Enfance 2005/4 Vol. 57

Couverture de ENF_574

Article de revue

Représentations de la délinquance chez des enfants âgés de 5 à 10 ans

Pages 335 à 352

Notes

  • [1]
    UFR de psychologie. Laboratoire de psychologie cognitive et pathologique, Bureau SE 611, Université de Caen, 14032 Caen Cedex (France). E-mail : mmanuel. tostain@ unicaen. fr. Tél. : 02 31 56 65 93 from abroad : ++33 2 31 56 65 93.
  • [2]
    Tests de Newman-Keuls.
  • [3]
    Sur le principe de la classification hiérarchique ascendante, voir Fénélon (1981) ou Lebard, Morineau et Piron (1995).

INTRODUCTION

1La délinquance fait partie depuis quelques années, des grandes questions publiques et politiques au point d’être une des préoccupations prioritaires de la société (Castel, 2003). Dans la plupart des pays occidentaux, dont la France, on remarque que cela s’est traduit par une orientation plus répressive (Esprit, 2000 ; Mucchielli ; 2001 ; Salas, 1998). Classiquement, la délinquance fait référence à l’ensemble des actes qui font l’objet d’une sanction pénale et son étude se situe à l’intersection de différents champs de recherches. De la morale d’abord : elle correspond pour une part à des transgressions de normes morales ayant une dimension universelle (ne pas voler, ne pas attenter à l’intégrité physique et psychologique d’autrui) (Doise, 2001 ; Kohlberg, Lévine, & Hewer, 1983). Du droit ensuite. Elle fait l’objet d’une codification pénale (délits et crimes) et d’un traitement judiciaire (mesures éducatives et pénales) (Merlé & Vitu, 1997). De la sociologie aussi, la délinquance pouvant être envisagée en tant que déviance résultant d’une construction sociale (Hamiton & Rytina, 1980 ; Ocqueteau & Perez-Diaz, 1989 ; Ogien, 1995 ; Roché, 2001) : la définition et les réactions à son égard peuvent en effet varier selon les préoccupations et les valeurs d’une société donnée. En psychologie, il existe de nombreux travaux qui se sont intéressés aux facteurs cognitifs et psychosociaux qui influencent l’évaluation des actes délinquants. Ces travaux portent principalement sur les adultes et les adolescents (par ex. Coslin, 1999 ; Coslin & Brunet, 1983 ; Doise & Papastamou, 1987 ; Lévy & Lehalle, 2002). En ce qui concerne les enfants, les recherches sont rares et s’inscrivent dans le cadre de l’étude du jugement moral (Turiel, 1998). Si les recherches sur la morale enfantine donnent des éléments d’informations, il faut cependant préciser que l’étude du jugement moral n’est pas nécessairement analogue à l’étude de la délinquance. En effet, dans ces recherches enfantines, bien souvent, les sujets ont à juger des actes qui ne font pas l’objet de sanctions pénales (ce sont fréquemment des actes fautifs à l’échelle des enfants, tels que ne pas partager, mentir, tricher, taper un camarade ou lui chiper ses affaires). De plus, ces actes à évaluer ne s’inscrivent généralement pas dans la durée et correspondent à ce que tout enfant peut faire dans sa vie quotidienne. Or la délinquance est souvent caractérisée par la répétition d’actes répréhensibles : un délinquant, c’est celui qui dévie plus ou moins significativement de la norme en présentant de manière réitérée des comportements fautifs. Enfin, les actes délinquants renvoient à des sensibilités sociales qui peuvent varier selon les moments. Par exemple, ce n’est qu’assez récemment que l’on a décidé de s’attaquer véritablement, au moyen de dispositions pénales nouvelles ou plus sévères, à certains actes délictueux, tels que les « tags », le racket ou l’insulte à enseignants (Loi Perben, septembre 2002). Dans ce cadre, l’objectif de notre recherche sera d’étudier comment les enfants envisagent des actes typiquement délinquants, c’est-à-dire des actes qui font l’objet d’une sanction pénale, qui s’inscrivent dans un contexte de réitération et qui font partie de l’actualité sociale. À cette occasion, on s’intéressera aux liens selon l’âge, entre explications de l’origine de la délinquance, attribution de sanctions et justifications des sanctions. Pour mener à bien cette recherche, les études étant rares dans ce domaine chez les enfants, on s’appuiera sur des données indirectes : sur les recherches auprès d’adultes d’une part, sur les recherches enfantines situées dans le cadre du jugement moral d’autre part.

2Si on se réfère dans un premier temps aux adultes, en ce qui concerne les causes de la délinquance, on peut dire que les facteurs habituellement avancés par les individus s’inscrivent dans trois champs explicatifs non nécessairement exclusifs (Fillieule, 2001 ; Widmer, Languin, Pattaroni, Kellerhals, & Robert, 2004). D’abord, un premier champ qui se fixe sur les facteurs internes, individuels et où varie la part d’autonomie attribuée au sujet délinquant. D’un côté, on trouve des explications en termes de déficience, soient héréditaristes qui insistent sur l’idée que l’acte délinquant est l’expression d’une nature particulière (Lombroso, 1876), soient psychologiques qui postulent l’existence de troubles psychiques qui altèrent le contrôle que le sujet a sur ses conduites. D’un autre côté, on relève des explications qui avancent que le passage à l’acte délinquant est le fruit d’une délibération rationnelle : le délinquant est une personne normale mais opportuniste qui transgresse volontairement la Loi car elle en retire un profit narcissique ou économique (cf. thèse de l’acteur rationnel, Cusson, 1998). Le second champ renvoie aux explications externes centrées sur les dynamiques interpersonnelles, particulièrement familiales (par ex. pratiques éducatives déficientes, autorité parentale en question, etc.) (Blatier, 1999 ; Chaillou, 1995). Quant au troisième champ, il concerne les explications, également externes, en termes de conditions sociales défavorables (inégalités économiques, environnement culturel faible, appartenance à un groupe social victime d’un manque de reconnaissance symbolique, etc.) (Ogien, 1995).

