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Article de revue

Risques et fantasmes du métier de consultant

Pages 98 à 104

Notes

  • [*]
    Professeur émérite à l’ESCP, Patrice Stern est psychologue de formation. Il a fondé et dirigé le cabinet de conseil en management Interconsultants. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la négociation et le management. Il a coécrit avec Jean-Marc Schoettl La Boîte à outils du consultant (Dunod, 2012).
  • [1]
    Cf. les nombreux livres, souvent à succès, qui font l’éloge de l’optimisme à tout prix, à tout crin, à tout craint.
  • [2]
    Voir Patrice Stern et Anne-Claire de Lavigerie, « Les sept tentations des dirigeants », L’Expansion Management Review, n° 123, hiver 2006.
  • [3]
    Il est sûrement injuste qu’à cet instant me reviennent les mots de Molière « Ignorantus, ignoranta, ignorantum » (Le Malade imaginaire, acte III, scène 10).
  • [4]
    Télérama, n° 2593, juillet 2014.
  • [5]
    Alain Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997.

Focus

Attendus comme des sauveurs, les consultants n’échappent pas à une certaine confusion des rôles ni à la tentation de se prendre pour un gourou. Dans le même temps, ils le paient cher car, coincés entre les demandes du client et les exigences du partner, ils subissent une pression d’enfer. En outre, affectés à une mission dont ils ne sont pas sûrs d’être à la hauteur, face à des promesses qu’ils savent ne pas être tenables, ils vivent dans un sentiment d’imposture.

1Beaucoup pensent que les cabinets de conseil ne sont pas des entreprises comme les autres et par conséquent que les consultants ne sont pas des gens comme les autres. De ces deux prédicats, il résulte naturellement qu’on ne pourrait pas manager les consultants comme on le fait de cadres ordinaires dans une entreprise classique. Mais ce troisième prédicat est-il vérifié ou est-ce un fantasme véhiculé par les cabinets de conseil eux-mêmes, qui ne voudraient en aucun cas qu’on puisse les considérer comme une entreprise lambda ? Y a-t-il donc de réelles différences dans la façon de manager les consultants et, si oui, quelles en seraient les caractéristiques et les spécificités ? Passage en revue des particularités du métier.

Le consultant vu comme un surhomme

2Cette image du consultant est surtout prégnante dans deux types de mission.

3Les missions en stratégie. Dans ce cas de figure, le conseiller est considéré par le client (en l’occurrence les membres du comité exécutif de l’entreprise) comme la crème de la crème, l’élite. Il est, estime le client, un leader intellectuel : il connaît l’ensemble des enjeux sectoriels, il est capable de trouver des idées innovantes et de nous indiquer quels sont les domaines d’action stratégique qui nous feront gagner.

4Les missions d’organisation et de conduite du changement. Dans ce cas, le consultant a été choisi par le top management pour accompagner l’entreprise dans son mouvement de changement. On attend de lui qu’il fasse preuve de pragmatisme et qu’il aboutisse à des résultats, avec une exigence première : celle de rentabilité.

5Ces deux types de conseiller sont souvent considérés comme des sauveurs. Rétribués entre 2 500 et 3 500 euros d’honoraires par jour, ils ne peuvent être que respectables. Ils sont d’ailleurs protégés par leur diplôme de grande école (Polytechnique, Centrale, HEC, ESCP Europe…), voire par un double diplôme (du style grande école d’ingénieurs ou de commerce plus MBA de Columbia ou de Harvard).

6Puisqu’il est demandé au consultant de résoudre un problème que l’entreprise et ses cadres ne sont pas capables de surmonter, comment ne se sentirait-il pas lui-même un surhomme ? Mais peut-on gérer les surhommes alors que Dieu lui-même n’a pas su manager ses anges ?…

L’obsession de la relation au client

7Dans une entreprise classique, le client est souvent appréhendé comme une entité lointaine, une abstraction. Et ce, même si le mot « client » apparaît dans toutes les chartes d’entreprise, dans le si pathétique « savoir satisfaire le client ». La grande majorité du personnel d’une entreprise classique – excepté le service commercial – n’a aucune idée concrète de ce que représente exactement le client, ni de ses attentes, ni de ses besoins, ni de ses caractéristiques.

