INTRODUCTION
1L’étude des activités de dessin permet d’aborder certains changements développementaux intervenant dans les systèmes représentationnels et procéduraux de l’enfant. Cette optique originale sur l’analyse du dessin a été introduite par Karmiloff-Smith (1990) au travers d’un paradigme « d’innovation », impliquant le dessin d’objets « qui n’existent pas ». Cette perspective a suscité de nombreux travaux conduisant, pour certains, à une révision de son modèle de redescription représentationnelle (modèle RR, Karmiloff-Smith, 1992).
L’ÉTUDE PRINCEPS DE KARMILOFF-SMITH, 1990 ET LE MODÈLE RR
2Le paradigme « d’innovation » imaginé par Karmiloff-Smith (1990) consiste à demander à des enfants de 4 à 10 ans ayant une maîtrise comportementale dans le dessin d’objets familiers (maison, homme, animal) de produire librement un dessin de ces objets puis de dessiner ces mêmes objets tels « qu’ils n’existent pas dans notre monde ». Selon cet auteur, la maîtrise comportementale atteste l’existence de représentations procédurales efficaces et constitue une condition nécessaire à l’étude de la flexibilité, i.e. de la capacité de modification d’un schéma établi, renseignant par là même sur les contraintes cognitives qui agissent sur le changement représentationnel. Les innovations représentationnelles introduites par les jeunes enfants (4-6 ans) consistent essentiellement à supprimer ou à modifier la forme et/ou la taille des éléments ou du dessin dans son ensemble (changements intra-catégoriels). Les enfants plus âgés (8-10 ans) produisent des innovations plus élaborées, consistant en des changements de position/orientation des éléments au sein du dessin ou en l’introduction d’éléments nouveaux dans le dessin appartenant ou non à la catégorie de l’objet dessiné. Les innovations les plus sophistiquées relèvent de l’insertion, dans le dessin, d’éléments issus d’autres catégories conceptuelles (ex., une maison avec des ailes d’oiseau). Ces innovations, présentes uniquement à 8-10 ans, reflètent des changements intercatégoriels. Karmiloff-Smith (1990) rapporte également que les innovations des jeunes enfants sont produites uniquement en fin de routine de dessin, alors que celles des enfants plus âgés le sont en milieu d’exécution de la routine. Les jeunes enfants présenteraient donc une plus forte rigidité procédurale comparativement aux enfants de 8-10 ans.
3Karmiloff-Smith (1990, 1992) rend compte de ces résultats en termes de transition de connaissances implicites vers des connaissances explicites. Le niveau implicite correspond à la phase durant laquelle l’enfant possède des routines graphiques bien établies pour dessiner des objets familiers, routines qui sont mises en œuvre selon une séquence temporelle fixe de production des éléments du dessin. La flexibilité représentationnelle, comme procédurale, serait alors hautement limitée, les connaissances étant spécifiées sous forme de représentations procédurales indépendantes et isolées les unes des autres dans le système cognitif. Le niveau explicite est atteint lorsque les routines graphiques deviennent flexibles et permettent l’échange de connaissances, comme illustré par les innovations intercatégorielles produites par les enfants de 8-10 ans. La transition de connaissances implicites vers des connaissances explicites est assurée par un processus de redescription des représentations, un processus endogène qui se déclenche lorsque l’enfant présente une maîtrise comportementale dans un domaine donné. Le processus RR diminue les contraintes présentes au niveau implicite : la contrainte d’indépendance entre routines (de sorte qu’elles puissent progressivement partager des bases communes de connaissances) et la contrainte de séquentialité fixe à l’intérieur d’une routine donnée (de sorte que la routine puisse progressivement être mise en œuvre avec des altérations de son schéma séquentiel). Un point central du modèle du Karmiloff-Smith implique que le changement représentationnel reste limité tant que la contrainte de séquentialité n’est pas relaxée par le processus de redescription. L’un des intérêts du modèle RR est de dépasser la simple dichotomie entre implicite/explicite, en proposant que l’enfant peut re-représenter des connaissances établies et stockées en mémoire à long terme de sorte qu’elles deviennent de plus en plus explicites, disponibles et manipulables pour et par l’esprit. Ainsi, le processus RR est un processus récursif qui explicite progressivement les connaissances implicites enchâssées dans l’esprit, permettant de les rendre tout d’abord accessibles en tant que données au reste du système cognitif (niveau explicite 1), puis consciemment accessibles (niveau explicite 2), et enfin disponibles au report verbal (niveau explicite 3).