3Par ailleurs, se pose la question des justifications des sanctions. Si on se réfère aux études de psychologie sur les déterminants de la punition (Alicke, 2000 ; Carlsmith, Darley, & Robinson, 2002 ; Fincham & Jaspars, 1980 ; Vidmar & Miller, 1980), ainsi qu’aux recherches en philosophie pénale (Finkel, Maloney, Valbuena, & Groscup, 1996 ; Garapon, Gros, & Pech, 2001), on peut dire que les individus s’inscrivent dans trois orientations principales. Dans la première orientation, à tonalité kantienne, on pose que l’individu est responsable de ses actes, et donc justement punissable. La peine est ici la manière la plus ferme de rappeler l’obligation de se soumettre à la Loi morale. On ajoutera qu’il est normal que le délinquant souffre comme il a fait souffrir autrui, les victimes. Dans la seconde orientation, on considère que l’individu délinquant est une personne victime de difficultés psychologiques et sociales, et on y envisage la peine comme un moyen de rééducation, de resocialisation. Elle doit permettre à l’individu de faire retour sur son geste, de s’amender (Saleilles, Tocqueville). La troisième optique est d’inspiration sociologique et utilitariste. La peine ne sert pas tant à réprimer le criminel qu’à dissuader d’autres individus de commettre des actes identiques. La peine a ici une fonction d’exemplarité et sert également à souder le corps social dans une commune réprobation de l’acte déviant (Bentham, Durkheim). Ajoutons que la représentation des causes de la délinquance et les justifications des sanctions déterminent pour une part le type et l’importance des sanctions. Par exemple, on s’attachera à ne pas donner des peines trop longues, si l’objectif est de favoriser la réinsertion du sujet. Si on se centre sur les victimes, on mettra l’accent sur des peines à visée réparatrice. Ou encore, si on envisage que la délinquance est pour une part importante, provoquée par des facteurs qui se situent au-delà du contrôle personnel des auteurs (des causes sociales par exemple), on considérera injustes des peines très sévères.

4Pour ce qui est spécifiquement des enfants, on dispose de sources d’information qui relèvent essentiellement de la psychologie morale. Ainsi, dans le sillage des travaux pionniers de Piaget (1932) et de Heider (1958), on s’est intéressé à l’évolution avec l’âge des critères pris en compte pour juger de la responsabilité des transgresseurs, des types de punitions considérées comme justes, de la justification des sanctions. De ces travaux (pour une synthèse, voir Bègue & Emler, 2002 ; Darley & Shultz, 1990 ; Tostain, 1999 ; Turiel, 1998), il ressort que les jeunes enfants ont des jugements très sévères à l’égard des actes de transgressions, comprennent la notion de circonstances atténuantes, mais en tiennent peu compte pour déterminer la sanction, la dimension expiatoire étant fréquemment présente (rendre le mal pour le mal causé). Quant aux sanctions à visée réparatrice ou préventive, elles ne se développent réellement que vers 9, 10 ans (Maryniak & Selosse, 1985 ; Stern & Peterson, 1999). D’autre part, ces travaux mettent en évidence que les très jeunes enfants (jusqu’à 5-6 ans) sont très sensibles à la dimension objective des actes, c’est-à-dire à l’importance des préjudices matériels causés, et ne tiennent pas nécessairement compte de la dimension subjective (de l’intentionnalité de l’auteur de l’acte). En définitive, ces différentes recherches sur la question montrent que l’enfant présente initialement un profil plus centré sur la dimension répressive que l’adulte : il faut punir et il n’est pas anormal de faire souffrir celui qui a fauté. Cela n’exclut pas cependant que l’enfant puisse être conscient de l’utilité d’une approche compréhensive du transgresseur (notamment lorsqu’il s’agit de limiter la récidive), mais il reste que le mal ne peut rester impuni. Toutefois, l’objectif de la plupart des études sur les enfants n’étant pas la délinquance en tant que phénomène social, mais plutôt la transgression des normes morales, les histoires proposées aux enfants ne renvoient généralement pas à des délits ancrés dans la réalité sociale du moment (comme par exemple le racket en milieu scolaire ou les « tags »). Par ailleurs, les tendances développementales ne sont pas toujours mises en évidence (Emler & Ohana, 1992). Par exemple, Stern et Peterson (1999), sur des enfants de 4 à 7 ans, constatent que la sévérité de la sanction ne diminue pas avec l’âge. De même, Pierre-Puysegur et Corroyer (1987), chez des enfants âgés de 6 à 10 ans, relèvent, que dans chaque classe d’âge, coexistent des sujets avec une orientation répressive et des sujets avec une orientation compréhensive.

5On s’est également intéressé à la capacité de l’enfant de distinguer les transgressions qui relèvent des conventions sociales (par définition relatives à une culture donnée, tels les rituels de politesse), de celles envisagées comme morales, et dont on postule au contraire la dimension universelle (comme respecter l’intégrité d’autrui). Là, les recherches montrent que dès 4/5 ans cette distinction commence à être acquise, les transgressions de conventions sociales étant jugées moins graves que les transgressions morales (Turiel, 1998 ; Turiel, Hildebrandt & Wainryb, 1991). Par contre, la question de la façon dont les enfants expliquent l’origine de la délinquance a été rarement envisagée. On dispose cependant de deux sources d’informations. D’une part, quelques recherches situées dans le cadre de l’attribution causale montrent que durant l’adolescence, la part des explications personnelles centrées sur l’acteur diminue au profit des explications situationnelles (Brown & Lalljee, 1981 ; Pfeffer, Cole & Dada, 1996, 1998). D’autre part, on peut se référer aux recherches sur les modèles explicatifs enfantins des comportements humains (Hirschfeld & Gelman, 1994). Dans ce cadre, différents travaux mettent en évidence ce que l’on appelle l’essentialisme enfantin : pour rendre compte des conduites, les enfants privilégient les explications internes, de type biologique ou caractérologique. Par exemple, pour les jeunes enfants (jusqu’à 7-8 ans), il est dans l’essence des hommes et des femmes de se comporter de manière spécifique, et les différences constatées ont un caractère inaltérable (Smith & Russell, 1984). Ce ne serait que très progressivement que les enfants prendraient en compte les déterminants externes, familiaux ou sociaux des conduites (Gelman, 2003 ; Taylor, 1996). Finalement les travaux dans le champ de l’attribution causale et de l’essentialisme enfantin montrent que les enfants se centrent initialement sur des explications individualisantes, internes, et ont du mal à envisager l’influence des contraintes sociales externes dans la détermination des comportements.

