Notes
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[*]
Philippe Chapellier est maître de conférences HDR en sciences de gestion à l’université de Montpellier-2. Il est membre du laboratoire « Montpellier recherche en management » et du LABEX Entreprendre. Ses travaux de recherche portent sur les outils de gestion du dirigeant de PME et sur le transfert de connaissances entre l’expert et le non-expert. Philippe.chapellier@univ-montp2.fr.
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[**]
Yves Dupuy est professeur émérite à l’université de Montpellier-2. Ses publications, directions de HDR et de thèses portent sur le contrôle des organisations. Yves.dupuy@univ-montp2.fr
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[1]
Ph. Chapellier, « Données comptables de gestion et système d’information du dirigeant de PE », Système d’information et management, vol. 1, n° 2, 1996.
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[2]
Z. Ben Hamadi et Ph. Chapellier, « Le système de données comptables des dirigeants de PE tunisiennes : complexité et déterminants, Management international, vol.?16, n° 4, 2012.
-
[3]
Ph. Chapellier, A. Mohammed et R. Teller, « Etude du système d’information comptable des dirigeants de PME syriennes : complexité et contingences », Management & Avenir, n° 65, novembre 2013.
-
[4]
M. Détienne et J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence, la mètis des grecs, Flammarion, 1974.
-
[5]
Ph. Chapellier et T. Trigui, « Internet et la relation entre l’expert-comptable et le dirigeant d’entreprise », Revue française de comptabilité, n° 395, janvier 2007.
-
[6]
S. Mignon, Ph. Chapellier, A. Mazars-Chapelon et C. Janicot, « Les transferts de connaissances comme support d’apprentissage : le cas de la relation expert-comptable/dirigeant de PE », 34e congrès de l’Association francophone de comptabilité, Montréal, 31 mai-1er juin 2013.
-
[7]
B. Fallery et C. Marti, « Vers des nouveaux types de réseaux sur Internet ? Les réseaux à liens faibles du dirigeant de petite entreprise », Management & avenir, n° 13, juin 2007.
-
[8]
M. Marchesnay, « La petite entreprise : sortir de l’ignorance », Revue française de gestion, vol. 29, n° 144, mai-juin 2003.
-
[9]
C. Argyris, Savoir pour agir. Surmonter les obstacles à l’apprentissage organisationnel, InterEditions, 1995.
-
[10]
Au sens de M. Callon et B. Latour, La Science telle qu’elle se fait, La Découverte, 1991.
-
[11]
K. E. Weick, Sensemaking in Organizations, Sage, 1995.
1Le dirigeant de petite entreprise (PE) est décrit par la littérature en sciences de gestion comme un manager atypique. Il appuierait en effet ses décisions sur des sources d’information externes plutôt qu’internes, informelles plutôt que formelles, non financières plutôt que financières. Puisque formelles, internes et financières, les données comptables de gestion seraient mal adaptées à ses besoins. Il tendrait donc à les reléguer au second plan. Ses schémas de gestion, plutôt informels et implicites, seraient au-delà peu compatibles avec l’assimilation de conseils en provenance d’experts, notamment comptables. Ainsi, pour des raisons supposées d’incompétence, d’inadéquation ou de résistance, et quel que soit son degré apparent de réussite, le dirigeant de PE resterait par hypothèse incapable d’intégrer les apports des données comptables de gestion et ceux de l’expertise. En cela, il s’écarterait des schémas managériaux conventionnels, réputés les plus efficaces.
2Or, l’observation et l’expérience mettent en question cette hypothèse convenue. Une fraction significative de dirigeants de PE déclare en effet comprendre, sélectionner et savoir interpréter les apports des données comptables et les indications des experts. De la sorte, ces dirigeants créeraient et recréeraient en permanence des systèmes de gestion à caractère hybride. Ces derniers combineraient puis recombineraient de façon originale le formel et l’informel, qu’il s’agisse de traitement de données ou de processus de décision. Cette hybridation hétérodoxe pourrait constituer le fondement de la pérennité des PE. Elle pourrait même être érigée en modèle à l’usage des responsables de bien d’autres types d’organisation.
3L’analyse de cette capacité fondamentale, mais hypothétique, des dirigeants de PE à hybrider leur système de gestion entre le formel et l’informel, entre l’intuitif et le rationnel comporte, en schématisant, une facette informationnelle et une facette décisionnelle. La première conduit à chercher dans quelle mesure ces dirigeants acceptent et réussissent l’hybridation formelle, et plus particulièrement comptable, de leur système d’information. La seconde, complémentaire, implique d’interroger l’idée d’une hybridation « expertale » du système de décision de ces mêmes dirigeants, fondée sur l’écoute et l’intégration pertinentes du point de vue d’experts, comptables notamment.
4Dans un premier point, il s’agira donc de préciser dans quelle mesure, sous quelles formes, et sous quelles conditions, les données comptables de gestion, celles du calcul des coûts, des systèmes budgétaires, de l’analyse financière, des élaborations d’écarts, des tableaux de bord, peuvent se révéler porteuses de sens aux yeux des dirigeants de PE, et constituer de la sorte un ancrage essentiel de leur action. Un deuxième point analysera les origines et les modalités d’une sélection et d’une interprétation bien comprises, par ces mêmes dirigeants, d’outils formels utiles au pilotage de leur entreprise. Les préconisations de cet acteur clé qu’est l’expert-comptable devraient ici tenir un rôle déterminant en traduisant les informations et connaissances requises par l’action, donc en facilitant certains processus d’apprentissage des dirigeants.
L’hybridation comptable du système d’information
5Au plan théorique, l’hypothèse d’une hybridation comptable généralisée, relativement uniforme, du système d’information du dirigeant de PE met en question la possibilité, souvent admise comme une évidence, d’une variation significative et contingente du degré et des propriétés de formalisation des systèmes d’information comptables en fonction de variables structurelles et comportementales. Autrement dit : les données comptables de gestion peuvent-elles trouver, de façon en quelque sorte homogène, du sens, et donc de la pertinence, aux yeux de la plupart des dirigeants de PE ?
6L’examen de cette question se fondera ici sur trois séries d’observations conduites par administration en face-à-face d’un questionnaire auprès de 113 dirigeants de PE français [1], puis de 71 dirigeants de PE tunisiens [2] et enfin de 92 dirigeants de PE syriens [3]. De ces trois études ressort tout d’abord la présence généralisée d’une base de données comptables effectivement utilisée, ce qui satisfait en quelque sorte un préalable à l’hybridation attendue. De plus, et surtout, ce signe d’hybridation ne semble incompatible ni avec la continuité et la stabilité, ni avec la flexibilité et la réactivité des petites entreprises.
Les points forts
L’expert-comptable joue dans ce mécanisme un rôle déterminant de traduction et de diffusion des connaissances, et contribue à l’adaptation continue du système de gestion du dirigeant.
Entre un système d’information formel adapté aux besoins et compétences, la relation appropriée à un expert extérieur et la « mètis » de ce décideur atypique s’opère une hybridation singulière.
7Un processus qui se généralise. Les observations montrent donc d’abord que la plupart des dirigeants de PE disposent d’une base de données comptables de gestion et l’utilisent. Ils s’appuient sur elle pour piloter leur entreprise. En cela, l’hybridation comptable de leur système d’information apparaît clairement.
8• La production de données comptables de gestion s’étend et se diversifie. Dans les PE, la vision réductrice du système d’information comptable orienté vers la production des seuls documents obligatoires, selon de longs délais, et dans le but exclusif de satisfaire aux obligations imposées par l’administration fiscale, ne correspond plus à la réalité d’une grande majorité des cas observés. Seule une petite minorité de dirigeants déclare en effet se limiter à la production des documents obligatoires entendus au sens strict. Cette petite minorité se contente sans doute de systèmes d’information comptables rudimentaires. Mais la plupart des autres dirigeants disposent, à fréquence régulière, de données comptables de gestion rarement très sophistiquées, et cependant diversifiées et détaillées.
9Ainsi, des situations comptables intermédiaires, dans le temps et dans l’espace, sont formalisées dans la plupart des PE observées. Une majorité de leurs dirigeants déclare disposer en outre d’un système de calcul de coûts et d’un tableau de bord. En revanche, les données budgétaires et les calculs d’écarts semblent relativement moins diffusés dans les PE observées, qu’elles soient françaises, tunisiennes ou syriennes. En résumé, la production de données comptables se renforce et se diversifie, à la mesure de l’utilisation qui en est faite.
10• L’utilisation des données se renforce à des degrés variables. Une très faible minorité de dirigeants des trois échantillons observés n’utiliserait jamais de données comptables. Reste donc une large majorité de chefs de PE qui déclare le faire, quoique rarement de façon très intense. Des nuances semblent cependant apparaître au sein de la tendance générale et affirmée à l’hybridation. Les données comptables seraient par exemple assez fréquemment utilisées pour suivre l’évolution de la trésorerie, le dû fournisseurs, celui des clients, ainsi que l’évolution des performances. Elles serviraient aussi pour fixer les prix de vente, choisir de maintenir une activité, de l’abandonner, ou de la sous-traiter, décider enfin de renouveler ou d’accroître le potentiel de production. Elles resteraient en revanche relativement peu mobilisées pour prévoir la situation des semaines et des mois à venir, déterminer des objectifs par référence aux années passées, suivre la réalisation de ces objectifs, choisir un mode de financement ou gérer les emprunts en cours.
11• L’hybridation dépasse les contingences. L’hybridation comptable semble ainsi se manifester au-delà des caractéristiques diverses des systèmes d’information des petites entreprises, lesquelles relèvent finalement d’un « mix » de contingences, et notamment :
- des caractéristiques structurelles et environnementales, telles que la taille et le degré d’incertitude perçue ;
- du profil du dirigeant, avec des éléments plutôt objectifs, notamment la formation, et d’autres plus subjectifs, liés à ce que les Grecs anciens nommaient la « mètis », c’est-à-dire l’intelligence pratique, l’intuition, les attitudes mentales, qui combinent le flair, la sagacité, la débrouillardise, le sens de l’opportunité [4]. Les entretiens en face-à-face révèlent en effet des chefs de PE souvent habiles et astucieux, surprenants, originaux, éloignés par conséquent du cliché du petit patron « sous-gérant » son entreprise dans la solitude et l’approximation empirique ;
- de la contribution de l’expert-comptable. Quand l’expertise requise est extérieure au domaine de compétences du dirigeant, l’expert-comptable apparaît, dans chacune des études réalisées, comme l’acteur clé susceptible d’infléchir les pratiques de ce dirigeant.
12Ainsi, le degré de formalisation et d’utilisation des systèmes d’information comptables de gestion dans les PE varierait moins en fonction de variables structurelles que de déterminants comportementaux. C’est le signe que des données comptables plus ou moins simplifiées peuvent trouver du sens aux yeux de la plupart des dirigeants, y compris ceux des plus petites entreprises. Les trois séries d’observations ici évoquées montrent que, dans ces conditions, l’hybridation comptable du système d’information des dirigeants de petite entreprise dépasse les seules contingences structurelles et technologiques.
13• Une forme d’hybridation liée à la pérennisation des PE. L’hybridation n’empêche pas les dirigeants de PE de disposer et d’user d’outils de gestion comptable différents de ceux des grandes entreprises. Au sein des PE, les données sont en effet simplifiées, leur apparence est souvent peu conforme aux normes usuelles de l’analyse financière et du contrôle de gestion. Mais c’est justement parce qu’elles restent formellement moins détaillées, moins diversifiées et moins fréquemment élaborées que dans les organisations de taille supérieure, que ces données sont plus volontiers utilisées par le dirigeant de petite entreprise.
14Autrement dit, les systèmes d’information comptables en PE resteraient simplifiés, donc spécifiques, non pas en raison d’un manque fondamental de pertinence des données comptables, mais bien parce qu’ils se révèleraient, en leur état élémentaire, adaptables à divers contextes, divers besoins et diverses compétences.
15En d’autres termes encore, les dirigeants de petite entreprise trouveraient les données comptables simplifiées amplement suffisantes pour assurer la forme d’intelligence comptable dont ils ont besoin, c’est-à-dire la capacité à distinguer leurs problèmes de gestion essentiels à partir desdites données comptables.
