Enfance 2014/2 N° 2

Couverture de ENF1_142

Article de revue

Approche sensorimotrice de la prise en charge d’un jeune avec polyhandicap douloureux

Pages 159 à 169

Introduction

1La prise en charge de la douleur de l’enfant est spécifique. Elle l’est d’autant plus lorsque des individus plus vulnérables, aux moyens d’expression limités, comme le nourrisson (Gauvain, Piquard, & Meignier, 1993) ou l’enfant polyhandicapé (Collignon, Combe, & Giusano, 1998) sont concernés. On sait que l’association de thérapeutiques médicamenteuses et non médicamenteuses est fortement recommandée concernant ces individus (Pediadol, 2006). Parmi les thérapeutiques non médicamenteuses, la balnéothérapie est reconnue pour ses effets bénéfiques dans certaines pathologies (HAS, 2007).

2 R. est un enfant polyhandicapé qui a bénéficié d’une prise en charge de la douleur réussie en balnéothérapie. À travers l’analyse étape par étape de celle-ci, nous tenterons de montrer l’intérêt thérapeutique d’articuler l’approche sensorimotrice développée par le Pr. Bullinger à la prise en charge de la douleur.

Observation clinique

3R., 13 ans, présente un polyhandicap sévère : une tétraparésie spastique et une épilepsie. Son déficit majeur est à la fois moteur, sensoriel, perceptif et orthopédique. La luxation bilatérale de hanche, dont souffre R. s’est progressivement aggravée au cours des années, sans qu’il ne soit décrit comme un enfant douloureux. R. a toujours été sensible à son entourage, très réceptif aux attentions des soignants, utilisant quelquefois des vocalises pour interpeller certains d’entre eux.

4Au 1er semestre 2005, majoration de la douleur des hanches, notamment lors des manipulations, qu’il s’agisse de soins de nursing, d’installation en corset siège ou en orthèse horizontale de nuit. Une évaluation de la douleur est alors réalisée à partir d’une échelle spécifique d’hétéro-évaluation de la douleur : l’Échelle douleur San Salvadour (EDSS) (Collignon, 1999). Cette échelle comportementale permet d’évaluer la douleur sur un score de 0 à 40. Pour mémoire, la douleur doit être suspectée lorsque le score atteint 4, la douleur est certaine et devra être traitée à partir de 6. L’évaluation de la douleur chez R. montre des scores à 18 et ce malgré le traitement par antalgique de palier I, justifiant le passage au palier II. En septembre 2005, une consultation orthopédique préconise de modifier son installation orthopédique, en vue de réduire l’abduction des hanches, probablement source de douleur : sont prescrits une orthèse horizontale de nuit en mousse expansée, des coussins de positionnement sous les genoux. Les douleurs persistent malgré ces différents traitements et la majoration du traitement antalgique. Une nouvelle consultation orthopédique en septembre 2006 pose l’indication d’une résection tête/col des fémurs. Le traitement antalgique comporte alors des antalgiques de palier III.

5En novembre 2006 R. est opéré puis mis en traction des deux membres inférieurs. La douleur est cependant toujours présente, l’échelle EDSS est à 28. La prise d’antalgiques de palier III permet une certaine amélioration : le score descend de 28 à 7. L’immobilité est imposée pendant 3 mois. En janvier 2007 les tractions sont stoppées, la douleur réapparaît, le score de douleur atteint 14, la posologie des antalgiques de palier III est augmentée.

6L’équipe soignante est en grande difficulté, se sent désarmée : est-ce comportemental ? est-ce l’expression d’une douleur vraie ? Comment prendre soin de R. ? Toutes ces questions sans réponses angoissent les professionnels, qui ont peur de « mal faire ». Désormais lorsqu’un soignant s’approche de lui, R. se raidit, pleure. L’introduction d’un traitement anxiolytique léger par benzodiazépines, améliore l’état clinique de R., le score EDSS est de 0. Néanmoins les manipulations lors des soins de nursing demeurent douloureuses engendrant des réactions émotionnelles visibles chez R.

7Des séances de psychomotricité sont prescrites dès le début du mois de février, avec pour médiation la balnéothérapie, pour les indications suivantes : appréhension du contact, pleurs pendant les mobilisations, amoindrissement des possibilités motrices.

La prise en charge en psychomotricité

8Le projet thérapeutique de R. se décline en trois axes : participer à l’antalgie par des moyens non médicamenteux, réveiller le désir d’action, le goût du mouvement, « réconcilier » R. avec le contact des soignants.