Vue d’ensemble sur l’étude

6S’il existe de nombreuses études sur l’évaluation enfantine des transgressions morales, par contre, la question de l’origine de la délinquance selon les enfants n’a guère été abordée. Ce sera le premier objectif de cette étude. Le deuxième objectif sera d’analyser les liens entre explications de l’origine de la délinquance, attribution de sanctions et justifications des sanctions. À titre complémentaire, on étudiera les écarts entre les représentations enfantines de la délinquance et celles des adultes en utilisant pour cela une méthodologie commune. Dans un premier temps, on demandera aux sujets d’évaluer la gravité de différents actes de transgression ayant une certaine actualité sociale. On insistera principalement sur les délits. D’une part, car ils sont caractéristiques des actes délinquants. D’autre part, car compte tenu du jeune âge des enfants, nous avons voulu éviter de les confronter à des crimes pour ne pas choquer leur sensibilité. Nous ajouterons des transgressions de conventions sociales (actes problématiques sans sanctions pénales) et des incivilités (qui se situent entre les transgressions de conventions sociales et les délits, les incivilités selon les cas, ne faisant pas nécessairement l’objet de poursuites pénales). Cela nous permettra de voir dans quelle mesure les enfants différencient les actes délinquants proprement dit (délits et crimes). Nous chercherons également à voir si les jugements, en termes de sévérité, sont modulés par la nature du délit et le statut de l’auteur du délit. Pour cela nous présenterons un acte délictuel, soit typiquement délinquant, en ce sens qu’il fait l’objet d’une réponse pénale quasi systématique (vol avec violence), soit au statut plus ambigu car n’entraînant pas nécessairement de poursuites pénales (vol sans violence). Dans le contexte actuel où les différences pénales entre mineurs et majeurs s’amenuisent (Loi Perben I, septembre 2002), nous ferons varier l’âge de l’auteur de l’acte délictuel (enfant ou adulte) afin de voir l’incidence de ce critère sur le degré de sévérité des sujets. Dans un deuxième temps, nous aborderons la question des causes de la délinquance, des sanctions et de la justification des sanctions en nous inspirant des analyses évoquées plus haut. Pour cela, nous présenterons aux enfants un individu ayant un profil délinquant (commettant de manière réitérée des actes répréhensibles d’un point de vue pénal et socialement sensibles) et ils devront se positionner vis-à-vis de différentes propositions. Au niveau des sanctions citées, nous proposerons l’option de sanctionner les parents des enfants délinquants, cette proposition ayant été mise en avant dans le débat public. Pour ce qui est de la question de l’origine des actes délinquants, on fera l’hypothèse que les enfants mettent d’abord l’accent sur les explications internes qui invoquent la nature, le caractère du délinquant, puis prennent progressivement en compte les dimensions sociales externes. Au niveau des sanctions et des justifications des sanctions, on s’attendra à ce que dans un premier temps, les enfants recourent fréquemment mais pas exclusivement à la dimension expiatoire, les attitudes compréhensives, telles celles qui privilégient la discussion à la répression de l’acte, apparaissant plus tardivement.

MÉTHODE

Participants

7Cent vingt-sept enfants âgés de 5 à 10 ans normalement scolarisés en écoles maternelles et primaires : 20 garçons et 18 filles de 5 ans (âge moyen = 5 ans 7 mois ; étendue : 5 ans 4 mois à 6 ans 2 mois, 26 garçons et 21 filles de 8 ans (âge moyen = 8 ans 3 mois ; étendu : 7 ans 11 mois à 8 ans 5 mois), 24 garçons et 18 filles de 10 ans (âge moyen = 10 ans 2 mois ; étendue : 9 ans 10 mois à 10 ans 10 mois), et, à titre de groupe témoin adulte, 83 étudiants inscrits en 1re année de Biologie : 33 hommes et 50 femmes (âge moyen = 19 ans 6 mois ; étendue : 18 ans 1 mois à 22 ans 5 mois). Les écoles étaient situées en centre-ville et correspondaient à une population majoritairement de classes moyennes.

Procédure

8Une étude préalable auprès de deux classes de grande section de maternelle a été effectuée, d’une part, afin de sélectionner parmi différentes échelles d’évaluation, celle qui était la mieux comprise par les jeunes enfants et, d’autre part, de manière à tester les propositions, les explications relatives aux différents thèmes envisagés pour l’étude principale. Suite à cette étude préalable, et vu le jeune âge de certains sujets, nous avons limité le nombre de propositions. Quatre thèmes ont été successivement abordés avec les sujets : 1 / l’évaluation de différents actes de transgression (conventions, incivilités, délits et crime) et la sévérité des sanctions ; 2 / l’origine des actes délinquants ; 3 / les types de sanctions des actes délinquants ; 4 / la justification des sanctions.

9Pour introduire l’étude, on déclarait aux sujets qu’on allait leur parler « de choses qui ne se font pas » (pour les enfants) ou « d’actes délictueux, délinquants » (pour les adultes) et qu’on désirait savoir ce qu’ils en pensaient. Les enfants ont été vus, dans leurs écoles, dans une salle réservée à cet effet, et en dehors de la présence de l’enseignant(e). Les questions et les réponses se faisant alors par oral. Les étudiants ont été vus dans une salle du campus et ont rempli un questionnaire écrit. Les passations étaient individuelles et l’expérience durait environ vingt minutes.

10Évaluation des transgressions : 11 transgressions relevant respectivement des conventions sociales (CS), des incivilités (I), des délits (D) et des crimes (C) étaient présentées dans un ordre aléatoire : manger avec ses doigts (CS), aller à l’école en pyjama (CS), dire des gros mots (I), aller au cinéma sans payer (D), insulter les enseignants (leur parler très mal) (I), faire des graffitis (des barbouillages à la peinture sur les murs de l’école) (I), racketter (faire peur à ses camarades pour prendre leurs affaires, leurs vêtements) (D), voler (D), lancer des cailloux sur la police (D), brûler un feu rouge et blesser quelqu’un (D), tuer (faire mourir) quelqu’un (C). Les sujets devaient évaluer chacune des transgressions à l’aide d’échelles en 7 points allant : de pas grave du tout (note 1) à très grave (note 7). Pour les enfants les plus jeunes, les différents niveaux de l’échelle étaient remplacés par une suite de visages exprimant un mécontentement croissant.

11Sévérité de la sanction : On présentait également (de manière aléatoire) quatre histoires faisant varier le statut (âge) de l’auteur du délit et le mode de réalisation du délit. Histoire 1 : « C’est un enfant, qui s’appelle Pierre, âgé de 14 ans. Il rentre dans un magasin. Il met dans son sac deux cassettes vidéo. Puis il sort du magasin sans payer avec les deux cassettes volées » (vol sans violence, enfant). Dans l’histoire 2, on remplaçait l’enfant par un adulte. Histoire 3 : « C’est un enfant, qui s’appelle Romain, âgé de 14 ans. Il bouscule une dame et lui arrache des mains deux cassettes vidéo. Ensuite, il s’enfuie avec ses deux cassettes vidéo volées » (vol avec violence, enfant). Dans l’histoire 4, l’enfant était remplacé par un adulte. Les sujets devaient évaluer la sévérité de la sanction à l’aide d’échelles en 7 points allant de : pas sévère du tout (note 1) à très sévère (note 7). Nous avons choisi ces délits dans la mesure où ils se caractérisent par un préjudice matériel équivalent. En distinguant vol avec ou sans violence, cela nous permettra de voir si les très jeunes enfants vont au-delà de cette dimension objective similaire, et prennent en compte le fait que dans la situation de vol avec violence, il y a en plus une atteinte directe à l’intégrité de la personne.

