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Article de revue

L'innovation ou la tragédie du modèle d'affaires

Pages 10 à 22

Notes

  • [*]
    Philippe Silberzahn est professeur à l’EM Lyon Business School et chercheur associé à l’Ecole polytechnique, où il a obtenu son doctorat. Il intervient depuis 2006 à HEC Paris. Il consacre ses travaux à l’entrepreneuriat et à l’innovation, sujets sur lesquels il a publié plusieurs ouvrages, dont Effectuation : les principes de l’entrepreneuriat pour tous (Pearson, 2014) et, avec Milo Jones, Constructing Cassandra : Reframing Intelligence Failures at the CIA, 1947-2001 (Stanford University Press, 2013). Le présent article est adapté de son dernier ouvrage, La Tragédie du modèle d’affaires ou le défi de l’innovation de rupture. Pourquoi les entreprises échouent face aux ruptures et comment y remédier, téléchargeable.
  • [1]
    Nous traduisons par « rupture » le terme anglais de « disruption » utilisé par Christensen. Celui-ci utilise également les termes de « disruptor » pour désigner l’acteur nouvel entrant qui déstabilise l’acteur en place, lui-même désigné sous le terme de « disruptee ».
  • [2]
    Les informations sur Unilever sont tirées du cas INSEAD n°?04/2008-5188 « Unilever in Brazil (1997-2007) », écrit par Pedro Pacheco Guimaraes et Pierre Chandon.
  • [3]
    Voir l’histoire d’ODD dans Jean-Yves Prax, Bernard Buisson et Philippe Silberzahn, Objectif : innovation. Stratégies pour construite l’entreprise innovante, Dunod, 2005. L’histoire détaillée peut être également lue en anglais sur http://www.strategos.com/articles/ODD_StrategyCreation.PDF
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1Des dizaines d’ouvrages ont été publiés sur la question de l’innovation et dans cette riche littérature se distingue un auteur dont les travaux ont reçu une attention considérable : Clayton Christensen. Ses travaux sont fondamentaux pour comprendre les mécanismes de l’innovation de rupture et leur impact sur les entreprises. Christensen a développé sa thèse dans plusieurs ouvrages, dont deux principaux : The Innovator’s Dilemma, paru en 1997, et The Innovator’s Solution, paru en 2003. Il montre que face à une innovation de rupture, l’acteur en place est confronté à un dilemme. Celui-ci ne peut pas embrasser la rupture, car elle s’inscrit dans un réseau de valeur différent et n’a aucun sens pour lui. Ainsi Western Union, leader du télégraphe au xixe siècle, estime que le téléphone, qui vient d’être inventé, n’est pas un moyen sérieux de communication. Kodak sait que la photographie numérique va cannibaliser sa très lucrative activité de film argentique. Mais sa réticence le condamne à terme si l’innovation réussit. Christensen montre que les acteurs en place ne se résolvent que trop tard à embrasser la rupture et finissent par disparaître.

2Le second ouvrage, The Innovator’s Solution, reprend les résultats du premier mais essaie de proposer des pistes de solution. Il reformule le dilemme non plus en termes de technologie mais en termes de conflit de modèle d’affaires : l’acteur en place est confronté au dilemme lorsque l’innovation de rupture nécessite un modèle d’affaires différent du sien. C’est par exemple le cas pour les compagnies aériennes confrontées au modèle «?low-cost?», qu’elles ont encore aujourd’hui beaucoup de difficulté à adopter.

Les points forts

Pour éviter le conflit entre son modèle d’affaires traditionnel et celui requis par une innovation de rupture, l’entreprise peut loger cette dernière dans une entité séparée.
Ce mode d’organisation ne garantit cependant pas le succès. Trouver le bon rythme, les bons outils d’évaluation et le bon management est tout aussi important.
La cohérence entre la stratégie d’innovation affichée au sommet et les dispositifs managériaux mis en place sur le terrain sont la clé du succès.

3Dès lors, Christensen suggère que, si un acteur veut résoudre le dilemme, il doit éviter le conflit de modèles d’affaires et protéger l’innovation de rupture, toujours fragile à ses débuts, en la logeant dans une entité séparée. Même si, comme toute théorie, celle de Christensen fait l’objet de critiques, le dilemme de l’innovateur permet une compréhension des mécanismes de l’innovation de rupture dans l’entreprise. Cette théorie explique des échecs qui sinon ne semblent avoir aucun sens et ouvre à des solutions qui, si elles n’offrent pas de garantie de succès, permettent au moins d’éviter les plus gros écueils [1].

4Le présent article montre comment surmonter le dilemme de l’innovateur sur le plan tactique et sur le plan stratégique.

La réponse tactique : protéger le projet d’innovation

5Le modèle d’affaires d’une entreprise détermine les opportunités qu’elle trouve attractives. Cela explique le « dilemme de l’innovateur » mis en lumière par Clayton Christensen, selon lequel une entreprise peut rester inactive face à une rupture qu’elle a pourtant parfaitement identifiée, que cette rupture relève d’un nouveau marché ou qu’elle émerge « par le bas ». La raison en est que le modèle d’affaires, qui repose pour fonctionner sur les ressources, processus et valeurs (RPV) uniques mis en œuvre par l’entreprise, rend les ruptures non attractives. Regardons quelles sont les implications de ce constat en termes organisationnels.

