Enfance 2008/1 Vol. 60

Couverture de ENF_601

Article de revue

Forme et contenu de la production narrative de l'enfant : un apport à la recherche clinique

Pages 83 à 92

INTRODUCTION

1Les études réalisées à partir de narratifs autobiographiques d’attachement chez l’adulte (Adult Attachment Interview, AAI : Main, Kaplan, & Cassidy, 1985) ont mis en évidence la présence de deux caractéristiques essentielles de la production narrative, qui se sont avérées pertinentes à l’analyse de l’ « état d’esprit » de la personne à l’égard des relations d’attachement. Il s’agit de la « capacité de conscience réflexive » (ou l’accès aux émotions) et la cohérence du discours (ou la capacité d’insérer les émotions dans un narratif organisé : Fonagy et al., 1991 ; Main, 1998). Ces deux dimensions seraient révélatrices des modalités de traitement de l’information de nature relationnelle et refléteraient de ce fait les caractéristiques du « modèle interne opérant » de la personne (« MIO » ; Bowlby, 1969).

2La procédure des « complètements d’histoires d’attachement » (ASCT : Bretherton, Ridgeway, & Cassidy, 1990) a permis d’opérationnaliser l’exploration des représentations d’attachement de l’enfant. Elle permet d’évaluer la qualité de la narration lorsqu’il s’agit, pour le sujet, d’évoquer des thèmes d’attachement. La production narrative serait en effet affectée par les représentations qu’a l’enfant de lui-même et des autres dans les relations, en d’autres termes par son (ou ses) MIO d’attachement.

3La procédure de codage CCH (Miljkovitch, Pierrehumbert, Karmaniola, & Halfon, 2003 ; voir également l’article de Miljkovitch & Pierrehumbert dans ce numéro) décrit plusieurs dimensions (dégagées par analyse factorielle) des narratifs produits au cours de l’ASCT. Les trois premières dimensions s’avèrent particulièrement intéressantes. La première se rapporte à la capacité de représentation mentale lorsqu’une variété d’émotions associées aux expériences d’attachement est activée par la tâche. La seconde se rapporte à la qualité du narratif en termes de cohérence (résolution de la tension émotionnelle, dénouement scénique). La troisième dimension se rapporte, quant à elle, au contenu de la production, soit à la représentation d’attitudes de support parental.

4Dans un article récent (Ibañez & Pierrehumbert, sous presse), nous avions évalué la pertinence de ces trois premières dimensions pour caractériser, à l’image de l’AAI, un narratif reflétant un MIO sécurisé. Nous avions ainsi comparé, sur 200 narratifs d’enfants, les trois premières échelles factorielles du CCH et les catégories d’attachement révélées dans les mêmes narratifs grâce à la procédure Düsseldorf Coding System (DCS : Gloger-Tippelt, Gomille, Koenig, & Vetter, 2002 ; voir également l’article de Gloger-Tippelt & Koenig dans ce numéro).

5L’analyse avait révélé des configurations spécifiques de scores pour chacune des catégories d’attachement. Les sujets catégorisés comme sécures obtenaient en effet des scores élevés aux trois échelles (qui comportent toutes une connotation positive). Les sujets évitants obtenaient des scores faibles de représentation mentale des émotions (mentalisation), des scores moyens de cohérence (résolution) ainsi que de représentation d’attitudes de support parental (parentalité) ; les sujets ambivalents montraient des scores moyens de mentalisation mais faibles de résolution et de parentalité ; enfin les sujets catégorisés comme désorganisés obtenaient des scores moyens de mentalisation et très bas de résolution et de parentalité. Ainsi, la capacité de représentation des émotions (mentalisation) semble relativement préservée chez les sujets catégorisés comme insécures ambivalents et, dans une moindre mesure, désorganisés. Les sujets catégorisés comme évitants, au contraire, ont un score de mentalisation faible mais à la différence des autres insécures, ils montrent une certaine compétence narrative et une représentation relativement sécurisante des parents. Les sujets catégorisés comme désorganisés se distinguent des ambivalents par leurs scores extrêmement faibles de parentalité et surtout de résolution.

