1 Le bilinguisme est défini comme la compétence linguistique dans plus d’une langue, y compris dans plusieurs langues. On parlera alors multilinguisme. Selon les estimations, plus de la moitié de la population mondiale serait considérée comme bilingue (Edward, 1989) et ces chiffres continuent à croître en ces temps actuels de mondialisation. La maîtrise de langues différentes a toujours été envisagée comme un défi cognitif important. C’est la raison pour laquelle on se demande, depuis plusieurs décennies déjà, si le bilinguisme peut s’inscrire dans la ligne d’un développement linguistique normal. En 1936, le psychanalyste français Edouard Pichon suggérait que les bilingues présentent un risque plus important de bégayer parce que leur production verbale est rendue plus difficile du fait d’un processus supplémentaire de sélection et d’appariement des mots à chacune des langues (Pichon & Borel-Maisonny, 1936). Jusqu’à ce jour, les parents et les travailleurs sociaux (psychologues, orthophonistes…) se posent la question de ce qu’il faut faire quand un bégaiement apparaît chez un enfant qui reçoit une éducation bilingue. Le bilinguisme peut être la cause du bégaiement ? Ne vaudrait-il pas mieux reporter l’acquisition d’une seconde langue jusqu’à ce qu’une maîtrise satisfaisante de la première langue soit acquise ou une telle démarche ne constitue-t-elle aucune solution ?
2Dans ce chapitre j’examinerai dans quelle mesure la littérature scientifique fournit déjà une réponse à ces questions.
3Le bégaiement se manifeste le plus souvent comme un trouble développemental qui aboutit habituellement soit à une guérison spontanée soit à un rétablissement thérapeutique et qui ne persiste jusqu’à l’âge adulte que pour 20 % seulement des personnes atteintes (Gordon, 2002). Un bégaiement peut aussi apparaître après un trauma ou une lésion mais ces bégaiements acquis ne seront pas traités dans cet article. L’état de la question le plus récent sur l’épidémiologie du bégaiement a été récemment publié par Yairi et Ambrose (2013). La prévalence du bégaiement n’y serait pas plus élevée que 1 %.
4 L’étude de Craig, Hancock, Tran, Craig et Peters (2002) est l’une des études les plus convaincantes sur la prévalence du bégaiement. Elle l’évalue tout au long de la vie à 0.72 %. Si l’on y inclut les 80 % des personnes atteintes chez qui le trouble est transitoire, l’incidence du trouble est beaucoup plus élevée, et plus précisément, entre 5 et 8 % (Yairi & Ambrose, 2013), c’est-à-dire que plus de 5 % de la population mondiale court le risque d’être confrontée au bégaiement durant toute sa vie. Le bégaiement survient environ 4 fois plus souvent chez les garçons que chez les filles. En général, le trouble survient tôt, le plus souvent entre deux et six ans ; après, le risque de la première atteinte du trouble est plus faible.
1. – Prévalence du bégaiement chez les bilingues
5Le nombre d’études sur la prévalence du bégaiement quand le sujet est bilingue est limité. En 1937, Travis, Johnson et Shover ont examiné 4 827 écoliers américains et sont arrivés à la conclusion que 2,8 % des enfants bilingues présentaient un bégaiement contre 1,8 % pour les enfants monolingues. Une dizaine d’années plus tard, Stern (1948) aboutit à des chiffres semblables quand il releva 2,16 % de bègues dans un échantillon de 1 861 écoliers sud-africains bilingues contre 1,66 % monolingues. Cette tendance n’a cependant, pas été confirmée dans une enquête par Internet menée par Au-Yeung, Howell, Davis, Charles et Sackin (2000). Dans cette enquête en ligne portant sur 656 participants, 17,4 % ont été identifiés comme unilingues et 82,6 % comme bilingues. Les résultats relatifs à l’incidence du bégaiement dans le groupe unilingue et dans le groupe bilingue étaient respectivement de 21,74 % et 21,65 %.