LES CAPACITÉS D’INNOVATION REPRÉSENTATIONNELLE DANS LE DESSIN
4L’application du modèle RR au domaine du dessin a motivé un certain nombre de recherches sur les capacités d’innovations graphiques de l’enfant (Barlow, Jolley, White, & Galbraith, 2003 ; Berti & Freeman, 1997 ; Picard, 1999 ; Picard & Vinter, 1999 ; Vinter & Picard, 1996 ; Spensley & Taylor, 1999 ; Zhi, Thomas & Robinson, 1997). Reprenant le paradigme « d’innovation » mis au point par Karmiloff-Smith, Berti et Freeman (1997) ont montré que les enfants ne deviennent pas seulement plus flexibles avec l’âge dans leurs dessins, mais se montrent également plus enclins à utiliser leurs propres ressources ou modèles internes. Par ailleurs, une analyse plus théorique des types d’innovations proposée par Vinter et Picard (1996) met en exergue un développement séquentiel des capacités d’innovation représentationnelle. À 5 ans, ces capacités se situent à un niveau intrareprésentationnel en se limitant à une analyse relative aux éléments du dessin (suppression, réplication, modification de forme/taille des éléments), puis portent sur l’entièreté de la représentation et les relations que les parties entretiennent avec le tout de la représentation à partir de 7 ans (changement de la forme globale, changement de position/orientation des éléments au sein du dessin), pour finalement se situer, timidement toutefois, à un niveau inter-représentationnel à 9 ans (insertion d’éléments issus d’autres catégories conceptuelles). L’évolution en étapes de la flexibilité intrareprésentationnelle (de l’élément au tout et relations tout/parties) a été consolidée par des résultats obtenus avec un paradigme de « délétion », impliquant le dessin d’objets rendus partiellement invisibles (Picard & Vinter, 1999).
5Certains auteurs (ex., Spensley & Taylor, 1999) ont suggéré que les capacités d’innovation représentationnelle des enfants sont globalement sous-estimées en raison du caractère peu précis des instructions verbales d’innovation. Typiquement, l’instruction de dessin « d’objets qui n’existent pas » serait mal comprise ou peu évocatrice pour les jeunes enfants. L’usage de consignes de dessin plus précises et explicites quant au type d’innovation requis permet en effet d’induire chez le jeune enfant des conduites innovatrices qui n’apparaissent pas spontanément avec l’instruction classique de Karmiloff-Smith (1990). Ainsi, différentes études ont montré que de jeunes enfants sont en mesure de dessiner « un homme à deux têtes » en réponse à une consigne explicite (Berti & Freeman, 1997 ; Spensley & Taylor, 1999 ; Zhi et coll., 1997). Spensley et Taylor (1999) ont montré que les jeunes enfants peuvent produire tous les types d’innovations observés par Karmiloff-Smith (1990), si on le leur demande explicitement en leur fournissant, de surcroît, une description précise du changement à produire et/ou un modèle graphique (ex., « un homme avec certaines parties remplacées par celles d’un animal, comme un homme avec des ailes à la place des bras »). Toutefois, les jeunes enfants (4-5 ans) se bornent à reproduire l’exemple donné par l’expérimentateur, tandis que les enfants plus âgés (6 ans) produisent des innovations plus personnelles.