6Nous avons fait l’hypothèse que ces dimensions seraient particulièrement pertinentes pour une approche clinique des narratifs d’enfants. La littérature rapporte un grand nombre de données montrant que la qualité des comportements d’attachement dans la petite enfance influence le développement socio-émotionnel, les problèmes de comportement et la psychopathologie (par ex. Greenberg, 1999). Par contre, peu d’études se sont penchées sur le lien entre les représentations (plutôt que les comportements) d’attachement et les problèmes ultérieurs (par ex. von Klitzing, Kelsay, Emde, Robinson, & Schmitz, 2000).

7Le présent article a comme objectif d’évaluer l’intérêt des trois dimensions du CCH (qui s’adressent tant à la forme qu’au contenu du narratif) dans la recherche clinique, ceci grâce à la comparaison d’échantillons de sujets témoins et cliniques. Nous avons fait l’hypothèse que ces trois dimensions auraient des sensibilités particulières aux différentes caractéristiques cliniques des sujets considérés.

METHODE

Mesures

8Les narratifs d’enfants ont été recueillis avec le ASCT et ont été codés à l’aide du « tri de cartes » (CCH : Miljkovitch et al., 2003 ; voir également l’annexe).

Participants

9Plusieurs échantillons ont été inclus dans les analyses présentées ici, représentant un total de 384 sujets (191 garçons et 193 filles), provenant de deux régions : Lausanne (CH, n = 244) et Barcelone (SP, n = 140). Ces échantillons proviennent tous d’études cliniques incluant à la fois des sujets témoins (n = 226) et des patients (n = 158). Les âges s’étalent entre 36 et 96 mois, l’âge moyen étant de près de 4 ans (50,41 mois, é.-t. = 16,75).

10Le groupe des sujets témoins est composé de trois échantillons : le premier a été sélectionné aléatoirement à partir du registre des habitants de la ville de Lausanne ; environ 30 % des familles contactées ont accepté de participer. Un second échantillon a été recruté à la maternité de l’Hôpital universitaire de Lausanne (CHUV) dans le cadre d’une étude longitudinale ; le taux d’acceptation était de 38 %. Enfin le dernier échantillon de sujets témoins a été recruté dans les écoles primaires de Barcelone, dans le cadre d’une étude menée par l’Hôpital universitaire San Juan de Dios (HSJD). Les critères d’exclusion des divers échantillons témoins étaient une naissance à risque, des troubles somatiques ou du développement, des problèmes psychiatriques chez les parents.

11Le groupe de sujets cliniques est composé de cinq échantillons : un premier échantillon provient d’une étude incluant tous les bébés grand prématurés (moins de 33 semaines de gestation) hospitalisés au CHUV sur une année civile. Le taux d’acceptation était de 78 %. Un second échantillon provient d’une étude incluant des bébés nés grand prématurés (moins de 34 semaines de gestation) hospitalisés au HSJD. Le taux d’acceptation était de 75 %. Les critères d’exclusion pour ces deux échantillons étaient un retard de croissance intra-utérine, une malformation, une fœtopathie, un ultrason du cerveau montrant des séquelles importantes ou des problèmes psychiatriques chez les parents. Un troisième échantillon est constitué d’enfants consultant un service de pédopsychiatrie pour une problématique d’abus sexuel. Ils proviennent d’une étude menée à l’Unité pour enfants abusés de l’HSJD. Un quatrième échantillon est composé d’enfants consultant un service de pédopsychiatrie pour une problématique de trouble hyperactif avec déficit de l’attention (THADA, selon la définition du DSM-IV : American Psychiatric Association, 1994). Ils proviennent d’une étude menée au Centre ambulatoire de santé mentale du HSJD. L’évaluation des symptômes THADA a été réalisée à l’aide des versions parents et enseignants du Child Symptom Inventory-4 (Sprafkin, Gadow, Salisbury, Schneider, & Loney, 2002). Le cinquième échantillon est composé d’enfants suivis par l’Unité thérapeutique de l’HSJD et diagnostiqués d’un trouble envahissant du développement non spécifié (TED, DSM-IV) ; ces enfants sont pris en charge par l’Unité thérapeutique à temps partiel depuis l’âge de 3 ans ; le quotient de développement moyen de ce groupe est de 87,5 points (étalement de 75 à 100 points).

