INTRODUCTION
1Le principe des systèmes d’écriture alphabétique (comme celui utilisé par le français) consiste à représenter les sons des mots parlés à l’aide des symboles que sont les lettres. Pour apprendre à lire, l’enfant doit parvenir à découvrir ce principe (Morais, 1994 ; ONL, 1998 ; Rieben & Perfetti, 1989 ; Sprenger-Charolles & Colé, 2003), ce qui va lui permettre d’utiliser une procédure de lecture phonologique, qui consiste à traduire la séquence de lettres d’un mot lu en une séquence de sons correspondants. Cette procédure de décodage est essentiellement mise en œuvre au cours du cycle 2 (grande section, CP, CE1) et va permettre aux enfants de lire tous les mots réguliers, qu’ils soient connus ou non (Sprenger-Charolles & Casalis, 1996) et à terme de développer des procédures de lecture rapides, précises et automatiques. Des ressources cognitives pourront ainsi être libérées et allouées à la compréhension de textes écrits, objectif essentiel de l’apprentissage (Gentaz & Dessus, 2004).
2Dans l’état actuel de nos connaissances, aucune recherche ne montre que l’enfant peut découvrir spontanément, par simple exposition au matériel verbal, le principe alphabétique et ainsi entrer dans l’apprentissage de la lecture. Il doit donc être accompagné et aidé dans cette découverte par un lecteur expert. Depuis de nombreuses années, la recherche a tenté de déterminer quelle était la meilleure manière d’apprendre à lire aux enfants. Un des principaux résultats consiste à avoir montré que pour réussir cet apprentissage, l’enfant doit procéder à une analyse consciente de la structure du langage oral.
RÔLE DES CAPACITÉS MÉTAPHONOLOGIQUES DANS L’APPRENTISSAGE DE LA LECTURE
3La difficulté principale de l’apprentissage de la lecture dans un système alphabétique vient de la nécessité de comprendre que les caractères alphabétiques (les lettres) correspondent à des unités de l’oral qui ne sont pas des syllabes mais de plus petites unités, appelées, phonèmes. Pour comprendre cette caractéristique fondamentale du principe alphabétique, l’apprenti lecteur doit procéder à une analyse consciente de la structure du langage oral, que l’on nomme conscience phonologique ou capacités métaphonologiques. Cette conscience permet d’identifier les composants phonologiques des unités linguistiques (syllabes, rimes, phonèmes) et de les manipuler intentionnellement (Liberman, 1973).
4Trois principaux arguments ont permis d’identifier la conscience phonologique comme un facteur critique pour l’apprentissage de la lecture. Le premier provient des nombreuses études qui ont montré que le niveau de conscience phonologique, évalué chez des enfants en grande section de maternelle, est très fortement corrélé avec leur niveau ultérieur en lecture et qu’il constitue un de ses meilleurs prédicteurs. La plupart de ces études ont été réalisées auprès d’enfants de langue anglaise (Bryant, Maclean, Bradley, & Crossland, 1989 ; Juel, Griffith, & Gough, 1986 ; MacDonald & Cornwall, 1995 ; Share, Jorm, Maclean, & Matthews, 1984 ; Stanovich, Cunningham, & Cramer, 1984 ; Tunmer & Nesdale, 1985), mais des résultats similaires ont été retrouvés en français (Bertelson, Morais, Alegria, & Content, 1985 ; Casalis & Louis-Alexandre, 2000 ; Ecalle, 2000), en italien (Cossu, Shankweiler, Liberman, Tola, & Katz, 1988), en suédois (Lundberg, Olofsson, & Wall, 1980), en allemand (Wimmer, Landerl, Linortner, & Hummer, 1991), en espagnol (Manrinque & Signorini, 1994) et en portugais (Cardoso-Martins, 1995). Le deuxième argument provient des études qui s’intéressent aux dyslexiques et aux lecteurs en difficulté. On constate que les enfants présentant des retards en lecture manifestent des difficultés phonologiques importantes (Bradley & Bryant, 1978 ; Goswami & Bryant, 1990 ; Lecocq, 1986 ; Lundberg, 1982 ; Lundberg et al., 1980 ; Morais, Cary, Alegria, & Bertelson, 1979 ; Perfetti, 1985 ; Shankweiler, 1999 ; Stanovich, 1986). Dans le même sens, les dyslexiques présentent des scores inférieurs à ceux de normo-lecteurs appariés en âge chronologique et lexique, dans certaines tâches phonologiques (Colé & Sprenger-Charolles, 1999 ; Fawcett & Nicolson, 1994 ; Lecocq, 1991 ; Sprenger-Charolles, Colé, Lacert, & Serniclaes, 2000 ; Wimmer, 1993). Enfin, le troisième argument est issu des études qui évaluent les effets des entraînements phonologiques sur l’apprentissage de la lecture et qui seront présentées dans la partie suivante.