6Les tâches d’innovations graphiques complexes, comme celles de dessin d’objets intercatégoriels (ex., une maison-homme), présentent des niveaux de résolution clairement liés à l’âge. Berti et Freeman (1997) ont montré qu’un quart des enfants de 5 ans échoue à produire des innovations inter-catégorielles sur demande explicite. Une analyse qualitative des types de connexions que l’enfant est en mesure d’établir entre les objets maison et homme (Picard & Vinter, en révision) montre que les enfants de 5 ans réussissant la tâche établissent principalement des connexions simples ou élémentaires entre les objets, insérant ou remplaçant certains éléments des représentations graphiques (ex., une maison avec des yeux à la place des fenêtres) tandis que les enfants plus âgés (9 ans) combinent de manière plus globale les deux représentations graphiques (ex., un homme avec une tête ayant la forme d’une maison). De manière intéressante, les performances des enfants peuvent être facilitées par une tâche préliminaire de décomposition des représentations graphiques en termes de leurs relations tout/parties : un effet positif de « priming » a en effet été observé chez des enfants ayant décomposé en parties leurs dessins d’une maison et d’un homme avant de produire un dessin d’une maison-homme. Ces résultats suggèrent que l’analyse des relations tout/parties pourrait constituer un processus clé dans l’émergence de la flexibilité interreprésentationnelle chez l’enfant (voir aussi Picard, 1999 ; Vinter & Picard, 1996).
7La littérature actuelle sur les capacités d’innovation représentationnelle dans le dessin chez l’enfant conduit à confirmer, tout en précisant toutefois, l’analyse établie originellement par Karmiloff-Smith (1990). Globalement, ces capacités existent dès 5 ans, mais changent qualitativement avec l’âge. Parallèlement, le rôle inspirationnel des modèles externes décline en faveur d’une exploitation grandissante des ressources internes propres à l’enfant. La séquence développementale mise en évidence peut, dans une certaine mesure, être gommée en surface par la manipulation adéquate des instructions verbales de dessins, notamment par l’explicitation forte de la nature des changements requis.
LA QUESTION DES CONTRAINTES PROCÉDURALES DANS LE DESSIN
8L’analyse des aspects procéduraux du dessin d’objets « qui n’existent pas » est restée relativement incidente dans l’étude de Karmiloff-Smith (1990), et l’auteur elle-même a reconnu que son étude souffrait de défauts méthodologiques qui pourraient avoir conduit à exagérer la conclusion de rigidité procédurale chez les jeunes enfants. En 1992, Karmiloff-Smith annonce que « dans le domaine du dessin, la contrainte de séquentialité est considérablement plus faible qu’originalement prédite » (p. 162). De fait, différentes recherches entreprises ultérieurement ont conclu à une plus grande flexibilité procédurale qu’annoncée par l’auteur. Les jeunes enfants de 5 ans se montrent en effet capables d’introduire des innovations en milieu d’exécution de routine dans une variété de tâches de dessin : objets non existants (Picard, 1999 ; Vinter & Picard, 1996 ; Spensley & Taylor, 1999), homme à deux têtes (Berti & Freeman, 1997 ; Spensley & Taylor, 1999 ; Zhi et coll., 1997), objets incomplets (Berti & Freeman, 1997 ; Picard & Vinter, 1999), objets intercatégoriels (Barlow et coll., 2003 ; Spensley & Taylor, 1999). Le dessin n’est donc pas gouverné par des procédures totalement rigides ou compilées. Toutefois, en accord avec l’idée d’une contrainte de séquentialité, certaines études montrent que l’interruption d’une routine de dessin d’un objet familier (comme la maison) en tout début d’exécution est largement moins fréquente à 5 ans qu’à 9 ans (Vinter & Picard, 1996 ; Picard & Vinter, 1999).