12Ces échantillons ont été répartis en six sous-groupes cliniques pour les analyses : les enfants nés grand prématurés ont été distribués en deux sous-groupes selon l’importance du risque périnatal (risque faible, n = 50 ; risque élevé, n = 44) ; cette répartition a été faite sur la base de l’indice de risque périnatal (PERI : Scheiner & Sexton, 1991). Les enfants consultant pour une problématique d’abus sexuel ont été répartis en deux sous-groupes cliniques (fausse allégation d’abus sexuel, n = 24 ; victimes d’un abus sexuel avéré, n = 16) ; cette répartition a été déterminée à l’aide d’un protocole diagnostique interdisciplinaire mis au point par l’Unité de l’HSJD, couvrant une investigation autant physique que psychologique. Les deux derniers sous-groupes cliniques sont constitués d’enfants avec un diagnostic DSM-IV THADA (n = 17) et TED (n = 7), respectivement.

13Les caractéristiques socio-économiques et socioculturelles des populations d’étude n’ont pas été systématiquement contrôlées, toutefois elles sont globalement représentatives de la population générale et ne diffèrent pas entre les groupes témoins et cliniques. Les familles ont participé de manière volontaire aux différentes études ; les procédures ont été réalisées en conformité avec règles des comités d’éthique du CHUV et de l’HSJD.

Procédures de codage

14Les narratifs ont été codés à partir de bandes vidéo. Les codeurs ont été entraînés par les auteurs et par une formatrice expérimentée (Ayala Borghini) ; ils ignoraient le statut clinique des sujets. Nous avons utilisé les trois premières échelles factorielles du CCH (scores moyens aux items qui les composent). Nous avons préalablement vérifié (Ibañez & Pierrehumbert, sous presse) la structure factorielle du CCH sur une population plus large (n = 228) que l’échantillon d’origine ; seules quelques différences mineures sont apparues (voir la liste des items dans les annexes) et les échelles ont été renommées d’une manière qui nous semblait davantage illustrative dans une perspective clinique et plus représentative des items qui les composent, de la manière suivante : a) mentalisation, décrivant la capacité du sujet à traiter, sur le plan des représentations, les émotions suscitées par la tâche ; b) résolution, décrivant la qualité de la narration, soit la présence d’une mise en scène cohérente comportant un dénouement ; c) parentalité, se référant à la représentation d’une fonction parentale réconfortante et sécurisante.

15Les indices de consistance interne de ces trois échelles étaient, respectivement (alpha de Cronbach) 0,93, 0,92 et 0,88 (n = 228). L’évaluation de la fiabilité interjuge a été réalisée séparément pour les deux groupes de codeurs ; les coefficients de corrélation intraclasse (ICC) étaient, respectivement : 0,92, 0,92 et 0,82 (n = 68) pour l’équipe CH et 0,76, 0,77, 0,76 (n = 30) pour l’équipe SP.

RESULTATS

16Nous avons examiné les configurations de scores aux trois échelles CCH selon les caractéristiques cliniques des enfants (tableau 1 et figure 1).

Image 1
TABLEAU 1. — Scores moyens aux trois échelles CCH pour les témoins et les groupes cliniques

17Sans surprise, le groupe témoin obtient les scores les plus élevés aux trois échelles. Les prématurés à haut risque constituent l’échantillon qui montre les différences les plus systématiques avec le groupe témoin (différences significatives aux trois échelles ; aucune n’est significative pour les prématurés à bas risque). Il est à noter que chez les enfants concernés par l’abus sexuel, seul l’échantillon avec de fausses allégations montre des différences significatives (échelles résolution et parentalité) avec le groupe témoin (aucune différence significative pour les enfants avec un abus avéré). Un autre pattern intéressant concerne l’échantillon THADA, qui reçoit les scores les plus bas de tous les échantillons sur l’échelle parentalité. L’échantillon TED (très faible numériquement) ne se différencie pas significativement du groupe témoin.

