Notes
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Ce site donne accès à l’utilisation en ligne du dictionnaire des synonymes du CRISCO.
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This site gives access to the use on line of the dictionary of the synonyms of the CRISCO.
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Ce site informe sur le contenu du second Programme national de lutte contre la douleur (2004-2005).
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Ce site est celui de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé.
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Ce site permet de s’informer sur les échelles d’évaluation de la douleur adaptées à l’enfant.
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Par exemple, Bernicot (2002) souligne les relations probables entre l’évolution des connaissances pragmatiques et celles relatives à la connaissance des états mentaux.
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Dans le sens de Vygotsky, le concept désigne la représentation mentale, la signification accordée aux mots.
INTRODUCTION
1Depuis trois décennies la France mène une politique de lutte contre la douleur, et les progrès réalisés dans ce domaine sont croissants (Second Programme national de lutte contre la douleur, 2004-2005 [3]). Dans ce contexte, se pose le problème de la communication verbale entre enfants douloureux et soignants hospitaliers. En effet, la douleur étant d’abord « une expérience émotionnelle et sensorielle » (IASP, 1979), elle est intimement liée à la singularité d’un vécu et il est difficile, malgré le recours aux outils de mesure, d’en évaluer précisément la nature, l’intensité, la localisation ou encore la fréquence. S’ajoute à cette dimension l’imprécision du lexique relatif au ressenti douloureux. Le problème de la transmission verbale de la douleur est d’autant plus marqué lorsqu’il s’agit d’évaluer la douleur de l’enfant.
2Cette étude s’inscrit dans la continuité de travaux menés en psychologie de l’enfant concernant l’expression verbale de la douleur chez l’enfant (Zabalia & Jacquet, 2004 ; Zabalia, Jacquet, & Breau, 2005). Nous envisageons la problématique de la douleur sous l’angle de la psychologie du développement et de la pragmatique, dont la coopération est rendue indispensable par l’objet même de notre étude.
3Dans ce cadre, nous nous intéressons à la particularité de la construction du terrain commun d’entente entre les deux partenaires de l’interaction (enfant douloureux / soignant hospitalier) au cours de l’entretien d’évaluation de la douleur, construction qui passe notamment par l’usage des descripteurs sensoriels de la douleur illustrés dans le QDSA. Dans cette perspective, l’analyse psycholinguistique des catégories d’items du QDSA est susceptible de nous renseigner sur les sources d’incompréhension fréquemment observées entre l’enfant douloureux et le soignant évaluateur, au cours de l’entretien d’évaluation de la douleur.
4La première partie est consacrée au rappel des caractéristiques classiquement distinguées de la sensation douloureuse, ainsi qu’aux méthodes d’évaluation actuellement pratiquées. La seconde partie porte sur la spécificité de l’expression verbale de la douleur dans le cadre de l’intercompréhension entre l’enfant douloureux et l’adulte soignant lors de l’entretien d’évaluation de la douleur. La troisième partie propose une analyse psycholinguistique des catégories d’items du QDSA en français. Nous terminons par une discussion relative aux résultats observés et à leurs implications pour une meilleure compréhension de la communication verbale entre enfants douloureux et adultes soignants évaluateurs.
1. LA DOULEUR ENTRE ÉMOTION, SENSATION ET PERCEPTION
5L’association internationale pour l’étude de la douleur (IASP, 1979) définit la douleur comme « une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à une lésion tissulaire réelle ou possible, ou décrite en référence à une telle lésion ». En plus de l’expérience purement sensitive, cette définition met en relief le rôle de l’émotion dans la douleur. Dès lors s’ajoute à la dimension physiologique de la douleur, la composante émotionnelle et affective, ces différentes dimensions se mêlant inévitablement à la composante cognitive (Melzack & Casey, 1968).