9 La balnéothérapie a été choisie comme mode de prise en charge car certaines caractéristiques physiques de l’eau chaude peuvent s’avérer pertinentes à des fins thérapeutiques : on sait que l’eau chaude a des vertus décontracturantes, antalgiques, inhibitrices de la spasticité dans certaines conditions (Kemoun, Watelain, & Carette, 2006). Selon la poussée d’Archimède, l’immersion dans l’eau modifie le rapport à la pesanteur et induit des réactions posturales très différentes de celles observées dans le milieu aérien (Le Camus, 1991). Le poids du corps étant plus léger dans l’eau, les différents portages réalisés dans l’eau par les soignants sont facilités : leurs prises sont modifiées, leurs efforts sont moindres, leur disponibilité accrue. Les séances sont conduites par le psychomotricien et l’infirmière. Cette co-animation offre les possibilités suivantes : l’enfant peut se déplacer d’un soignant à l’autre et interagir différemment avec chacun des soignants. Ces derniers peuvent partager leur ressenti pendant et après le soin.

10La balnéothérapie est proposée, à raison d’une séance de 45 minutes par semaine sur 10 semaines dans une eau à 34°.

Conduite des séances

11Dès la première séance, les modifications comportementales de R. sont manifestes : porté dans les bras dans l’eau, il se laisse manipuler les jambes, et … sourit Le déshabillage et l’habillage provoquent moins de rictus douloureux, moins de crispations sans que les manières de faire aient changé et à doses d’antalgiques inchangées. Le contenu même des séances de balnéothérapie est encourageant. R. y est souriant, plus détendu, la pétillance est revenue dans son regard. Le psychomotricien et l’infirmière ont pu aborder le contact par le mode du jeu : comptines rythmées accompagnant les mobilisations, redécouverte des pieds en tant que partie du corps sensibles au souffle des soignants – sous le regard de R. –, ou encore au contact d’objets flottants.

12 Le bain n’est plus simplement une activité aquatique, mais une activité multisensorielle, vécue comme un moment de calme, d’écoute, de portages fermes et délicats à la fois, venant envelopper et sécuriser R. Les gestes des soignants ont un rythme particulier, lent, mesuré. Le langage adressé à R. est tout aussi important. Les soignants nomment ce qu’ils pensent percevoir de son état de détente, précisent ses gestes, l’encouragent autant qu’ils le consolent quand il ne peut pas faire quelque chose. Au fil des séances, des jeux de cache-cache ont été ajoutés, sollicitant R. dans sa recherche visuelle. Soutenu à plat dos, il amorce de lui-même des mises sur le côté, initiant le mouvement par la tête, comme il se doit. Il se rend alors compte qu’il peut goûter l’eau, tire la langue, s’aide de ses bras, soutenu par le psychomotricien. La mise sur le côté habituellement hyperalgique semble indolore à R. qui fronce à peine les sourcils. Il se remet ensuite sur le dos, position la plus antalgique.

13Parallèlement, quelques vidéos de ces séances sont présentées à l’équipe soignante de l’unité dans laquelle il est affecté, montrant le rythme des séquences des séances, afin qu’ils redécouvrent R.

14Au cours des dernières séances de balnéothérapie, R. initie des mouvements soutenus par le psychomotricien et l’infirmière et se met alors sur le côté sans douleur. Il exprime le désir de goûter l’eau, l’éprouve avec sa langue, et finit à plat ventre ! À la fin de ce traitement, les soins de nursing de R. sont facilités, il n’exprime plus de douleurs lors des transferts, le score sur l’échelle EDSS est inférieur à 4, il est à nouveau souriant, à l’écoute de tout ce qui se passe autour de lui, s’essayant quelquefois à des retournements sur le côté. Le traitement anxiolytique est progressivement diminué ainsi que les antalgiques de palier II, pour ne conserver que des antalgiques de palier I, à la demande.

15 Nous allons dans les parties suivantes utiliser la grille de lecture offerte par l’approche sensorimotrice pour comprendre autrement l’impact du phénomène douleur puis certains aspects de la prise en charge.