6Un modèle d’affaires est efficace si les RPV sont cohérents avec les deux autres composants du modèle, la proposition de valeur et le moteur de profit. Le point important est qu’un modèle d’affaires n’est pas désincarné. C’est le reflet de ce qu’une entreprise est intimement, la traduction de son identité et de sa manière de fonctionner. Car si, au début, le modèle d’affaires détermine les ressources, processus et valeurs nécessaires à sa mise en œuvre, la relation s’inverse au cours du temps : les ressources, processus et valeurs finissent par déterminer les modèles d’affaires que l’on trouve attractifs.

7Souvent, il n’y a qu’un seul modèle possible pour un RPV donné. Cela explique pourquoi une entreprise ne réagit pas face à une rupture : celle-ci nécessiterait un nouveau modèle d’affaires, qui serait donc en conflit avec le modèle existant. Toutes les entreprises qui ont essayé de se lancer dans le low-cost en ont fait la douloureuse expérience. On voit combien la réponse à une rupture n’est pas une question d’information, mais d’identité et de modèle d’affaires. Kodak était parfaitement au courant de la révolution numérique dans la photo mais n’a jamais réussi à véritablement miser sur le numérique tant son ancien modèle, la vente de films argentiques, était rentable.

8Changer de modèle d’affaires est donc difficile – cela revient à changer l’identité de l’entreprise. Il était possible, pour Kodak, de faire travailler des ingénieurs sur la photo numérique, mais l’entreprise se voyait avant tout comme un chimiste vendant des films. Pour la même raison, avoir plusieurs modèles au sein d’une même entreprise apparaît très compliqué car cela supposerait de faire coexister plusieurs systèmes de valeurs simultanément et le conflit d’allocation de ressources serait vif.

9On imagine mal, par exemple, Mercedes devenir un leader du low-cost (ses efforts en matière de petits véhicules, pourtant loin du low-cost, témoignent de la difficulté). Comment, dès lors, répondre aux ruptures qui nécessitent un nouveau modèle ? On sait que, si on essaie de l’intégrer dans la structure actuelle au côté du modèle existant, il y aura conflit. Généralement, l’ancien tend à étouffer le nouveau. La raison en est simple : l’ancien modèle a fait ses preuves, il fournit en général les ressources actuelles de l’entreprise. Plus le modèle actuel marche bien, plus la transition est difficile.

10Loger l’innovation de rupture dans une entité séparée. Plusieurs modèles d’affaires ne pouvant coexister au sein d’une même structure, Christensen préconise de loger l’innovation de rupture dans une nouvelle entité relativement isolée de la structure principale et de la laisser développer son modèle d’affaires et donc ses propres ressources, processus et valeurs.

11C’est ainsi qu’assez rapidement Nespresso a été séparé de Nestlé et est devenu une entité quasi indépendante. Tellement indépendante qu’à la fin elle a dû se financer elle-même par un prêt bancaire tant la maison mère doutait du projet.

Les ressources, processus et valeurs d’Unilever

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Ressources Processus Valeurs Experts marketing de formation haut niveau Développement produit poussé, meilleurs ingrédients Structure de coût élevée (budgets â marketing, employés très qualifiés) Produits haut de gamme, focalisés sur la qualité et la performance Etudes de marché sophistiquées Culture de performance financière Haute technologie Allocation de ressources basées sur les marges produit Donner aux clients les meilleurs produits Distribution par les supermarchés Systèmes d’incitation basés sur la marge et le chiffre d’affaires Orientation concurrentielle mondiale

Les ressources, processus et valeurs d’Unilever

12Face à une innovation, il faut se demander si elle constitue une rupture, c’est-à-dire si elle appelle un nouveau modèle d’affaires (nouveau marché ou low-cost). Si c’est le cas, il convient de la loger dans une entité séparée. Sinon, elle peut rejoindre les unités d’affaires existantes.

13Une rupture par le bas réussie : Unilever au Brésil. En 1996, Unilever Brésil est un leader solide du secteur des poudres détergentes avec une part de marché de 81?%, grâce à trois marques haut de gamme. L’entrée récente de son concurrent Procter & Gamble bouscule cette position et l’encourage à étudier de nouvelles sources de croissance. L’une d’entre elles est le segment des consommateurs à faible revenu (LIC, low income consumers) dans la région du Nord-Est. Unilever pouvait-il viser ce segment ? Pour le savoir, on peut construire le tableau RPV simplifié de l’entreprise. Le modèle montre qu’il va être difficile pour Unilever de cibler les LIC :

  • en termes de ressources. Ce segment nécessite des produits spécifiques, pas simplement une réduction des prix, et une distribution adaptée car les LIC ne fréquentent pas les supermarchés?;
  • en termes de processus. Le segment est entièrement nouveau pour Unilever, il représente donc un haut niveau d’incertitude quant aux paramètres du projet?: produit, prix, promotion, distribution, marque, etc., alors que l’entreprise est plus habituée aux changements incrémentaux sur des marchés connus. Il est nécessaire de créer de nouveaux produits, plus simples. La faible marge du segment visé est aussi en contradiction avec la culture de marges fortes et l’allocation de ressources basée sur celles-ci. Le segment risque donc d’être défavorisé dans l’allocation des ressources ;
  • en termes de valeurs. Unilever offre habituellement des produits de haut niveau de performance, vendus à prix élevé. Viser les LIC est une direction totalement nouvelle pour l’entreprise, car ces clients ont besoin de produits performants sur certains critères (par exemple, pour une lessive, le blanc doit être parfait), mais à prix bas. Il faut donc qu’Unilever accepte de fournir des produits de qualité inférieure sur certains points à ce qu’il vend habituellement, ce qui est loin d’être évident et suscite de fortes réticences internes. Les concurrents sur ce marché ne seraient pas les firmes habituelles comme P&G, bien connues, mais plutôt des acteurs locaux. Obtenir des ressources du siège pour lutter contre eux pourrait s’avérer difficile car la priorité de l’entreprise en matière de concurrence est bien P&G.

14Pratiquement tous les paramètres RPV nécessaires pour viser le marché LIC sont en conflit avec ceux d’Unilever en 1996. En clair, l’entreprise n’est absolument pas en mesure de viser ce marché en l’état. L’abandon du projet semble la décision la plus évidente.

15Pourtant, ce n’est pas ce que choisit l’équipe locale, persuadée à la fois du potentiel de ce marché et de la capacité d’Unilever à y réussir. Pour cela, l’équipe crée ex nihilo une nouvelle organisation, autonome, avec son propre RPV. L’intégralité de la chaîne de valeur est revue. Par exemple, pour abaisser les coûts de fabrication, l’usine est spécialement conçue pour utiliser une méthode de séchage en plein air, profitant ainsi du climat de la région. Le détergent est vendu en petits paquets, sous emballage plastique car la lessive est faite au bord de la rivière et on doit pouvoir poser le sachet par terre sans qu’il se mouille. On pourrait multiplier les exemples indiquant comment l’ensemble du concept produit a été repensé en fonction du segment visé.

16Un beau cas de marketing mais, au-delà, une leçon en matière d’innovation illustrant, en creux, les risques qu’il peut y avoir à attaquer un marché sans en maîtriser toutes les dimensions, et surtout à appliquer son modèle d’affaires actuel à une opportunité qui en nécessiterait un nouveau [2].

17Une rupture de nouveau marché réussie : Nespresso. Combien de temps Nestlé a-t-il a mis pour développer sa machine à café Nespresso ? Un an? Cinq ans? La réponse est vingt et un ans. Parti d’une technologie licenciée à l’institut Battelle par Nestlé en… 1974, Nespresso ne deviendra rentable qu’en 1995.

18Pendant ces vingt et un ans, Nestlé aura connu des problèmes techniques et des échecs commerciaux (le produit a été lancé plusieurs fois, sur différents marchés avec des modèles économiques différents). Par exemple, l’une des premières tentatives de commercialisation vise les restaurants. Mauvaise cible, car le critère de performance n’est pas le bon : conçue pour de petits volumes, la machine présente un coût à la tasse très élevé, alors que les restaurateurs sont très attentifs à ce coût car ils servent beaucoup de café. Débuté au sein de Nestlé, le projet Nespresso est bientôt isolé dans une entité spécifique en raison de l’hostilité du reste de la société. Il ne cadre pas du tout avec le cœur de métier de Nestlé qui vend du café en paquets aux supermarchés, alors qu’il s’agit ici de vendre une machine à des particuliers. Il faut dire que ce projet absorbe un budget conséquent aux dépends des unités d’affaires engagées dans une concurrence féroce avec les autres distributeurs de café en grains. Il ne tient, malgré ses échecs successifs, que grâce au soutien du PDG de la société.

19Longtemps piloté par des cadres « pur sucre » de Nestlé, le projet connaît une nouvelle vie lorsque la firme se décide à recruter un outsider pour le diriger. Le choix se tourne vers Jean-Paul Gaillard, qui avait commercialisé la marque de vêtements de Marlboro. Ce dernier ne connaît rien au café, mais il a l’expérience du lancement d’une affaire radicalement différente du cœur de métier d’une entreprise. Il n’est pas prisonnier des schémas de pensée de Nestlé.

20Les études de marché sont négatives, mais Gaillard les ignore, et lance finalement le produit avec le positionnement que nous lui connaissons aujourd’hui. Cela finit par marcher. L’idée du Club Nespresso situe le produit sur le haut de gamme et permet un marketing direct adressé aux clients, ainsi que l’ouverture de magasins gérés par Nestlé, une autre première pour la société.

21On a là une accumulation d’innovations qui illustrent les risques incroyables pris. Surtout, le cas montre la ténacité de Nestlé : vingt et un ans d’échecs pendant lesquels l’entreprise a «?remis au pot?» alors que les pertes s’accumulaient. Mais vingt et un ans qui aboutissent à l’un des produits les plus profitables de Nestlé. Tout cela pour une cafetière !

Quatre erreurs à éviter quand on gère un projet de rupture

22Loger l’innovation de rupture dans une entité séparée est une condition nécessaire, mais pas suffisante. On peut distinguer quatre erreurs principales, mais il y en a beaucoup d’autres à éviter pour donner toutes ses chances au projet.

23Vouloir aller trop vite. Imaginons qu’une entreprise se fixe un objectif de croissance de 10?%. Elle cherche à identifier un marché nouveau dont elle pourrait prendre, par exemple, 20?%. Si l’entreprise fait 1 million d’euros de chiffre d’affaires, elle doit augmenter ce chiffre d’affaires de 100?000 euros, c’est-à-dire trouver un marché dont la taille minimale soit de 500?000 euros. Si elle fait 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, elle doit augmenter son chiffre d’affaires de 10 millions d’euros, c’est-à-dire trouver un marché dont la taille soit de 50 millions d’euros. Si elle fait 10 milliards de chiffre d’affaires, elle devra augmenter son chiffre d’affaires de 1 milliard d’euros, c’est-à-dire trouver un marché dont la taille sera de 5?milliards d’euros. Plus la taille de l’entreprise est grande, plus le marché sur lequel se lancer doit être important pour satisfaire ses objectifs de croissance. Or, par définition, il n’existe pas de marché en émergence qui atteigne de telles dimensions. Tout nouveau marché correspondant à une rupture commence très petit (à supposer qu’il y ait un marché, ce qui n’est jamais garanti).

24Dans la grande entreprise, des objectifs très ambitieux en termes de chiffre d’affaires seront donc donnés aux équipes en charge des projets. Or cette approche cache une croyance, fausse, selon laquelle le développement d’un projet d’innovation de rupture serait linéaire. Non seulement tous les nouveaux marchés commencent très petits, mais ils ont également tendance à le rester assez longtemps. Il y a donc une discontinuité fondamentale dans la naissance d’une innovation : d’abord, une première période d’incubation incompressible et, ensuite, si cette incubation réussit, un passage à l’échelle ouvrant sur la croissance.

25Un projet d’innovation doit démarrer lentement, en étant, pour reprendre l’expression de Clayton Christensen, « patient pour le chiffre d’affaires, mais impatient pour le bénéfice ». La viabilité du projet, c’est-à-dire la capacité à montrer que ce qu’il offre intéresse des gens qui sont prêts à payer pour cela, importe plus que la croissance du nombre de ces gens dans la phase initiale.

26La phase initiale d’un projet d’innovation de rupture (en gros jusqu’au moment où le modèle d’affaire est déterminé) peut durer très longtemps : Adobe a mis près de dix ans pour que sa technologie PDF devienne rentable, Nestlé en a mis plus de vingt pour Nespresso. L’innovation de rupture n’est donc pas un jeu statistique, elle n’est pas non plus une suite d’essais-erreurs, mais beaucoup plus la construction patiente d’un réseau de valeur, une partie prenante à la fois. Il est parfaitement possible que le projet ne produise pas grand-chose en termes de chiffre d’affaires pendant longtemps, mais il serait suicidaire de l’interrompre à cause de cela. C’est un peu comme un viaduc : vous devez construire dix-sept piliers ; vous en construisez seize, et à ce moment-là le financier de l’entreprise arrive et dit : « Ça fait seize piliers que je finance et pas une seule voiture n’a encore pu traverser le viaduc, on arrête tout. »

27Singer l’entrepreneuriat en «?échouant vite?». La complexité du processus d’innovation et l’incertitude à laquelle sont confrontés les entrepreneurs a posé depuis longtemps la question de l’approche générale du processus entrepreneurial. Une approche qui se développe ces derniers temps est celle consistant à échouer vite (« fail early »). En substance, l’idée est que, comme on ne peut pas trop savoir où l’on va, il faut essayer quelque chose, voir rapidement si ça marche et, si ça ne marche pas, abandonner et essayer autre chose. Cette idée est séduisante : elle appelle à une ouverture d’esprit et flatte l’entrepreneur en mettant en avant sa capacité à prendre de difficiles décisions. Elle est toutefois dangereuse car, comme souvent dans ces cas-là, elle repose sur une conception implicite, mais erronée, du processus d’innovation, que ce soit pour l’entrepreneur ou pour l’entreprise existante.

28Comme nous venons de le voir, l’innovation est un processus social dans lequel l’action de l’innovateur (ou de l’entrepreneur) consiste à créer un réseau de valeur constitué d’un ensemble d’acteurs (clients, fournisseurs, préconisateurs, partenaires, etc.) qui deviennent parties prenantes au projet. La nature sociale de la démarche de l’innovateur en fait donc un processus extrêmement complexe et fastidieux. Il faut convaincre les parties prenantes de s’engager dans le projet une à une.

29L’image du viaduc évoquée plus haut n’est pas si bonne que cela car au moins, quand on construit un viaduc, on sait où l’on va et combien de piliers il reste à construire. Dans le processus d’innovation, c’est rarement le cas. Plus le projet est un projet de rupture, plus il se développe dans un environnement incertain. Dans un environnement de ce type, la démarche d’essais-erreurs ne fonctionne pas au mieux. Quelque chose peut échouer, mais on peut néanmoins avoir intérêt à continuer. Si Nestlé avait appliqué la théorie du fail early, Nespresso n’aurait pas vu le jour. Le risque avec le credo « échouer vite pour essayer autre chose » n’est donc pas seulement d’abandonner trop tôt, mais surtout d’abandonner pour de mauvaises raisons sans tirer les leçons d’un premier échec.

30Essayer d’être le premier. La théorie de la rupture éclaire d’un jour nouveau la question de l’avantage au premier entrant (first mover advantage). Cette théorie stipule que le premier entrant sur un nouveau marché bénéficie d’avantages lui permettant d’en prendre le leadership et de résister efficacement à l’entrée de concurrents tardifs. L’avantage au premier entrant forme notamment la base conceptuelle de l’approche dite « Océan bleu ». En énonçant que le principal facteur de compétitivité est l’ordre d’arrivée sur un marché, cette théorie recommande d’aller le plus vite possible pour y être le premier. Or elle souffre d’un défaut majeur : elle n’est que rarement confirmée par les faits. Beaucoup d’acteurs leaders dans leur domaine ont été des entrants tardifs : Procter & Gamble dans les couches-culottes, Gillette dans les rasoirs, Google dans les moteurs de recherche, pour ne citer que quelques exemples.