6Dans ce contexte, l’expérience douloureuse est classiquement définie selon quatre composantes (Brasseur, Chauvin, & Guilbaud, 1997 ; Annequin, 2002) :
- une composante sensori-discriminative correspondant aux mécanismes neurophysiologiques qui sous-tendent les messages nociceptifs et les décodent en terme d’intensité, de durée, de localisation et de nature ;
- une composante affective et émotionnelle qui confère à la sensation douloureuse sa tonalité désagréable, pénible, insupportable et concerne les états émotionnels fréquents comme le stress, ou plus différenciés comme l’anxiété ou la dépression ;
- une composante comportementale ayant trait à l’ensemble des manifestations verbales et non verbales du patient douloureux (plaintes, postures, mots, etc.) ;
- une composante cognitive qui correspond à l’ensemble des processus mentaux qui vont moduler la perception que le patient a de sa douleur. Il s’agit aussi bien des facteurs liés aux représentations mentales du patient (renvoyant à son expérience de vie) que des stratégies comportementales déployées face à la douleur (attention, concentration, anticipation, etc.).
7Ces quatre dimensions rendent compte de la complexité de la douleur, qui mêle des niveaux neurophysiologiques, émotionnels, affectifs et cognitifs, lesquels témoignent de la nécessité d’évaluer le patient douloureux de façon globale. Dans cette perspective, il apparaît évident que la douleur constitue d’abord une expérience subjective, qui ne sera pas perçue de manière identique d’un individu à l’autre.
8La sensation douloureuse engendre des signaux qui pénètrent dans un système nerveux actif, où préexiste une histoire qui va conférer à la sensation douloureuse un modèle de perception. Fournier-Charrière (1991) résume le phénomène douloureux en affirmant que « la douleur prend son origine dans la réalité du corps et s’adapte en fonction de l’esprit et des émotions de l’individu. Elle perturbe un équilibre, provoque une crise, un stress, un traumatisme et forme souvent un cercle avec l’anxiété, surtout en ce qui concerne la douleur aiguë ».
2. L’ÉVALUATION DU VÉCU DOULOUREUX
9L’évaluation de la douleur est une étape essentielle. Mais comment mesurer quantitativement et qualitativement un phénomène aussi subjectif et multifactoriel que la douleur de l’autre ?
10Il existe actuellement de nombreux outils d’évaluation de la douleur, reconnus comme valides (ANAES [4], www. pediadol. org [5]). Leur emploi varie selon les utilisateurs et s’inscrit dans la particularité d’une pratique professionnelle et d’une prise en charge. Ainsi, l’utilisation des outils d’évaluation varie selon les équipes soignantes, les pathologies concernées, les contextes d’utilisation, etc. Ces facteurs modifient non seulement les modalités d’administration des outils d’évaluation mais aussi la nature de la prise en compte des informations qu’ils permettent d’obtenir.
11Parmi les outils d’évaluation validés, certains sont plus classiquement utilisés par les soignants avec les enfants :
- l’Échelle visuelle analogique (EVA) est comprise généralement par les enfants dès l’âge de 5 ou 6 ans. Il s’agit d’une figuration continue sur une réglette de l’intensité douloureuse dont les deux extrémités correspondent aux deux seuils de la douleur : « pas de douleur » et « la pire douleur imaginable ». L’enfant quantifie sa douleur en la situant sur la réglette (ANAES, mars 2000) ;
- afin de localiser la douleur, on peut demander à l’enfant de situer la ou les zones corporelles douloureuses en les pointant sur un schéma du corps humain vu de face et de dos (ANAES, mars 2000) ;
- l’Échelle des visages est utilisée dès 4 ans. L’enfant choisit un visage parmi ceux proposés, dont l’expression faciale pourrait correspondre à son vécu douloureux (Hicks et al., 2001) ;
- en tant qu’échelle de vocabulaire, le McGill Pain Questionnaire permet de mesurer les qualités de la douleur par des qualificatifs qui renvoient à trois catégories sémantiques : sensori-discriminative, affective et spatio-temporelle (Melzack, 1975) ;
- le questionnaire de la douleur de Saint-Antoine (QDSA, Boureau et al., 1984), utilisable dès 10 ans, en est l’adaptation française. Les qualificatifs employés se rapportent à deux catégories : affective et sensorielle. À chaque terme choisi par le patient, est aussi attribuée une note correspondant à l’intensité de la douleur ressentie et allant d’une intensité moindre à extrêmement forte. Il en existe deux versions, l’une étant simplifiée (Boureau et al., 1984).