Les répercussions de la douleur dans une perspective sensori-tonique

16Selon Bullinger, la douleur est un des signaux de la sensibilité profonde, de même que ceux qui indiquent l’état de tension des muscles et des tendons, la position et la vitesse de déplacement d’une articulation (1996). La douleur, comme les signaux neuro musculaires, contribue à l’élaboration du schéma corporel : tout un chacun peut localiser sa douleur. Elle a une adresse dans le volume de notre corps, concourt également à organiser nos déplacements dans l’espace afin de ne pas se heurter, se brûler, tomber … L’ensemble des signaux de la sensibilité profonde se coordonne au fil du développement avec les signaux issus des flux sensoriels (la vue, l’audition, le tact, la sensibilité gravitaire et l’olfaction) et constitue ainsi la proprioception. Cette dernière n’est pas innée, elle résulte de la construction, de la coordination qui s’élabore entre ces signaux de différente nature, se modifiant en fonction des interactions entre l’organisme et son milieu (Bullinger, 1999a). Ces modifications de la proprioception sont notamment observables chez des individus qui ont vécu un alitement prolongé qui n’ont pas « alimenté » leurs repères corporels, et qui ont besoin d’expériences et de temps pour retrouver leurs automatismes moteurs et « se » retrouver.

17La douleur n’est pas un signal comme les autres. Les centres cérébraux traversés par l’information douloureuse sont entre autres les centres de la vigilance et de l’émotion. La mise en jeu de ces structures cérébrales explique le phénomène de focalisation de l’attention sur la douleur qu’elle amène sur elle-même. Le Breton a résumé ce phénomène : « la douleur élimine la perception d’autre chose qu’elle-même » (1996). Qu’en est-il lorsque la douleur (dont on a vu qu’elle pouvait s’avérer structurante pour l’élaboration du schéma corporel) se répète, s’intensifie, ou perdure dans le temps ? C’est l’exacerbation du phénomène de focalisation sur la douleur qui envahit alors l’ensemble de la vie du sujet, comme chez le douloureux chronique. L’impact de la douleur est encore plus délétère chez la personne polyhandicapée qui souffre par ailleurs de difficultés d’intégration sensorielle : « la personne gravement déficiente peut avoir de la difficulté dans la gestion des flux sensoriels et la régulation de ses états émotionnels » (Bullinger, 1996). La douleur masque les autres signaux de la sensibilité profonde, faussant la coordination entre les signaux issus de la sensibilité profonde (qui se résumerait alors à des informations douloureuses) et ceux issus des flux sensoriels. On peut penser que la douleur a un effet désorganisateur sur la proprioception.

Les répercussions de la douleur dans le processus d’instrumentation

18On sait que la douleur engendre des réactions émotionnelles et des modifications toniques. Les réactions émotionnelles, associées à des manifestations neuro végétatives sont l’hypervigilance, le stress. Les modifications toniques vont des réactions gestuelles immédiates aux modifications de postures. Ces deux modifications sont connues pour être les réactions de l’organisme pour faire face à la douleur, mettant en alerte certains systèmes attentionnels et moteurs (Peyron, 2007). Cet état d’alerte et le recrutement tonique qu’il occasionne rappellent la première étape du processus d’instrumentation qui décrit la manière dont le bébé parvient à faire de ses systèmes sensori moteurs des outils qui lui permettent de comprendre et d’agir sur son milieu (Bullinger, 1994). Ce processus s’inscrit une perspective développementale, et se compose des quatre phases que sont l’alerte, l’orientation, les coordinations et l’exploration.

19La première étape est la réaction d’alerte à des stimulations extérieures : un bruit, une odeur … qui occasionne un recrutement tonique. Ce dernier, lorsqu’il est exagéré, se manifeste le plus souvent par une hyperextension lors de fortes sollicitations : c’est, par exemple, la réponse du tout-petit à des bruits intenses ou inattendus. Au fil des expériences (habituations), ce recrutement tonique diminue d’intensité permettant que s’organisent des mises en forme de postures facilitant l’orientation vers la stimulation : le nourrisson tourne la tête vers le bruit. Le soubassement de conduites gestuelles organisées réside dans une régulation tonique ajustée, libérée de l’état d’alerte, qui permet la mise en place de postures adaptées. Cette mise en place de la posture est nécessaire pour que puissent se dérouler les deux étapes suivantes du processus d’instrumentation, où l’enfant coordonne ses informations sensorielles, élaborant ainsi ses premiers rapports spatiaux : le geste qui saisit l’objet est une source d’informations tactiles, tendineuses… mais aussi visuelles. C’est dans la coordination de ses modalités sensorielles que l’espace se vit et que la représentation de l’espace se construit. L’enfant va pouvoir s’appuyer sur ces élaborations du milieu dont son corps fait partie, et mettre en place des activités d’exploration et de manipulation, elles-mêmes sources de nouvelles expériences et de représentations.