5S’il existe un fort consensus sur le lien prédictif de la conscience phonologique sur les habiletés de lecture, la question de la nature des unités les plus déterminantes pour la réussite de cet apprentissage est encore sujette à débat. Parmi les capacités métaphonologiques, on distingue les capacités métasyllabiques, métarimiques et métaphonémiques, qui correspondent respectivement aux capacités à manipuler les syllabes, les rimes et les phonèmes. La conscience des phonèmes, unités de base de codage de notre système alphabétique est initialement plus difficile à acquérir que la conscience des syllabes et se développe plus tard, au cours de l’apprentissage de la lecture (Calfee, Chapman, & Venezky, 1972 ; Lewkowitz, 1980 ; Liberman, Shankweiler, Fischer, & Carter, 1974).
6Alors que certains chercheurs ont argumenté en faveur du rôle prédictif de la conscience des phonèmes, d’autres ont insisté sur l’importance des rimes. Pour Goswami et ses collaborateurs, le développement d’unités plus larges telles que la rime et la syllabe interviendrait de façon cruciale dans l’apprentissage de la lecture (Goswami, 1993, 1999 ; Goswami & Bryant, 1990 ; Goswami & East, 2000). Quelques études se sont intéressées spécifiquement à la question de la taille des unités linguistiques déterminantes pour l’acquisition de la lecture (Hoien, Lundberg, Stanovich, & Bjaalid, 1995 ; Muter, Hulme, Snowling, & Taylor, 1998). Ces recherches concluent que seules les capacités métaphonémiques constituent un bon prédicteur des performances en lecture. Ainsi, Muter et al. (1998) montrent que les performances en rimes ne permettent pas de prédire les habiletés en lecture et en orthographe à la fin de la première année de primaire alors que les habiletés phonémiques les prédisent. L’effet de la conscience des rimes est uniquement observé sur les capacités orthographiques à la fin de la deuxième année de primaire. Ces résultats suggèrent que la conscience phonémique est importante pour la compréhension du principe alphabétique dans les premières étapes de la mise en place de la procédure phonologique. Ce serait seulement avec l’automatisation de cette procédure que l’enfant serait en mesure d’utiliser des unités de recodage plus larges que les phonèmes (Colé, Magnan, & Grainger, 1999 ; Sprenger-Charolles & Colé, 2003).
7Il semble donc que la conscience phonémique soit une compétence critique pour l’apprentissage de la lecture. Le développement de cette conscience conduit l’enfant à concevoir que les mots à l’oral sont constitués d’une séquence de sons, puis lui permet à terme de comprendre que les sons les plus élémentaires (les phonèmes), correspondent à l’écrit à des lettres ou à des groupements de lettres (les graphèmes).
LES EFFETS DES ENTRAÎNEMENTS DES HABILETÉS PHONOLOGIQUES
8Si on admet que la conscience phonémique entretient un lien de causalité avec l’apprentissage de la lecture, le développement de cette conscience peut être utilisé comme moyen de préparer les enfants à l’apprentissage et de prévenir l’apparition des troubles de lecture. La question qui se pose alors est de savoir si la conscience phonémique des jeunes enfants peut être entraînée et si cet entraînement permet de les préparer efficacement à la lecture. Différents entraînements destinés à favoriser la découverte du principe alphabétique ont ainsi été évalués. Les entraînements consistent en une succession de séances centrées autour de l’étude d’un ou plusieurs sons et/ou des lettres correspondantes. Les performances des enfants sont évaluées avant et après les séances d’entraînement au moyen de tests destinés à mesurer leur niveau de conscience phonologique et de lecture, et sont comparées aux performances d’enfants d’un groupe contrôle (n’ayant pas suivi d’entraînement ou une forme alternative, comme par exemple un entraînement axé sur le sens des mots).