6Il faut noter que l’incidence du bégaiement exceptionnellement élevée dans ces échantillons, est entâchée d’un biais de recrutement, ce type d’enquête pouvant être facilement accessible à des personnes qui ont déjà été confrontées à des problèmes de langage. En outre, Au-Yung et al. (2000) ont trouvé que la probabilité de bégaiement diminue quand la langue seconde est acquise à un âge postérieur. Dans une étude rétrospective plus récente, Howell, Davis et Williams (2009) ont examiné 317 enfants bègues issus de la banlieue de Londres. Dans cet échantillon, 38 enfants identifiés comme bilingues parlaient une première langue et l’anglais. 23 de ces enfants avaient la première langue et l’anglais à la maison depuis la naissance. Pour les 15 autres enfants, l’acquisition de l’anglais avait commencé à l’école seulement, c’est-à-dire à partir de 5 ans. Cela signifie que le groupe des bègues bilingues pourrait être divisé en un sous-groupe de Bègues précocement bilingues (BP) et un sous-groupe de Bègues bilingues tardifs (BT). Conformément aux descriptions fournies par la littérature, le bégaiement avait été diagnostiqué entre les âges de 4 et 5 ans. La répartition selon le genre était de 4 garçons pour 1 fille et pour près de 94,7 % des enfants, le bégaiement a été diagnostiqué dans les deux langues. La recherche s’est principalement focalisée sur la probabilité de bégayer ou de se rétablir, en comparant le groupe des bilingues précoces, des bilingues tardifs et un groupe contrôle de bilingues fluents. Les résultats montrent que 60,5 % des enfants bilingues bègues étaient des bilingues précoces tandis que le taux des bilingues précoces dans le groupe fluent s’élevait seulement à 26,3 %. Ensuite, les chercheurs ont déterminé le pourcentage de rétablissement (à partir de 12 ans), à 25 % dans le groupe de bègues bilingues précoces contre 55 % dans le groupe de bègues bilingues tardifs. Ces résultats empiriques suggèrent donc que le risque de bégaiement est plus élevé pour les enfants qui apprennent une deuxième langue dès la naissance et que la chance de rétablissement est aussi moins sensible dans ce groupe en comparaison avec les enfants dont l’acquisition d’une langue seconde commence seulement à l’école. Nous concluons donc qu’il n’y a aucune preuve forte bien établie que le bilinguisme cause bégaiement mais, en même temps, nous constatons néanmoins une tendance chez des jeunes enfants bilingues qui ont été confrontés dès la naissance avec une seconde langue, à présenter un risque accru de bégaiement et à connaître un rétablissement plus difficile (voir aussi Van Borsel, Maes, & Foulon, 2001).