12L’évaluation de la douleur est une étape indispensable dans la prise en charge médicale de l’enfant douloureux. Dans le contexte de l’hétéro-évaluation, le soignant et l’enfant sont amenés à échanger verbalement sur la nature de l’éprouvé douloureux. Étant donné le caractère multidimensionnel et subjectif du vécu douloureux, nous nous intéressons à la spécificité de l’expression verbale de la douleur, dans le cadre précis de l’interaction dialogique entre l’adulte soignant et l’enfant douloureux, au cours de l’entretien d’évaluation de la douleur.
3. L’EXPRESSION VERBALE DE LA DOULEUR
13Par le biais des outils d’évaluation, les soignants cherchent à identifier la localisation, l’intensité et la nature du ressenti douloureux de l’enfant (et parfois son retentissement émotionnel). Dès lors, s’instaure un dialogue dont le fonctionnement est complexifié par le statut même de la douleur en tant que sensation.
3 . 1. Le modèle piagétien, référence classique pour une lecture de l’expression verbale de la douleur chez l’enfant
14Il est classique de trouver dans la littérature spécialisée des références au modèle piagétien sur le développement de la pensée conceptuelle, pour analyser l’expression verbale de la douleur chez l’enfant.
15Ainsi, selon Twycross (2000), lorsqu’on s’intéresse à l’expression verbale de la douleur chez l’enfant, il est primordial de comprendre comment celui-ci développe sa conception de la maladie. Dans ce cadre, il est généralement admis que les enfants ont une conception de la maladie qui suit les stades de développement cognitif décrits par Piaget :
- entre 2 et 7 ans (stade préopératoire), l’enfant attribue les raisons de sa maladie (de sa souffrance physique) à des causes environnementales, du fait d’une pensée dite égocentrique. Les explications de l’enfant, qualifiées de « phénoménistes », renverraient à une conception immature de la douleur ;
- entre 7 et 10 ans (stade opératoire), l’enfant progresse dans sa description verbale de la maladie du fait d’une faculté croissante à distinguer l’externalité (l’environnement) de l’internalité (son intériorité). La cause de la maladie reste souvent associée à des facteurs environnementaux mais son origine est généralement localisée dans le corps ;
- à partir de 11 ans (stade opératoire formel), les explications de l’enfant sur sa maladie seraient plutôt basées sur des facteurs psychologiques et physiologiques. Ainsi, l’enfant dissocie réalités organiques et psychologiques et conçoit leur influence mutuelle (stratégies de coping).
16Dans cette perspective piagétienne, certains auteurs soulignent la nécessité pour l’enfant de pouvoir séparer la dimension affective de la dimension sensorielle pour exprimer au mieux la nature du vécu douloureux, les enfants de moins de 8 ans ne pouvant dissocier ces deux dimensions (Champion et al., 1998).
17Cette façon d’expliquer l’expression verbale de la douleur a tendance à faire du jeune enfant un être incompétent en matière de communication. Nous pensons au contraire que la verbalisation de la douleur illustre bien l’ampleur de son potentiel adaptatif.
3 . 2. Le niveau de développement n’est pas un facteur limitant l’expression verbale de la douleur chez l’enfant
18La lecture piagétienne établit un rapport direct entre le niveau de développement cognitif et la qualité de l’expression verbale de la douleur. Dans ce contexte, les enfants ayant atteint un niveau de pensée formelle seraient en mesure de qualifier plus précisément leur vécu douloureux. Cette description fait de la douleur une entité conceptuelle, dont l’expression verbale est facilitée avec l’âge. Or, nous savons que la douleur est avant tout un ressenti corporel propre à chacun, dont la difficulté de l’expression verbale se manifeste chez les sujets quel que soit leur niveau de développement cognitif.
