espérer est celui de l’acte analytique. En effet, par son acte, l’analyste opère en créant une mise à la tâche de ce qui devient un sujet. L’analyste est non pas du côté du sujet, mais en position de semblant d’objet, indéfini, dans un « je ne pense pas » qui instaure son acte. Et cet acte fonde un sujet à se mettre au travail. C’est cela que l’on peut espérer d’une clinique sous transfert.

83 Nous avons noté l’originalité de cette jouissance spécifique. Le phénomène psychosomatique a un effet de recentrage, un pouvoir endoscopique, comme un miroir interne. La difficulté par rapport à cette jouissance est celle d’abord de la repérer et ensuite que le sujet puisse lui donner un sens, cela afin d’opérer une séparation entre le désir et la jouissance, pour faire que ce désir apparaisse. C’est à partir du vécu propre d’un sujet, qui est un cas particulier, unique, non reproductible que la généralité pourra progresser.

Notes

  • [*]
    Didier Castanet, psychanalyste à Toulouse, membre de l’École de psychanalyse des Forums du Champ lacanien.
  • [1]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 99.
  • [2]
    J. Lacan, Le séminaire …Ou pire.
  • [3]
    J. Lacan (1966), « Conférence au Collège de médecine », Lettres de l’Ecole freudienne, n° 1, 1967.
  • [4]
    « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », Scilicet, n° 2, p. 60.
  • [5]
    J. Lacan, R. Lévy et H. Danon-Boileau, « Considérations psychosomatiques sur l‘hypertension artérielle », L’évolution psychiatrique, n° 3, 1953, reproduit dans Ornicar?, n° 43, octobre-décembre 1987, p. 5-16.
  • [6]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 206.
  • [7]
    Ibid., p. 189.
  • [8]
    Ibid., p. 215.
  • [9]
    « Conférence à Genève sur le symptôme », Bloc note de la psychanalyse, n° 5, p. 19.
  • [10]
    G. Frege (1884), Les fondements de l’arithmétique, Paris, Le Seuil, 1969, p. 195.
  • [11]
    J. Lacan (1966), « De la structure en tant qu’immixtion d’un Autre préalable à tout sujet possible », Bulletin de l’Association freudienne, n° 41, 1991.
  • [12]
    J. Lacan (1954-1955), Le séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978.
  • [13]
    J. Lacan (1970), « Radiophonie », Scilicet, n° 2/3.
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