20Qu’en est-il chez R. ? L’état d’alerte dû à la douleur s’est chronicisé, perturbant les différentes postures qu’il avait pu mettre en place et sur lesquelles il avait pu développer une gestuelle, aussi rudimentaire soit elle ; le manque de régulation tonique adaptée expliquant l’amoindrissement de ses possibilités motrices. La régulation tonique est à comprendre ici au travers de ce que Wallon appelait l’équilibre sensori tonique, qui est un « état interne de l’organisme qui permet de recevoir sans désorganisation les signaux de l’extérieur » (1933). Sa fonction est d’assurer un état rendant possible des réponses adaptées aux signaux sensoriels. L’équilibre sensori tonique est comme une plateforme qui permet l’opérativité, autrement dit un socle sur lequel se met en place l’ensemble de l’organisation posturale et gestuelle (Bullinger, 1997). Ce socle a une surface variable selon les trois forces qui la sous-tendent : les milieux physique, biologique et humain, que nous allons décrire et relier à la prise en charge de R.

21Le milieu physique correspond au milieu « matériel » dans lequel nous vivons. Il offre un certain nombre de points d’appui, est pourvu de stimulations plus ou moins fortes, que nous pouvons plus ou moins bien intégrer. On peut penser que le milieu physique dans lequel a évolué R. lorsque sa douleur s’est majorée, n’a pas été un régulateur mais plutôt un générateur de tensions ! Concrètement, son lit, le lit-douche sur lequel se déroulait la toilette ou encore les différents aménagements (bien sûr adaptés), généraient inconfort et stress.

22Le milieu biologique comprend l’intégrité des systèmes sensori moteurs, nécessaire à un bon traitement des informations sensorielles (audition, vue, tact…) et l’intégrité du système nerveux central. On se souvient que R., en raison de son atteinte neurologique, ne peut s’appuyer sur ses systèmes sensoriels, défaillants. Nous avons développé en amont l’hypothèse que ces influx douloureux, répétés, appréhendés, ont sans doute joué un rôle négatif dans le bon traitement des informations issues de la sensibilité profonde.

23 Enfin, le milieu humain se concrétise par une communication, un partage entre individus (Bullinger, 1994). Rappelons que cette communication n’implique pas systématiquement un code, l’état de l’autre étant immédiatement ressenti dans cet échange. C’est le premier mode d’échange avec le bébé, notamment dans les portages, celui qui lui permet de réguler son état tonico émotionnel. C’est le dialogue tonique d’Ajuriaguerra (1962), cette communication immédiate des états émotionnels ne nécessitant pas le langage. Que dire des possibilités d’échange de R., notamment lors des soins de nursing ? Qu’en est-il de l’état tonique de ses interlocuteurs, des aides soignants crispés, aux gestes retenus, gênés d’être la cause des pleurs et des douleurs de R ? De R., tendu, appréhendant leur venue, commençant à trembler dès leur arrivée ? Leur état tonique est en interdépendance : il se crée comme une spirale où les états toniques de R. et des soignants se majorent les uns aux contacts des autres. C’est l’absence de régulation et d’apaisement qu’il faut souligner ici.

24 La surface de la plate-forme sensori-tonique de R. est donc amoindrie en regard des différents milieux physique, biologique et humain : R. est assailli, désorganisé, trouvant peu ou pas d’espaces où réguler ses états toniques. L’appauvrissement de ses possibilités motrices et sa tendance à « l’isolement » apparaissent alors comme une évidence. C’est alors tous les mécanismes de l’équilibre sensori tonique qui sont touchés. Bullinger a modélisé ces mécanismes (2010) : l’enfant, au fil de ses interactions, de ses expériences motrices, sensorielles et relationnelles, découvre et établit des relations stables avec le milieu dans lequel il évolue. L’auteur parle de l’installation de régularités (cf. Figure 1), à partir desquelles deux processus entrent en jeu : l’un cognitif, l’autre de régulation tonique. Le premier s’appuie sur ces régularités pour établir des liens de cause à effet, qui sont le début d’une pensée « intelligente ». Le second vise à ajuster la mobilisation tonique qui pourra alors se mettre au service de l’organisation posturale puis gestuelle. C’est dans la répétition (qui permet l’installation de régularités et la baisse de l’émotion) que l’enfant s’ajuste toniquement vers des conduites plus adaptées et que ses capacités à se représenter, à anticiper, à déduire, naissent et se consolident. L’enrichissement de ses conduites sensori motrices plus pertinentes et de sa capacité à penser vont elles-mêmes alimenter de nouvelles expériences avec le milieu, ainsi que d’autres manières de se représenter ce dernier. On a là une « boucle » dont les vertus d’adaptation et de transformation nous amènent à la considérer comme structurante pour l’enfant.