2. – Le lien théorique entre bégaiement et bilinguisme
2.1. – Le contrôle exécutif comme interface
7Dans la deuxième partie de cet article, je voudrais examiner dans quelle mesure une augmentation de risque de bégaiement chez les jeunes enfants bilingues précoces est théoriquement plausible. Il est maintenant généralement admis que les bilingues se distinguent des uniligues dans toute une série de processus cognitifs (Szmalec, Duyck, & Brysbaert, 2012). La littérature récente met en lumière de plus en plus d’avantages du bilinguisme. Un de ces avantages est une amélioration du système de monitoring exécutif qui gouverne le contrôle, l’inhibition et la flexibilité dans le traitement de l’information (voir par exemple, Bialystok, Craik, & Luk, 2008). Cet avantage a été établi suite à toute une série de tâches de laboratoire comme par exemple dans la « tâche des Flankers » d’Eriksen (Eriksen & Eriksen, 1974). Dans cette tâche, une flèche centrale est présentée parmi 4 autres flèches qui sont soit compatibles (> > > > >) soit incompatibles (>><>>) avec la flèche centrale. On demande au sujet d’indiquer la direction de la flèche centrale (à droite ou à gauche) tandis qu’ils doivent ignorer les flèches environnantes. Dans cette tâche, il y a typiquement un effet de compatibilité qui a été observé : les sujets fournissent une réponse plus lente et moins précise pour les séries incompatibles que pour les séries compatibles. Costa, Hernandez et le Sebastian-Gallès (2008) par exemple, ont montré que les bilingues présentent un effet de compatibilité moindre ce qui veut dire que leur système de monitoring exécutif réussit mieux à surmonter les informations non pertinentes (c’est-à-dire les flèches voisines). Dans son Modèle de contrôle d’Inhibition, Green (1998) explique comme suit l’avantage des bilingues dans le domaine du contrôle exécutif. D’après ce modèle, les bilingues éprouvent pendant la compréhension et la production du langage une compétition constante entre les représentations lexicales des deux langues. Le système de monitoring exécutif intervient dans la résolution de cette compétition en inhibant l’activation lexicale dans la langue peu désirée pour permettre l’activation et la sélection du mot dans la langue correcte. L’obligation continuelle de surmonter la compétition entre les deux langues ferait donc en sorte que les bilingues développeraient au fil des années, un système de monitoring exécutif plus performant que les monolingues. La recherche récente montre que ces avantages exécutifs ont un impact visible sur le fonctionnement cognitif des bilingues (Bialystok, Craik, & Luk, 2012). Il apparaît ainsi, par exemple que l’âge auquel la maladie d’Alzheimer est diagnostiquée est retardé de trois ans en moyenne chez les bilingues par rapport aux monolingues, ce qui suggère que les bilingues disposent d’une réserve cognitive qui les protégerait contre les symptômes de démence (Craik, Bialystok, & Freedman, 2010).
8Il est donc généralement admis qu’une expérience avec plus d’une langue améliore le système de monitoring exécutif. Dans ce contexte, il est particulièrement intéressant de souligner que certaines théories attribuent justement le bégaiement à un problème au niveau du monitoring exécutif. Un bon exemple en est l’« hypothèse du cercle vicieux » (Vasic & Wijnen, 2005). Selon ces auteurs les bégayages conduisent à un trouble du système de monitoring de la parole. Dans certains modèles théoriques robustes de la production de la parole (Levelt, 1989, 1991 ; Levelt, Roelofs, & Meyer, 1999), on suppose que les locuteurs surveillent constamment leur propre parole et détectent et réparent les erreurs possibles, un processus connu sous le nom de monitoring de la parole. Ce monitoring se produit à deux niveaux, à savoir dans une boucle interne et dans une boucle externe. Dans la boucle interne, le message prévu est contrôlé avant son expression. Dans la boucle externe, c’est le système auditif qui va contrôler le message avant une hypothétique production d’erreur. L’« Hypothèse du cercle vicieux » présuppose un déficit dans trois paramètres du système de contrôle interne de la parole. D’abord, on suppose que les personnes qui bégayent consacrent davantage de ressources cognitives au système de monitoring interne de la parole. Autrement dit il y a trop d’énergie dépensée pour les processus de contrôle. Ensuite, il y a une focalisation trop importante sur les erreurs, en ce sens que les personnes qui bégayent sont hypervigilantes envers tous les signes d’erreurs possibles qu’elles soient imminentes ou déjà produites. Enfin, le seuil d’acceptation du message interne planifié est trop élevé chez les personnes qui bégayent, si bien que le message est rejeté alors que des locuteurs fluents l’auraient accepté comme un message parfait. Ces trois troubles sont vus comme étant à la source des disfluences qui caractérisent le bégaiement. Dans une étude électrophysiologique, Arnstein, Lakey, Compton et Kleinow (2011) ont montré qu’en dehors du domaine du langage, un déficit peut être détecté dans les monitorings d’erreurs par les personnes qui bégayent. Ils ont utilisé un marqueur extrait du Paradigme des potentiels évoqués (ERP), le paradigme connu comme la Négativité d’erreur (ERN). L’ERN est une déviation dans l’électroencéphalogramme (EEG) qui se produit quand une personne se rend compte qu’elle a fait une erreur. Arnstein et al. (2011) ont observé une plus grande ERN chez les bègues en comparaison d’un groupe contrôle, phénomène qui démontre très bien l’hypothèse que les personnes bègues ont une hypersensibilité aux fautes dans leur système de monitoring du message (Vasic & des Wijnen, 2005).
9Nous avons testé cette hypothèse dans une étude récente en nous basant sur la méthode d’attention partagée (Van der Linden, Szmalec, Moerenhout, & Hartsuiker, 2013). On a demandé à un groupe d’adultes bègues et à un groupe contrôle de décrire un certain nombre de dessins qui étaient représentés dans un réseau (Hartsuiker & Notebaert, 2010). Comme on pouvait s’y attendre, on a enregistré plus de disfluences dans la description des dessins chez les personnes qui bégayent que chez les contrôles. Dans une deuxième condition les mêmes personnes ont été soumises à la même tâche, où leur attention a été partagée entre la tâche du réseau et une seconde tâche où les sujets devaient opérer un choix entre deux stimuli auditifs (aigu ou grave). Il en ressort que sous la condition d’attention divisée, le nombre de disfluences des sujets contrôles a augmenté tandis qu’il a diminué chez les sujets bègues. Ces découvertes suggèrent que c’est le fait que les bègues peuvent allouer moins d’attention à la description de réseau dans la condition d’attention partagée que le bégaiement a diminué. Cette découverte s’inscrit clairement dans la ligne de l’hypothèse que le bégaiement est associée à une hypervigilance envers les erreurs pendant la production de parole. Des recherches ultérieures ont montré que les problèmes de contrôle exécutif dans le bégaiement ne se limitent pas à ce trouble du contrôle. Eggers, De Nil et Van den Bergh (2013) ont par exemple utilisé une tâche go/no go pour évaluer les capacités de contrôle de l’Inhibition chez les enfants qui bégayent. Dans les tâches go/no go, on demande aux enfants d’appuyer aussi rapidement que possible sur un bouton quand un stimulus vert apparaît sur l’écran et d’éviter de pousser quand c’est un stimulus rouge. Les résultats ont montré que les enfants bègues ont réagi souvent de manière incorrecte au stimulus rouge, révélant ainsi des compétences d’inhibition réduites. Finalement, il est important aussi de savoir que les études d’imagerie neurologique ont trouvé des différences notables entre les individus qui bégaient ou pas, en termes d’activation dans le Gyrus frontal inférieur droit (rIFG), une structure qui est fortement impliquée dans le contrôle exécutif.
