Notes
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[*]
Caroline Sauvajol-Rialland est maître de conférences à Sciences-Po Paris et à l’Université catholique de Louvain (UCL) et fondatrice de So Comment, cabinet de conseil en gestion de l’information en entreprise. Elle est l’auteure de Infobésité : comprendre et maîtriser la déferlante d’information (Vuibert, 2013) et de Mieux s’informer pour mieux communiquer (Dunod, 2009)
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[22]
Cité in A. Jeanblanc, « Le stress professionnel malmène le cœur », Le Point.fr, 14 septembre 2012.
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[23]
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[40]
T. Klein et D. Ratier, op. cit.
1L’humanité a produit au cours des trente dernières années plus d’informations qu’en deux mille ans d’histoire et ce volume d’informations double tous les quatre ans ... » [1] Une étude réalisée en 2003 par l’université de Berkeley [2] conclut que l’information produite au niveau mondial aurait presque doublé entre les années 1999 et 2002 ... Enfin, le rapport « Data, data, everywhere », publié en 2010 par le magazine The Economist [3], montre la croissance du volume des données disponibles au format numérique et introduit le yottabyte, une mesure encore impossible à évaluer tant elle est astronomique ... La surcharge informationnelle n’est pas un épiphénomène. « L’information accessible est devenue une tyrannie » [4] pour Dominique Wolton. Nous vivons « une nouvelle forme de pollution des cerveaux par l’excès d’information » [5] affirme Joël de Rosnay, quand la coach Marsha Egan parle de « silent corporate cancer ». La « surcharge informationnelle », mise en avant par Bertram Gross [6] en 1962 avant que le futurologue Alvin Toffler ne popularise le terme en 1970 [7], est devenue « infobésité » [8], et nul ne peut ignorer son existence. Elle transforme le quotidien des hommes et des entreprises. Constat, enjeux et risques seront successivement abordés.
Focus
2Enfin, s’il n’existe pas de « best practices » universelles, il se trouve de nombreuses stratégies et pistes d’action, individuelles et collectives, pour la surmonter.
Une surcharge qui pèse sur l’activité professionnelle
3Le constat est sans équivoque : 74 % des managers déclarent souffrir de surinformation et d’un sentiment d’urgence généralisé [9], et 94 % pensent que la situation ne peut que se détériorer. [10]. A la fin du xxe siècle, un cadre recevrait dix fois plus d’informations que quinze ans auparavant [11]. Et il en produit 10 % de plus chaque année.
4Le ressenti de la surcharge informationnelle est étroitement corrélé à la surcharge d’activité et au sentiment d’urgence. Quatre salariés sur dix se disent « en surcharge d’activité » et 56 % d’entre eux ressentent une augmentation du volume de dossiers traités. Ils consacrent aujourd’hui 30 % de leur quotidien à l’activité d’information, une proportion en hausse constante depuis cinq ans [12] … Ce chiffre mérite toute notre attention car cette activité ne fait « que » s’ajouter à l’activité principale qui reste l’activité de production. Or, compte tenu du volume croissant de l’information numérique, qu’adviendra-t-il lorsque l’activité d’information occupera 50 % du temps de travail ? L’existence de l’entreprise est menacée. A notre connaissance, le traitement de l’information est un rare exemple d’activité professionnelle aussi chronophage en temps de travail, aussi stratégique pour l’organisation (lire plus loin « Les enjeux »), et qui n’est pourtant ni intégrée dans le temps de travail des cadres ni évaluée. Une sorte d’activité souterraine …
5Par ailleurs, 68 % des salariés ont le sentiment de devoir prendre des décisions dans un laps de temps de plus en plus court. Le pilotage de l’activité tend à s’effectuer davantage en temps réel et les temps personnel et professionnel s’imbriquent de plus en plus. La maîtrise du temps est revendiquée par les sociétés occidentales capitalistes. Ses maîtres mots sont la réactivité, la proactivité, l’adaptation au changement … et ses outils les agendas partagés, les téléphones et ordinateurs mobiles, les technologies de l’information et de la communication.