19Une étude a montré que l’expression verbale de la douleur chez des enfants déficients intellectuels restait efficiente malgré l’atteinte de la pensée conceptuelle (M. Zabalia, D. Jacquet, 2005). Ceci montre que la qualité de l’expression verbale de la douleur n’est pas directement liée au niveau de développement cognitif. Ainsi, bien que le développement de la conception de la maladie soit un critère à prendre en compte dans le cadre de l’expression verbale de la douleur, il n’est pas un facteur déterminant. Nous savons que d’autres variables ont une incidence sur la qualité du discours de l’enfant (Zabalia & Jacquet, 2004). Par exemple, les travaux de Spence et Johnson (1994) montrent que le contexte hospitalier favorise à lui seul l’augmentation de la production de mots chez des enfants souffrants de douleurs chroniques. En conséquence, même si l’effet de l’âge envisagé en terme d’expérience de vie (M. Zabalia, C. Wood, 2004) entraîne de façon évidente une modification (en augmentation et en précision) du nombre de descripteurs utilisés pour qualifier la douleur, il apparaît que des facteurs comme le type de pathologie, la nature de la douleur associée, le contexte, l’expérience antérieure parmi d’autres sont susceptibles de rendre inappropriée une analyse fondée uniquement sur un placage du modèle piagétien.
3 . 3. La pragmatique développementale
20Le niveau de développement cognitif n’étant pas le seul facteur déterminant l’expression verbale de la douleur chez l’enfant, il semble pertinent de considérer les compétences pragmatiques de l’enfant dans le contexte de l’interaction dialogique avec l’adulte soignant évaluateur.
21Ainsi, dans la perspective de la pragmatique du langage (Clark, 1996 ; Levinson, 1983 ; Mey, 1998), il est admis qu’une « bonne dynamique » des interactions dialogiques passe par la coconstruction d’un terrain commun d’entente (Clark & Murphy, 1982). Le terrain commun recouvre l’ensemble des croyances, des connaissances et des suppositions mutuelles ou partagées (Clark, 1996). Sans l’élaboration d’un terrain commun d’entente, la communication entre les partenaires de l’interaction échoue. Un terrain commun bien construit va permettre de lever les ambigu ïtés inhérentes au langage (lexicales, syntaxiques, référentielles). Cette construction consiste pour chacun à s’ajuster au discours de l’autre. Ce sont les activités de régulation qui vont favoriser l’établissement et le maintien du terrain commun (Vivier, 1997). Culioli (1990) a montré que « le sens des énoncés se construit chez le locuteur et se reconstruit chez l’interlocuteur dans un contexte d’énonciation au travers de valeurs référentielles, de par les opérations de l’un et de l’autre ». Ainsi, les énoncés n’ont pas de sens en eux-mêmes en dehors de l’activité signifiante des interlocuteurs, c’est-à-dire en dehors de leur contexte d’énonciation. La pragmatique développementale (Ervin-Tripp & Mitchell-Kernan, 1977 ; Ninio & Snow, 1996) qui est adaptée aux compétences de l’enfant en développement, nécessite l’articulation de deux sources théoriques : l’une issue de la pragmatique et l’autre de la psychologie du développement (Guidetti, 2003). Le développement des compétences pragmatiques chez l’enfant concerne entre autres la capacité des enfants à produire et à donner du sens aux énoncés verbaux.