8Il en est tout autrement pour le consultant. Dès son premier jour dans le cabinet, on lui parlera du client, des clients qui nous font vivre et qu’il faut par tous les moyens garder, cajoler, mais surtout qui payent nos factures. Le consultant est vite confronté au client. Ce client qui a fait affaire avec un associé et qui se retrouve face au consultant junior chargé de mener la mission. Alors le client le pèse, le soupèse et se demande s’il vaut vraiment son prix. « Nous le payons, mais est-il effectivement plus fort, plus habile ? Aura-t-il une réelle valeur ajoutée ? »

9Le consultant senior gère plus directement la relation au client et, en tant que superviseur du « junior », il exerce aussi une forme de pression : « le client pense que », « le client m’a dit que », « le client voudrait », « le client exige »…

10Or il est rare que le client soit totalement satisfait :

  • le planning annoncé n’est pas tenu, « vous êtes en retard » ;
  • la qualité requise n’est pas au rendez-vous, « certains critères d’excellence ne sont pas pris en compte » ;
  • le cahier des charges n’a pas été scrupuleusement respecté, certains aspects n’ont pas été considérés, etc.

11Le « jeu de rôle » de la relation client-consultant exige que le client exprime – quoi qu’il en pense – une dose minimale d’insatisfaction. Notons d’ailleurs que les défenses des consultants seniors ou partners sont souvent toutes prêtes. Il s’agit de réponses stéréotypées valables pour tous types de mission et pour à peu près tous les cas de figure :

  • « les équipes du client n’étaient pas aussi disponibles qu’on nous l’avait promis » ;
  • « les compétences du client n’étaient pas du niveau requis » ;
  • « le cahier des charges n’était pas suffisamment précis » et le client a profité de la naïveté du jeune consultant pour ajouter quelques « petits trucs », des suppléments ayant en fait demandé plusieurs journées de travail.

12II est facile, lors de la confrontation avec le client, de s’appuyer sur la charte de Syntec concernant son engagement. Le client s’engage notamment, selon Syntec :

  • à mettre en œuvre l’ensemble des conditions de réussite de la mission ;
  • à fournir tous les contacts et informations nécessaires au bon déroulement de celle-ci.

13On constate que les termes utilisés par Syntec sont suffisamment vagues pour permettre aux consultants d’utiliser toute une palette d’arguments pour leur défense.

14Notons qu’en matière de « relation client » le rôle du partner, de l’associé, est quelque peu différent. Il ne s’intéresse pas vraiment au contrat en cours car toute son attention est tendue vers cette seule question : « Que puis-je lui vendre d’autre ? ». Tout ce qui est déjà vendu est considéré comme réalisé. Il ne va pas parler du passé au client – et de ce qui a été plus ou moins bien réalisé – non, il parlera de l’avenir, du mieux, du plus, du parfait. Il va le faire rêver, susciter l’imaginaire et sans doute… arriver à faire accepter sa nouvelle proposition de mission.

15Le syndrome « baron de Coubertin ». Dans cette gestion de la relation client, arrêtons-nous sur ce que j’oserai appeler le syndrome « baron de Coubertin ». Client et consultant déclinent cette même maxime citius, altius, fortius. Ce « plus vite, plus haut, plus fort » agit sur eux comme une drogue. « Cher dirigeant, qui payez si bien mes factures, vous serez le nec plus ultra des dirigeants. Et dès lors que je suis évidemment le nec plus ultra des consultants (n’oubliez pas que je suis estampillé BCG, ADL, Accenture et autres Bain), ensemble, nous ne pouvons que réussir ! » Dans notre alliance objective pour être les meilleurs, nous censurerons l’analyse des risques : il ne faut pas paraître pessimiste. Ensemble, nous développons un discours où nous répétons à l’envi : « nous sommes les meilleurs » – et nous illustrons notre discours en trouvant les chiffres et les résultats les plus valorisants et en masquant les problèmes que nous aurions pu détecter. Nous savons, vous comme moi, que ce discours est incantatoire, donc de l’ordre de la pensée magique.