12Origines (causes) des actes délinquants : Ensuite, afin d’avoir une même base de référence pour tous les sujets (enfants et adultes) et pour rendre plus concrète la tâche (notamment pour les jeunes enfants), on présentait l’histoire suivante : « C’est un enfant, un grand, âgé de 14 ans, qui s’appelle Victor. Il se bat tout le temps avec ses camarades, répond aux professeurs, lance des cailloux sur les chiens et vole dans les magasins. » On proposait, dans un ordre aléatoire, trois raisons (respectivement personnelle, sociale, familiale) susceptibles d’expliquer la conduite de Victor : – « Parce qu’il est méchant, c’est dans son caractère. » – « Parce qu’il est pauvre, qu’il vit dans des conditions difficiles. » – « Parce que ses parents ne s’occupent pas bien de lui. » Les sujets devaient les classer par ordre décroissant d’importance. Pour ce faire, on demandait au sujet : « Dis-moi avec quoi t’es le plus d’accord ? » Puis on répétait les deux propositions non choisies et on reposait la question précédente.

13Les types de sanctions : Puis, on proposait aux sujets, toujours à propos de Victor, trois sanctions (présentées aléatoirement) qu’ils devaient également classer par ordre décroissant. Ces sanctions renvoyaient respectivement à une attitude punitive vis-à-vis, soit de l’enfant cible, soit de ses parents, et à une attitude compréhensive à son égard : – « Le punir sévèrement (beaucoup). » – « Punir ses parents qui ne s’occupent pas bien de lui. » – « Parler avec lui pour comprendre (savoir) pourquoi il fait ça. »

14Justifications des sanctions : Pour terminer, les enfants classaient par ordre décroissant trois raisons pouvant légitimer l’utilisation d’une sanction. Ces trois justifications (présentées de façon aléatoire) se référaient respectivement à un motif expiatoire et de vengeance, à un objectif d’amendement personnel, à l’exemplarité-dissuasion. Justifications proposées : – « C’est normal de punir quelqu’un. Il faut le faire souffrir comme il a fait souffrir les autres. » – « C’est pour qu’il réfléchisse et qu’il comprenne que ce n’est pas bien. » – « C’est pour l’exemple. Comme ça, si d’autres veulent faire des choses pas bien, ils sauront qu’ils seront punis. »

15Pour les étudiants, les formulations ont été légèrement modifiées de manière à supprimer les tournures enfantines. Dans la partie résultats, par souci de clarté, on s’en tiendra à la présentation des explications classées en première position.

RÉSULTATS

Évaluation de la gravité des actes et sévérité des sanctions

Évaluation des différentes transgressions

16Nous avons procédé à une analyse de la variance : 4 (âge) × 2 (sexe des sujets) × 4 (type de transgression), le dernier facteur étant une mesure répétée.

17Vue générale : l’analyse de la variance montre que les sujets distinguent les quatre catégories de transgression (F(3,597) = 263,03 ; p < .00001) : les transgressions de conventions sociales sont jugées les moins graves (note moyenne = 3,88), puis un peu plus graves les incivilités (5,05) et les délits (5,66), puis très graves le crime (6,67), les écarts entre ces quatre catégories étant statistiquement significatifs (tests post-hoc significatifs) [2] (pour détails, voir tableau 1). Si on distingue les 11 transgressions présentées, on relève qu’ « aller au cinéma sans payer » (4,64) est jugé moins grave que « faire des graffitis » (5,31 ; post-hoc : p < .02). Cela est certainement dû au fait qu’aller au cinéma sans payer peut s’apparenter à quelque chose qui relève d’une transgression mineure (la tricherie). Quant à « brûler un feu rouge et blesser quelqu’un », on note que cet item occupe une position intermédiaire entre les délits et l’homicide (il faut dire qu’en fonction des circonstances – vitesse, prise d’alcool, importance des dommages corporels – sa qualification pénale peut être plus ou moins aggravée).

18Influence de l’âge et du sexe : On note un effet principal de l’âge (F(3,199) = 10,45 ; p < .0001) qui se traduit par une augmentation des scores de gravité entre 5 ans et 8 ans (respectivement 5,27 et 5,66 ; post-hoc : p < .010), puis par une diminution entre 10 ans et l’âge adulte (respectivement 5,71 et 5,05 ; post-hoc : p < .0001) (voir tableau 1). On relève un effet d’interaction âge × type de transgression (F(3,597) = 14,63 ; p < .0001). Dès 5 ans, on constate que les enfants font la distinction, en termes d’évaluation, entre les transgressions de conventions sociales (4,46) les délits (5,35) et les crimes (5,96), les comparaisons post-hoc étant significatives. Par contre, ils ne font pas la différence entre les incivilités et les délits, les notes étant équivalentes (respectivement 5,25 et 5,35 ; post-hoc : p < .74 ns). Ce n’est qu’à 8 ans que cette distinction est faite (incivilités = 5,32 ; délits = 5,96 ; post-hoc p < .001). D’autre part, on assiste avec l’âge à un découplage, les quatre transgressions jugées les moins graves (« manger avec ses doigts », « aller en pyjama à l’école », etc.) deviennent encore moins graves (post-hoc significatifs) tandis que les transgressions les plus graves (par exemple « voler », « tuer ») font l’objet d’une évaluation plus forte (post-hoc significatifs). On remarque également que les plus fortes progressions avec l’âge renvoient à des délinquances actuellement très sensibles, comme celles qui concernent le milieu scolaire ( « insultes à enseignants », « racket » ). Il n’y a pas par contre d’influence significative du sexe des sujets (moyenne pour l’ensemble des transgressions : sujets féminins = 5,47 ; sujets masculins = 5,37. F(1,199) = 0,74 ; p < .38 ns). Si on rentre dans le détail des transgressions, on note cependant que le racket est jugé plus grave par les sujets féminins que par les sujets masculins (respectivement 5,98 et 5,21. t(209) = 7,12 ; p < .0002). On ne relève pas d’effet d’interaction âge × sexe des sujets (F(3,199) = 0,38 ; p < .76 ns).