22Dans le cadre des entretiens d’évaluation de la douleur, la coconstruction du terrain commun nécessite que l’adulte soignant et l’enfant se réfèrent aux mêmes représentations mentales de la douleur ou au moins à des représentations potentiellement partageables. Dans ce contexte, il est nécessaire que les deux partenaires de l’interaction s’entendent sur un même lexique de la douleur, lequel est sensé renvoyer à des représentations mentales partagées. Or, il n’existe pas de traduction objective du vécu douloureux dans la mesure où il s’agit d’une expérience sensorielle personnelle et singulière et non d’une entité conceptuelle comme l’est la couleur. Nous concevons alors les problèmes de « référenciation partagée » liés à l’expression verbale de la douleur, dans le cadre de l’évaluation du vécu douloureux. Par conséquent, l’intercompréhension entre les deux partenaires de l’interaction s’en trouve affectée.
4. ANALYSE PSYCHOLINGUISTIQUE
23Le travail porte sur une analyse psycholinguistique des neuf catégories sensorielles du QDSA en français (Boureau, 1984). Le QDSA est l’adaptation française du McGill Pain Questionnaire de Melzack (1975). Cette échelle multidimensionnelle permet de discriminer les différents types de douleur et d’estimer les répercussions de la douleur sur le vécu du patient. Le questionnaire comprend 58 qualificatifs répartis en 16 classes. Les 9 premières classes représentent les aspects sensoriels de la douleur et les 7 dernières, ses aspects affectifs. Chaque classe est censée revêtir un champ sémantique renvoyant à un état douloureux particulier. Dans chaque catégorie de descripteurs, le patient choisit le ou les mots les plus proches de son ressenti et précise sa réponse en donnant au qualificatif qu’il a choisi une note de 0 à 4 (de 0 = pas du tout à 4 = extrêmement).
24L’étude consiste à comparer les regroupements de termes tels qu’ils se trouvent dans le QDSA, aux associations synonymiques entre les mêmes termes telles qu’elles sont données par le dictionnaire des synonymes élaboré par le CRISCO ((cf. http:// www. crisco. unicaen. fr. ). Nous cherchons à observer dans quelle mesure les regroupements de termes proposés dans le QDSA pour qualifier les différents types de ressentis douloureux, sont assimilables ou non à des relations synonymiques. Les liens synonymiques entre les mots sont définis ici selon des fréquences d’associations entre les mots dans le langage courant, recensées dans neuf dictionnaires.
25Pour illustrer le fonctionnement de cet outil, les relations synonymiques du mot « douleur » qu’il fournit sont les suivantes :
26Les synonymes du mot « douleur » : affliction, affres, amertume, angoisse, blessure, boulet, brisement, brûlure, calvaire, chagrin, componction, consternation, contraction, contrition, crève-cœur, déchirement, déplaisir, désespoir, désolation, détresse, deuil, élancement, émotion, endolorissement, enfer, ennui, épine, épreuve, géhenne, gémissement, larme, mal, malheur, martyre, misère, navrement, peine, plaie, point, repentir, rhumatisme, souffrance, supplice, torture, tourment, tribulation, tristesse.
27Parmi la liste des synonymes, nous remarquons trois des descripteurs sensoriels du QDSA : « brûlure » « déchirement-(rure) » « élancements ». Nous constatons que se mêlent dans la liste, des mots qui dénotent l’aspect émotionnel et affectif de la douleur (« détresse », « désespoir », « chagrin », etc.) et d’autres qui dénotent l’aspect somatique de la douleur (« brûlure », « plaie », « point », etc.). Ainsi, la distinction entre les deux composantes affectivo-émotionnelle et somatique de la douleur n’est pas établie.
28Les analyses sémantiques successives des descripteurs sensoriels issus des neuf catégories sensorielles du QDSA nous ont amené à modéliser la nature de leurs interactions synonymiques.
5. ANALYSE ET RÉSULTATS
29Nos premières observations montrent qu’il n’existe pas toujours de lien synonymique entre les descripteurs sensoriels issus d’une même catégorie. En effet, nous constatons un réel décalage entre les associations de termes telles qu’elles apparaissent au sein du QDSA et telles qu’elles se présentent dans le dictionnaire des synonymes du CRISCO. Cela signifie que les descripteurs sensoriels appartenant à une même catégorie, n’entretiennent pas toujours de lien synonymique dans le langage courant.