16Cette recherche « coubertienne » nie l’épuisement des équipes qui n’ont plus le droit d’exprimer leur fatigue, leur burn-out. Il est vrai que, pour le personnel, il n’est pas opportun, étant donné le marché du travail actuel, de montrer des signes qui ne soient pas ceux de la vitalité, voire du bonheur… Et de toute façon, le manque d’écoute de la plupart des DRH est une évidence. Trop occupés à préparer des plans sociaux, à manipuler l’enquête de satisfaction interne dont les résultats ne sont pas fameux, ou à rechercher la « perle rare » que ce dirigeant souhaite avoir ardemment dans son équipe… et ce à n’importe quel prix, sans voir quel maelström cela va créer dans la grille des salaires.

17Ainsi, sont d’abord valorisées à l’intérieur des organisations les personnes positives, expansives. On se doit d’être optimistes [1], fidèles à la doctrine de Leibnitz, selon laquelle le monde actuel (notre entreprise) est le meilleur des mondes possibles et le bien l’emporte sur le mal. Voltaire qui, dans Candide, attaque cette conception de Leibnitz n’est décidément plus du tout à la mode !

18Le consultant est habité par le mythe de la perfection [2]. « La force de ma pensée, mon intelligence vont me permettre de résoudre tous les grands problèmes qui se poseront à moi. L’humilité d’un Socrate, le questionnement d’un Pascal, la rationalité limitée étudiée par March et Simon ne sont certainement pas faits pour moi. Quant à l’inconscient de Freud, ne m’en parlez même pas ! Jamais je ne dirai “je ne sais pas”, mais je dis : je sais, je peux tout, je contrôle tout. Vous pouvez me faire confiance, je connais la vérité, j’ai la vérité… je suis la vérité. » [3]

19L’introuvable empathie. En outre, le consultant va souvent se distinguer par une totale absence d’empathie. Et même si cette absence d’empathie est habilement dissimulée derrière un premier abord agréable, souligné de sourires largement distribués montrant de 28 à 32 dents éclatantes d’une blancheur activement recherchée, le consultant possède une formidable aptitude à ne pas se choquer de l’extraordinaire inhumanité qui pourrait naître des réformes, des réorganisations et autres plans sociaux qu’il souhaite mettre en place dans l’entreprise de son client.

20L’objectif n’est certes pas le bonheur du personnel, mais le cours de Bourse, sur lequel sont rivés les yeux des dirigeants, des consultants et bien sûr des actionnaires. Ainsi, nous avons tous remarqué le rapport entre l’annonce du plan de licenciement chez Microsoft – portant sur 18 000 personnes, soit 14 % des effectifs mondiaux – et la montée immédiate de l’action qui a bondi de 3 %, atteignant son plus haut niveau depuis quatorze ans ! Hewlett Packard est en train de supprimer 50 000 de ses 250 000 postes et IBM emploie une belle formule « rééquilibrage des effectifs » pour annoncer 13 000 pertes d’emplois. Mais rassurons-nous, Hewlett-Packard a annoncé des profits plus élevés que prévus et IBM un résultat net en hausse de 28 %…

21Autre bonne nouvelle pour la Bourse : il n’y a pas de cheveux blancs chez Microsoft. Le taux de turnover y est de 10 % par an et les 50-54 ans ont représenté en France 17 % des licenciements, alors qu’ils comptaient pour 4 % de l’effectif. Avec 28 % des licenciements pour 12 % des effectifs, les 45-50 ans n’ont rien à leur envier.

22Notons par ailleurs que l’entreprise peut intelligemment jouer avec le rôle du consultant. Après tout, si la réorganisation n’atteint pas les résultats escomptés, l’entreprise trouvera un bouc émissaire évident : ce même consultant qui n’aura rien compris à nos problématiques et n’aura pas saisi le tissu culturel si spécifique de notre entreprise.

23Ainsi va la vie du consultant. Si ses conseils aboutissent à de vrais résultats, il n’en sera pas le père, puisque c’est bien entendu le dirigeant qui sera félicité. Si ses conseils n’aboutissent pas, il fera un coupable tout désigné. Toutefois, il se consolera facilement puisque l’entreprise, pour ne pas avoir d’histoires, paye toujours les factures du consultant, même lorsqu’il a échoué. Le silence mutuel est de rigueur, l’omerta est la loi !

24L’entreprise va parfois beaucoup plus loin. Je me souviens d’un dirigeant qui, ayant passé un contrat de 5 millions d’euros à un cabinet qui n’avait jamais tenu les promesses du cahier des charges, a redonné à ce même cabinet un nouveau contrat d’une somme encore plus élevée en indiquant : « Ainsi je n’aurai pas à expliquer le premier échec du cabinet à mon conseil d’administration. »

Le haut niveau d’angoisse

25L’angoisse est une donnée permanente dans le métier de consultant. N’est-il pas en effet dans le rôle de la tranche de jambon, dans un sandwich qui serait constitué à la base par son client et sur le dessus par son superviseur ? La double pression est constante. Cette angoisse est renforcée par une gestion du temps aberrante. Le client ne paye pas un consultant pour trente-cinq heures, mais pour dix ou douze heures par jour, auxquelles s’ajoutent les deux heures de déplacement, les rapports à taper le soir et le week-end. L’angoisse est accrue par la tension familiale. La compagne ou le compagnon fait la tête : « tu préfères ton travail à ta famille », « ton fils est toujours couché quand tu rentres »…

26Le consultant, même s’il a choisi ce célèbre cabinet dans le seul but d’obtenir « une belle ligne dans son CV », sait qu’il doit rester au moins trois ans pour avoir cette vraie référence qui lui permettra de viser « ailleurs » un poste prestigieux. Arrivera-t-il à tenir ? Il a arrêté le sport, n’a quasiment plus de loisirs et n’est pas sûr que sa famille le soutiendra longtemps. Le consultant finira-t-il tel que Bernanos l’écrit d’un désemparé dans L’Imposture (1927) : « [il ira] ainsi de plus en plus secrètement séparé des autres et de [soi]-même, l’âme et le corps désunis […] » ? Ne devient-il pas un angoissé du présent (le stress permanent du client), un ennuyé du passé (ai-je vraiment le diplôme suffisant ?), un tourmenté de l’avenir (devenir partner ici ou chercher un poste ailleurs) ?

Le sentiment d’imposture

27Une autre spécificité de la fonction est à notre avis celle de l’imposture. Souvent, le consultant se vit comme celui qui joue un rôle qu’il n’est en fait pas pleinement capable de tenir.

28Le mensonge du contrat. « Moi, consultant, je sais dans mon for intérieur que ce qui est promis au bout de la mission en termes de timing, d’objectifs et de résultats ne pourra pas être tenu. Moi, consultant, je sais que ma compétence n’est pas tout à fait au niveau de l’exigence attendue par le client. Suis-je vraiment capable de relever le défi, ne m’a-t-on pas survendu ? » Le consultant, sauf s’il est d’un naturel narcissique, inconscient, paranoïaque ou s’il est Dieu lui-même, entretient toujours un rapport à l’imposture. Car on lui demande de changer l’entreprise et en quelque sorte de sauver… le monde !

29L’imposture est aussi celle du langage employé, où les mots ne font plus sens. Les phrases sont devenues des tournures et sont comme le souligne Jean-Claude Guillebaud [4] « de la fausse monnaie qui soit se réfère à des réalités disparues, soit sert à masquer une ruse derrière une formule ». Les mots utilisés n’ont plus de substance, ils sont des falsifications du langage, de « pures et simples tromperies langagières ». Par exemple, tout le monde sait bien que réforme de structure signifie en réalité amputation du droit social.

30On notera aussi, dans la panoplie des consultants et des dirigeants, ce que l’on nomme « l’effet balancier », qui repose sur un raisonnement digne des principes Shadoks : si ce que nous avons fait ne marche pas, alors faisons l’inverse. Ainsi, on passera d’une stratégie de décentralisation à une stratégie de centralisation et vice-versa ; d’un management participatif à un management directif ; d’une organisation par métier à une organisation par secteur, etc. Devant cet effet balancier, les personnels s’interrogent. Ils attendent, plus ou moins patiemment, le prochain changement, sans réellement s’engager dans le changement en cours.

31Cette notion d’imposture, je l’ai moi-même douloureusement vécue. Etant conseiller depuis deux à trois ans d’un directeur général que je trouvais particulièrement intelligent, subtil, compétent – et pas seulement parce qu’il m’avait choisi comme conseil ! – j’avais mis en place avec lui une nouvelle organisation des ressources humaines, une direction de la communication, etc. Dans un mode de management participatif, nous avions, je crois, pas trop mal réussi. Il décide de réunir les 200 directeurs et cadres supérieurs de son entreprise et me fait asseoir à côté de lui – aurais-je dû l’accepter ? – pour présenter une nouvelle forme d’organisation, qui suscite des réactions saines mais vives de l’auditoire.

32Il se tourne alors vers moi et susurre : « Dites donc, qu’est-ce que je dois répondre ? » Ce dirigeant tellement remarquable ne savait-il vraiment pas ou me testait-il ? J’ai été incapable de lui donner l’aide qu’il attendait, de lui suggérer quoi que ce soit. Je me suis alors vécu comme un véritable imposteur ! Quant à lui, bien sûr, il sut trouver toutes les réponses adéquates. Nos relations n’ont pas changé mais je suis, je crois, devenu plus modeste. Pour certains qui me percevaient narcissique et quelque peu imbu de moi-même, cela ne m’a, paraît-il, pas fait de mal !

33Un métier piège. Le consultant, toutefois, a des circonstances atténuantes, car ce métier est un véritable piège ! Les dirigeants, les directeurs font appel à vous, vous dévoilent leurs problématiques, vous demandent de les résoudre. Ils ont lu vos brochures, les éventuels articles que vous avez écrits, les livres que vous avez publiés, les colloques auxquels vous avez participé. Ils ont téléphoné à certains de vos clients, et ils vous reçoivent donc, impressionnés par l’ensemble de votre curriculum vitae qu’ils ont épluché dans le moindre détail.

34Lorsque les premières discussions s’engagent, chacun teste l’autre. Le consultant va-t-il m’apporter ce que j’attends ? Ce dirigeant est-il lucide vis-à-vis des difficultés de son entreprise ? Le consultant, s’il est honnête et conscient de ses limites, doit se poser un certain nombre de questions : « Suis-je compétent ? N’y a-t-il pas dans l’entreprise des personnes aussi compétentes que moi ? »

35Et pourtant, c’est bien moi qui suis là, en tête-à-tête, introduit par une assistante qui a précisé à tout le monde : « Le Président ne veut être dérangé sous aucun prétexte, il reçoit le Consultant. » Celui-ci est pris de vertige, « Finalement, ne suis-je pas le dirigeant lui-même ? Ou pour le moins codirigeant ? »

36Le piège se referme alors ! Le consultant doit absolument savoir prendre du recul. Pas facile quand beaucoup louent votre excellence, votre compétence. Vous finiriez par y croire, vous y croire, vous prendre pour un gourou. Vous avez accumulé tellement d’expérience, rencontré tellement de dirigeants. Vous avez même été invité sur le yacht de X ou Y. « Je » devient un autre : « je suis un autre ».

37Certes, les dirigeants ne sont parfois pas plus intelligents que nous, mais ils ont agi, créé des emplois, dirigé des hommes par centaines, par milliers. Ils ont géré des conflits, négocié avec les syndicats, les fournisseurs… et même avec les banques. Tout cela, ils l’ont fait, parfois plus ou moins bien, mais ils l’ont fait. Et nous consultants, qu’avons-nous fait ? Principalement des rapports, plus ou moins lus et assez peu souvent appliqués. Restons lucides. Nous ne sommes pas de leur taille, nous ne sommes pas dirigeants. Voyons d’ailleurs le mal que nous avons à gérer correctement la dizaine de personnes de notre équipe. Restons à notre place. Ne soyons pas des imposteurs, même si parfois le regard que portent sur nous nos clients semble nous déifier. Ne nous prenons pas pour quelqu’un d’autre et surtout pas pour Dieu sur terre !

38Dans Impostures intellectuelles, Alain Sokal et Jean Bricmont [5], dénonçant certains auteurs de la philosophie dite postmoderne, définissent quelques caractéristiques qui pourraient aisément s’appliquer à notre métier de consultant :

  • parler de théories scientifiques dont on n’a qu’une très vague idée ;
  • importer des notions des sciences exactes dans les sciences humaines sans en donner la moindre justification conceptuelle ;
  • exhiber une érudition dans un contexte où elle n’a aucune pertinence ;
  • manipuler des phrases dénuées de sens de manière à produire une intoxication verbale où les termes utilisés ne sont pas compréhensibles.

39Le but de ces deux auteurs est de nous protéger des charlatans, de dire « le roi est nu ». Le consultant est-il nu ?

La double évaluation

40L’évaluation du consultant est effectivement spécifique car soumise à un double processus. En interne, il sera évalué par un consultant ayant au moins le grade de manager. En externe, il le sera à travers le recueil de ce que pense le client de la performance du consultant.

41L’évaluation interne comporte, dans la plupart des cabinets, un processus très formel avec de très nombreux critères (parfois jusqu’à 50 et plus). Processus dans lequel l’évalué et l’évaluateur essayent de se repérer avec, nous confient-ils, beaucoup de difficultés. Reconnaissons aussi que l’évaluateur, s’il est trop sévère avec l’évalué, pourrait se faire reprocher par sa propre hiérarchie de n’avoir pas suffisamment managé son consultant. Celui-ci, d’ailleurs, se défendra aisément en faisant remarquer qu’il était souvent seul sur le terrain, que les feed-back prévus en cours de mission n’ont pas eu lieu faute de temps et que les points d’étape sont, pour la même raison, eux aussi passés à la trappe.

42Pour l’externe, le cabinet propose au client une fiche d’évaluation dans laquelle celui-ci doit donner son point de vue sur, par exemple : le comportement du consultant, son implication, sa motivation, son dynamisme, son autonomie, son expertise, la qualité de sa communication, son sens des responsabilités, sa capacité d’innovation, etc.

43Ces fiches qu’il demande au client de remplir montrent que le cabinet reste résolument centré sur lui-même. Car ce qui intéresse l’entreprise, ce ne sont pas les critères qualitatifs mais bien le quantitatif. Ce que le client souhaite évaluer, c’est si la mission a permis d’augmenter les ventes, si les process mis en place ont généré des gains de temps, de productivité ou une meilleure communication et efficacité entre les services.

44Dans ce processus d’évaluation, on se rend bien compte que cabinet et client ne sont absolument pas sur la même longueur d’onde. Un des critères les plus étonnants que nous ayons rencontrés est celui où l’on demande au consultant s’il a su « enrichir et faire évoluer le système de référence du dirigeant » !

45Si notre thèse est qu’effectivement le management des consultants est bien spécifique, nous conclurons surtout en recommandant à nos consultants toujours débordés, saturés, au bord du burn-out, de relire Sénèque qui écrit dans De la brièveté de la vie : « En étant toujours tendus vers l’avenir, les occupés manquent le présent. » Et le philosophe précise qu’il faut se concentrer sur ce présent pour connaître une sérénité profonde, la tranquillité de l’âme.

Notes

  • [*]
    Professeur émérite à l’ESCP, Patrice Stern est psychologue de formation. Il a fondé et dirigé le cabinet de conseil en management Interconsultants. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la négociation et le management. Il a coécrit avec Jean-Marc Schoettl La Boîte à outils du consultant (Dunod, 2012).
  • [1]
    Cf. les nombreux livres, souvent à succès, qui font l’éloge de l’optimisme à tout prix, à tout crin, à tout craint.
  • [2]
    Voir Patrice Stern et Anne-Claire de Lavigerie, « Les sept tentations des dirigeants », L’Expansion Management Review, n° 123, hiver 2006.
  • [3]
    Il est sûrement injuste qu’à cet instant me reviennent les mots de Molière « Ignorantus, ignoranta, ignorantum » (Le Malade imaginaire, acte III, scène 10).
  • [4]
    Télérama, n° 2593, juillet 2014.
  • [5]
    Alain Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997.
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