Tableau 1
TABLEAU 1. — Évaluation des différentes transgressions selon l’âge

Influence du mode de réalisation du délit et du statut (âge) de l’auteur du délit sur la sévérité de la sanction

19Nous avons procédé à une analyse de la variance : 4 (âge) × 2 (sexe des sujets) × 2 (auteur enfant ou adulte) × 2 (vol sans ou avec violence), les deux derniers facteurs étant des mesures répétées.

20Les résultats mettent en évidence trois effets principaux : 1 / un effet de l’âge (F(3,200) = 4,67 ; p < .003) ; 2 / un effet du statut de l’auteur du délit (F(1,200) = 15,99 ; p < .00008) ; 3 / un effet du type de vol (F(1,200) = 79,72 ; p < .00001). Il y a également deux effets d’interaction simple : 1 / un effet âge X type de vol (F(3,200) = 3,37 ; p < .019) ; 2 / un effet statut de l’auteur du délit × type de vol (F(1,200) = 14,72 ; p < .0001) (voir tableau 2). Les comparaisons post-hoc montrent que les enfants de 10 ans présentent des scores de sévérité significativement plus élevés que ceux des autres enfants et des adultes (10 ans = 6,19). Par ailleurs les sujets sont plus sévères pour l’adulte (5,98) que pour l’enfant (5,64 ; post-hoc : p < .0001) et quand le vol est réalisé avec violence (6,16) que sans violence (5,45 ; post-hoc : p < .0001). Plus précisément, les effets d’interaction mettent en évidence que si les sujets tiennent compte du statut de l’auteur du délit en cas de vol sans violence, réagissant plus sévèrement à l’acte de l’adulte qu’à l’acte de l’enfant (adulte = 5,76 ; enfant = 5,15 ; p < .0001), ce n’est pas le cas pour le vol avec violence. Dans cette situation, la sévérité est équivalente, que le vol soit réalisé par un adulte ou par un enfant (adulte = 6,20 ; enfant = 6,13 ; p < .45 ns). Enfin, on note que les enfants de 5 ans attribuent une sévérité équivalente au vol commis sans violence (5,23) ou avec violence (5,78 ; post-hoc : p < .071 ns). Ce n’est pas le cas des enfants plus âgés et des adultes qui réagissent plus sévèrement au vol commis avec violence qu’au vol commis sans violence (post-hoc significatifs).

21TABLEAU 2. — Sévérité de la sanction en fonction du mode de réalisation du délit et du statut (âge) de l’auteur (échelle de 1 à 7)

Causes de la délinquance, sanctions et justifications des sanctions

22Vue générale : À partir des réponses aux neuf items proposés (les trois propositions pour chacun des trois thèmes abordés : causes, sanctions et justifications), nous avons procédé à une classification hiérarchique ascendante (mesure des distances euclidiennes, agrégation selon la méthode de Ward) [3] qui permet de voir dans notre cas, quelles sont les représentations, les attitudes qui entretiennent une certaine proximité. L’analyse de l’arbre hiérarchique nous indique principalement trois groupes de variables (saut à 50 % de Dmax). Le premier groupe renvoie à une attitude assez rigide et punitive (on y trouve comme cause le caractère, comme sanction punir l’enfant et comme justification faire souffrir), le second met l’accent sur la dimension sociale (rôle des parents et des conditions sociales dans la genèse des actes délinquants, possibilité de sanctionner les parents, la sanction devant servir pour l’exemplarité), le troisième est plus psychologique, « humaniste » (la discussion est privilégiée et la sanction est vue comme un moyen pour le transgresseur de réfléchir). Nous avons ensuite procédé à des calculs de χ2 en prenant en compte les causes, sanctions et justifications classées en première position.

23Causes des actes délinquants : Si on se réfère aux causes classées en première position, les sujets privilégient les explications qui voient l’origine de la délinquance dans l’environnement familial. Ils sont ainsi 42 % à avancer en premier comme cause les parents (voir tableau 3). Il y a cependant de fortes évolutions avec l’âge (χ2 (6) = 80,038 ; p < .0001) : les enfants jeunes mettent l’accent sur les explications en termes de caractère du transgresseur (spécialement les 8 ans qui sont 76 % à les choisir) tandis que se dessine par la suite, une tendance à invoquer le rôle des parents. Pour ce qui concerne les causes sociales, elles sont à tout âge souvent choisies, et elles sont majoritaires chez les sujets de 10 ans (40 %). Le sexe des sujets a peu d’influence (χ2 (2) = 5,693 ; p < .058), si ce n’est une tendance des garçons à évoquer un peu plus que les filles les causes en termes de caractère (respectivement 37 % contre 22 %).

Tableau 2
TABLEAU 3. — Choix en première position des causes, sanctions et justifications selon l’âge (pourcentages)

24Types de sanctions proposées : On note qu’en général, les sujets privilégient une approche compréhensive, puisque 56 % d’entre eux choisissent en première position la discussion avec le transgresseur. Il y a un effet marqué de l’âge (χ2 (6) = 65,59 ; p < .001) (voir tableau 3) : le recours à la punition directe du délinquant diminue significativement avec l’âge (choisi par 47 % des 5 ans contre 6 % des étudiants), et à l’inverse, l’idée d’une discussion augmente (11 % à 5 ans, 80 % pour les étudiants). Pour ce qui est du recours à une sanction parentale, on note deux pics, l’un à 5 ans, l’autre à 10 ans. Comme précédemment, il n’y a pas d’effet du sexe des sujets (χ2 (2) = 0,015 ; p < .99 ns).

25Justifications des sanctions : L’idée que la sanction a pour objectif de faire réfléchir le délinquant est majoritairement choisi (54 % des sujets classent cette proposition en premier). Il y a un effet significatif de l’âge (χ2 (6) = 83,06 ; p < .0001) (voir tableau 3) : l’idée de faire souffrir diminue avec l’âge (passant de 42 % à 5 ans à 6 % chez les étudiants), tandis que la justification par la possibilité de faire réfléchir augmente (respectivement 21 % à 5 ans et 88 % chez les étudiants). Pour ce qui est de l’idée d’exemplarité, elle est surtout choisie par les enfants de 10 ans (57 %). Enfin, il n’y a pas d’effet significatif du sexe des sujets (χ2 (2) = 5,741 ; p < .056), même si une tendance montre que les garçons choisissent un peu plus la proposition faire souffrir (garçons : 24 % ; filles : 15 %) et les filles la proposition réfléchir (filles : 62 % ; garçons : 46 %).