30Viennent alors s’ajouter au caractère indicible de la sensation douloureuse, ces discordances observées entre les rapprochements effectués au sein du QDSA qui associent entre eux des qualificatifs de la douleur sur des critères cliniques et de diagnostic, et les regroupements synonymiques fournis par le dictionnaire des synonymes. Précisons que la composante sémantique des catégories est un indice pris en compte par le corps médical, mais elle n’a pas de valeur diagnostique à elle seule. En effet, ce sont surtout les descripteurs sensoriels choisis par le patient au sein d’une catégorie, qui sont source de diagnostic. De ce fait, au sein d’une même catégorie sensorielle, les descripteurs peuvent avoir une valeur diagnostique différente.
31Nous pensons que le sens de certains des descripteurs sensoriels du QDSA n’est pas connu ou encore véritablement compris par l’enfant. Nous pouvons citer en exemple les mots « en étau », « sourde », « distension », « torsion », « irradiante », « rayonnante », etc. Dans cette perspective, il est possible que l’enfant exprime spontanément son incompréhension ou au contraire qu’il la taise. Il est aussi probable que l’enfant se trompe sur le sens réel de certains des descripteurs sensoriels de la douleur.
32Ainsi, en plus de l’asymétrie développementale inhérente à tout dialogue entre un enfant et un adulte, s’ajoute très probablement une asymétrie entre les deux partenaires au niveau des représentations mentales associées aux « objets » dont ils parlent. En effet, les connaissances pragmatiques des enfants évoluent au cours de l’ontogenèse en lien avec d’autres fonctions développementales [6]. Par conséquent, il est parfois possible que l’adulte et l’enfant s’entendent en apparence sur l’usage d’un même descripteur sensoriel, alors qu’il n’évoque pas le même contenu sémantique pour chacun des deux partenaires. Ainsi, la construction du terrain commun d’entente entre les deux interlocuteurs pourrait parfois s’établir sur une référenciation non véritablement partagée, ou ne pas s’établir du tout en cas d’incompréhension, sans pour autant que cette incompréhension ne soit manifeste.
33Face à ces difficultés, nous voyons en l’adulte soignant un interlocuteur privilégié, dont l’attitude positive est en mesure de favoriser les compétences pragmatiques de l’enfant en matière de compréhension des descripteurs sensoriels de la douleur, en passant notamment par une démarche d’explicitation du sens de ceux qui sont difficiles à comprendre pour l’enfant. Dans ce contexte, l’adulte soignant prend un rôle de tuteur qui va contrôler la compréhension de l’enfant et faire face aux incompréhensions. Pour cela, l’explicitation constitue l’attitude spontanée prise par l’adulte. Pour reprendre Vygotsky (1934), « l’explicitation change le statut de la connaissance et permet d’en débattre. Elle est laconique et retient les points essentiels ; elle facilite la généralisation et la mémorisation ». Par ses sollicitations (et notamment par des questions ouvertes), l’adulte va aussi favoriser l’expression verbale de l’enfant et lui transmettre de nouveaux concepts [7].
34Dans cette perspective, nous considérons l’apprentissage comme un processus social par lequel les enfants construisent de nouveaux concepts et c’est par la communication et le dialogue que les adultes amènent les enfants à découvrir de nouvelles connaissances. Dans ce contexte, la compréhension du langage passe par un processus non seulement syntaxique, mais avant tout sémantique (Bruner, 1991 ; Searle, 1999).
35Il est pertinent de rapprocher cette situation d’interaction dialogique entre l’enfant douloureux et l’adulte évaluateur, des méthodes de l’entretien d’explicitation développées par Vermersch (2004). L’objectif de l’entretien d’explicitation est de favoriser la verbalisation d’une action ciblée. Dans ce cadre, l’adulte « guidant » a pour objectif d’encourager chez son interlocuteur la verbalisation en cours, de focaliser l’attention sur un élément important de ce qui est dit et de favoriser la description d’une perception sensorielle ou encore d’une image mentale. Ce dernier point consiste à guider l’individu vers l’évocation sensorielle de vécus passés et dans leurs contextes originels. Cela nous amène à considérer la théorie des modèles mentaux (Johnson-Laird, 1983) pour illustrer les processus de production et de compréhension en jeux entre les deux interlocuteurs au cours de l’entretien d’évaluation de la douleur.
36La théorie des modèles mentaux est une théorie de la cognition humaine et plus précisément une théorie des représentations mentales mises en œuvre dans le langage et le raisonnement. L’hypothèse centrale de la théorie des modèles mentaux avance que dans le domaine du langage, comme dans celui de la pensée et du raisonnement, la description correcte des processus mentaux est celle qui se réfère à la signification de l’information traitée plutôt qu’à sa forme : cette théorie est essentiellement sémantique et non syntaxique.
37Un des principes fondamentaux des modèles mentaux considère que le traitement du langage requiert la construction et la manipulation d’analogues mentaux de parties du monde réel ou d’un univers fictif. La structure d’un modèle mental correspond à celle de la situation qu’il représente. Ainsi, la structure des modèles mentaux suit un principe d’identité structurale : la structure est identique à celle de l’état du monde qu’il représente. En fait, le modèle mental qui est construit au cours de la compréhension du langage, peut être vu comme un modèle interne de « l’état de choses » que décrit un texte, un discours dont la structure est analogique à cet état de choses.
38Johnson-Laird (1983) distingue les modèles mentaux physiques qui représentent le monde physique, des modèles mentaux conceptuels qui représentent des entités plus abstraites.
39La théorie des modèles mentaux postule deux étapes dans l’interprétation des entrées verbales :
- la première est celle de la construction d’une représentation propositionnelle initiale, relativement superficielle ;
- la seconde étape co ïncide avec la mise en œuvre d’une sémantique procédurale appliquée à la représentation propositionnelle pour construire le modèle mental de la situation décrite.
40Modèle mental et image mentale appartiennent à la classe des représentations analogiques. Elles sont des représentations qui fournissent au sujet des équivalents cognitifs (non linguistiques) du réel, sur lesquels peuvent être mises en œuvre des manipulations symboliques. L’information véhiculée est structurée de manière non arbitraire et reflète la structure de l’objet considéré. Les traitements cognitifs qui s’y appliquent permettent notamment des prises de décision cognitives (comme des inférences) dont les mécanismes sont similaires à ceux des décisions issues du traitement de l’objet lui-même (Johnson-Laird, 1983). Cependant, modèle mental et image mentale diffèrent quant à leurs propriétés fonctionnelles et ne sont pas assimilables l’une à l’autre. Nous concevons l’image mentale comme un instrument privilégié de spécification des modèles mentaux lorsque ces derniers incluent des données figurables (Denis & De Vega, 1993).
41La construction des modèles mentaux s’exerce à des degrés plus ou moins marqués dans l’analogie réalisée entre deux ensembles d’entités. En effet, l’analogie n’est pas une relation qui s’établit par tout ou rien. Il existe un degré minimal d’analogie dans les modèles mentaux. Ils fonctionnent selon un principe « écologique » en ce sens que la compréhension du langage peut s’appuyer sur des substrats analogique minimaux (Johnson-Laird, 1983). A contrario, l’image mentale, quant à elle, va venir spécifier et approfondir l’analogie entre la situation et le modèle mental. Elle est alors vue comme une expression du modèle mental, en se focalisant précisément sur certaines dimensions de la situation représentée (Denis & De Vega, 1993). Les images mentales sont en mesure de préserver avec un degré élevé de détails des relations spatiales, des distances métriques, des transformations cinématiques et d’autres informations de nature sensorielle. Nous voyons les modèles mentaux comme des représentations construites par un dispositif, dont la fonction peut être considérée essentiellement comme une fonction de réduction de données (De Vega, 1993).
42Nous pensons que la théorie des modèles mentaux est tout à fait adaptée à l’étude de l’expression verbale de la douleur. Dans ce cadre, la compréhension et la production des descripteurs sensoriels de la douleur passent avant tout par la construction de modèles mentaux chez l’enfant douloureux et chez l’adulte soignant au cours de l’interaction dialogique. Il est alors possible d’imaginer le rôle de l’adulte soignant assistant l’enfant douloureux dans la verbalisation de son ressenti et dans les activités de compréhension des descripteurs sensoriels de la douleur. Il s’agit pour lui de favoriser chez l’enfant douloureux l’accès et le rappel des modèles mentaux mis en œuvre au cours de l’activité langagière (en production et en compréhension), en encourageant la description des perceptions sensorielles passées partageant une analogie avec la situation actuelle.
CONCLUSION
43L’analyse psycholinguistique du QDSA met en relief des discordances entre la construction même du QDSA et l’usage courant de la langue française. Dans ce contexte, il est probable que l’enfant douloureux, dont l’ensemble des compétences langagières sont en développement, ait des difficultés à se référer aux mêmes représentations mentales que celles de l’adulte évaluateur. Dans cette perspective, les modèles mentaux des deux interlocuteurs ne recouvrent pas la même dimension sémantique.
44L’étude psycholinguistique du QDSA amène à réfléchir sur les conditions de passation du QDSA, dans le but de l’adapter davantage aux compétences réelles de l’enfant douloureux. Dans ce contexte, il est d’abord nécessaire de standardiser la passation du QDSA. Ensuite, il est indispensable que l’adulte soignant développe systématiquement une attitude de contrôle de la compréhension de l’enfant ainsi qu’une attitude d’explicitation face à l’incompréhension de l’enfant. Nous pensons que les compétences de l’enfant en matière de compréhension des descripteurs sensoriels sont optimisées dans le contexte de la situation d’interaction sociale avec l’adulte soignant.
45Les descripteurs sensoriels du QDSA sont des références classiques dans le cadre médical et le consensus entre les acteurs de la Santé se fond sur eux. Ainsi, le recours à ces mêmes descripteurs sensoriels est omniprésent dans le cadre de l’évaluation du vécu douloureux. D’où la nécessité de prendre en compte les aspects pragmatiques et développementaux dans l’étude des entretiens d’évaluation de la douleur chez l’enfant.
46L’expression verbale de la douleur chez l’enfant n’est pas directement soumise au niveau de développement cognitif. Au contraire, elle est une bonne illustration des compétences pragmatiques de l’enfant, en mesure d’être actualisées au cours de l’interaction verbale avec l’adulte évaluateur. Plus précisément, des perspectives de travail sont ouvertes en matière de sémantique de la douleur chez l’enfant, à travers notamment l’étude des procédures métaphoriques, dont l’usage est avéré dans l’expression verbale de la douleur chez l’enfant.
Bibliographie
RÉFÉRENCES
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Notes
-
[1]
Ce site donne accès à l’utilisation en ligne du dictionnaire des synonymes du CRISCO.
-
[2]
This site gives access to the use on line of the dictionary of the synonyms of the CRISCO.
-
[3]
Ce site informe sur le contenu du second Programme national de lutte contre la douleur (2004-2005).
-
[4]
Ce site est celui de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé.
-
[5]
Ce site permet de s’informer sur les échelles d’évaluation de la douleur adaptées à l’enfant.
-
[6]
Par exemple, Bernicot (2002) souligne les relations probables entre l’évolution des connaissances pragmatiques et celles relatives à la connaissance des états mentaux.
-
[7]
Dans le sens de Vygotsky, le concept désigne la représentation mentale, la signification accordée aux mots.