16En l’occurrence, le caractère élémentaire des apparences de la forme apparaît non exclusif de l’émergence d’une complexité de sens. Il conditionne même cette émergence. C’est dire que, au sein de la PE, les outils comptables très « sophistiqués » trouveraient des limites dont la portée appellerait sans doute une réflexion plus générale, alors que se démultiplient et se raffinent sans cesse les normes comptables internationales. En tout cas, un système d’information très développé et formalisé, qui véhiculerait implicitement la référence à une rationalité plus ou moins substantielle et normative, ne saurait guère trouver de sens auprès des dirigeants de PE. L’hybridation deviendrait dans ces conditions promise à l’échec. La pérennité de la PE s’en trouverait fragilisée, comme l’ont d’ailleurs montré maints exemples d’entreprises qui ont cru devoir sophistiquer à l’extrême leur système d’information.
17Des données comptables élémentaires et simplifiées suffisent pour créer une complexité de sens suffisante aux yeux des dirigeants de PE. Elles deviennent ainsi porteuses à la fois de réactivité, d’adaptabilité, d’innovation, mais aussi de stabilisation et de continuité. La simplification et l’adaptation du système d’information comptable s’installent dès lors au cœur du processus de pérennisation de la PE. Elles signifient une juste maîtrise de la tension entre l’absence et l’excès de formalisation comptable.
18L’accomplissement d’un tel processus suppose que, en cas de difficulté, le dirigeant de PE puisse s’appuyer sur une relation confiante avec son expert-comptable. Ce dernier s’institue en effet logiquement comme l’acteur clé seul capable d’aider à traduire les informations puis les connaissances. En cela, il devrait en général contribuer de façon déterminante à l’action et aux apprentissages du dirigeant, donc à la pérennité de la PE.
L’hybridation expertale du système de décision
19Comme à propos de l’hybridation du système d’information, l’étude d’une possible « catalyse » de l’hybridation du système de décision du dirigeant de PE par l’expert-comptable reposera sur plusieurs séries d’observations, soit :
- les trois études empiriques déjà évoquées dans la première partie de cet article et réalisées par administration en face-à- face d’un questionnaire sur le thème du système d’information comptable des dirigeants de PE français, tunisiens et syriens ;
- une étude centrée sur l’usage des nouvelles technologies de l’information dans la relation entre l’expert-comptable et son client [5], conduite en 2006 avec le soutien du Conseil supérieur de l’ordre des experts-comptables, par questionnaire, et réalisée auprès de 283?experts-comptables français ;
- une étude qualitative menée auprès d’un expert-comptable français et quatre de ses clients à propos des transferts de connaissances considérés comme support d’apprentissage [6]. De façon schématique, l’hypothèse d’hybridation du système de décision du dirigeant passerait par une phase de traduction de l’expertise et des données associées, puis par une construction de connaissances, ou un apprentissage, d’un modèle de gestion original car hybride.
20Un processus fondé sur la traduction, l’engagement et la confiance. Si la qualité de la relation conditionne la contribution de l’expert-comptable au système de gestion du dirigeant de PE, le rôle du premier n’est pas réductible au seul exercice d’un savoir technique immédiat, non partagé. Il s’élargit au contraire à des liens fondés sur l’engagement, la volonté de traduction, l’installation de la confiance, de valeurs communes, voire d’éléments plus affectifs ou émotionnels.
21Afin d’hybrider de son expertise le système de décision de son client, l’expert-comptable doit tout d’abord adapter les données transmises, ce qui suppose de dépasser l’activité immédiate de production et de diffusion standardisées de ces données : il ne s’agit pas seulement de fournir au dirigeant un dossier de gestion comptable normalisé, mais bien d’adapter le travail et le discours à la singularité de ce dirigeant, de son organisation, et du contexte. A défaut, l’intervention de l’expert-comptable restera sans effet du point de vue de l’hybridation.
22Plusieurs dirigeants interrogés lors de l’enquête réalisée auprès de PE françaises ont affirmé par exemple ne pas disposer du « tableau des soldes intermédiaires de gestion » (TSIG), mais adhérer à un centre de gestion agréé (CGA). Or le TSIG est forcément inclus dans le dossier de gestion fourni par les CGA à leurs clients. Mais il s’agit en l’occurrence d’un dossier standard, non adapté aux spécificités et aux besoins de telle ou telle PE, et donc perçu comme illisible.
23Ainsi, l’expert-comptable est supposé, lors du processus d’hybridation, traduire et faire émerger le sens des données en les convertissant sous une forme intelligible par le dirigeant, et s’appuyer pour cela sur un vocabulaire non technique et ancré dans la connaissance de l’activité de l’entreprise. L’expert-comptable interrogée dans le cadre de l’étude qualitative précédemment évoquée use ainsi constamment d’analogies et de métaphores pour traduire des données comptables techniques peu porteuses de sens pour le dirigeant. Elle s’appuie sur un vocabulaire non technique mais ancré dans une connaissance solide de l’activité du dirigeant. C’est grâce à cet effort de traduction de connaissances techniques, avec lesquelles le dirigeant est initialement peu familier, qu’elle peut lui transmettre un diagnostic de sa situation financière. Par exemple, témoigne-t-elle, « je ne leur parle pas des charges exceptionnelles qui grèvent leur résultat, mais du dégât des eaux qui a entraîné la perte de leur stock?».
24L’expert-comptable œuvre de la sorte à l’instauration d’une relation de confiance forcément réciproque avec son client. Dans le cadre de l’enquête précédente, elle affirme ainsi : « Je choisis des clients avec lesquels je partage les mêmes valeurs… Je n’ai pas dans ma clientèle de gens qui changent d’expert-comptable tous les deux ans. Ce qu’eux et moi recherchons, c’est la confiance, parfois un accompagnement sur toute la durée de vie de l’entreprise. »
25Il en résulte des liens forts, et des relations interindividuelles porteuses de processus collectifs et individuellement rétroactifs. Ces liens interpersonnels, « dont la force est une combinaison de la quantité de temps, de l’intensité émotionnelle, de l’intimité, de la confiance mutuelle et des services réciproques qui caractérisent ce lien?»? [7], deviennent au final de nature à faciliter et catalyser l’hybridation expertale du système de décision du dirigeant de PE, et par suite la pérennité de ce type d’organisation.
26Si son but est de créer une valeur perceptible par le dirigeant, l’expert-comptable ne peut donc pas se limiter à la production et à la diffusion technique de données comptables standard et non traduites. Il doit organiser de véritables efforts d’implication, de pédagogie et d’écoute. Le contenu du message compte alors moins que la manière dont les personnes sont mises en relation avec celui-ci. Cette dimension relationnelle devient donc centrale dans le processus d’hybridation expertale du système de décision du dirigeant de PE. L’expert-comptable joue ici le rôle du jardinier – ou de l’apprenti sorcier ? – qui fait en sorte que la « greffe des données comptables » puisse « prendre ». L’usage simultané des technologies de l’information et de la communication peut, sous certaines conditions, renforcer ce processus d’hybridation.
27Au final, les conditions d’engagement, de traduction et de confiance ainsi décrites constituent une sorte de précurseur de l’hybridation du système de décision. La réussite de cette dernière, supposée combiner ensuite intuition et expertise, devrait prendre des formes observables, relativement générales et stables, et par là relativement indépendantes des contingences.
28Une dynamique génératrice d’apprentissages. La position supposée privilégiée sinon déterminante de l’expert-comptable dans la sélection, l’adaptation, la diffusion et la traduction des informations et connaissances comptables, peut être symbolisée par un schéma du processus attendu de différenciation du modèle comptable informationnel en PE (voir figure page suivante).
Le processus d’hybridation par l’expert-comptable
Le processus d’hybridation par l’expert-comptable
29L’expert-comptable apparaîtrait comme l’acteur clé capable d’hybrider le système de décision de son client d’une expertise utile pour l’action, donc pour la pérennité. Mais cette contribution est sans doute variable au regard du contexte et des jeux d’acteurs éventuellement présents dans l’organisation et autour d’elle. L’expert peut se trouver aux prises avec une dynamique collective, complexe, fragile, parfois imprévisible. Ces incertitudes seront dépassées si les conditions d’engagement, de traduction et de confiance sont réunies. De façon dominante et originale, le dirigeant travaillera avec son expert, selon un schéma coopératif de partenariat, de coconstruction qui marquera son système de gestion. Pour l’expert, il ne s’agit cependant pas d’apporter des solutions standard conformes à ce que Marchesnay [8] appelle « des préceptes managériaux », supposés universellement applicables. Il ne s’agit pas non plus de prescrire à son client « la bonne solution », d’imposer un point de vue. Il s’agit en revanche de parvenir à ce que le dirigeant interprète et sélectionne les propos de l’expert avec discernement, intelligence. La diversité des contextes, des acteurs, des situations exclut d’ailleurs toute velléité d’interprétation uniformisée. Le principe est d’aider à percevoir la complexité, la diversité et la singularité, non de les réduire à des schémas normatifs donc appauvris.
30L’étude qualitative menée auprès d’un expert-comptable et quatre de ses clients montre que l’appropriation par le dirigeant des connaissances transmises par l’expert va de pair avec une amélioration de la gestion au quotidien. Cela traduit une compréhension améliorée des règles de gestion par ce dirigeant, une capacité à réaliser un autodiagnostic, et une mise en œuvre d’actions correctrices représentatives d’un apprentissage en « simple boucle » au sens d’Argyris [9]. L’expert-comptable affirme ainsi qu’au fil du temps, elle transmet à ses clients des connaissances qui leur permettent une intériorisation de règles de gestion rénovées. Elle explique que, rencontre après rencontre, le conseil conduit le dirigeant à des apprentissages lui permettant in fine, par exemple, d’anticiper des problèmes de trésorerie ou de prendre des décisions améliorant la rentabilité. Les critères peuvent toutefois demeurer tacites, apparemment peu conformes aux indicateurs formels et usuels en analyse financière et en contrôle de gestion.
31De même, la relation aboutit à une meilleure capacité de prise de décision stratégique et à une évolution des objectifs fondamentaux de l’organisation caractérisant un processus d’apprentissage en double boucle. Le transfert de connaissances conduit ainsi, et également, à une aide à la décision stratégique : investissement ou désinvestissement, création ou suppression d’emplois, par exemple. Finalement, l’expert-comptable semble bien jouer un rôle de garde-fou du point de vue de la pérennité de l’entreprise.
32En résumé, il existe de nombreux indices du rôle central que peut tenir l’expert-comptable dans l’émergence d’un processus de coconstruction d’outils de pilotage actionnables par le dirigeant de PE, puis d’apprentissages utiles pour la pérennité de l’entreprise.
Un acteur décideur atypique
33A partir de quelques données comptables que l’on pourrait qualifier « d’élémentaires », en ce sens qu’elles constituent la base même de ce qui est essentiel, le dirigeant de PE parvient souvent à construire des représentations riches et variées, propres à aider son action. Les outils comptables et leur simplicité deviennent alors à la fois support de continuité, de stabilité, et source de réactivité, d’adaptation, de prises de décision rapides et permanentes. Ils contribuent en cela à la maîtrise d’un équilibre entre changement et continuité, et donc à la pérennité. Cette formalisation élémentaire se combine en effet avec l’expérience, l’intuition, la mètis du dirigeant pour lui permettre de construire et comprendre l’ensemble, c’est-à-dire le complexe.
34Le problème n’est plus alors de savoir si les outils de gestion en petite entreprise sont simples ou complexes, rudimentaires ou sophistiqués. Il est de chercher s’ils sont ou non adaptés au contexte, aux besoins et aux compétences. Or cette émergence en PE d’acteurs non humains [10] adaptés ne va pas de soi. Pour choisir l’outil comptable adéquat, le modeler, le bricoler dirait Weick [11], ou savoir l’abandonner quand il ne permet pas de faire face à la situation, il faut un degré d’expertise que le dirigeant de petite entreprise ne possède pas toujours initialement, mais auquel il se révèle le plus souvent capable d’accéder assez rapidement.
35Quand l’expertise requise se situe hors du champ de compétences internes à la PE, l’expert-comptable apparaît alors comme un acteur clé capable de transmettre les informations et les connaissances, donc les apprentissages, utiles pour l’action. Mais la dimension relationnelle devient ici centrale. Elle seule permet de renforcer le capital humain et de modifier la perception et les pratiques du dirigeant. Les aspects subjectifs jouent en l’occurrence un rôle déterminant.
36C’est pourquoi il n’existe évidemment pas de norme dictant le degré requis de recours à un certain niveau de formalisme, de technicité ou d’expertise. Autrement dit, l’hybridation du système de gestion du dirigeant de PE reste singulière en ce qu’elle traduit à la fois l’usage d’un système d’information formel adapté aux besoins et compétences, la relation appropriée à un expert extérieur, et enfin la « mètis » de cet acteur décideur atypique que constitue le dirigeant de PE, ce que résume la figure ci-dessus.
L’hybridation du système de gestion du dirigeant
L’hybridation du système de gestion du dirigeant
37Il reste que, dans un grand nombre de cas, les dirigeants de PE tendent et parviennent à hybrider les deux composantes fondamentales de leur système de gestion que sont :
- d’une part le système d’information, en y intégrant efficacement mais non exclusivement une composante comptable formelle et normative, constat qui va à l’encontre de ce que dit souvent la littérature ;
- d’autre part le système de décision, c’est-à-dire le processus de choix, en assimilant mais relativisant une expertise gestionnaire plus conventionnelle, exprimée et traduite par leur expert-comptable, ce qui interroge au passage l’idée même de « modèle » de gestion.
38Cette hybridation signifie en tout cas que le dirigeant de PE reste en mesure de remettre chaque composante du système de gestion à sa « juste place » en fonction du contexte et du moment. Ce n’est pas l’expert qui lui impose ses vérités, ce n’est pas non plus le système de données formel qui lui impose ses informations. Dans ces conditions, il peut et doit garder constamment la capacité, l’aptitude de mettre ces éléments en harmonie. Il reste à mieux comprendre et à préciser les processus d’hybridation et les hypothèses qui sous-tendent leur réussite ; ce qui appelle des prolongements et approfondissements de la recherche.
Notes
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[*]
Philippe Chapellier est maître de conférences HDR en sciences de gestion à l’université de Montpellier-2. Il est membre du laboratoire « Montpellier recherche en management » et du LABEX Entreprendre. Ses travaux de recherche portent sur les outils de gestion du dirigeant de PME et sur le transfert de connaissances entre l’expert et le non-expert. Philippe.chapellier@univ-montp2.fr.
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Yves Dupuy est professeur émérite à l’université de Montpellier-2. Ses publications, directions de HDR et de thèses portent sur le contrôle des organisations. Yves.dupuy@univ-montp2.fr
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Ph. Chapellier, « Données comptables de gestion et système d’information du dirigeant de PE », Système d’information et management, vol. 1, n° 2, 1996.
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Z. Ben Hamadi et Ph. Chapellier, « Le système de données comptables des dirigeants de PE tunisiennes : complexité et déterminants, Management international, vol.?16, n° 4, 2012.
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Ph. Chapellier, A. Mohammed et R. Teller, « Etude du système d’information comptable des dirigeants de PME syriennes : complexité et contingences », Management & Avenir, n° 65, novembre 2013.
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[4]
M. Détienne et J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence, la mètis des grecs, Flammarion, 1974.
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Ph. Chapellier et T. Trigui, « Internet et la relation entre l’expert-comptable et le dirigeant d’entreprise », Revue française de comptabilité, n° 395, janvier 2007.
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[6]
S. Mignon, Ph. Chapellier, A. Mazars-Chapelon et C. Janicot, « Les transferts de connaissances comme support d’apprentissage : le cas de la relation expert-comptable/dirigeant de PE », 34e congrès de l’Association francophone de comptabilité, Montréal, 31 mai-1er juin 2013.
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B. Fallery et C. Marti, « Vers des nouveaux types de réseaux sur Internet ? Les réseaux à liens faibles du dirigeant de petite entreprise », Management & avenir, n° 13, juin 2007.
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[8]
M. Marchesnay, « La petite entreprise : sortir de l’ignorance », Revue française de gestion, vol. 29, n° 144, mai-juin 2003.
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[9]
C. Argyris, Savoir pour agir. Surmonter les obstacles à l’apprentissage organisationnel, InterEditions, 1995.
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[10]
Au sens de M. Callon et B. Latour, La Science telle qu’elle se fait, La Découverte, 1991.
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[11]
K. E. Weick, Sensemaking in Organizations, Sage, 1995.