6En entreprise, cette surcharge est par nature communicationnelle. Elle provient non pas tant de la masse de données disponibles que de l’obligation faite aux salariés de consulter, analyser et répondre rapidement aux sollicitations dont ils sont destinataires. Il s’agit d’une exposition contrainte et imposée. La surcharge informationnelle forme une sorte d’injonction paradoxale, une obligation à communiquer, partager et se coordonner, une interdiction de ne pas répondre et, en même temps, le sentiment de contribuer à cette pollution. Les cadres sont les premières victimes de l’infobésité mais aussi ses premiers contributeurs …
7Si la surcharge informationnelle est une contrainte à laquelle nous sommes tous confrontés au quotidien, elle comporte néanmoins une forte dimension subjective. L’information dépend en effet de la personne qui en a besoin, de l’exploitation qu’elle en fera dans le cadre de son activité, de ses capacités d’analyse et d’interprétation, notamment mnésiques et intellectuelles – ou cognitives. Ces capacités varient d’un individu à l’autre. Nous ne sommes pas égaux devant l’infobésité … Le sentiment d’en être la victime – ou non – varie ainsi selon le contexte de l’entreprise, la personne elle-même, et son poste de travail.
8Plus l’entreprise est grande, plus l’information est surabondante, ce qui est logique car nous sommes alors connectés à de nombreux systèmes et sous-systèmes d’information. La surcharge dépend également du secteur d’activité. Les télécommunications et les services informatiques par exemple sont spécialement touchés, à l’inverse du BTP ou des services aux particuliers. Concernant les personnes, les hommes souffrent davantage de la surinformation que les femmes. La perception de la surcharge augmente aussi avec le niveau de formation et l’âge. Les jeunes générations la surmontent plus facilement. La « Y » et surtout la « digital native », générations autochtones du Web, sont nées avec les TIC. Enfin, le contexte du poste de travail a une influence. La surinformation s’accroît avec le niveau hiérarchique, avec l’éventail de subordination et affecte particulièrement les salariés travaillant à l’international. Le décalage horaire, le nombre de collaborateurs à encadrer sont bien sûr des critères objectifs d’exposition à la surcharge informationnelle. Il est donc difficile de savoir où commence cette « pathologie informationnelle » – l’infobésité –, contrairement à la pathologie de l’obésité qui se définit simplement et objectivement par le ratio poids/taille (IMC). C’est la limite du concept d’infobésité : son seuil de déclenchement est loin d’être identique pour tous. L’infobésité naît de la rencontre d’une personne, d’un poste de travail et d’une organisation. La surinformation peut être définie a minima par le fait de recevoir plus d’informations qu’il n’est possible d’en traiter.
Des enjeux vitaux pour les entreprises
9Pour le groupe industriel japonais Mitsui, « l’information est le sang de l’entreprise », vitale pour l’organisation comme le sang est vital pour notre organisme. L’information permet de prendre de bonnes décisions, de comprendre notre environnement et de se situer à l’intérieur de celui-ci. Elle est un réducteur d’incertitude … et un facteur de résolution de problèmes.
10Augmenter et valoriser le capital de connaissances de l’organisation conditionne l’avenir des organisations. Leur compétitivité passe en effet désormais moins par leurs structures et leur productivité que par la gestion efficace de leur capital immatériel, le capital « de connaissances » couvrant compétences métiers, savoirs, savoir-faire, brevets, stratégies, innovations technologiques … Bill Gates estime que « les gagnants seront ceux qui restructurent la manière dont l’information circule dans leur entreprise » [13]. Interprétée, structurée puis mémorisée, l’information devient connaissance et, à cette condition, stratégique.
11Pour John M. Clark, « la connaissance est le seul instrument de production qui n’est pas sujet à la dépréciation » [14]. Cette assertion qui date des années 20 est plus que jamais d’actualité. Le passage de l’information dite stratégique à la connaissance, du « savoir pour agir » au « connaître pour agir », n’est pas simple. « Toute la difficulté est de créer les conditions d’un cercle vertueux d’apprentissage organisationnel. » [15] Obtenir l’information n’est pas l’enjeu car elle est omniprésente et disponible. Le principal est de savoir la reconnaître, l’analyser et l’exploiter, ce qui implique une intervention humaine, de la méthodologie, un soutien collectif. Seule la capacité d’analyse donne du sens aux informations recueillies sans nuire à l’activité ou à la personne.