9Certaines recherches attestent que le dessin n’est pas particulièrement flexible à un niveau procédural, les routines de dessin d’objets familiers présentant une stabilité (intra-individuelle) importante au niveau de l’ordre de production des éléments (voir Barlow et coll., 2003 ; Zhi et coll., 1997). Mesurant le nombre de paires d’éléments produites dans un ordre constant au travers de trois dessins successifs d’un homme, Barlow et coll. (2003) observent une conservation importante à 5 comme à 8 ans. Ces auteurs montrent toutefois que les enfants peuvent rompre leurs paires rigides au sein des routines sur consigne explicite. Ainsi, il existe une certaine rigidité procédurale dans le dessin d’objets familiers en termes d’ordre de production des éléments ou, du moins, de sub-systèmes d’éléments (voir Karmiloff-Smith, 1999), mais cette rigidité semble davantage refléter un conservatisme (voir van Sommers, 1984) dans les routines graphiques qu’une véritable contrainte cognitive.
10La littérature actuelle sur la question des contraintes procédurales dans le dessin conduit donc à infirmer la notion de procédure compilée dans le dessin, telle qu’elle a été proposée à l’origine par Karmiloff-Smith (1992). Bien que la séquence joue un rôle important dans les routines de dessin d’objets familiers, elle ne semble pas relever d’une véritable contrainte cognitive mais plutôt refléter un conservatisme des routines de dessin chez l’enfant (voir également Picard & Vinter, en révision, pour une approche développementale de la notion de routine graphique).
LE RÔLE DE LA RIGIDITÉ PROCÉDURALE SUR LE CHANGEMENT REPRÉSENTATIONNEL
11Les relations entre flexibilité exprimée au niveau représentationnel et flexibilité observée au niveau procédural du dessin restent relativement obscures. Selon Karmiloff-Smith (1990 ; 1992), la flexibilité représentationnelle est hautement limitée tant que les contraintes inhérentes aux aspects procéduraux du dessin ne sont pas relaxées par le processus RR. Dans la mesure où des doutes sérieux ont été émis en regard à l’idée de contraintes procédurales, les relations entre ces deux types de flexibilité sont mal comprises. Les études suggèrent des associations entre la capacité de changement représentationnel et la rigidité procédurale dans le dessin qui vont dans le sens du modèle de Karmiloff-Smith. Ainsi, Zhi et coll. (1997) montrent que les enfants de 5 ans qui réussissent la tâche de dessin de l’homme à deux têtes ont, pour la majorité, interrompu leurs routines en milieu d’exécution. Par opposition, ceux qui ont échoué à dessiner l’objet requis ont introduit la seconde tête en fin de routine et ont dessiné entièrement le second homme, comme si, une fois activée, la routine ne pouvait qu’être déroulée dans son intégralité. Toutefois, les auteurs proposent que l’échec pourrait davantage refléter une recherche de symétrie ou d’équilibre général dans la composition finale que des contraintes procédurales internes. Des corrélations positives ont également été observées entre des formes élaborées d’innovations ou de délétions et des interruptions en début de routines, tandis que des corrélations négatives apparaissent entre des formes plus élémentaires d’innovations ou de délétions et des interruptions en fin de routines (Picard & Vinter, 1999 ; Vinter & Picard, 1996). Toutefois, en contexte classique d’innovation, les routines graphiques peuvent être interrompues sans qu’une innovation élaborée ne soit observée ; par contre, lorsqu’une forme sophistiquée d’innovation basée sur les relations tout/parties est introduite, elle est presque toujours associée à une interruption précoce des routines (Vinter & Picard, 1996). Cela suggère que les limites de la flexibilité représentationnelle ne dépendent pas des contraintes procédurales, la flexibilité procédurale apparaissant possible avant que des formes élaborées de changements représentationnels soient maîtrisées.
12Les recherches entreprises sur le rôle de la rigidité procédurale sur le changement représentationnel échouent à montrer que la rigidité procédurale agit comme un inhibiteur sur le changement représentationnel. Barlow et coll. (2003) ont montré que le niveau de rigidité procédurale observé dans les routines de dessin des enfants de 5 et 8 ans ne permet pas de prédire leur capacité d’innovation des représentations graphiques (ex., dessiner un homme qui tient une balle entre ses mains, un homme à deux têtes). De la même manière, les enfants de 5 ans ne produisent pas de délétions graphiques plus élaborées dans un contexte qui minimise le coût lié aux aspects procéduraux du dessin (où l’enfant produit des délétions à l’aide d’une gomme sur un dessin donné par l’expérimentateur) par rapport à un contexte classique de délétion (Picard & Vinter, 1999). La flexibilité intra-représentationnelle ne change donc pas fondamentalement en fonction de la charge imposée par les contraintes exécutives de l’activité de dessin.
13La littérature actuelle sur la question des relations entre rigidité procédurale et changement représentationnel conduit à penser qu’un haut niveau de flexibilité représentationnelle requiert effectivement qu’une contrainte de séquentialité, liée aux capacités d’interruption précoce des routines, soit relaxée. Toutefois, la relaxation d’une telle contrainte ne constitue pas une condition suffisante à l’émergence de formes complexes de changements représentationnels dans le dessin.
QUEL(S) MODÈLE(S) DU DÉVELOPPEMENT DE LA FLEXIBILITÉ REPRÉSENTATIONNELLE ?
14Le modèle RR de Karmiloff-Smith (1992) rend compte de l’évolution de la flexibilité représentationnelle avec l’âge en termes d’une explicitation grandissante des représentations internes de l’enfant, spécifiées initialement sous un format procédural et implicite. Les critiques adressées au modèle RR concernent principalement l’existence d’une contrainte cognitive procédurale et, par là même, d’un niveau implicite de représentations (voir aussi Vinter & Perruchet, 1994). La flexibilité représentationnelle comme procédurale dans le dessin est en effet, dans un certain sens, toujours présente chez l’enfant ayant une maîtrise comportementale dans le dessin d’un objet, même si, chez le jeune enfant, elle se traduit par des altérations très élémentaires ou partielles des routines graphiques (voir aussi Goodnow, 1978). Avec l’âge, la flexibilité augmente pour permettre des modifications plus globales des routines, et finalement culminer à un niveau inter-représentationnel. Différents auteurs (Picard, 1999 ; Picard & Vinter, 1999 ; Vinter & Picard, 1996 ; Spensley & Taylor, 1999) suggèrent que la flexibilité cognitive est nécessairement associée à la conscience ou implique un accès conscient à l’information contenue dans les représentations internes dans la mesure où le dessin présente une modification de l’information en question. De la même manière, l’idée que les conduites graphiques innovatrices puissent être sous-tendues par des représentations explicites de niveau 1, dont le contenu est accessible mais non d’un point de vue conscient, est remise en question.
15Spensley et Taylor (1999) affirment que la conscience équivaut au contenu de la mémoire de travail, et que se développe avec l’âge la quantité objective d’information qui peut être maintenue en conscience à un moment donné. Cette approche quantitative du développement de la flexibilité cognitive propose que l’extension des capacités de la mémoire de travail avec l’âge (voir aussi Bensur & Eliot, 1993 ; Case, 1985) permet une compression plus importante de la quantité d’information qui peut être consciemment manipulée par l’enfant. Ainsi, l’enfant de 5 ans est limité à introduire des modifications locales dans ses dessins. Par opposition, les changements introduits par les enfants plus âgés impliquent une considération de la représentation dans son ensemble, parce que l’information est davantage compactée. Barlow et coll. (2003) suggèrent qu’une approche plus intégrée, combinant le modèle RR de Karmiloff-Smith avec un modèle basé sur des changements quantitatifs dans le traitement des informations, permettrait d’expliquer le changement représentationnel dans le domaine du dessin. Ces auteurs proposent que l’extension avec l’âge de la capacité de la mémoire de travail pourrait dicter la quantité d’information pouvant être traitée par le processus RR. Dans une perspective assez proche, nous avons suggéré que le développement de la flexibilité représentationnelle reflète des modifications cognitives qualitatives (changements au niveau des unités cognitives manipulables), susceptibles d’être sous-tendues par une extension de l’espace disponible en mémoire de travail (Picard, 1999 ; Vinter & Picard, 1996 ; Picard & Vinter, 1999).