DISCUSSION

26Notre recherche avait pour objectif d’étudier les représentations enfantines de la délinquance, tant en termes de causes, de sanctions que de justifications de la sanction. Ce qui nous intéressait en particulier, c’était de voir dans quelle mesure les enfants se différenciaient des adultes, compte tenu de ce que l’on sait, dans le cadre des travaux de psychologie morale, sur la perception enfantine de la transgression.

27L’analyse des évaluations de la gravité des actes de transgression montre que l’évolution n’est pas linéaire, les sujets dont les scores de gravité sont les moins forts étant les sujets les plus jeunes et les adultes. On peut expliquer ce résultat en disant que les enfants les plus jeunes ne sont pas directement touchés par certaines des transgressions évoquées, tandis que les étudiants relativisent la portée de ces actes et adoptent une attitude compréhensive vis-à-vis des sujets délinquants (Coslin, 1999). D’autre part, conformément aux travaux de Turiel (1998), si on se réfère aux scores moyens de gravité des différents types de transgressions, on constate que les enfants, dès 5 ans, distinguent les conventions sociales des actes répréhensibles moralement et pénalement, comme peuvent l’être les délits et les crimes. Néanmoins, la distinction entre incivilités et délits n’est appréhendée qu’à partir de 8 ans. Il faut dire que cette notion d’incivilités, plus sociologique que pénale, est assez délicate (Debarbieux, 2000 ; Mucchielli, 2001). Par ailleurs, si les transgressions les moins graves (i.e., les convention sociales) sont jugées encore moins graves avec l’âge, ce qui est conforme aux travaux de psychologie morale qui montrent que les enfants plus âgés font davantage preuve de mansuétude dans leurs évaluations que les enfants les plus jeunes, pour les transgressions les plus graves (i.e. les délits et crimes), au contraire, la gravité augmente avec l’âge (Tostain, 1999 ; Turiel, 1998). Ce résultat inattendu peut néanmoins s’expliquer si on part de l’idée que les transgressions les plus graves, qui relèvent explicitement du champ de la délinquance, mettent davantage en jeu l’intégrité personnelle et le lien social que les transgressions peu graves, ce à quoi les individus deviennent de plus en plus sensibles avec l’âge (Van der Kellen & Garg, 1994). Si on se tourne du côté de la tâche d’estimation de la sévérité de la sanction, on s’aperçoit que les enfants (comme les adultes) réagissent plus sévèrement pour un délit commis par un adulte que par un enfant, ou commis avec violence que sans violence. Ainsi, on retrouve indirectement, dans les jugements des enfants, certaines distinctions pénales (entre mineurs et majeurs ou selon le mode de réalisation du délit). Néanmoins, quand il s’agit d’un vol avec violence, les sujets, tant adultes qu’enfants, ne prennent plus en compte l’âge de l’auteur du délit, l’acte de l’enfant étant jugé aussi sévèrement que l’acte de l’adulte. Ce résultat est d’autant plus notable que la procédure intrasujet (un même sujet évaluant les quatre histoires) aurait pu inciter les sujets à différencier l’enfant de l’adulte. Enfin, contrairement aux sujets plus âgés, les enfants de 5 ans ont tendance à réagir aussi sévèrement au vol commis avec ou sans violence. Cela suggère qu’à cet âge, les enfants se basent sur la valeur matérielle du préjudice, qui est équivalente dans les deux cas, et ne prennent pas encore véritablement en compte le fait que le vol avec violence constitue en plus une atteinte à la personne.

28Si on compare ces résultats à ceux obtenus dans le cadre des travaux de psychologie morale (Turiel, 1998), on constate que les tendances ne sont pas tout à fait similaires. Ainsi, alors que dans les travaux de psychologie morale, on relève que les enfants, très jeunes (vers 3-4 ans), sont sensibles aux transgressions morales, dans notre étude, si on se réfère aux scores, tant de gravité que de sévérité, la sensibilité aux actes délinquants semble plus progressive : les scores augmentent avec l’âge et n’atteignent leur maximum que vers 10 ans. Ce décalage provient à notre avis du fait que contrairement aux transgressions morales qui sont évoquées très tôt dans l’univers familial (comme mentir ou ne pas respecter son petit frère), la perception de la délinquance est moins immédiate car elle s’inscrit dans un contexte plus large. C’est en particulier, au travers des discours sociaux adultes, de ses expériences dans le cadre extra-familial, de la compréhension de la sécurité ou de l’insécurité de son cadre de vie, que l’enfant devient sensible à ce phénomène. Si on se réfère aux réactions spontanées des enfants, on remarque d’ailleurs que cette sensibilité se manifeste, vers 8-10 ans, par des réactions très fortes, certains enfants n’hésitant pas à envisager, si on prend le cas de Victor, son exclusion scolaire définitive, voire son emprisonnement.

29Si on s’intéresse maintenant aux représentations de la délinquance, l’analyse hiérarchique met en évidence, dans le cadre de notre étude, trois orientations. Une première orientation qu’on peut qualifier de punitive, une seconde de sociale, et une troisième de compréhensive. Le détail des analyses montre, pour les causes, qu’un environnement familial problématique est majoritairement choisi par les sujets, les inégalités sociales ne venant qu’après. Il y a cependant des évolutions importantes avec l’âge, les sujets jeunes, surtout de 8 ans, se focalisant sur le caractère, la nature du délinquant, tandis que les sujets de 10 ans avancent des causes sociales, les étudiants insistant, pour leur part, sur le rôle des parents. Au niveau des types de sanctions, l’approche compréhensive, représentée par l’idée de discussion avec le délinquant, domine. On aurait pu s’attendre à une orientation plus punitive dans la mesure où l’environnement social dans lequel les enfants se situent est marqué actuellement par une telle orientation (Lagrange, 2003). Toutefois, on sait que la France reste moins répressive que certains pays anglo-saxons tels que les États-Unis ou le Royaume-Uni (Salas, 2005). Cette approche compréhensive tient également peut-être au fait que l’histoire qui amorçait l’étude évoquait un enfant. On peut notamment se demander si les sujets auraient eu une attitude aussi modérée s’ils avaient eu à juger un adulte. Cela dit, certains résultats ne vont pas dans le sens de cette modération. D’une part, les enfants les plus jeunes s’écartent de cette tendance, en choisissant principalement la punition. Il faut dire que dans leur cas, ils ont à juger quelqu’un qui est vraiment plus grand qu’eux (à l’inverse des adultes, qui ont à juger l’acte d’un enfant, d’où certainement leur indulgence). D’autre part, si on revient aux scores de sévérité évoqués plus hauts, rappelons que les enfants, mais aussi les adultes, sont aussi sévères pour l’enfant que pour l’adulte, dans le cas d’un vol avec violence. On peut peut-être rapprocher ce résultat des évolutions pénales actuelles qui tendent à réduire les différences entre majeurs et mineurs (Youf, 2003). On remarque, par ailleurs, que l’éventualité de sanctionner les parents, qui fait l’objet de débats actuellement, est fréquemment acceptée par les enfants de 10 ans. Pour ce qui est de la justification des sanctions, on constate que « pour faire souffrir » diminue avec l’âge, tandis que « pour faire réfléchir le délinquant » augmente. On note également que les enfants de 10 ans choisissent en premier lieu l’idée d’exemplarité.