9La grande majorité des études révèle un effet largement significatif des entraînements destinés à développer la conscience phonémique sur le niveau de lecture, les performances des groupes entraînés étant supérieures à celles des groupes contrôles (Bus & Van Ijzendoorn, 1999 ; Ehri et al., 2001 ; Troia, 1999). Ces entraînements permettent une amélioration des performances en décodage (meilleure lecture des pseudo-mots), en orthographe et en écriture. Les rares expériences menées en français confirment ces résultats. Par exemple, l’étude de Lecocq (1991), menée auprès d’enfants suivis de la grande section de maternelle à la première année de primaire, montre que les entraînements de la conscience phonémique ont une importance primordiale dans l’acquisition de la lecture mais que d’autres compétences telles que la mémoire de travail participent également à cette acquisition.
10De récentes méta-analyses (Bus & Van Ijzendoorn, 1999 ; Ehri et al., 2001) ont permis de mettre en évidence une série de facteurs qui viennent moduler l’effet des entraînements phonémiques, tels que :
11— Le type de tâche utilisée : les principales tâches destinées à développer la conscience phonémique sont les suivantes : isolement de phonèmes (ex : quel est le premier/dernier son du mot « rat » ?), segmentation phonémique (ex : quels sons entends-tu dans le mot « rat » ?), fusion de phonèmes (ex : le mot château est épelé phonème par phonème /∫/ /a/ /t/ /o/ et l’enfant doit reconnaître le mot), identification du phonème manquant (ex : quel son entends-tu dans le mot « rare » qui manque dans le mot « rat » ?), ajout et suppression de phonèmes (ex : si je dis « pull », tu me dis « ull », si je dis « pain », tu me dis « ain », que me dis-tu si je dis « poule » ?), détection d’intrus (ex : quel mot est différent des autres : ballon, banane, chapeau, bougie ?), identification de phonèmes (ex : quels mots commencent/finissent par le même son : roue, riz, chien ?). Les performances dans deux de ces tâches semblent particulièrement liées à la réussite de l’apprentissage de la lecture : la fusion de phonèmes (qui aide à décoder les mots non familiers) et la segmentation de mots en phonèmes (qui aide à orthographier les mots non familiers et à retenir l’orthographe en mémoire).
12— Le type de mesure utilisée pour évaluer le niveau de compréhension du principe alphabétique : la différence entre les performances des groupes entraînés et des groupes contrôles est plus faible lorsque les enfants doivent identifier des mots que lorsqu’il s’agit de pseudo-mots. L’effet est beaucoup plus important avec des tâches de choix forcé entre deux prononciations pour un même mot écrit (Byrne & Fielding-Barnsley, 1991).
13— Le niveau d’expertise en lecture : l’effet de l’entraînement est plus important pour les normo-lecteurs que pour les lecteurs en retard, mais s’avère encore plus important pour les lecteurs à risque. Les lecteurs à risque (de devenir mauvais lecteurs ou dyslexiques) sont des enfants qui présentent avant l’apprentissage de la lecture des retards dans certains domaines langagiers nécessaires à son acquisition et qui ont de faibles performances dans les tâches de conscience phonologique. Ainsi, les entraînements ont plus d’effet en prévention de l’apparition de troubles de lecture qu’en remédiation de ces troubles.
14— L’âge et le niveau de scolarisation : l’entraînement est plus efficace s’il est réalisé avant l’apprentissage formel de la lecture, en grande section de maternelle, qu’en CP et CE1.
15— La transparence de l’orthographe : les langues se différencient à plusieurs niveaux du point de vue des régularités entre graphèmes et phonèmes, ce qui entraîne des répercussions sur l’orthographe et des différences dans les procédures de traitement utilisées par les lecteurs. On considère qu’une langue est totalement transparente si à chaque phonème correspond un seul graphème. La facilité d’apprentissage de la lecture dépend du degré de transparence de l’orthographe (Seymour, Aro, & Erskine, 2003). Les scores en lecture sont plus faibles chez les enfants qui apprennent à lire dans une orthographe opaque comme l’anglais et meilleurs pour les langues transparentes comme l’espagnol (Bruck, Genesee, & Caravolas, 1997 ; Frith, Wimmer, & Landerl, 1998 ; Goswami, Gombert, & Barrera, 1998 ; Goswami, Ziegler, Dalton, & Schneider, 2001 ; Wimmer & Goswami, 1994). Le bénéfice d’un entraînement phonémique est plus important pour les langues opaques. Ce type d’entraînement se justifie donc bien pour le français qui, bien que plus transparent que l’anglais, l’est beaucoup moins que l’espagnol.
16— La taille du groupe : L’entraînement est plus efficace s’il est réalisé en petits groupes (de cinq ou six enfants) qu’en individuel et qu’en classe entière. Ce qui peut s’expliquer par le fait qu’en petits groupes, l’attention est augmentée ainsi que la motivation sociale à réussir. Le caractère interactif des relations entre l’expérimentateur et les enfants et entre les enfants entre eux favorise un gain plus important de l’entraînement.
17— La durée de l’entraînement : les entraînements d’une durée totale de 5 h à 18 h, réparties en plusieurs séances de 20 à 30 minutes sont les plus efficaces.
18— Le statut de la personne qui conduit l’entraînement : les performances en lecture sont meilleures quand l’entraînement a été mené par le chercheur que par l’enseignant. Cependant, si les enseignants bénéficient d’une formation spécifique relative au programme d’entraînement, on n’observe plus aucune différence entre enseignants et chercheurs (Blachman, Tangel, Wynne-Ball, Black, & McGraw, 1999).
19— La présence d’un support visuel de la lettre : ce dernier facteur qui marque la différence entre les entraînements strictement phonologiques et les entraînements phonologiques qui proposent également d’expliciter le lien entre les sons et les lettres, fait l’objet de la partie suivante.
20Bien que l’impact du développement de la conscience phonémique sur l’apprentissage de la lecture soit accepté par de nombreux chercheurs, il faut cependant noter que, pour certains, le lien entre conscience phonémique et apprentissage de la lecture peut donner lieu à plusieurs interprétations. Ainsi, selon Castles et Coltheart (2004), le postulat selon lequel la conscience phonémique est une habileté langagière qui précède et qui facilite directement l’acquisition de lecture peut être remis en question, puisque ce lien peut s’expliquer de différentes manières. L’interprétation la plus communément admise du lien causal entre ces deux facteurs envisage la conscience phonémique comme favorisant l’apprentissage de la lecture. Morais, Alegria, et Content (1987) ont proposé l’hypothèse alternative d’un lien de « causalité réciproque » entre ces deux facteurs. D’une part, ils ont mis en évidence que les habiletés d’analyse phonémique ne se développeraient pas naturellement, sans stimulation spécifique et sans lien avec l’apprentissage de la lecture. Dans ce sens, ils ont montré que des adultes illettrés manifestent des performances très faibles dans les tâches de suppression et d’ajout de phonèmes alors qu’ils réussissent ce type de tâche avec des syllabes (Morais et al., 1979). D’autre part, ils ont aussi montré que, bien que ne se développant pas spontanément, ces capacités phonémiques peuvent être développées avant l’apprentissage de la lecture, au moyen de certaines activités et, en conséquence, avoir un effet sur son apprentissage. Ainsi, la capacité de segmentation phonémique et l’acquisition des habiletés de lecture s’influenceraient l’une et l’autre. Enfin, Castles, Holmes, Neath, et Kinoshita (2003) ont proposé que l’existence du lien entre conscience phonémique et apprentissage de la lecture serait une conséquence de l’utilisation d’informations orthographiques pour résoudre les tâches phonologiques. Ainsi, Ehri et Wilce (1980) ont observé que le nombre de lettres contenues dans le mot écrit influence le jugement sur le nombre de phonèmes. Dans leur analyse de la littérature, Castles et Coltheart (2004) ont vérifié que les conditions indispensables pour conclure à un effet des entraînements phonologiques étaient respectées dans différentes études longitudinales et d’entraînement. Ils se sont assurés que l’entraînement porte uniquement sur le développement de la conscience phonémique, que les effets soient observés sur la lecture et pas uniquement sur les habiletés phonémiques, que les effets soient spécifiques à la lecture (pas d’effet sur d’autres mesures non reliées), et enfin que les enfants ne possèdent aucune capacité préexistante liée à la lecture (comme par exemple la connaissances des lettres et de certaines associations lettres-sons). Les auteurs concluent qu’aucune recherche ne permet de mettre véritablement en évidence un lien de causalité. Ils suggèrent que la conscience phonologique (quelle que soit la taille des unités linguistiques travaillées) n’améliore pas directement les performances en lecture mais permet de préparer efficacement les enfants à cet apprentissage. C’est uniquement lorsqu’elle est associée à l’apprentissage des lettres et des associations lettres sons que la conscience phonémique aurait un impact plus direct sur l’apprentissage.
LES ENTRAÎNEMENTS PHONOLOGIQUES ASSOCIÉS À L’APPRENTISSAGE DES LETTRES ET DES CORRESPONDANCES GRAPHO-PHONOLOGIQUES
21Une des différences majeures dans les programmes d’entraînement phonologique consiste en la présence ou l’absence d’un apprentissage des liens entre les sons et les lettres ou les mots écrits, qui les représentent. Les études corrélationnelles montrent que la connaissance des lettres de l’alphabet constitue un bon prédicteur du niveau ultérieur en lecture (Blatchford, Burke, Farquhar, Plewis, & Tizard, 1987 ; Blatchford & Plewis, 1990 ; Bradley & Bryant, 1991 ; Cardoso-Martins, 1995 ; Share et al., 1984). Le support visuel des lettres, symboles concrets des sons de la parole, favoriserait l’apprentissage de la segmentation phonémique (Hohn & Ehri, 1983) et permettraient aux enfants de mieux comprendre le principe alphabétique et d’apprendre plus facilement les associations lettres-sons (Treiman, Tincoff, & Richmond-Welty, 1996).
22La lecture d’un mot nécessite la capacité à recouvrir sa structure phonologique à partir de sa forme écrite et requiert donc la maîtrise des correspondances grapho-phonologiques. Au début de l’apprentissage, les enfants utilisent de manière exclusive le décodage grapho-phonologique, ce qui leur permet de lire 80 % des mots courts (4 à 5 lettres) et deux tiers des mots longs (9 à 12 lettres) (Sprenger-Charolles, Siegel, & Bonnet, 1998). L’importance de l’apprentissage des associations grapho-phonologiques a été soulignée par la recherche de Goigoux (2000) qui compare deux méthodes de lecture. La méthode idéovisuelle est basée sur un accès direct à la représentation orthographique du mot, alors que la méthode phonique insiste sur la connaissance des règles de conversion graphèmes-phonèmes. À l’issue du cycle II, les enfants qui ont suivi la méthode phonique sont plus rapides et plus performants dans des tâches d’identification de mots écrits ainsi qu’en compréhension, que ceux qui ont suivi la méthode idéovisuelle.
23Même si, isolément, la conscience phonémique et la connaissance des lettres et des associations lettres-sons ont un effet positif sur l’apprentissage de la lecture, c’est lorsqu’ils sont combinés dans un entraînement que leurs effets sont les plus bénéfiques. Ce type d’entraînement contribue ainsi, d’une part à développer des représentations phonologiques et orthographiques des lettres et, d’autre part, à établir des connexions entre ces deux types de représentations. C’est ce que révèlent les études de Byrne et Fielding-Barnsley (1989, 1990, 1991) menées auprès d’enfants de 4 ans et demi. Après un entraînement associant des exercices destinés à favoriser la conscience phonémique et un travail sur l’identité des lettres et sur la connaissance des associations lettres-sons, les enfants manifestent de meilleures performances dans des tâches métaphonémiques que les enfants d’un groupe contrôle et parviennent à décoder plus de mots écrits nouveaux. Les bénéfices d’un tel entraînement se manifestent aussi à moyen et long terme puisque les enfants du groupe entraîné décodent plus de pseudo-mots que ceux du groupe contrôle en fin de maternelle mais également en 1re et 2e année d’école primaire (Byrne & Fielding-Barnsley, 1993, 1995) et lisent plus de mots irréguliers en 5e année d’école primaire (Byrne, Fielding-Barnsley, & Ashley, 2000). Dans le même sens, Defior et Tudela (1994) ont comparé différents entraînements de lecture (phonologiques et sémantiques, avec ou sans manipulation de lettres) et ont montré que les enfants qui ont suivi un entraînement phonologique associé à la manipulation de lettres sont ceux qui ont obtenu les meilleures performances en lecture et écriture.
24L’enseignement des correspondances lettres-sons seul n’est pas aussi efficace que lorsqu’il est associé à un travail de segmentation phonémique (Ball & Blachman, 1991). Pour certains auteurs, la conscience phonémique ne se développerait pas sans la connaissance des lettres. En effet, les enfants qui ne connaissent aucune des lettres échouent de manière systématique dans les tâches métaphonémiques (Johnston, Anderson, & Holligan, 1996 ; Stahl & Murray, 1994 ; Wimmer et al., 1991). Dans le même sens, Mann et Wimmer (2002) ont mené une étude interlangue, qui compare les capacités métaphonémiques d’enfants de maternelle, américains et allemands. Contrairement aux enfants allemands, les correspondances entre les lettres et les sons sont enseignées aux enfants américains avant l’apprentissage formel de la lecture. Les auteurs constatent que les enfants américains obtiennent de meilleures performances que les enfants allemands sur des tâches de conscience phonémique. Selon Morais et al. (1987), la maîtrise du code alphabétique (à savoir, la connaissance des lettres et des sons et la compréhension des règles de conversion grapho-phonologiques) serait une indication suffisante de la présence des habiletés de segmentation phonémique.
25Hatcher, Hulme, et Ellis (1994) font l’hypothèse d’un « lien phonologique », qui se traduit par le fait qu’un entraînement phonologique est plus efficace lorsqu’il est réalisé dans un contexte de lien explicite entre les représentations orthographiques et phonologiques. Ehri et Soffer (1999) ont proposé le terme de « conscience grapho-phonémique » par opposition à la conscience phonémique pure et soulignent le fait qu’il n’y a que peu de sens à développer la conscience phonémique sans également s’intéresser aux correspondances entre les sons et les lettres. L’entraînement à l’analyse phonémique et l’apprentissage des associations lettres-sons jouent un rôle complémentaire : comprendre le principe alphabétique, c’est acquérir ces deux compétences.
26En conclusion, c’est la combinaison des activités de segmentation et de fusion intentionnelle des phonèmes avec l’enseignement de l’identité des lettres et des correspondances entre les lettres et les sons qui constitue la condition la plus favorable à l’acquisition et au développement du décodage grapho-phonologique et donc de la lecture (Hatcher et al., 1994 ; Schneider, Roth, & Ennemoser, 2000).
27Bien que ces entraînements préparent de manière efficace l’apprentissage de la lecture, cet apprentissage demeure long et difficile et certains enfants ne parviennent pas ou difficilement à saisir la logique du principe alphabétique. Certains chercheurs se sont alors intéressés aux aides possibles, ouvrant le champ aux méthodes multisoriensorielles de l’apprentissage de la lecture (Bryant & Bradley, 1985).
LES ENTRAÎNEMENTS MULTISENSORIELS : QUELQUES RECHERCHES RÉCENTES SUR LES EFFETS DE L’AJOUT DE L’EXPLORATION VISUO-HAPTIQUE ET HAPTIQUE DES LETTRES
28Au début du siècle, Montessori (1915, 1958) a proposé une approche multisensorielle de préparation à la lecture, qui sollicite, en plus des modalités visuelle et auditive, la modalité haptique (toucher actif ; Hatwell, Streri & Gentaz, 2000). Cette méthode a par la suite a été utilisée avec succès dans le cadre de la remédiation des difficultés de lecture (Fernald, 1943 ; Ofman & Shaevitz, 1963). Selon Bryant et Bradley (1985) l’exploration haptique manuelle faciliterait l’élaboration des connexions entre les représentations phonologique et orthographique des mots.
29Plus récemment, Gentaz, Colé, et Bara (2003) ont évalué chez des enfants pré-lecteurs de grande section de maternelle, l’effet d’un entraînement multisensoriel incluant la modalité haptique. Deux entraînements, se différenciant par les modalités sensorielles sollicitées, ont été évalués et comparés. L’entraînement « HVAM » (haptique-visuel-auditif-métaphonologique) sollicite les modalités haptique, visuelle et auditive et l’entraînement « VAM » (visuel-auditif-métaphonologique) les modalités visuelle et auditive. Ces deux entraînements proposent de façon commune des exercices destinés à développer la conscience phonémique, ainsi que la connaissance des lettres et des associations lettres/sons. Cependant, le travail sur l’identité des lettres est basé sur une exploration visuo-haptique et haptique dans l’entraînement HVAM et sur une exploration uniquement visuelle dans l’entraînement VAM. Les performances ont été mesurées avant et après les entraînements par un test de décodage de pseudo-mots, un test de reconnaissance de lettres et trois tests de conscience phonologique (test de rimes et d’identification de phonèmes en position initiale et finale dans les mots). Les résultats révèlent une amélioration du décodage de pseudo-mots plus importante après l’entraînement HVAM qu’après l’entraînement VAM. Par ailleurs, une amélioration similaire après les deux entraînements est observée dans les tests d’identification de phonèmes et de reconnaissance de lettres. L’ajout de la modalité haptique dans ce type d’entraînement semble amplifier ses effets bénéfiques sur le niveau de décodage des enfants.
30Cet effet positif de l’exploration haptique pourrait s’expliquer par les spécificités fonctionnelles des différentes modalités sensorielles sollicitées (Bara, Gentaz & Colé, sous presse ; Hatwell, Streri, & Gentaz, 2000). En effet, la vision, caractérisée par sa quasi-simultanéité, est la modalité la mieux adaptée pour traiter et se représenter des stimuli spatiaux tels que les lettres alors que l’audition, caractérisée par sa plus grande séquentialité, est plus adaptée pour traiter des stimuli temporels tels que les sons de la parole. Cette différence de fonctionnement pourrait expliquer pourquoi l’association entre la lettre, traitée visuellement, et le son, traité auditivement, serait difficile à établir pour les jeunes enfants. En revanche, la modalité haptique partage des caractéristiques avec la modalité auditive mais également avec la modalité visuelle. En effet, tout en ayant un fonctionnement très séquentiel, la modalité haptique est également une modalité spatiale car son exploration ne se déroule pas de façon linéaire et selon un ordre imposé.
31Les objets possèdent une valeur sur plusieurs dimensions telles que la texture, la localisation, l’orientation, la taille, la forme, etc. En vision, toutes les dimensions sont perçues de façon quasi simultanée (à quelques millisecondes près). Ce n’est pas le cas dans la modalité haptique en raison de son mode d’exploration qui rend la perception très séquentielle. En effet, pour percevoir une forme, la procédure exploratoire la plus adaptée est le traçage par l’index des contours de l’objet (Lederman & Klatzky, 1987). Ce traçage est nécessairement séquentiel et c’est la raison pour laquelle la perception haptique semble moins « globale » et plus « analytique » que la perception visuelle. De ce fait, l’exploration haptique faciliterait le lien entre le traitement visuel de la lettre et le traitement auditif du son correspondant. Pour tester cette hypothèse de l’importance de la séquentialité du mouvement d’exploration, Bara, Gentaz, et Colé (sous presse) ont comparé trois entraînements, HVAM et VAM (les mêmes que dans la recherche précédente) et VAM-séquentiel, dans lequel les lettres se dessinent séquentiellement sur un écran d’ordinateur. Ces entraînements se différenciaient par les modalités perceptives sollicitées (visuelle, auditive et/ou haptique) et par la manière d’explorer les lettres (simultanée ou séquentielle). Cette recherche a permis d’évaluer le rôle de l’exploration séquentielle vs simultanée des lettres, indépendamment de la modalité perceptive. Les résultats obtenus, à savoir une amélioration plus importante du décodage de pseudo-mots après l’entraînement HVAM qu’après les deux autres entraînements (VAM et VAM-séquentiel), suggèrent que c’est bien l’exploration haptique en elle-même qui permet de telles améliorations et non pas uniquement le fait que les lettres soient perçues de manière séquentielle.