2.2. – Intégration avec la littérature sur le bégaiement chez le bilingue
10Le bégaiement est associé à un trouble des fonctions de monitoring exécutif comme le contrôle et l’inhibition et ces fonctions précisément sont mieux développées chez les bilingues. De ceci découle une conclusion que les bilingues sont mieux protégés cognitivement contre le bégaiement. Cette conclusion est à l’opposé des découvertes expérimentales dont nous avons traité au début de cet article, dans lesquelles il semble que le bilinguisme serait plutôt un facteur de risque, particulièrement chez les enfants bilingues précoces (Howell et al., 2009). Les deux points de vue ne s’excluent pas l’un l’autre. Ce n’est pas comme si un enfant bilingue possédait dès la naissance les avantages cognitifs dont nous avons discuté. L’achèvement du système de monitoring exécutif se développe tout au long de plusieurs années d’utilisation des deux langues. Bien qu’il n’y ait pas encore d’étude longitudinale portant sur le développement des avantages cognitifs pour les enfants bilingues, il est plausible de supposer qu’entre deux et six ans, un enfant n’a pas un contrôle des deux langues suffisamment complet pour déjà disposer d’un système de monitoring exécutif bien développé. Cela signifie que le bégaiement débute habituellement à un âge entre deux et six ans, âge où une compensation potentielle du système de monitoring exécutif par le bilinguisme n’est pas encore possible. Pire encore, si le bégaiement était effectivement dû à une déficience du système de monitoring exécutif, la surcharge due au bilinguisme sur ce système exécutif serait alors effectivement néfaste pour le jeune enfant qui bégaie. Lorsque le bilinguisme est reporté à un âge postérieur, le jeune système exécutif en développement est moins surchargé et par conséquent mieux armé contre le bégaiement. Dans ce sens, des découvertes comme celles de Howell et al. (2009), qui suggèrent que surtout quand ils sont bègues, les jeunes enfants bilingues ne sont pas avantagés par leur éducation bilingue, s’intègrent bien avec l’idée qu’un bilinguisme précoce constitue une surcharge néfaste sur le fonctionnement du système de monitoring exécutif de l’enfant bègue qui ne serait déjà pas optimal.
3. – Caractéristiques psycholinguistiques du bégaiement chez les bilingues
11Nous avons vu qu’une base cognitive commune existe entre le bégaiement et le bilinguisme en appui de laquelle nous pourrions argumenter que le bilinguisme précoce pourrait comporter un risque pour des enfants bègues, argument tout à fait dans la ligne de la littérature (Howell et al., 2009 ; Van Borsel et al., 2001 ; Van Borsel, 2011). Dans cette troisième et dernière partie de cet article, nous allons examiner comment le bégaiement se manifeste habituellement chez les enfants bilingues. Ici, aussi, les données de la littérature sont rares. Une tendance qui en ressort consiste à dire que le bégaiement se produit le plus souvent dans les deux langues et que le bégaiement est fonction aussi de la maîtrise de la langue. Howell et al. (2009) par exemple, ont trouvé que seulement 5 % des 38 enfants bilingues dans leur échantillon présentaient un bégaiement dans une seule des deux langues. Le bégaiement touche donc habituellement les deux langues et la dégradation d’une des deux langues reflète la mesure de sa maîtrise. Lim, Lincoln, Chan et Onslow (2008) par exemple, ont examiné 30 bègues bilingues : des bilingues équilibrés mandarin-anglais, des bilingues où le mandarin était la langue dominante et des bilingues où c’était l’anglais qui était la langue dominante. Les chercheurs ont constaté que le bégaiement était plus grave dans la langue la moins dominante, mis à part le groupe équilibré où le bégaiement était semblable pour les deux langues. Cette découverte s’intègre bien aussi dans le cadre théorique du bilinguisme décrit plus haut. Pour une personne bilingue qui n’est pas bilingue équilibrée, s’exprimer dans la langue la moins dominante sollicite la majeure partie des ressources cognitives. La raison en est que l’expression dans la deuxième langue exige l’inhibition de la première langue qui est dominante. Cette inhibition est tout à fait importante puisque l’activation lexicale de la langue dominante est plus forte et donc demande plus d’inhibition. Quand la même personne parle dans la langue dominante, l’activation lexicale dans la langue la moins dominante est plus faible et donc nécessite moins de contrôle exécutif pour supprimer la langue la moins dominante. Cette différence dans le contrôle exécutif est joliment illustrée par des études dans lesquelles on demande aux sujets de changer continuellement entre deux langues (par exemple, Meuter et Allport, 1999). Dans ce type d’études, on demande aux sujets de dénommer des chiffres par exemple, la langue dans laquelle les chiffres doivent être nommés étant déterminée par l’ordinateur. On observe d’abord que la dénomination prend plus de temps quand on change de la langue que lorsqu’elle se répète dans la même langue. Ce coût d’alternance reflète l’effort mental qui a été nécessaire pour inhiber une langue et activer l’autre langue. Il est particulièrement intéressant de noter dans ce contexte l’observation que ce coût d’alternance est asymétrique, dans le sens que le changement depuis la langue première vers la langue seconde prend moins de temps que le changement de la langue seconde vers la langue première. Cette asymétrie s’explique par le fait que l’expression dans la langue seconde exige la suppression de la langue première, dominante, tâche qui sollicite beaucoup plus le contrôle exécutif que la suppression de la langue seconde moins dominante. Plus la suppression d’une langue doit être forte, plus il est difficile de la réactiver ultérieurement ce qui explique pourquoi les changements de la langue la moins dominante à la langue la plus dominante exigent le plus d’efforts. En ce qui concerne le bégaiement, nous concluons que s’exprimer dans une langue seconde, moins dominante, sollicite au plus le monitoring exécutif (pour supprimer l’activation lexicale de la langue première) et dans ce sens il est probable que le bégaiement se produit le plus facilement dans les circonstances où le système de monitoring exécutif est le plus lourdement sollicité, à savoir pendant la production verbale dans la langue seconde. Remarquons que le même raisonnement se vérifie pour l’aphasie chez le bilingue. Des explications théoriques récentes des différences concernant l’aphasie chez le bilingue vont aussi dans le sens que la langue première se rétablit plus facilement précisément en raison des plus fortes contraintes cognitives reposant sur la production verbale dans la langue seconde et donc que celle-ci se restaure moins bien (par exemple, Verreyt, De Letter, Hemelsoet, Santens, & Duyck, 2013).
12Deux obstacles majeurs empêchent de tirer des conclusions fortes sur le profil psycholinguistique du bègue bilingue. D’abord, la plupart des études sur le profil des bègues quand ils sont bilingues sont des études de cas, ce qui rend difficile la généralisation des conclusions à la population de tous les bègues. Deuxièmement, la population des bilingues est très hétérogène (voir aussi de Borsel, 2011). Haugen (1953) a prétendu que la seule chose que les bilingues ont en commun est le fait qu’ils ne sont pas monolingues. Les bilingues diffèrent dans l’âge auquel ils ont acquis la langue seconde, dans leur degré de maîtrise de la langue seconde, dans la dominance dans une langue sur l’autre, dans les combinaisons de langues, dans la fréquence avec laquelle ils doivent passer d’une langue à l’autre et dans beaucoup d’autres facteurs. En effet, tous ces facteurs ont bien une influence sur le développement cognitif. Nous savons, par exemple, que les avantages de monitoring exécutif sont plus importants pour les bilingues précoces et qui ont une bonne maîtrise de la langue (Bialystok, 2001) et chez les bilingues qui doivent régulièrement basculer entre deux langues dans leurs activités quotidiennes (Prior & Gollan, 2011 ; Verreyt, Vandelanotte, Szmalec, & Duyck, 2013). Le fait que les avantages de contrôle exécutif sont plus grands dans ce type de bilinguisme implique que leur système cognitif est plus fortement sollicité par le bilinguisme et par conséquent que nous pouvons en déduire que le bilinguisme précoce maximalise la charge sur le système de monitoring exécutif du fait de la forte compétition entre des langues, et du fait d’une haute compétence linguistique et des changements fréquents entre des langues. Dans le contexte du bégaiement, ceci signifierait que le risque de bégayer peut toujours varier fortement dans une population bilingue en fonction de ces facteurs de psycholinguistiques. Concrètement, par exemple, nous pouvons prévoir que le bilinguisme a plus d’impacts négatifs sur le bégaiement chez un enfant qui change quodiennement de langues (par exemple, lorsque le père et la mère sont de langue différente) que pour un enfant bilingue qui, avec une maîtrise de la langue égale, change moins fréquemment entre les deux langues (par exemple la deuxième langue est utilisée seulement avec les grands-parents pendant les vacances). De telles prédictions ont non seulement une valeur théorique, mais pourraient aussi fournir une réponse aux questions de ceux qui évoluent dans le champ thérapeutique des enfants bilingues bègues. C’est pour ces raisons que des recherches ultérieures sur les profils psycholinguistiques des enfants bilingues bègues sont de très grande importance. En ce qui concerne le traitement orthophonique/logopédique des bilingues qui bégaient, Shenker (2011) a donné un résumé des découvertes principales. On peut en déduire que le programme de Lidcombe semble le plus efficace et qu’il y a les données relatives aux thérapies chez les bilingues qui bégaient dirigées sur la langue première, sur la langue seconde ou sur les deux langues. Quand les thérapies sont concentrées sur les deux langues, elles peuvent être faites simultanément ou séquentiellement, en reportant la thérapie dans la langue seconde jusqu’à ce qu’il y ait eu des progrès suffisants dans la langue première. On peut conclure sur la base des recherches empiriques disponibles, que l’approche de Lidcombe porte des fruits, mais jusqu’à présent elle montre des résultats équivalents dans les différentes options thérapeutiques (c’est-à-dire, monolinguistique, bilinguistique simultanément et bilinguistique successivement).
Conclusions
13Sur la base d’une revue de la littérature et d’une analyse théorique des interactions entre le bégaiement et le bilinguisme j’en viens aux conclusions suivantes. Dans sa version la plus forte la question centrale de cet article était : le bilinguisme est-il la cause du bégaiement ? Jusqu’à présent, il n’y a aucune preuve qui soutienne cette affirmation forte. Il n’y a aucun fait évident qui montre par exemple que les adultes qui apprennent une deuxième langue commencent à bégayer. Un lien de causalité direct semble donc peu probable à l’heure actuelle. Le bilinguisme comporte-t-il un risque de bégaiement ? Ici aussi, il semble qu’il y ait très peu de probabilité que la présence de bilinguisme soit un facteur suffisant pour provoquer le bégaiement. Une interprétation plus crédible de la littérature disponible serait que le bégaiement repose sur une autre cause que le bilinguisme, mais que le bilinguisme surcharge les mêmes fonctions cognitives, à savoir le monitoring exécutif, qui semble déficient aussi chez le bègue. De la littérature nous savons que des fonctions de contrôle exécutif comme l’inhibition se développent principalement entre 3 et 5 ans (de Luca & Leventer, 2008). Il n’est pas inconcevable que des troubles dans ce développement puissent aussi induire des troubles dans les bases exécutives du bégaiement, qui se manifestent souvent aux environs du même âge. La confrontation précoce de l’enfant bègue opérera, comme nous le savons à partir de la littérature sur le bilinguisme, une nouvelle sollicitation des mêmes ressources cognitives par laquelle la guérison pourrait devenir plus difficile. Cela appelle à un report de l’éducation bilingue à un âge postérieur (par exemple après le début de la période scolaire) au moment où le système de contrôle exécutif a eu les chances optimales de développement (ou de rétablissement dans la majorité de la population bègue).
14Un système de niveau opérationnel mature et intact pourra mieux faire face à l’exposition à deux langues et par conséquent en retirera aussi des avantages cognitifs importants, au lieu de voir apparaître les problèmes souvent craints du bilinguisme. Le fait que le profil psycholinguistique du bilinguisme est extrêmement hétérogène devrait aussi être pris en compte ainsi que le fait que différentes marques linguistiques pourraient déterminer les interactions entre le bilinguisme et le bégaiement. Nous espérons que cette contribution a pu décrire un cadre théorique dans lequel la relation entre le bilinguisme et le bégaiement pourra être mieux comprise, au bénéfice tant de la théorie et la pratique clinique.
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Mots-clés éditeurs : psycholinguistique, bégaiement, bilinguisme, fonctions exécutives
Mise en ligne 01/11/2017
https://doi.org/10.3917/enf1.133.0287