30Si on relie ces résultats à l’analyse hiérarchique, on peut dire qu’on a trois ensembles de sujets. Celui des plus jeunes, où se manifestent des explications caractérologiques et une attitude punitive qui n’est pas sans évoquer ce que Piaget appelait la morale hétéronome. Puis le groupe des enfants de 10 ans, pour qui la responsabilité de la délinquance repose finalement sur les autres, que ce soit la famille ou plus largement les inégalités sociales, et qui en appelle à la notion d’exemplarité. Enfin, on a le groupe des adultes qui pointe, dans une approche psychologique qu’on sait très présente dans notre société (Hoffman, 1991 ; Taylor, 1998), le rôle des relations intrafamiliales dans la genèse de la délinquance et l’importance de la discussion avec le transgresseur. Toutefois, il convient de ne pas exagérer ces tendances, car à tout âge, on relève des réponses dans les différents registres.

31Pour terminer, précisons que les résultats des adultes, qui avaient été introduits à titre de groupe témoin, doivent être pris avec précaution. D’une part, il peut y avoir dans cette population un biais lié à la désirabilité sociale (par ex. il n’est pas forcément bien vu de se déclarer explicitement pour la répression). D’autre part, même si les formulations étaient moins enfantines, le nombre limité de propositions, ne permet pas d’avoir une vision précise des représentations adultes de la délinquance.

32Pour la suite, il conviendrait de diversifier davantage, tant l’âge des protagonistes cibles que les explications proposées aux sujets. Il serait également nécessaire de préciser les facteurs susceptibles de rendre compte des variations, dans chaque classe d’âge, des représentations de la délinquance. Ainsi, qu’en est-il du rôle des pratiques éducatives, des origines sociales des enfants, du niveau de violence scolaire ou encore de l’influence du sentiment d’insécurité sur ces représentations ? (Amerio, 2004 ; Claes & Lacourse, 2001 ; Debarbieux, 2000 ; Py & Somat, 1999). Par exemple, si on prend ce dernier facteur, les enquêtes montrent chez les adultes, que les sujets qui ont le sentiment de ne pas pouvoir faire face aux actes délictueux, ont une attitude généralement plus répressive vis-à-vis de la délinquance (Pottier, Robert, & Zauberman, 2002). Ce phénomène se produit-il chez les enfants ? Il conviendra également d’étudier plus précisément comment ces représentations enfantines se modifient selon l’importance et le type d’actes délictueux proposés (atteintes aux personnes et atteintes aux biens).