DISCUSSION

18Nous avons trouvé des configurations spécifiques de scores aux échelles mentalisation, résolution et parentalité en fonction des caractéristiques cliniques des sujets de nos échantillons. Ainsi, les enfants victimes d’une fausse allégation d’abus sexuel montrent des scores particulièrement bas aux échelles résolution et parentalité. Il faut dire que ces enfants ont été l’objet d’un narratif parental délibérément falsifié, l’un des parents accusant l’autre de sévices. Il est intéressant de noter que les victimes d’abus sexuel avérés ne montrent, elles, pas de différences significatives avec le groupe de référence sur ces mêmes échelles ; l’effet délétère de la fausse allégation semble donc particulièrement percutant sur la construction narrative.

Image 2

19À ce propos, il est intéressant de constater que les prématurés à haut risque postnatal montrent eux aussi une altération de la cohérence narrative (résolution) et de la représentation de parents réconfortants (parentalité). Les enfants de ces deux échantillons partagent la particularité d’avoir été confrontés à une menace importante portant sur la relation avec les parents : la fausse allégation apparaît fréquemment dans un contexte de dissociation du couple parental (Faller, 1991), alors que dans la naissance prématurée à haut risque, la relation avec les parents peut se trouver compromise par la présence de réactions post-traumatiques altérant la qualité des interactions et de la relation d’attachement (Forcada-Guex, Muller-Nix, Borghini, Moessinger, & Pierrehumbert, 2006 ; Borghini, Pierrehumbert, Miljkovitch, Muller-Nix, Forcada-Guex, & Ansermet, 2006). La mentalisation des émotions est également affectée dans ce dernier groupe. Dans une perspective voisine, Wocadlo et Rieger (2006) montrent que les grands prématurés peuvent rencontrer des difficultés dans le décodage des expressions émotionnelles (tristesse, peur, crainte). Les prématurés à bas risque par contre ne montrent aucune différence significative avec le groupe témoin.

20Les enfants hyperactifs reçoivent des scores faibles sur toutes les échelles, et particulièrement celle de parentalité. Selon Lemelin, Lafortune et Fortier (2006), les familles d’enfants présentant un THADA présentent fréquemment un dysfonctionnement familial. Il se pourrait que ce dysfonctionnement se répercute au niveau du contenu sécurisant des narratifs. Les enfants avec un TED (réserves étant faites à cause de leur nombre) montrent, du point de vue de l’échelle parentalité, une configuration de scores inversée relativement aux enfants avec un THADA ; la question se pose de savoir si la représentation préservée de parents sécurisants (relativement aux autres dimensions du narratif) constitue une caractéristique des TED ou s’il faut le comprendre en rapport avec le fait que ces enfants sont suivis en unité thérapeutique.

21Les scores à ces trois échelles sont donc sensibles à la problématique clinique des sujets. Cela n’est pas sans intérêt pour la recherche. En effet, si nous prenons l’exemple de l’évaluation d’interventions cliniques, l’utilisation du narratif pourrait ouvrir une perspective prometteuse. Toutefois, les catégories d’attachement (obtenues avec le système DCS par exemple) sont certainement trop globales pour estimer des changements subtils sur le plan du fonctionnement psychologique ; une telle évaluation requiert des instruments plus sensibles et quantifiables. Des dimensions telles que la capacité de mentalisation des émotions, la cohérence de la narration et la représentation de figures parentales sécurisantes pourraient de ce point de vue s’avérer particulièrement productives.

Remerciements

22Les auteurs remercient Athanassia Karmaniola, Giovanna Turganti, Sarah Dieckmann, Delphine Spohn, Nathalie Glatz, Ayala Borghini, Raphaële Miljkovitch, Maika Alberdi, Manuela Garcia, Yolanda Gisbert, Ion Izaguirre, Ana Gago pour leur contribution dans le recueil des données.

Bibliographie

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