Figure 1. Modélisation de l’équilibre sensori tonique (Bullinger, 2010)

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Figure 1. Modélisation de l’équilibre sensori tonique (Bullinger, 2010)

25 Considérant cette boucle chez R., l’appauvrissement des gestes a entraîné l’amoindrissement des interactions avec le milieu. Les régularités produites par ces interactions sont donc elles aussi moins nombreuses, et celles qui subsistent sont connotées par la douleur. Cette dernière engendrant un recrutement tonique exagéré, le processus de régulation tonique ne peut adapter la posture. Quant au processus cognitif, il ne peut que s’appuyer sur des régularités de vécus douloureux. On rejoint ici les phénomènes d’appréhension et de mémorisation connus dans la composante cognitive de la douleur (Boccard & Deymier, 2007). Les processus de régulation tonique et cognitif appauvrissent les possibilités d’interactions avec le milieu : l’un désorganisant les postures, l’autre se focalisant sur le phénomène douloureux. La boucle de la régulation de l’équilibre sensori tonique semble alors se figer et s’auto-entretenir faute de mise en place d’autres moyens de régulation tonique, et d’autres supports à l’activité psychique.

26Devant la complexité et l’intrication de tous les processus cités, la prise en charge en psychomotricité parait la plus adaptée.

La prise en charge balnéothérapique reconsidérée par l’approche sensori-motrice

27L’eau chaude décontractante a modifié l’état de tension des muscles, ravivé les informations relatives à la thermoception, modulant ainsi sa sensibilité profonde.

28Le tact a été sollicité sur deux modes : la pression hydrostatique et la résistance hydrodynamique. Par l’enveloppe continue qu’elle procure autour de la peau, la pression hydrostatique définit plus précisément les limites de l’enveloppe corporelle. Cette fonction de contenance est accentuée par la résistance hydrodynamique qui offre une « opposition » proportionnelle à la vitesse des mouvements effectués dans l’eau (Le Camus, 1991). Le système labyrinthique, soumis à des stimulations différentes du milieu aérien, a donné lieu à d’autres réponses tonico posturales. R. a pu élaborer sa proprioception, recréant des rapports spatiaux entre ses différents segments de membre, actualisant la limite entre l’espace interne et l’espace externe (Bullinger, 1999b). Cette « reconstruction » a été facilitée par la position « d’acteur » de R. Au sein de conduites actives où l’enfant réalise lui-même l’action, la coordination des signaux issus de la sensibilité profonde et ceux issus des flux sensoriels est de meilleure qualité (Bullinger, 2010). Cette richesse de stimulations à effet antalgique fait penser au Gate Control, ce système antalgique naturel du corps où certaines fibres nerveuses (véhiculant des informations comme le tact, la thermoception) viennent court-circuiter les informations douloureuses au niveau médullaire (Mouchet, 1988). Dans l’eau chaude, les informations sensorielles relatives à la pression, à la chaleur, viennent faire barrage aux informations douloureuses qui n’accèdent plus au niveau cortical (Brun, Henrion, Codine, et coll., 1995). Les influx douloureux diminués ont sans doute moins gêné cette articulation entre sensibilité profonde et flux sensoriels d’où naît la proprioception.

29 Les portages des soignants ont permis à R. de retrouver certaines mises en forme dont on a vu l’importance pour pouvoir traiter différents flux sensoriels et s’orienter. Porté à plat dos avec une légère tendance à l’enroulement, R. a pu « accueillir » et intégrer différents signaux sensoriels sans déclencher le recrutement tonique massif qui le désorganisait et l’empêchait de s’orienter. En se réappropriant ses conduites motrices (mises sur le côté, poursuite visuelle, capture buccale), il a retrouvé son organisation gestuelle passée.