Bibliographie

RÉFÉRENCES

  • Alicke, M. D. (2000). Culpable control and the psychology of blame. Psychological Bulletin, 126, 4, 556-574.
  • Amerio, P. (2004). Sentiment d’insécurité et pensée sociale. Psychologie et Société, 7.
  • Bègue, L., & Emler, N. (2002). Figures du jugement moral : développement, effets comportementaux, variations idéologiques. In A. Le Blanc, M. Dora ï, N. Roussiau & C. Bonardi (Eds), Psychologie sociale appliquée : éducation, justice, politique (pp. 137-164). Paris : In Press.
  • Blatier, C. (1999). La délinquance des mineurs. L’enfant, le psychologue, le droit. Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble.
  • Brown, L. B, & Lalljee, M. (1981). Young persons conceptions of criminal events. Journal of Moral Education, 10, 3, 165-172.
  • Carlsmith, K. M, Darley, J. M., & Robinson, P. H. (2002). Why do we punish ? Deterrence and just deserts as motives for punishment. Journal of Personality and Social Psychology, 83, 2, 284-299.
  • Castel, R. (2003). L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ? Paris : Le Seuil.
  • Chaillou, P. (1995). Violence des jeunes. Paris : Gallimard.
  • Claes, M., & Lacourse, E. (2001). Pratiques parentales et comportements déviants à l’adolescence. Enfance, 4, 379-399.
  • Clemence, A. (2003). Sens et analyse des différences dans les représentations sociales. In J. C. Abric (Ed.), Méthodes d’étude des représentations sociales (pp. 165-178). Paris : Érès.
  • Coslin, P. G. (1999). Les adolescents devant les déviances. Paris : PUF.
  • Coslin, P. G., & Brunet, L. (1983). Aspects de la représentation de la délinquance dans un échantillon d’adolescents. Bulletin de Psychologie, 36, 359, 249-263.
  • Cusson, M. (1998). La criminologie. Paris : Hachette.
  • Darley, J. M., & Shultz, T. R. (1990). Moral rules : Their content and acquisition. Annual Review of Psychology, 42, 525-556.
  • Debarbieux, E. (2000). La violence en milieu scolaire. Paris : ESF.
  • Doise, W. (2001). Droits de l’homme et force des idées. Paris : PUF.
  • Doise, W., & Papastamou, S. (1987). Représentations sociales des causes de la délinquance. Déviance et Société, 11, 2, 153-162.
  • Emler, N., & Ohana, J. (1992). Réponses au préjudice : Représentations sociales enfantines. Bulletin de Psychologie, 405, 223-231.
  • Esprit (2000). Délinquance juvénile, droit des mineurs et violences collectives, 268, octobre.
  • Fénélon, J.-P. (1981). Qu’est-ce que l’analyse des données ? Paris : Lefonen.
  • Fincham, F. D., & Jaspars, J. M. (1980). Attribution of responsibility : From man the scientist to man as lawyer. In L. Berkowitz (Ed.), Advances in Experimental Social Psychology (vol. 13, pp. 81-138). New York : Academic Press.
  • Finkel, N. J., Maloney, S. T., Valbuena, M. Z., & Groscup, J. (1996). Recidivism, proportionalism, and individualized punishment. American Behavioral Scientist, 39, 474-487.
  • Garapon, A., Gros, F., & Pech, T. (2001). Et ce sera justice : punir en démocratie. Paris : Éd. Odile Jacob.
  • Gelman, S. (2003). The Essential Child : Origins of Essentialism In Everyday Thought. England : Oxford University Press.
  • Hamilton, V. L., & Rytina, S. (1980). Social consensus on norms of justice : Should the punishment fit the crime ? American Journal of Sociology, 85, 5, 1117-1144.
  • Heider, F. (1958). The Psychology of Interpersonal Relations. New York : Wiley.
  • Hirschfeld, L. A., & Gelman, S. A. (1994). Mapping the Mind : Domain Specificity in Cognition and Culture. Cambridge : Cambridge University Press.
  • Hoffman, M. L. (1991). Empathy, social cognition, and moral action. In W. M. Kurtines & J. L. Gewirtz (Eds), Handbook of Moral Behavior and Development, vol. 1 : Theory (pp. 275-302). Hillsdale, NJ : Lawrence Erlbaum Associates.
  • Kohlberg, L., Levine, C., & Hewer, A. (1983). Moral Stages : A current Formulation and a Response to Critics. Suisse : Karger.
  • Lagrange, H. (2003). Demandes de sécurité. Paris : Le Seuil.
  • Lebart, L., Morineau, A., & Piron, M. (1995). Statistique exploratoire multidimensionnelle. Paris : Dunod.
  • Lévy, E., & Lehalle, H. (2002). La catégorisation des infractions aux règles sociales chez les adolescents : au-delà des circonstances, les progrès de l’abstraction. Enfance, 2, 187-206.
  • Lombroso, C. (1876). L’homme criminel. Paris : Alcan.
  • Maryniak, L., & Selosse, J. (1985). Représentation de la punition attribuée par le sujet et par autrui dans des conduites d’appréciation morale chez l’enfant. In J. Bideaud & M. Richelle (Eds), Psychologie développementale : Problèmes et réalités (pp. 263-279). Mardaga : Bruxelles.
  • Merle, R., & Vitu, A. (1997). Traité de droit criminel Paris : Cujas.
  • Mucchielli, L. (2001). Violences et insécurité : Fantasmes et réalités dans le débat français. Paris : La Découverte.
  • Ocqueteau, F., & Perez Diaz, C. (1989). Justice pénale, délinquances, déviances : évolution des représentations dans la société française, no 50. Paris : Centre de recherches sociologiques sur les droits et les institutions pénales.
  • Ogien, A. (1995). Sociologie de la déviance. Paris : Armand Colin.
  • Pfeffer, K., Cole, B., & Dada, M. K. (1996). British and Nigerian adolescents lay theories of youth crime. Psychology, Crime and Law, 3, 21-35.
  • Pfeffer, K., Cole, B., & Dada, M. K. (1998). Attributions for youth crime among British and Nigerian primary school children. The Journal of Social Psychology, 138, 2, 251-253.
  • Piaget, J. (1932). Le jugement moral chez l’enfant. Paris : Félix Alcan.
  • Pierre-Puisegur, M. A., & Corroyer, D. (1987). Les représentations du système pénal chez les enfants de 6 à 10 ans. Enfance, 40, 3, 215-229.
  • Pottier, M. L., Robert, P., & Zauberman, R. (2002). Les victimes du sentiment d’insécurité en Île-de-France : première enquête pour un observatoire de la sécurité. Paris-Guyancourt : Laurif-CESDIP.
  • Py, J., & Somat, A. (1999). Discipline et obéissance en famille. In J. L. Beauvois, N. Dubois & W. Doise (Eds), La construction sociale de la personne, vol. 4 (pp. 228 -231). Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble.
  • Roché, S. (2001). La délinquance des jeunes : les 13-19 ans racontent leurs délits, Paris : Le Seuil.
  • Salas, D. (1998). La délinquance des mineurs. Paris : La Documentation française.
  • Salas, D. (2005). La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal. Paris : Hachette.
  • Smith, J., & Russell, G. (1984). Why do males and females differ ? Children’s beliefs about sex differences. Sex Roles, 11, 1111-1120.
  • Stern, B. L., & Peterson, L. (1999). Linking wrongdoing and consequence : A developmental analysis of children’s punishment orientation. The Journal of Genetic Psychology, 160, 2, 205-224.
  • Taylor, C. (1998). Les sources du moi. La formation de l’identité moderne. Paris : Le Seuil.
  • Taylor, M. G. (1996). The development of children’s belief about social and biological aspects of gender. Child Development, 67, 4, 1555-1571.
  • Tostain, M. (1999). Psychologie, morale et culture. L’évolution de la morale de l’enfance à l’âge adulte. Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble.
  • Turiel, E. (1998). The development of morality. In W. Damon & N. Eisenberg (Eds), Handbook of Child Psychology, vol. 3 (pp. 863-932). New York : John Wiley & Sons.
  • Turiel, E., Hildebrandt, C., & Wainryb, C. (1991). Judging social issues : Difficulties, inconsistencies, and consistencies. Monographs of the Society for Resarch in Child Development, Serial no 224, vol. 56, no 2.
  • Van der Keilen, M., & Garg, R. (1994). Moral realism in adult’s judgments of responsability. The Journal of Psychology, 128, 2, 149-156.
  • Vidmar, N., & Miller, D. (1980). Social psychological processes underlying attitudes toward legal punishment. Law and Society Review, 14, 565-602.
  • Widmer, E., Languin, N., Pattaroni, L., Kellerhals, J., & Robert, C. N. (2004). Du sentiment d’insécurité aux représentations de la délinquance. Déviance et Société, 28, 2, 141-157.
  • Youf, D. (2003). Le nouveau droit pénal des mineurs. Le Débat, 127, 115-132.

Mots-clés éditeurs : Enfants, Adultes, Représentations de la délinquance

https://doi.org/10.3917/enf.574.0335

Notes

  • [1]
    UFR de psychologie. Laboratoire de psychologie cognitive et pathologique, Bureau SE 611, Université de Caen, 14032 Caen Cedex (France). E-mail : mmanuel. tostain@ unicaen. fr. Tél. : 02 31 56 65 93 from abroad : ++33 2 31 56 65 93.
  • [2]
    Tests de Newman-Keuls.
  • [3]
    Sur le principe de la classification hiérarchique ascendante, voir Fénélon (1981) ou Lebard, Morineau et Piron (1995).
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.83

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions