Enfance 2014/4 N° 4

Couverture de ENF1_144

Article de revue

Stratégies d’étayage d’une mère d’enfants jumeaux dans des formats de lecture d’images

Pages 481 à 503

Notes

  • [1]
    Les enregistrements et transcriptions de Camille et Pierre ont été effectués durant les années 1997-2000 par H. Hunkeler sous la direction de R. Delamotte-Legrand.
  • [2]
    Un épisode est une séance de lecture c’est-à-dire l’ensemble des interactions mère-enfant portant sur un livre d’images. Du fait des coupures lors du filmage, un même livre peut faire l’objet de plusieurs épisodes.

Introduction

1L’apprentissage de la communication chez le jeune enfant s’effectue dans le cadre de certaines formes d’action conjointe standardisée appelées « formats » au sens brunérien du terme. Les premiers travaux sur les formats ont été effectués dans le cadre de la situation particulière de livres d’images. Ce support de communication permet l’analyse de certains types d’interactions entre parents et jeunes enfants. Bruner appelle « scénarios » ces formats d’interaction particuliers qui constituent des contextes favorables pour acquérir les prémices du langage verbal. Ces exercices ont plusieurs caractéristiques : ils sont habituels, familiers, ils s’articulent autour d’activités simples : bain, repas, livres d’images, des jeux comme des échanges d’objets, le jeu de coucou, cache-cache, etc. (Bruner, 1987, p. 111). Ils sont aisément reconnaissables, d’une grande maniabilité, et d’une stabilité étonnante. Ils sont aussi ludiques étant donné que le jeu pour Bruner est la culture de l’enfant : « Les scénarios intègrent les intentions de communication de l’enfant dans une matrice culturelle ; ce sont des instruments propres à transmettre une culture aussi bien que le langage » (1987, 124). En fait, à travers le concept de « scénarios », Bruner met en avant la valeur du contexte qui est élaboré, modelé par la mère pour l’enfant. Cette interaction ne fonctionne pas uniquement dans un sens malgré la domination de l’adulte sur le plan des connaissances à transmettre. L’intervention de cette dernière, le plus souvent la mère, consiste à mettre en place un soutien (ou étayage) jusqu’à ce que l’enfant maîtrise les composantes du « scénario ». Cet étayage parental présente selon des travaux anglo-saxons récents (Van Dijk & Van Geert, 2011 ; Huttenlocher et al., 2007 ; Van Geert & Steenbeek, 2006) une variation inter-individuelle (la nature du support diffère selon les parents). Les auteurs parlent de « processus d’adaptation » employés par les parents qui fournissent une aide adaptée à leurs enfants. Mais comment peut-on définir un scénario ?

2Il est selon Van Der Straten : « Une interaction routinière dans laquelle la mère et l’enfant réalisent quelque chose ensemble et l’un pour l’autre » (1991, p. 85). Les deux intervenants sont complémentaires au sein d’un échange réglé, structuré, où vont s’installer progressivement des variantes portant sur le style et le type de parole, l’interchangeabilité des rôles, sur la durée, la cause, le lieu de l’action, etc. Parmi ces interactions spécifiques, nous examinerons plus particulièrement un type de « scénario » qui a des caractéristiques propres pour l’acquisition du langage : le scénario de livres d’images.

Les scénarios de « livres d’images »

3Le soutien de la mère est aussi très présent dans « les scénarios de livres d’images ». Dans ce type de jeu, les parties du corps ou des choses, les noms d’objets concrets servent de sujet de conversation, entretiennent le dialogue. Cette activité suppose selon Bruner : « L’attribution de rôles, la permutation de ces rôles, une attention conjointe et une structure séquentielle » (1983, p. 71). Ici à nouveau, la mère participe de façon spontanée à la « lecture » du livre prenant en compte la compétence apparente de l’enfant. Ce discours maternel est très structuré selon Bruner (1987, p. 71), il présente une série d’énoncés identiques dans un ordre stable : « Un vocatif pour attirer l’attention (“regarde”), une question catégorielle (“qu’est-ce que c’est ?”), la désignation (“c’est un…”), un feed-back (“Oui, c’est cela…”) ».

4Cependant les scénarios de livres d’images permettent également une flexibilité dans les échanges entre les parents et l’enfant : il arrive parfois que la mère n’utilise pas tous les types d’énoncés du cycle en fonction des interventions de l’enfant. Par exemple, s’il désigne une image du doigt (pointage), elle n’utilisera pas de vocatif pour attirer son attention. Dans ce type de scénario, Bruner met en évidence l’évolution du discours de la mère en fonction des possibilités de l’enfant. Lorsque l’enfant commence à produire des « mots », elle se montre exigeante sur la forme phonique de ceux-ci. Puis lorsque les étiquettes de désignation sont familières, la mère introduit des commentaires à propos de celles-ci. Les enfants ne doivent plus simplement nommer les images (c’est un poisson, un chat, un chien, etc.). La mère les interroge sur la fonction des sujets dénommés. Selon Van Der Straten : « De l’étiquetage des objets, on passe à leur prédication, de l’expression verbale du thème, à celle du propos » (1991, p. 86).