31Les travaux de Christensen ont mis en lumière le fait que les entreprises en place sont rarement ignorantes d’une rupture dans leur environnement : elles ont souvent une bonne maîtrise de la technologie pour la simple raison qu’elles en sont généralement à l’origine. La technologie du quartz, qui a failli détruire l’industrie horlogère suisse, a été mise au point… au sein de cette même industrie.

32Le critère principal de réussite dans le cas d’une rupture est la motivation de l’acteur considéré. Par motivation, on entend l’adéquation de son modèle d’affaires à l’opportunité représentée par l’innovation de rupture. Dans l’exemple du quartz, l’industrie horlogère suisse, bien qu’ayant inventé la technologie, ne s’y est pas du tout intéressée. Elle avait en effet bâti sa réputation d’excellence sur la mise au point de mécanismes d’horlogerie, et tout cet investissement et cette réputation auraient été réduits à néant par l’adoption du quartz. Dit autrement, la technologie du quartz n’était pas conforme aux ressources, processus et valeurs de l’industrie suisse et n’avait donc aucun intérêt pour elle. Celle-ci est donc devenue une « non-entrante » sur ce marché.

33Mal mesurer la progression du projet de rupture. La mesure de la progression du projet d’innovation est extrêmement importante. Dans ce domaine, deux erreurs peuvent être commises. La première, c’est de gérer le projet comme un projet d’innovation continu. La seconde, c’est d’abandonner toute velléité de gestion au prétexte que « l’innovation, ça ne se gère pas ». Lorsqu’une entreprise prend conscience que sa volonté de mesure de performance asphyxie l’innovation, elle peut être en effet tentée de créer un espace d’innovation auquel on épargne toute mesure. On crée donc une entité innovation et on la laisse expérimenter en espérant qu’il en sorte de nouveaux produits et services. Or là encore, cela reflète une incompréhension du processus d’innovation. En effet, on risque de retrouver le syndrome du PARC (Palo Alto Research Center) de Xerox à l’origine de certaines des plus grandes inventions du monde de l’informatique actuel (entre autres, souris, interface graphique, réseau Ethernet) mais qui n’en a jamais commercialisé aucune.

34En conclusion, l’innovation de rupture s’évalue et se mesure différemment de l’innovation continue et, a fortiori, de l’activité actuelle. Sa nature particulière fait qu’il faudra vraisemblablement développer des critères de mesure propres à chaque projet.

La réponse stratégique : créer une capacité d’innovation

35Comment rendre l’organisation plus innovante ? La plupart du temps, les organisations sont conscientes de la nécessité d’innover. Souvent, elles ont organisé sur le sujet un séminaire, qui s’est conclu par la définition de plusieurs piliers stratégiques dont l’innovation fait partie. Puis la communication a pris le relais : un film a été produit, qui se termine par un message du dirigeant, diverses plaquettes et brochures ont été distribuées, un intranet mis en place et un responsable innovation a été nommé en fanfare.

36C’est là que les ennuis commencent… Car ensuite, rien ne se passe. « Comment rendre mon organisation plus innovante » est une sorte de quête du Graal… Une chose est sûre : tout ce qui ne tient pas compte du mécanisme d’allocation de ressources et plus généralement des facteurs qui motivent la prise de décision à tous les niveaux est voué à l’échec. Passons donc en revue ce qui ne marche pas…

37Poser le problème en termes de créativité ? Les mythes ont la vie dure. Parmi les plus durables, celui qui explique le manque d’innovation par le manque de créativité. Nous ne sommes pas assez innovants ? Créons une boîte à idées ! L’informatique permet d’en créer d’ultrasophistiquées : un système à base de Web 2.0, dont l’administrateur peut suivre les suggestions en temps réel, organiser des votes, classer les suggestions, calculer des statistiques, etc.

38Malheureusement, les entreprises découvrent rapidement les limites d’un tel système. Premièrement, l’expérience montre que la plupart des idées soumises entrent dans la catégorie des améliorations incrémentales. Deuxièmement, les idées récoltées sont souvent du « réchauffé ». Elles traînaient depuis des années dans un placard. Troisièmement, se pose le problème de la gestion : comment classer les idées ? Comment décider lesquelles poursuivre et sur quels critères ? Le pire qui puisse arriver dans un tel système est le manque de suivi de la part de la direction. Pour ceux qui auront soumis des idées, ne pas les voir suivies est une garantie de démotivation et de désillusion, le résultat étant pire qu’avant l’instauration de la boîte à idées. En particulier si les critères de décision ne sont pas clairs et acceptés. Le risque pour la direction est de perdre toute crédibilité et de faire apparaître la boîte à idées comme une simple opération de communication interne.

39Créer une entité «?innovation?»?? La réaction fréquente d’une entreprise confrontée au manque d’innovation est de créer une entité « innovation » chargée d’ouvrir des voies dans ce domaine. Très souvent une telle initiative, lancée en fanfare, s’étiole et l’entité finit par disparaître. Le cas d’ODD (Opportunity Discovery Department), l’entité innovation d’AT&T, est emblématique. Créée en 1996, très active et très productive, ayant bien anticipé plusieurs des innovations fondamentales des télécoms, elle n’aura finalement pas d’impact sur la stratégie de l’entreprise. Le groupe ODD sera dissous en 1998, deux ans après sa formation, et AT&T sera racheté quelques années plus tard par SBC Communications pour une bouchée de pain au terme d’un long déclin [3].

40ODD est un exemple assez typique de ce qui arrive aux entités « innovation ». D’une part, elles sont victimes du syndrome de Cassandre ; elles ont conscience des difficultés à venir, notamment que le cœur de métier est voué à la disparition, mais elles ne sont pas entendues. Souvent, c’est parce que le cœur de métier produit encore des revenus importants et qu’aucun élément financier ne pointe de problème particulier. Il se peut même que la profitabilité augmente, ce qui est typiquement le cas de segments matures.

41En général, l’entité est créée en fanfare avec l’appui enthousiaste du PDG. A sa tête est généralement nommé un cadre jeune et ambitieux, qui porte un regard neuf sur l’organisation et est décidé à la faire bouger. Très innovant lui-même (où elle-même), il commence à travailler avec des anthropologues et des sociologues, développe des pilotes, multiplie les présentations à chaque réunion d’entreprise sur la nécessité d’innover. Mais il n’a aucune prise sur l’organisation.

42Après une période d’intérêt poli et sincère – rappelez-vous, l’innovation est l’un des piliers de la stratégie –, les gens sont happés par la pression du quotidien. Notre innovateur commence à lasser, d’autant que ses critiques implicites et parfois explicites de l’inertie actuelle passent mal auprès des « crocodiles » qui font rentrer l’argent pour le moment. La lassitude se transforme en hostilité quand le budget de la cellule commence à faire jaser, d’autant que bien sûr les anthropologues et les projets pilotes n’ont pas rapporté le moindre centime et que la cellule est installée dans un loft du Marais. Vient un jour où l’existence même de l’entité est remise en cause, et celle-ci, généralement, se dissout progressivement dans l’organisation. En somme, si une telle entité n’est pas capable de démontrer rapidement sa capacité à générer du chiffre d’affaires, elle disparaît.

43Que faire alors ? Avoir un groupe qui se consacre à un horizon un peu plus long que le prochain trimestre est d’une évidente utilité. Mais ce groupe ne peut survivre et réussir que s’il est intimement lié à l’activité de l’entreprise. L’impératif doit être de faire, et non seulement de penser. Eviter comme la peste les travers français que constituent les études, réflexions, analyses d’usage et autres expérimentations qui ne sont qu’excuses pour maintenir une inertie active.

44Un groupe de coordination focalisé sur la production et la création en lien avec les différentes unités d’affaires a davantage de chances de fonctionner. Pour piloter l’innovation de rupture, une démarche intrapreneuriale sans lien avec les unités d’affaires devra sans doute être préférée, à l’image de ce que fait Johnson & Johnson. Les projets doivent avoir pour impératif de très vite gagner de l’argent, même si les montants peuvent être faibles. A la tête de l’entité innovation, on préférera quelqu’un qui a déjà eu des responsabilités opérationnelles mais sait prendre de la distance tout en ayant une bonne maîtrise de l’environnement politique de l’entreprise. Une perle rare, en somme…

45Définir un processus d’innovation?? Il faut éviter à tout prix de définir un processus officiel d’innovation. La première tentation est en effet de tout mettre à plat et de « rationaliser » la conduite d’un projet d’innovation au sein de l’organisation, avec étapes, jurys, etc. C’est oublier que l’innovation, en tout cas de rupture, suit rarement un processus linéaire. Il vaut mieux mettre en œuvre quelque chose de beaucoup plus léger et surtout d’organique. Par exemple, chaque projet sollicitant des ressources devrait également proposer ses propres critères d’évaluation et se mettre d’accord avec un comité des sages. Ainsi, le porteur de projet dira : donnez-moi telles ressources, et dans six mois je prévois d’avoir atteint tel ou tel objectif. On peut également instaurer un droit d’appel si le projet est refusé, par exemple convaincre une unité d’affaires de le soutenir, etc. D’une manière générale, la gouvernance du modèle d’innovation doit émerger d’une pratique collective réfléchissante. C’est la seule manière de faire que ce modèle soit bien conforme à la culture de l’entreprise qui le met en œuvre.

Créer une organisation sensible aux «?non-consommateurs?»

46L’un des impératifs les plus dangereux qui soient, que l’on rencontre pourtant à tout bout de champ, est l’«?orientation client?». Par cet anglicisme, on veut dire que les entreprises qui réussissent sont celles qui connaissent parfaitement leurs clients et répondent à leurs moindres souhaits. Les travaux de Christensen montrent que les entreprises établies échouent en dépit d’une attention sans faille aux besoins de leurs clients. Autrement dit, ces entreprises n’échouent pas parce qu’elles n’ont pas été «?orientées client?». En fait, c’est l’inverse qui se vérifie : elles échouent parce qu’elles le sont trop.

47L’orientation client entraîne deux effets pervers : d’une part l’entreprise ignore les non-consommateurs, qui vont être séduits par l’offre de rupture, et d’autre part elle «?sur-sert?» ses clients les plus exigeants, s’exposant ainsi à une rupture par le bas. L’impératif d’orientation client n’est pas faux en lui-même mais doit être pensé en fonction de trois types de clients :

  • les clients actuels, tels que décrits par les théories du marketing classique. Ils sont satisfaits mais en réclament toujours plus pour toujours moins cher. C’est là le domaine de l’innovation continue, c’est-à-dire de l’amélioration régulière des produits : voitures consommant moins, lessive lavant plus blanc, téléphones avec plus de fonctions, etc. Ces clients ont tendance à tirer l’entreprise vers le haut ;
  • les clients sur-servis, qui sont dépassés par l’offre actuelle. Les nouvelles fonctions sont sans intérêt pour eux : disque dur de 500?Go pour une grand-mère qui souhaite utiliser Internet, voiture bourrée de gadgets inutiles, rasoir à cinq lames, etc. Ces clients sont de moins en moins enclins à payer pour des fonctions inutiles à leurs yeux. Résultat, ils sont les premiers candidats pour une offre low-cost alternative. Dès l’apparition de celle-ci sur le marché, ils vous quitteront sans remords, car ils ont l’impression – souvent justifiée – qu’ils ne vous intéressent plus. Leur départ pourra augmenter votre marge moyenne mais vous fera perdre du volume et donc, à terme, augmentera vos coûts de production unitaires. C’est ce qui est arrivé à General Motors qui en 2009 ne vendait pratiquement plus que des Hummer et des pick-ups haut de gamme. C’est la source du succès de Free en 2012 avec son offre mobile low-cost ;
  • les non-consommateurs, qui n’achètent rien chez vous car vos produits ne répondent pas à leurs besoins. Ils n’achètent pas non plus à vos concurrents, car c’est la catégorie même du produit qui ne correspond pas à leur besoin. Vous ne les connaissez donc pas, ils ne se plaignent pas et n’assaillent pas votre centre d’appels. Mais ils vous tuent en silence. Le problème, c’est qu’en cas de rupture technologique ils adopteront le nouveau produit, mais vous n’en saurez rien, car, rappelez-vous, vous avez déjà conclu qu’il n’y avait pas de marché…

48Lorsque donc vous avez sous la main une innovation de rupture, c’est-à-dire une innovation qui nécessite un nouveau modèle économique, il faut aller chercher les clients ailleurs que dans vos segments habituels. La difficulté est naturellement que vous partez littéralement de zéro pour cela. Techniquement, les non-consommateurs ne sont pas des « prospects ». Des prospects sont potentiellement acheteurs, tandis que des non-consommateurs ne pourraient pas être satisfaits par l’offre actuelle.

49L’important ici est de reconnaître que l’entreprise doit avoir en fait une stratégie marketing à trois volets, pour chacune des trois catégories de clients. Pour les clients actuels, la stratégie consiste à toujours améliorer les produits actuels. La notion d’orientation client est pertinente. Pour les clients sur-servis, qui s’en vont en silence généralement, il faut construire une offre spécifique autour de la simplification et d’un prix bas. Pour les non-consommateurs, la stratégie est totalement différente. Il s’agit de construire une offre entièrement nouvelle. Or c’est très difficile : un appareil photo numérique n’est pas une amélioration d’un appareil à film argentique. Un téléphone mobile n’est pas un téléphone fixe amélioré. Un four à micro-ondes n’est pas un four normal en mieux. C’est pour cela que l’offre aux non-consommateurs, qui correspond à l’innovation de rupture, est si difficile pour les entreprises.

Mettre en cohérence les dispositifs managériaux

50La dimension humaine est évidemment le facteur clé de succès de la démarche d’innovation, qu’elle soit regardée sous l’angle RH – qui recrutons-nous ? comment incitons-nous à prendre des risques?? – ou bien sous l’angle culturel – célébrer les insuccès comme les réussites, relativiser la notion d’échec. L’innovation est par nature une question transverse qui résiste mal à une pensée en silos fonctionnels. C’est l’une des raisons des limites de l’approche consistant à créer une direction de l’innovation au sein d’une entreprise. On risque en effet d’ajouter simplement un silo qui aura du mal à s’intégrer aux autres silos, sans compter qu’une direction qui n’est pas source de revenu n’a que peu de possibilités d’action réelle sur le long terme, une fois l’enthousiasme initial retombé.

51Ressources et valeurs. La démarche ne peut fonctionner sans une compréhension profonde de la façon dont sont prises les décisions dans l’organisation, et en particulier la décision la plus importante : l’allocation de ressources. Cela est valable à tous les niveaux, car une partie cruciale de l’activité d’un employé consiste à allouer des ressources, que ce soient des budgets ou des dépenses, ou encore du temps. Les milliers de microdécisions prises chaque jour par les milliers de salariés d’une organisation se cumulent et forment une stratégie de fait.

52Il est essentiel de comprendre les valeurs de l’entreprise qui vont déterminer ces prises de décisions au quotidien et de les modifier pour qu’il y ait une incitation à innover. Il ne s’agit pas de dire que l’innovation ne peut réussir que si on met en place des incitations spécifiques, comme une prime à l’innovation ou un concours d’innovation. La nature humaine est heureusement plus sophistiquée. Il est raisonnable de supposer que les gens innovent spontanément. Il s’agit de comprendre les mécanismes incitatifs qui aujourd’hui les empêchent d’innover et de les modifier en conséquence.

53Pour mener cette recherche extrêmement lucide et pragmatique, on fera bien d’examiner des cas concrets. Prenons celui d’un commercial qui revient d’un rendez-vous chez un client avec une idée de nouveau produit. Va-t-il pouvoir poursuivre cette idée jusqu’au succès?? Quand je prends cet exemple, on me répond souvent « mais chez nous, certainement, car l’innovation est une valeur très mise en avant ». Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. L’innovation est mise en avant dans des centaines d’entreprises et pourtant celles-ci n’innovent pas du tout. La raison en est qu’elles n’ont pas prévu de dispositif managérial pour cela.

54Imaginons que notre commercial prenne cette valeur de l’entreprise au sérieux et poursuive son idée. Il va en parler à son supérieur, qui, au fait de cette valeur affichée, ne peut que l’encourager à poursuivre. Le commercial y passe du temps. Au bout d’un moment, le temps qu’il y consacre fait que ses résultats commerciaux en pâtissent. Ses objectifs commerciaux actuels sont en conflit avec son nouvel objectif, innover pour créer de nouveaux produits, qui est le propre de la problématique de l’innovation. Tout effort destiné au second (nouveau) se fait nécessairement au détriment des premiers (actuels), parce que le temps du commercial est limité. C’est la manière dont elle permet de résoudre ce conflit qui va déterminer si, en pratique, l’entreprise est innovante ou pas.

55Résoudre le conflit dans les faits. Il y a dès lors deux possibilités : soit l’entreprise souhaite véritablement innover et elle met en place un dispositif managérial pour permettre au commercial de poursuivre son idée malgré la non-atteinte probable de ses objectifs. Soit elle ne le fait pas et, à la fin de l’année, le commercial sera pénalisé. Démonstration sera faite que l’entreprise ne veut pas vraiment innover au sens où l’atteinte des objectifs commerciaux immédiats reste la priorité. L’innovation se fera ensuite, c’est-à-dire jamais.

56Le rôle du dispositif managérial est donc de permettre de résoudre ce conflit fondamental pour l’innovation, qui se pose à tous les niveaux de l’organisation, tous les jours. L’innovation n’est pas le résultat d’une seule intention de la direction. Elle est le résultat des dispositifs managériaux mis en place pour traduire cette intention dans les faits. Toute intention d’innovation qui ne se traduirait pas par la mise en place de ces dispositifs n’aboutirait à rien.

57Quels peuvent être ces dispositifs?? La réponse est spécifique à chaque entreprise. Ainsi, 3M laisse du temps libre à ses employés sans leur demander de comptes. C’est bien, mais cela offre peu d’indications à l’innovateur sur ce qu’il doit faire une fois qu’il a eu son idée. 3M impose également que 25?% des produits d’une division aient moins de cinq ans. Même observation. Rien ne peut être fait sans un processus. L’essentiel, c’est que l’impératif d’innovation soit traduit dans l’évaluation des performances des employés et que les choix soient assumés. Il ne faudrait pas que la culture de l’entreprise tolère, en pratique, la mauvaise performance d’un cadre qui aurait atteint ses objectifs mais pas innové du tout. Les dispositifs doivent également refléter le fait que tout le monde n’innove pas tout le temps. Ce n’est ni dans la nature des gens, ni dans l’intérêt de l’entreprise. Les dispositifs doivent inciter tout le monde à le faire, reconnaître que tout le monde ne le fera pas et encourager ceux qui le font.

58Qui peut définir les dispositifs managériaux?? Trois acteurs importants vont devoir être mobilisés : la direction générale, d’abord, qui doit déterminer la stratégie d’ensemble et exprimer son intention en matière d’innovation et notamment son acceptation des choix nécessaires ; la direction financière ensuite, qui définit les critères de performance et qui doit élaborer les dispositifs managériaux permettant les choix et arbitrant entre présent et avenir ; la direction des ressources humaines enfin, qui doit participer à l’élaboration de ces dispositifs et les traduire en termes de recrutement, d’évaluation, de promotion et de développement personnel.

59La vraie stratégie qui rend l’innovation, en particulier l’innovation de rupture, possible, c’est donc la conception d’un ensemble de règles et l’établissement de valeurs qui vont influencer favorablement le comportement des membres de l’organisation à tous les niveaux.


Date de mise en ligne : 02/12/2014.

https://doi.org/10.3917/emr.155.0010

Notes

  • [*]
    Philippe Silberzahn est professeur à l’EM Lyon Business School et chercheur associé à l’Ecole polytechnique, où il a obtenu son doctorat. Il intervient depuis 2006 à HEC Paris. Il consacre ses travaux à l’entrepreneuriat et à l’innovation, sujets sur lesquels il a publié plusieurs ouvrages, dont Effectuation : les principes de l’entrepreneuriat pour tous (Pearson, 2014) et, avec Milo Jones, Constructing Cassandra : Reframing Intelligence Failures at the CIA, 1947-2001 (Stanford University Press, 2013). Le présent article est adapté de son dernier ouvrage, La Tragédie du modèle d’affaires ou le défi de l’innovation de rupture. Pourquoi les entreprises échouent face aux ruptures et comment y remédier, téléchargeable.
  • [1]
    Nous traduisons par « rupture » le terme anglais de « disruption » utilisé par Christensen. Celui-ci utilise également les termes de « disruptor » pour désigner l’acteur nouvel entrant qui déstabilise l’acteur en place, lui-même désigné sous le terme de « disruptee ».
  • [2]
    Les informations sur Unilever sont tirées du cas INSEAD n°?04/2008-5188 « Unilever in Brazil (1997-2007) », écrit par Pedro Pacheco Guimaraes et Pierre Chandon.
  • [3]
    Voir l’histoire d’ODD dans Jean-Yves Prax, Bernard Buisson et Philippe Silberzahn, Objectif : innovation. Stratégies pour construite l’entreprise innovante, Dunod, 2005. L’histoire détaillée peut être également lue en anglais sur http://www.strategos.com/articles/ODD_StrategyCreation.PDF
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