32Nous avons également évalué les bénéfices de l’entraînement visuo-haptique auprès d’une population plus importante (230 enfants testés), scolarisée en zone d’éducation prioritaire (Bara, Gentaz, & Colé, soumis). Ces enfants qui présentaient des scores plus faibles que ceux des deux autres études, en vocabulaire, connaissance de lettres et conscience rimique, peuvent être définis comme des enfants à risque de devenir mauvais lecteurs (Hatcher, Hulme, & Snowling, 2004). Les enfants ont été évalués, avant et après les entraînements en grande section de maternelle et en début de CP, avec des tests phonologiques, de décodage de pseudo-mots et de reconnaissance de lettres. Les résultats obtenus révèlent une amélioration plus importante du décodage de pseudo-mots après l’entraînement HVAM qu’après l’entraînement VAM mais significative uniquement en CP. En fin de grande section de maternelle, les enfants du groupe HVAM présentent de meilleures performances que ceux du groupe VAM dans les tests d’identification de phonèmes et de reconnaissance de lettres. Cet effet différé de l’entraînement HVAM sur les performances en décodage peut s’expliquer par les faibles performances en vocabulaire et connaissance des lettres présentées par ces enfants en début de grande section. En effet, ces enfants possèdent, avant l’apprentissage formel de la lecture, des retards dans certains domaines langagiers impliqués dans l’acquisition de la lecture. L’exploration haptique, puisqu’elle favorise le lien entre le son et la lettre, va permettre d’améliorer les performances des enfants dans deux capacités langagières considérées comme des prérequis de l’apprentissage : la connaissance de lettres et l’identification de phonèmes. L’exploration haptique va ainsi faciliter la mémorisation des lettres, et, puisque la connaissance des lettres est interactivement liée à la conscience phonémique, on va alors observer une amélioration des performances dans ces deux tâches. Le lien entre les lettres et les sons semble d’abord être développé de manière implicite par l’entraînement multisensoriel, puis cette connaissance implicite va être activée et devenir disponible dès le début de l’apprentissage formel de la lecture.
DISCUSSION
33Les bénéfices d’un entraînement de la conscience phonémique sur le niveau de lecture ont été répliqués de multiples fois dans les expériences et supportent l’idée que l’instruction de la conscience phonémique est plus efficace pour aider les enfants à acquérir des capacités de lecture que certaines autres formes alternatives d’instruction. Ces recherches ont permis de mettre en évidence l’un des déterminants essentiels des premiers progrès en lecture et en même temps l’une des clés de prévention de l’échec de cet apprentissage. Cependant, il faut souligner que malgré le nombre considérable de recherches qui traitent de cette question, les chercheurs ne sont pas encore unanimes sur l’existence d’un véritable lien de causalité entre conscience phonémique et apprentissage de la lecture. Si pour certains la conscience phonémique est le seul prédicteur « solide » des habiletés en lecture (Elbro, 1996), pour d’autres, cette relation n’a pas encore été prouvée de manière univoque et le manque de rigueur méthodologique de certaines études ne permet pas de conclure à des effets de manière fiable (Castles & Coltheart, 2004 ; Troia, 1999). Les résultats de Bus et Van Ijzendoorn (1999) montrent que la conscience phonémique manipulée expérimentalement explique seulement 12 % de la variance des performances en lecture. Ainsi, si on considère que la conscience phonémique possède un impact important sur l’apprentissage de la lecture, on peut penser que de nombreux facteurs pourraient modérer ses effets, parmi lesquels la présence ou non de l’apprentissage du lien entre les sons et les lettres. En effet, les entraînements qui associent un travail sur l’identité des lettres et l’apprentissage des associations lettres-sons avec des exercices destinés à développer la conscience phonémique semblent être les plus efficaces et constituent un bon entraînement à la lecture. Les résultats de recherches récentes (Bara et al., sous presse, soumis ; Bara, Gentaz & Colé, 2004 ; Gentaz et al., 2003) suggèrent également qu’une exploration visuo-haptique des lettres serait plus efficace qu’une simple exploration visuelle et permettrait de développer de manière plus importante les habiletés de décodage. L’exploration haptique va permettre de mettre en lien de manière plus explicite les lettres et les sons et ainsi de permettre aux enfants de saisir plus rapidement et plus aisément la logique du principe alphabétique.
34Il est à souligner qu’une méthode d’apprentissage multisensoriel est particulièrement bien adaptée aux enfants d’âge préscolaire. La modalité haptique, ou plus précisément visuo-haptique reste encore la modalité perceptive utilisée de manière préférentielle par les enfants pour explorer le monde et prendre connaissances des propriétés des objets qui les entourent (Hatwell et al., 2000). On n’observe pas encore, à cet âge, l’écrasante dominance de la vision sur le toucher qui est caractéristique de la perception chez les adultes et selon Montessori (1958), cette période se caractérise par une grande sensibilité motrice (qui disparaît vers 6-7 ans). Enfin, l’exploration haptique rend l’enfant actif dans l’apprentissage et apporte un aspect ludique, nécessaire pour éveiller l’intérêt.
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