Les recherches sur les scénarios de « livres d’images »

5Les premiers travaux dans ce domaine ont été réalisés dans la situation spécifique de « lecture » d’un livre d’images. Cette situation par la limitation de la gamme des conduites possibles permet facilement l’établissement de routines et la vérification de leurs effets. Plusieurs auteurs ont analysé les conduites d’étayage en situation de « lecture » d’un livre d’images dans des interactions mère-enfant tout-venant (non-jumeau). Il nous semble important de citer tout d’abord les analyses de Ninio et Bruner (1978) (qui ont servi de base à des recherches ultérieures). Elles portent sur une dyade mère-enfant entre 8 et 18 mois. Les conduites de l’enfant sont essentiellement constituées de gestes d’atteinte, de pointages et de babillages ; ces conduites ont été interprétées par la mère comme l’intention de demander le nom de l’objet ou de le nommer. Les conclusions de cette analyse montrent que la « lecture » de livres d’images est un scénario « bien adapté pour l’enseignement de l’étiquetage. Il a peu d’éléments, et il existe un ordre strict entre eux. Il est flexible au sens où il accepte une grande variété de réponses de l’enfant. Il est très répétitif. Non seulement les éléments fixes (« regarde », « qu’est-ce que c’est », « c’est un X ») apparaissent de manière répétée, avec des changements minimes dans l’ordre, mais les éléments variables apparaissent également de manière répétitive » (Ninio & Bruner, 1978, p. 12). D’autres auteurs (Murphy, 1978 ; Deloache & de Mendoza, 1987) ont analysé pour le même type d’activité au cours de la seconde année, comment évoluent les réponses des mères devant les productions gestuelles ou vocales de l’enfant. Les résultats des deux travaux montrent qu’au fur et à mesure que le jeune enfant développe son lexique, la mère produit de moins en moins de dénominations et de plus en plus de questions dans le but d’inciter le jeune enfant à nommer par lui-même. D’autres travaux (Snow & Goldfield, 1983) ont permis de vérifier si les unités linguistiques produites par l’enfant à chaque séance avaient été produites ou non par la mère à une séance antérieure et à propos de la même image. Ces observations portent sur un enfant vu onze fois entre 2 ; 5 et 3 ; 5 ans. L’étude montre que les chances que l’enfant assimile une unité linguistique sont particulièrement élevées si deux conditions sont réunies : la mère l’avait produite à une séance antérieure et l’enfant à cette même séance l’avait répétée. Selon les auteurs de cette recherche, cette stratégie pourrait être assimilée à un « mécanisme associatif ». Cependant ces derniers admettent que d’autres stratégies d’acquisition du langage sont possibles et que par conséquent, l’apport de l’adulte peut emprunter des voies diverses.

6Ce point de vue est développé dans le travail de Snow, Perlman et Nathan (1987), la position centrale des auteurs est que l’apport du langage de l’adulte consiste à créer un discours autour de celui de l’enfant. L’adulte a deux voies possibles pour créer un contexte discursif. La première consiste à construire des morceaux de discours en répondant de manière ajustée aux actions, gestes ou vocalisations de l’enfant ; ceux-ci se trouvent enchâssés dans des séquences de type conversationnel. Dans ce cas, les échanges sont dirigés par l’enfant, même si la gestion repose beaucoup sur la mère. Les séquences de ce type sont mises en relief dans les observations de Ninio et Bruner (1978), Deloache et de Mendoza (1987) citées précédemment. La seconde consiste à construire du discours en imposant à l’enfant des « textes » prévisibles, de manière suffisamment régulière et fréquente pour qu’il en reconnaisse la structure. Cette « technique » est presque exclusivement gérée par la mère pendant que l’enfant est en train « d’apprendre » un texte particulier. Ce sont donc des séquences prédéterminées par l’adulte aussi bien sur le plan du matériel que sur celui des contenus possibles du langage. Cependant, les auteurs reconnaissent que l’on retrouve rarement ces stratégies à l’état pur dans le monde réel. Leurs hypothèses relatives au langage des adultes et des enfants dans les situations routinisées sont néanmoins fondées sur une opposition radicale entre les deux stratégies. Selon ces hypothèses, les énoncés maternels seraient moins cohérents pour l’enfant sur le plan sémantique et moins ajustés à son niveau linguistique dans les situations routinisées que dans les situations non routinisées. Malgré cela, il serait plus facile à l’enfant dans les situations routinisées de « comprendre ce qui se passe » et de se référer à des modèles linguistiques fournis par l’adulte dans les mêmes situations.

7Pour vérifier ces hypothèses, les auteurs ont observé cinq enfants âgés de 19 à 27 mois en interaction avec leur mère dans trois types de situation : une situation appelée « routine » qui est la lecture d’un livre familier ; une situation appelée « routine-format » avec un livre non familier ; une situation supposée non routinisée : le jeu libre avec des jouets courants.

8Les premières analyses ne vérifient pas l’hypothèse selon laquelle l’enfant aurait un développement linguistique plus important dans une situation routinisée : la Longueur moyenne des énoncés (LME) des mères et celle des énoncés des enfants ne diffère guère entre les deux situations « livre » et contrairement à l’hypothèse est plus élevée dans la situation de jeu libre. Les auteurs supposent que les observations n’étaient pas suffisamment rapprochées dans le temps afin d’éviter le développement linguistique de l’enfant sachant que la situation de jeu libre venait après les autres. Les auteurs soumettent donc les données à une deuxième analyse qui s’adresse uniquement à trois des cinq enfants pour lesquels des routines stables s’étaient mises en place. Les résultats de la deuxième analyse montrent que la LME est plus élevée avec le livre familier qu’avec un livre non familier.

9Les résultats de ces deux analyses montrent l’importance des routines. En effet la comparaison entre deux situations similaires (livre) dont l’une est plus routinisée que l’autre montre une utilisation plus élaborée des ressources linguistiques quand le contenu est routinisé. Mais les résultats montrent aussi l’absence d’opposition radicale entre les deux voies par lesquelles selon Snow et al. (1987), les adultes contribuent au développement du langage de l’enfant : un premier élément est l’absence de différences pour la LME entre la situation de jeu et les situations de livre. Ce résultat peut indiquer que les partenaires abordent la situation de jeu comme une situation routinisée c’est-à-dire comme des « formats » sur la base de régularités d’interaction établies dans des situations similaires. Un deuxième élément est la non-vérification d’une absence de « contingence sémantique » chez les mères dans la situation routine c’est-à-dire la présence d’une variété sémantique et thématique dans le discours maternel. En effet, cette hypothèse n’aurait pu se vérifier que dans le cas de séquences plus ou moins automatisées où la mère impose derrière le texte un thème particulier. Les observations de Ninio et Bruner (1978) et Deloache et de Mendoza (1987) contredisaient cette hypothèse car elles montraient comme nous l’avons vu, que dans la situation livre, les mères règlent leurs productions linguistiques en fonction des productions de l’enfant.

10Deux conclusions se dégagent selon Marcos (1998) de l’étude de Snow et al (1987) : la première est que l’enfant produit davantage d’énoncés dans les situations les plus routinisées que dans les situations les moins routinisées. La seconde est que l’on observe une variation sémantique et thématique même dans les situations les plus routinisées, ce qui signifie que le dialogue ne dépend pas uniquement d’un ordre préfixé dépendant des mères, selon le raisonnement de départ des auteurs, mais aussi du sens, de la signification des énoncés. Les formats ont donc comme attributs essentiels une relative flexibilité malgré les régularités et une participation active de l’enfant dans la gestion de l’épisode interactif. Cependant l’influence du modèle de Bruner s’est estompée en faveur de modèles dynamiques. Selon Van Geert un système dynamique est « un ensemble de variables qui mutuellement affectent les changements de chacune des autres à travers le temps » (1994, p. 50). Les relations entre variables dans ce système se caractérisent par la causalité mutuelle et la non-linéarité. Parmi ces modèles dynamiques, les travaux récents de Dijk et Van Geert (2011) ont exploré de nouveaux modèles d’adaptation. Dans leur article, les auteurs ont montré des différences individuelles dans l’emploi des énoncés à un, deux, trois mots et plus dans le discours adressé à l’enfant. Ces modèles spécifiques dans ce papier débouchent sur la conclusion que la nature de l’adaptation diffère selon les parents.

11Éclairée par la théorie des systèmes dynamiques, nous nous intéresserons dans notre étude à la variabilité et plus particulièrement à la variation inter-individuelle dans les formats d’interaction mère-enfant jumeau en situation de lecture de livres d’images. L’analyse des différentes sources de variation ou fluctuations permettra d’apporter des informations nouvelles sur les processus de développement.

12Les modèles décrits plus haut nous ont permis de faire les hypothèses suivantes :
Hypothèse (1) : Sachant que le discours maternel est très structuré dans les scénarios de livres d’images, nous pouvons supposer retrouver une série d’énoncés identiques dans un ordre stable conforme au modèle de Bruner.
Hypothèse (2) : Dans la ligne des systèmes dynamiques, nous prédisons qu’il existe une variation inter-individuelle dans le discours adressé aux jumeaux de sexe différent (Hunkeler, 2006), ce qui laisse supposer que la mère emploiera différentes stratégies d’ajustement selon les conduites dialogiques de chaque enfant jumeau.

Méthode

13La recherche présentée ici fait partie d’une étude longitudinale plus étendue portant sur la nature et l’évolution des premiers mots d’un couple de jumeaux bisexués monolingues entre 15 et 26 mois reposant sur la transcription de dialogues mère-enfant (Hunkeler, 2006). Le choix de jumeaux de sexe différent, nous semble intéressant pour plusieurs raisons : d’une part, la plupart des travaux effectués à ce jour se réfèrent à des enfants singletons (non-jumeaux), d’autre part, il serait intéressant d’examiner si la fille (jumelle) a un niveau de maturité plus élevé que le garçon comme l’ont montré les travaux de Zazzo (2001) sur un échantillon de jumeaux hétérozygotes.

Les participants

14Dans cette étude de cas, les parents et les deux enfants jumeaux forment un groupe homogène par leurs traits sociaux et culturels. Ils appartiennent à un milieu socioculturel favorisé de la région de Rouen. Les jeunes enfants Camille et Pierre ont été observés dans diverses situations (jeux, repas, change, bain et lecture de livres d’images). Nous n’avons retenu pour notre analyse que les situations de lecture pour les raisons suivantes : (i) Ces séances de jeux sont préférées par Camille et Pierre ; (ii) Selon la méthodologie adoptée, elles se déroulent de manière naturelle (sans avoir à demander des « séances spécifiques ») ;

15 (iii) Elles sont aussi familières, c’est-à-dire qu’elles se déroulent entre deux intervenants qui appartiennent à la même famille, de ce fait, ils ont les mêmes habitudes de vie. Vivant chaque jour dans un lieu homogène, ils partagent les mêmes repères.

Les supports

16Cette étude porte sur un nombre important de scénarios de livres d’images sachant que c’était l’activité préférée des enfants jumeaux Camille (fille) et Pierre. Parmi les livres utilisés par les jeunes enfants, Laurence Lentin (1998) distingue les « imagiers » et « les illustrés ». Les jumeaux Camille et Pierre regardaient surtout des « imagiers ». Ceux-ci présentent sur une page un objet ou plusieurs objets isolés à reconnaître et à nommer. Ces differentes catégories (objets familiers, animaux, fleurs, jouets, etc.), sont regroupées selon un thème général, parfois un titre général représente l’ensemble. « L’imagier » permet ainsi de rapprocher les deux représentations de l’objet : le mot et l’image.

17 Parfois leur mère leur racontait une histoire en ouvrant un « illustré » : ce type de livres lie le texte (ici plutôt l’énoncé) à l’image. Celle-ci a alors une fonction d’illustration. Il est indéniable qu’à cette période (entre 15 et 26 mois), les stratégies de lecture du livre d’images adoptées par la mère ne prennent pas en compte la lecture des énoncés qui accompagnent l’image. Elles reposent essentiellement sur une activité d’étiquetage.

Procédure

18Chaque dyade est filmée une fois par semaine entre une mère et son enfant jumeau qui interagissent au sein d’un échange structuré. Nous signalerons cependant qu’au moment du filmage d’une dyade, les deux enfants jumeaux sont présents. En fait, nous sommes en présence d’une « relation triadique » qui comme l’ont montré Robin et Casadi (1995) n’est pas une double relation dyadique. En effet, il y a omniprésence réelle et/ou représentée du cojumeau. Ce dernier parfois pointait un référent dans le livre qui faisait l’objet d’une lecture et/ou produisait des « mots » qui ne gênaient nullement les échanges dyadiques.

19 Cette étude repose sur le recueil et l’analyse systématique de corpus de productions spontanées de deux dyades mère-enfant jumeau. Cette méthodologie implique l’enregistrement vidéo (caméscope type 8 mm) et la transcription (orthographique, phonétique et prosodique) de sessions (de 30 minutes au minimum) lorsque l’enfant a entre 15 et 26 mois.

20 Les corpus de Camille et Pierre ont fait l’objet de deux systèmes de transcriptions que nous estimons complémentaires : la transcription manuelle et la transcription informatisée [1]. La première (corpus manuel) donne une transcription la plus précise possible (orthographique, phonétique et prosodique) ainsi que le contexte de production de chaque interaction mère-enfant. Les marqueurs (a, ɔ, o, ɛ, etc.) appelés aussi fillers à l’initiale des mots produits ne sont pas séparés des productions de chaque enfant. La transcription d’une session consiste à indiquer non seulement les productions de chaque interlocuteur mais aussi toutes les informations concernant le contexte de production de la mère ou de l’enfant : il s’agit ici du pointage (écrit en italique) situé sous les productions verbales de ces derniers. Cette transcription a permis l’élaboration d’une seconde transcription automatisée (Corpus informatisé) établie conformément aux principes de base du système CHILDES, du format CHAT et du logiciel CLAN (voir MacWhinney, 2000) avec indications des situations et des contextes (voir détail des enregistrements Hunkeler, 2006). Notre corpus se compose de 154 épisodes [2] sur une durée totale de 3 heures. Chaque épisode dure environ une minute.

Codage

21Avant d’expliquer le repérage et la classification des énoncés-types, des stratégies d’ajustement de la mère et les conduites dialogiques, nous commencerons par définir ces trois notions : les « énoncés-types » se composent selon Bruner (1987) d’un vocatif, d’une question référentielle, d’une désignation ou étiquette et d’un feedback. « Les stratégies d’ajustement » sont les stratégies d’étayage de l’adulte qui sont adaptées au développement lexical de chaque enfant. « Les conduites dialogiques » sont constituées par des productions lexicales et/ou gestuelles à l’initiative de l’enfant ou en réponse à l’adulte.

22 Pour repérer ces trois notions, nous avons effectué un découpage de notre corpus en 4 périodes (15-17 mois), (18-20 mois), (21-23 mois), (24-26 mois) pour limiter la variabilité mensuelle. Pour le repérage des énoncés-types, nous avons commencé par relever manuellement les schémas d’énoncés les plus fréquents en référence au schéma de Bruner puis nous avons élargi la composition de ces derniers pour chacun des épisodes de livres d’images. Le repérage des « stratégies d’étayage » a été réalisé conjointement avec celui des conduites dialogiques sur un échantillon de 100 tours de parole pour chaque période circonscrite. Nous avons choisi le codage en tenant compte avec précision de l’interaction mère-enfant selon que la mère ou l’enfant prenne l’initiative du discours. De ce fait, il a été très difficile d’employer un codage concis qui corresponde au mieux à la richesse de la situation d’interaction.

23 À partir des données du corpus manuel composé de deux dyades mère-enfant, nous avons tout d’abord vérifié sur un plan quantitatif, la structure des scénarios de livres d’images sur 4 périodes en calculant la fréquence d’apparition des énoncés-types en situation de livres d’images. Puis, nous avons analysé la fréquence d’emploi de stratégies d’ajustement employées par la mère en rapport avec les conduites dialogiques de chaque enfant jumeau sur quatre périodes en situation de lecture de livres d’images. Seules les fréquences supérieures à 10 % sont prises en compte dans le relevé des structures de chaque dyade.

Résultats

Fréquence relative d’emploi d’énoncés-types dans les scénarios de livres d’images

24Examinons maintenant les tendances dominantes dans l’emploi des conduites de l’adulte en référence au schéma brunérien. La quantification donnée dans les tableaux 1 à 4 ne concerne que le langage de la mère adressé à l’enfant, elle n’inclut pas les productions de l’enfant.

Période 1

25Au cours de cette période, nous constatons que la structure isolée « étiquette ou désignation » est la plus citée dans les deux dyades mère-Camille/mère-Pierre (37,8 % M/C et 22,9 % M/P ; tableaux 1). Observons l’exemple suivant qui illustre cette structure dominante :

26(1) Camille (1 ; 04,08)

27Enfant : ja//

28Mère : Ça c’est le PERROQUET.

29Vient ensuite une autre structure qui domine la dyade mère-Pierre : « le vocatif suivi de l’étiquette lexicale » (20,6 %, ). Puis, par ordre d’importance, on trouve la structure « vocatif + étiquette + question prédicative + onomatopée » dans la dyade mère-Pierre (14,3 % ; ) et une structure beaucoup plus courte composée d’une « étiquette et d’une onomatopée » dans la dyade mère-Camille (13,3 % ; ). Nous constatons qu’en cette première période, le discours maternel est composé surtout d’un élément fixe, répétitif, « l’étiquette ou désignation » qui vise à nommer le référent perçu par l’enfant sur le livre d’images. Un autre élément fixe, répétitif, signalé dans le modèle de Bruner qui est aussi très présent, est le vocatif qui permet à l’adulte d’attirer l’attention de l’enfant sur un référent. Cet élément fixe est souvent suivi de la « désignation » comme nous l’avons vu dans la dyade mère-Pierre. Quelques éléments variables (non présents dans la structure de Bruner) en nombre limité apparaissent de façon répétée : la « question prédicative » qui porte sur l’action du référent dénommé et l’« onomatopée » qui est une reformulation de la dénomination de l’adulte. Regardons maintenant la nature des énoncés composant les structures de la période 2 :

Tableau 1. Pourcentages des énoncés-types pour la période I

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Tableau 1. Pourcentages des énoncés-types pour la période I

Période 2

30Deux structures sont communes aux deux dyades : la structure « étiquette isolée » (38,5 % dans la dyade M/C et 23,5 % dans la dyade M/P ; ) et la structure à 2 énoncés « vocatif + étiquette » (15,4 % dans la dyade M/C et 20,6 % dans la dyade M/P ; ). Une troisième structure à fréquence élevée (11,8 %), « étiquette + onomatopée » apparaît dans la dyade mère-Pierre à cette période. Nous constatons qu’à nouveau les structures des scénarios sont limitées à un ou deux éléments fixes répétitifs (« étiquette », « vocatif + étiquette ») dans un ordre stable. Nous retrouvons comme éléments variables « l’onomatopée » qui suit la désignation de l’adulte comme dans la période 1.

Tableau 2. Pourcentages des énoncés-types pour la période 2

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Tableau 2. Pourcentages des énoncés-types pour la période 2

Période 3

31Il s’agit d’une période où la structure « étiquette isolée » est très employée dans deux dyades (41,7 % dans la dyade M/C et 44,4 % dans la dyade M/P ; ). Nous constatons aussi un emploi fréquent de la structure « étiquette + étiquette répétée » (23 % dans la dyade M/C et 13,3 % dans la dyade M/P ; ). La répétition de l’étiquette formulée initialement par la mère reprend la production de l’enfant qui interagit avec elle. Nous remarquons à nouveau que le discours maternel est limité à un élément fixe et répétitif « l’étiquette » qui est la dénomination du référent par l’adulte et qui contribue à l’enrichissement lexical du jeune enfant. À côté de cet élément fixe très employé, l’étayage de la mère se manifeste sous la forme d’un élément variable répétitif « la répétition de l’étiquette » lorsque l’enfant n’a pas entendu ou reformulé la désignation de l’adulte. Examinons la composition des scénarios des deux dyades mère-enfant à la période 4.

Tableau 3. Pourcentages des énoncés-types pour la période 3

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Tableau 3. Pourcentages des énoncés-types pour la période 3

Période 4

32Cette période confirme l’importance de la structure de « l’étiquette isolée » qui domine les deux dyades (38,5 % dans la dyade M/C et 38,1 % dans la dyade M/P ; ). Cependant, nous observons par ordre de fréquence dans la dyade mère-Camille, l’apparition de deux structures « feedback » (13,5 %) et « feedback + étiquette » (13,5 %) où l’adulte évalue les productions de Camille. On retrouve dans la dyade mère-Pierre, la structure « vocatif + étiquette » (9,5 % ; ) repérée dans les périodes 1 et 2. À nouveau, les scénarios sont limités à un ou deux énoncés fixes et répétitifs qui présentent un ordre stable : le « vocatif », le « vocatif + étiquette ». Cependant, on observe que de nouveaux éléments fixes sont apparus (« feedback », « feedback + étiquette »). Ces nouveaux énoncés montrent que l’enfant développe de plus en plus son lexique et qu’en fonction de ce dernier, l’adulte évalue ses productions et facilite l’évolution de son discours.

Tableau 4. ppourcentages des énoncés-types pour la période 4

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Tableau 4. ppourcentages des énoncés-types pour la période 4

33L’hypothèse 1 qui porte sur l’emploi d’une série d’énoncés-types dans un ordre stable n’est pas confirmée ici. En effet, même si l’on considère que ce modèle peut être flexible (la mère n’utilise pas tous les énoncés en fonction des interventions des enfants), seuls les énoncés-types répétitifs à 1 élément (étiquette) dominent le discours maternel sur les 4 périodes. On observe aussi avec une fréquence moins élevée la combinaison « vocatif + étiquette » à certaines périodes. La question catégorielle « qu’est-ce que c’est ? » présente en seconde position dans le modèle de Bruner n’apparaît pas dans notre étude. Le « feedback » par contre est présent à la dernière période en tant qu’énoncé-type unique ou associé à « l’étiquette ». L’ensemble de ces énoncés-types répétitifs peut être associé à des énoncés « variables » qui ne sont pas signalés dans le modèle de Bruner comme « l’onomatopée », « la question prédicative », « l’étiquette répétée ».

34 Dans la continuité de cette recherche, nous avons effectué ensuite une analyse quantitative des stratégies d’ajustement employées par la mère dans les scénarios de livres d’images. Pour ce faire, nous avons effectué une ré-analyse des données présentées précédemment en tenant compte conjointement des productions en interaction de l’adulte et de l’enfant dans des épisodes de livres d’images pour chaque période précitée.

Stratégies d’ajustement et conduites dialogiques sur 4 périodes

35Nous avons bien constaté la présence de stratégies d’ajustement employées par la mère. Les résultats obtenus sont constitués par regroupement à partir de la fréquence d’apparition de stratégies discursives en rapport avec les conduites dialogiques de chaque enfant jumeau sur 4 périodes.

Période 1

36En observant la figure 1, nous constatons que la stratégie dominante employée dans la dyade mère-Camille est la « dénomination + pointage du référent » (30 %) située dans un livre d’images. Les conduites dialogiques dominantes de Camille à cette période se caractérisent par une demande à l’adulte du nom des référents perçus sous la forme du « déictique + pointage » (30 % ; figure 2). Nous savons qu’à cette période, l’acquisition du lexique précoce (cf. Bassano, 2005) est lente. Le jeune enfant met en moyenne cinq-six mois pour arriver à un répertoire de cinquante mots. Les deux autres conduites dominantes observées chez Camille, « mots incompréhensibles + pointage » (24 %) et « un babillage incohérent + pointage » (14 %) révèlent la fluctuation des premiers mots du jeune enfant (certains ne sont plus utilisés, d’autres ont une prononciation incompréhensible pour l’adulte). Cette période se caractérise aussi (Kern, 2001) par des mots qui sont structurellement très proches du babillage : on note majoritairement des mots mono- ou bi-syllabiques dans lesquels dominent les occlusives et les nasales. Devant ce langage enfantin émergent, la mère prend ici l’initiative du discours par des dénominations + pointage (comme nous l’avons vu plus haut) parfois répétées (12 %) ou renforcées sur le plan de la signification (dénomination + onomatopée (12 %)).

equation im5
Stratégies d’étayage Mère-Camille sur 4 périodes DAC + D : demande d’attention conjointe + dénomination, DAC + QR : demande d’attention conjointe + question référentielle, QPR + D : question prédicative + dénomination, DENR : dénomination répétée, DEN + P : dénomination + pointage, DEN + O : dénomination + onomatopée, RI : reprise imitative, RINT : reprise interprétative, QRH : question rhétorique, FB : feedback, DAC : demande d’attention conjointe, ARA : aucune réponse active
equation im6
Conduites dialogiques de Camille sur 4 périodes Abréviations : MI + P : mots incompréhensibles + pointage, DEICT + P : déictique + pointage, BI + P : babillage incohérent + pointage, ARA : aucune réponse active, DES + P : dénomination + pointage, RI : reprise imitative, DENR : dénomination répétée

37Dans la dyade mère-Pierre pour la période 1, l’initiative de la mère se caractérise par la stratégie « demande d’attention conjointe + dénomination + pointage » (42 %, figure 3). On retrouve aussi dans cette dyade le procédé d’insistance (dénomination répétée, 10 %) employée par la mère pour attirer l’attention de l’enfant sur la signification du mot.

equation im7
Stratégies d’étayage Mère-Pierre sur 4 périodes DAC + D : demande d’attention conjointe + dénomination, DAC + QR : demande d’attention conjointe + question référentielle, QPR + D : question prédicative + dénomination, DENR : dénomination répétée, DEN + P : dénomination + pointage, DEN + O : dénomination + onomatopée, RI : reprise imitative, RINT : reprise interprétative, QRH : question rhétorique, FB : feedback DAC : demande d’attention conjointe, ARA : aucune réponse active

38 Les conduites dialogiques de Pierre à cette période (voir figure 4) sont constituées essentiellement de « mots incompréhensibles + pointage » (60 %) et d’un babillage incohérent + pointage (18 %). Devant le déficit lexical de Pierre, la stratégie « d’attention conjointe et de dénomination » (42 %) de l’adulte semble ici essentielle pour que ce dernier puisse se constituer un stock lexical.

Conduites dialogiques de Pierre sur 4 périodes Abréviations : MI + P : mots incompréhensibles + pointage, DEICT + P : déictique + pointage, BI + P : babillage incohérent + pointage, ARA : aucune réponse active, DES + P : dénomination + pointage, RI : reprise imitative, DENR : dénomination répétée

equation im8

Conduites dialogiques de Pierre sur 4 périodes Abréviations : MI + P : mots incompréhensibles + pointage, DEICT + P : déictique + pointage, BI + P : babillage incohérent + pointage, ARA : aucune réponse active, DES + P : dénomination + pointage, RI : reprise imitative, DENR : dénomination répétée

Période 2

39Au cours de la seconde période, pour la dyade mère-Camille, l’enfant prend l’initiative de la dénomination accompagnée d’un pointage (48 %, figure 2), l’adulte réagit alors sous la forme d’une reprise imitative (26 %, figure 1) qui va fournir la forme phonologique conventionnelle du mot produit par l’enfant et dans le même temps relancer la communication langagière. L’adulte emploie aussi la reprise interprétative (14 %, figure 1), cette stratégie qui reprend et intègre l’élément produit par l’enfant fournit à ce dernier, à la fois une reformulation grammaticalement bien formée de son énoncé mais aussi un lien sémantique avec ce que l’enfant semble vouloir exprimer et une focalisation de cet élément produit (Veneziano, 2000). Enfin dans une proportion égale, la mère pose des questions sur la forme attendue de l’énoncé de l’enfant avec une intonation descendante (questions rhétoriques, 12 %, figure 1) parce qu’elle s’est rendue compte que sa fille connaît l’étiquette du référent désigné. La mère et l’enfant dialoguent dans ce cas sur la base de la présupposition qui distingue le connu du nouveau (Bruner, 1987). L’enfant prend parfois l’initiative du format dialogique quand il désigne un objet dont il ne connaît pas le nom par « un déictique associé au pointage » (12 %, figure 2).

40 Pour la dyade mère-Pierre, nous retrouvons les mêmes stratégies que la dyade précédente, c’est-à-dire la « reprise imitative » de l’adulte (30 %, figure 3) et des « dénominations + pointage » effectuées par Pierre (42 %, figure 4). L’adulte fournit parfois l’étiquette du référent pointé (12 %, figure 3). Une nouvelle stratégie de l’adulte qui facilite l’étiquetage de l’objet apparaît ici : il s’agit de la demande d’attention conjointe associée à la locution interrogative « qu’est-ce que c’est ? » (14 %, figure 3). Cette stratégie sollicite l’attention de l’enfant et l’étiquetage du référent. Il faut signaler aussi pour cette dyade, l’importance de l’emploi de la reprise imitative par l’enfant (12 %, figure 4).

Période 3

41Au cours de cette période, c’est-à-dire entre 21 et 26 mois, on observe chez le jeune enfant selon Rondal (1997) un développement rapide des mots produits : une centaine de mots à 21 mois, 250 mots à 2 ans, et 450 mots à deux ans et demi. Ce développement rapide se caractérise par une activité importante de « dénomination + pointage » de Camille (52 %, figure 2) qui prend l’initiative dans le format. En réponse à l’enfant, l’adulte continue d’employer des « reprises imitatives » (30 %, figure 1) qui sont favorables à l’établissement chez l’enfant des formes conventionnelles du langage. L’adulte intervient aussi beaucoup par la « dénomination + pointage » (24 %, figure 1). Les étiquettes fournies par l’adulte sont reprises par l’enfant (22 %, figure 2). L’activité importante de dénomination chez l’enfant induit une activité corrective de l’adulte (feedback, 14 %, figure 2) qui permet de guider l’enfant sur la réponse attendue.

42 Pour la dyade mère-Pierre, ici aussi, le développement lexical rapide se caractérise par une dénomination importante accompagnée du pointage (54 %, figure 4) chez Pierre. Cette dénomination fluctuante fait l’objet d’une reprise imitative de l’adulte (24 %, figure 3). L’activité de « reprise interprétative » qui fait suite à la « reprise imitative » est ici aussi beaucoup employée (18 %, figure 3). Signalons aussi l’activité importante de « dénomination de l’adulte accompagnée d’une demande d’attention conjointe » (16 %) ou du pointage (16 %, figure 3). Pierre comme sa sœur jumelle constitue son stock lexical par l’activité imitative (16 %, figure 4).

Période 4

43À cette période, le développement lexical croît rapidement, l’enfant connaît le nom de nombreux objets et animaux, de ce fait, il n’hésite pas à dénommer en pointant (70 %, figure 2) tous les référents qu’il perçoit dans les livres d’image. Ces premiers mots se rapportent aux référents contenus dans les livres d’images. Camille pour montrer son assurance n’hésite pas à répéter l’étiquette qu’elle produit (12 %, figure 2). L’enfant prend ici l’initiative dans chaque scénario de livre d’image où l’adulte parfois n’intervient plus (22 %, figure 1). Devant tant d’étiquettes produites par Camille, sa mère adopte d’une part « le feedback » (12 %, figure 1) qui permet d’évaluer la réponse et « la répétition ou reprise imitative », (30 %, figure 1), qui permet de corriger sur le plan phonologique et morphosyntaxique les formes produites par l’enfant. Elle continue parfois à pointer des éléments et à les dénommer (12 %, figure 1).

44Dans la dyade mère-Pierre, nous retrouvons de façon un peu moins importante que l’autre dyade jumelle, la dénomination + pointage (56 %, figure 4) qui témoigne de l’évolution du stock lexical du garçon. Face à cette conduite dialogique de l’enfant, la mère continue la reprise imitative (26 %, figure 3) et emploie le feedback (18 %, figure 3) pour réguler et évaluer positivement ou négativement chaque production de l’enfant. Ce dernier continue de solliciter l’adulte par l’emploi du « déictique et du pointage » (12 %, figure 4) pour augmenter son stock lexical. Nous remarquons aussi que l’activité du garçon est réduite (24 %, figure 4) quand l’adulte prend l’initiative de la conversation.

45Cependant nous ne pouvons réduire le processus d’étayage uniquement au niveau lexical. Nous avons montré dans une recherche antérieure (Hunkeler, 2006) l’impact des mots accentués et/ou en position finale du LAE (Langage adressé à l’enfant) sur la production de l’enfant. Selon l’hypothèse de Chapman (1981) rapportée par Rondal : « Les mots qui apparaissent avec une certaine régularité à l’état isolé dans le langage parental, qui sont accentués ou qui sont placés à la fin d’énoncés comportant plusieurs mots ont une grande probabilité d’être imités et d’apparaître précocement dans le vocabulaire productif non imitatif du jeune enfant » (1983, p. 128).

46 En effet nos analyses ont révélé que sous l’effet de l’étayage prosodique et syntaxique de l’adulte (mots accentués et/ou en position finale), chaque enfant jumeau met en œuvre une stratégie d’imitation-répétition des mots maternels qui leur permet ainsi d’augmenter en fréquence et en diversité leur lexique. Il faut attendre la dernière période (24–26 mois) pour voir disparaître progressivement la stratégie d’imitation-répétition sous l’effet de l’accroissement lexical de chaque enfant avec l’émergence de la combinatoire.

Discussion des résultats

47Les résultats de cette contribution ne vérifient que partiellement les hypothèses soulevées.

48Nous avons trouvé tout d’abord, en lien avec l’hypothèse 1, que les scénarios maternels adressés à chaque enfant jumeau étaient similaires dans leur contenu, ils se composent de manière constante d’un élément fixe intitulé « étiquette » sur l’ensemble de la période observée. Pourquoi cette préférence pour l’étiquette ? Ce résultat conforte les analyses de Ninio et Bruner (1978) ayant montré que les scénarios de livres d’images facilitent l’enseignement de l’étiquetage. Ce résultat se situe dans la ligne brunérienne. Cependant, pour certaines périodes, des différences significatives sont observées dans la structure des scénarios adressés à Camille et à Pierre. Ces changements qui révèlent une variation inter-individuelle dans le discours maternel, rompent avec la série d’énoncés identiques dans un ordre stable proposé dans le modèle de Bruner (1987). Au contraire, le scénario maternel semble très variable et évolutif, il ne semble pas du tout sérié, réduit à un contenu figé et ordonné.

49 Au regard de l’hypothèse 2, nous avons cherché à explorer, dans le cadre de la théorie systèmes dynamiques, les stratégies employées par la mère en relation avec les conduites dialogiques de chaque enfant jumeau. Dès le début de la période d’observation, les deux enfants jumeaux présentent des modèles de développement différents : dès son plus jeune âge (entre 15–17 mois), Camille présente un accroissement lexical trois fois supérieur à son frère (212 mots pour Camille contre 74 mots pour Pierre (Hunkeler, 2006, p. 139)).

50 La mère prend l’initiative du discours et emploie dans une grande proportion la dénomination associée au pointage avec cependant une variante quand elle s’adresse à Pierre : elle commence son discours par une demande d’attention conjointe. Cette stratégie semble particulièrement adaptée au garçon qui présente des dénominations peu nombreuses et parfois incompréhensibles. Le fait que la mère et l’enfant prêtent attention en même temps à un même objet est considéré comme un événement pertinent aux premières acquisitions lexicales. Ce résultat conforte les travaux réalisés dans ce domaine (Tomasello, 1988, Tomaselllo et Farrar, 1986).

51 Au début de la seconde période 2 (18–20 mois), un premier pic d’accroissement lexical est observé chez Camille à 18 mois avec 139 mots contre 95 mots pour Pierre à la même période. Il faut attendre 22 mois pour que Pierre produise 123 mots (Hunkeler, 2006, p. 138). La stratégie dominante employée par les deux enfants est la dénomination accompagnée du pointage avec cependant un pourcentage important de non-réponses chez Pierre.

52 Si on regarde le discours des parents à cette époque, nous constatons à nouveau une variation inter-individuelle dans les stratégies maternelles qui portent sur le questionnement : d’un côté, des questions rhétoriques adressées à Camille sur la base de la présupposition, de l’autre une demande d’attention conjointe associée à une locution interrogative, stratégie qui selon Bruner (1987) produit huit fois plus de réponses que la simple imitation d’une étiquette donnée par la mère.

53 La stratégie commune adoptée par la mère à cette époque est la reprise imitative qui vise à faciliter l’acquisition du premier vocabulaire des deux enfants jumeaux. Ce résultat est cohérent avec les travaux de Rodgon et Kurdek (1977), Snow (1987), Nelson, Baker, Denninger, Bonvillian et Kaplan (1985), Clark, (2010).

54 Pour la période 3 (21-23 mois), À partir de 21 mois, la fréquence élevée des mots produits par chaque enfant (466 mots pour Camille et 351 mots pour Pierre) conduit la mère à poursuivre la stratégie de « reprise imitative » mise en place à la période précédente. Cependant, l’activité de « reprise interprétative » qui fait suite à la « reprise imitative » et ici uniquement employée pour Pierre. Elle est pourtant citée dans un grand nombre d’études (Brown, Cazden et Bellugi, 1969 ; Cross, 1978 ; Lieven, 1978 ; Veneziano, 1997) qui montrent que les enfants les plus rapides à acquérir le langage ont des mères qui effectuent plus fréquemment des reprises interprétatives.

55 Pour la période 4 (24-26 mois), la variation inter-individuelle porte sur l’émergence des énoncés à 2 mots et plus (Hunkeler, 2006, p. 141) : on observe un pic à 24 mois chez Camille (332 mots) avec un indice de développement langagier élevé (2,268) contre 168 mots chez Pierre avec un indice (1,5). Il faut attendre 26 mois pour avoir un indice équivalent chez Pierre (2,075).

56 À la fin de cette période d’observation, des tendances générales se dégagent dans les stratégies maternelles adressées à chaque enfant : d’une part, la « reprise imitative » citée précédemment se poursuit, d’autre part, le « feedback » apparaît. Cette stratégie nouvelle, semble cohérente avec le développement important du lexique de chaque enfant et dans la ligne du modèle brunérien (1987) qui place le « feedback » en dernière position, une stratégie qui permet à l’adulte d’évaluer la pertinence des productions de chaque enfant.

Conclusion

57De nombreux travaux ont montré l’importance de la structure de l’input maternel (Huttenlocher et al., 2007 ; Rondal, 1980 ; Phillips, 1973) dans le processus d’acquisition de l’enfant tout venant. En revanche, peu de travaux portent sur les enfants jumeaux. Cette étude fournit des renseignements importants sur les stratégies mises en place dans le discours adressé à de jeunes enfants jumeaux. Ces stratégies sont de véritables modèles d’adaptation qui apportent une lumière nouvelle sur le processus d’adaptation entre parents et enfants jumeaux. Cette étude confirme aussi l’importance de la variabilité des stratégies d’étayage de l’adulte dans le processus de développement du langage du jeune enfant. Ainsi nous avons montré que dans nos données, la mère des enfants jumeaux emploie des stratégies tenant compte du développement de chacun de ses enfants tout au long de la période étudiée. Ces découvertes apportent des informations nouvelles sur la modélisation des énoncés de l’adulte. De ce fait, elles contribuent à enrichir les travaux récents sur les modèles dynamiques de développement dans un contexte d’adaptation au langage de l’enfant (Van Geert & Steenbeek, 2006 ; Van Dijk & van Geert, 2011). Cette conclusion fournit un cadre pour l’étude des processus d’adaptation réciproque entre le langage adressé à l’enfant et le langage de l’enfant. L’ensemble de ces résultats ne s’appliquant qu’à deux sujets servent d’hypothèses à des travaux avenirs.

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Mots-clés éditeurs : lexique précoce, format, livres d’images, stratégies d’étayage

Date de mise en ligne : 01/11/2017

https://doi.org/10.3917/enf1.144.0481

Notes

  • [1]
    Les enregistrements et transcriptions de Camille et Pierre ont été effectués durant les années 1997-2000 par H. Hunkeler sous la direction de R. Delamotte-Legrand.
  • [2]
    Un épisode est une séance de lecture c’est-à-dire l’ensemble des interactions mère-enfant portant sur un livre d’images. Du fait des coupures lors du filmage, un même livre peut faire l’objet de plusieurs épisodes.

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