30 Son opérativité grandissante laisse à penser que sa plateforme sensori tonique s’est agrandie.

31 La balnéothérapie a permis une modification durable des trois forces qui la sous-tendent : le milieu physique aquatique offre, par ses caractéristiques physiques, une autre sensorialité. Le milieu biologique a pu être pris en compte sans la douleur grâce au phénomène du Gate Control. Enfin, le milieu humain, par les dialogues toniques éprouvés lors des portages, des partages émotionnels, de la mise en mots des émotions vécues, auront été un mode de régulation particulièrement important. Cette mise en sens, ainsi que la répétition des situations favorisant sa représentation psychique (Bullinger, 1993), ont également permis de diminuer la charge émotionnelle qui entravait les possibilités instrumentales de R. L’antalgie, les mises en forme des soignants, les dialogues toniques ont pu contribuer à réguler la mobilisation tonique. Cela lui a permis de retrouver des postures qui ont pu être le point de départ d’interactions dans ce dispositif. D’autres régularités ont alors pu être vécues, voire vérifiées, puisque ces sensations et coordinations avaient déjà été acquises.

Conclusion

32 La douleur chez l’enfant polyhandicapé a un retentissement néfaste connu (Collignon, 1999). Elle s’impose dans les postures qu’elle fait adopter, bouscule des organisations tonico posturales déjà fragiles, perturbant ainsi une organisation gestuelle souvent précaire. Elle entrave le rapport à l’autre, le rapport au monde.

33 La balnéothérapie ne se résume pas aux caractéristiques physiques de l’eau. La manière dont elle a été utilisée a permis d’extraire R. de l’impasse dans laquelle l’ensemble des acteurs demeuraient.

34 De nouveaux possibles sont apparus au travers de cette modalité de prise en charge qui a présenté de surcroît l’originalité de poser l’antalgie non pas comme un objectif en soi mais comme un moyen pour que l’enfant se approprie ses repères corporels.

35 Quelquefois le traitement médicamenteux ne suffit pas à reconstruire ce que la douleur a déconstruit.

36 C’est là que l’approche sensori-motrice trouve toute sa pertinence : Elle présente des grilles de lecture qui s’avèrent utiles pour mieux comprendre les conséquences de la douleur à court et moyen terme. En mettant l’accent sur l’aspect dynamique mais fragile de l’élaboration de la sensorialité, à sa manière de concevoir l’interdépendance des processus d’instrumentation et des mécanismes de l’équilibre sensori-tonique, elle permet de considérer la douleur comme un élément qui va figer ces différents processus, en faussant leurs fonctions de régulation et d’adaptation.

37 L’approche sensori motrice permet de repenser certaines possibilités thérapeutiques en les incluant dans une dimension globale de prise en charge :

38 Au-delà de la recherche de l’antalgie, il s’avère intéressant de mettre en place différents moyens, d’aménager différents milieux (dont la balnéothérapie n’est qu’un exemple), pour relancer les processus d’instrumentation et d’adaptation. Il s’agit d’offrir alors des moyens pour récupérer de l’expérience douloureuse, comme l’affirme Carbajal à propos de la prise en charge de la douleur chez le nouveau né (2008). Récupérer de l’expérience douloureuse, c’est pouvoir profiter d’un temps et d’un espace où il est possible de déposer le vécu de tensions et d’émotions, et dans lequel le rapport humain a un rôle majeur : le dialogue tonique et le langage viendront aider à la « métabolisation » de ce vécu. Les soignants trouveront dans le dialogue tonique des pistes de travail nombreuses, dans leur manière de faire et surtout dans leur manière d’être. Dans la mesure où il est adressé à l’enfant, le langage permettra la narration du soin, favorisant l’intégration de séquences de soin délicates.

39 L’importance de la qualité des interactions avec le milieu humain a déjà été soulignée par Bullinger et Goubet (1999), qui concluaient que l’enfant pouvait s’approprier des soins même douloureux si la structure de ces soins était comparable à une comptine ou une histoire : « On donne un soin comme on raconte une histoire : avec un début, une fin et au milieu de l’attention partagée ».

Remerciements

Nos remerciements sont adressés à R., à sa famille, à l’équipe pluridisciplinaire qui l’a soigné, au Pr Bullinger, ainsi qu’à ceux qui ont contribué à la finalisation de cet écrit : L. Villetard, Dr P. Doyard, Dr M. F. Livoir Petersen, M. Le Strat, D. Chadzinski, A. Kloeckner, E. Camaret, A. Bourrachot.

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Mots-clés éditeurs : balnéothérapie, polyhandicap, douleur, approche sensorimotrice

Date de mise en ligne : 01/11/2017

https://doi.org/10.3917/enf1.142.0159

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