16Dans notre perspective, les changements développementaux observés quant à la flexibilité représentationnelle dans le dessin reflètent des modifications au niveau des unités cognitives manipulables aux différents âges. Plus précisément, le système représentationnel qui sous-tend les conduites graphiques des enfants de 5 ans est constitué d’unités cognitives « élémentaires » (au sens décrit par Mounoud, 1988), c’est-à-dire organisées autour d’éléments et fortement indépendantes les unes des autres ou juxtaposées. La manière dont l’enfant segmente l’information entrante et planifie son comportement de sortie est limitée à ces unités élémentaires, conformément à la taille des informations qui peuvent être traitées en mémoire de travail à cet âge. La flexibilité cognitive est possible, mais elle ne peut excéder la taille des unités cognitives construites à 5 ans : elle se limitera donc à des modifications élémentaires des routines. L’âge de 7 ans marque un changement majeur qui résulte du fait que les unités élémentaires précédentes vont s’associer ou se coordonner progressivement les unes aux autres jusqu’à former des unités « totales », c’est-à-dire qui intègrent un ensemble de propriétés et reflètent la structure unitaire des objets auxquelles elles se réfèrent (Mounoud, 1988). Les processus d’association ou de coordination des unités au sein du système sont des processus cognitifs généraux, de nature endogène, que l’on peut considérer être, d’une certaine manière, liés au processus RR imaginé par Karmiloff-Smith (1992). D’une certaine manière seulement, parce que ces processus modifient les représentations en les re-construisant plutôt qu’en libérant, par explicitation, des connaissances implicites déjà présentes dans le système mais non accessibles jusqu’alors. Dans ce modèle, aucune connaissance n’est spécifiée de manière implicite. Les connaissances sur lesquelles l’enfant se base pour planifier son dessin sont nécessairement explicites (conscientes) parce que manipulables via des processus attentionnels. La manière dont l’enfant vers 7 ans segmente l’information entrante et planifie son comportement de sortie concerne des unités globales ou d’ensemble, conformément à sa plus grande capacité à compacter l’information en mémoire de travail. Toutefois, les processus de coordination des unités élémentaires en un tout cohérent amènent une certaine rigidité dans les conduites de l’enfant, qui se traduit notamment par une difficulté à concevoir l’unité globale comme résultant de la composition de sous-parties diverses (Mounoud, 1988). Un processus d’analyse des unités globales en leurs parties constituantes va progressivement permettre à l’enfant de maîtriser les relations entre les parties constitutives et la totalité des unités. Les unités cognitives ne gagnent pas en taille à cette étape du développement, mais sont modifiées dans leur structure. Le fait d’être structurées en globalités tout en devenant décomposables en parties permet une planification de l’activité aussi bien sur la base de l’unité d’ensemble que sur la base de ses composantes. Ces capacités nouvelles d’analyse des relations tout/parties des représentations d’ensemble rendent possible la connexion entre représentations au sein du système représentationnel et l’échange actif de connaissances. La flexibilité interreprésentationnelle peut ainsi émerger dans les conduites graphiques innovatrices des enfants.
Bibliographie
RÉFÉRENCES
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Mots-clés éditeurs : Contraintes cognitives, Flexibilité procédurale, Flexibilité représentationnelle, Dessin