12La volonté stratégique d’une organisation est de s’approprier et pérenniser toute connaissance produite en son sein, au-delà des compétences de chacun. Le management des connaissances lui permet de s’affranchir des aléas liés aux personnes pour intégrer des savoir-faire clés dans leur patrimoine collectif. Mais si la dimension technique du « knowledge management » semble être à maturité, si les outils sont désormais « à la pointe » pour encadrer l’activité d’information de ses acteurs et imposer la mutualisation, la circulation, le partage et l’échange des informations, sa dimension humaine en revanche est moins évidente. Il est une part d’autonomie irréductible des acteurs attachés aux enjeux de pouvoir autour de l’information et qui choisissent ou non d’utiliser les outils dont ils disposent, voire qui détournent leur vocation première. L’information est une question culturelle et pas seulement technique ou méthodologique …
13Et si nous décidions de travailler ensemble et dans la même direction ? Pour certains, l’enjeu majeur est le travail collaboratif [16], seule source de création de valeurs et unique garantie de la survie, la pérennité et la croissance des entreprises. L’intelligence collective devient ainsi le vecteur de mutation de l’entreprise, une dynamique d’acteurs rassemblant autour de finalités partagées, rendue possible par une mutation culturelle et la maîtrise des nouvelles technologies, une coopération en équipe, en ligne, en mode projet, en processus, en réseau, à tous niveaux de l’organisation.
14Dans une économie dématérialisée, maîtriser l’information est désormais une préoccupation essentielle des chefs d’entreprise et des équipes dirigeantes. La mission du management est de garantir le développement des capacités d’innovation, la capitalisation de l’expérience et le savoir-faire collectif permettant l’innovation pertinente. Le développement du besoin d’information comporte aujourd’hui plus d’enjeux pour les entreprises que la réduction des coûts. Une prise de conscience est nécessaire.
Des risques pour l’organisation et les personnes
15Les risques engendrés par l’infobésité pour les entreprises portent sur la qualité du processus décisionnel, sur la productivité et sur l’innovation. A ces risques doivent être ajoutés ceux qui pèsent directement sur les collaborateurs, les risques psychosociaux. Le coût de l’infobésité, humain et financier, majeur pour l’entreprise, comme pour la société dans son ensemble, est actuellement fortement discuté.
16• Le premier risque identifié porte sur la saturation. Il existe en effet un nombre optimal d’informations à obtenir pour prendre une décision. Une fois dépassé ce seuil, on observe une dégradation de la qualité du processus décisionnel. Or chacun tend à augmenter naturellement le volume d’informations qui lui est nécessaire pour se rassurer … et à attendre le dernier moment pour prendre une décision. Il existe donc un risque de paralysie de l’action et de mauvais choix ou de décision juste mais prise tardivement, ce qui revient au même. Une information n’a de valeur que si elle arrive au bon moment, à la bonne personne et sous une forme exploitable.
17• Un autre risque concerne une forme de « désinformation ». Nous savons qu’à la croissance constante de l’information correspond une baisse tout aussi constante de sa qualité. Aujourd’hui, chacun produit ou expérimente de l’information au quotidien. Nous entendons une chose avant de lire ou visionner son contraire. Pour s’en prémunir, l’importance de la hiérarchisation comme de la qualité du filtre utilisé trouve tout son sens. Cet autre risque apparaît au moins aussi important que le premier, car la qualité des données est stratégique pour l’organisation afin d’éviter de s’égarer dans ce « nuage informationnel » évoqué par Edgar Morin en 1980 [17] et qui en 2014 ne se dissipe pas. Il nous entoure au contraire chaque jour et aveugle nos capacités à distinguer la vérité.
18• La baisse de productivité menace également les entreprises. La perte de temps générée pendant les heures de travail par la surcharge informationnelle a été estimée en 2008 à près de 900 milliards de dollars par an pour l’économie américaine [18]. Le coût lié aux interruptions équivaudrait à 28 % du temps passé au travail simplement parce qu’il est 10 à 20 fois plus long de retrouver sa concentration après une distraction (telle qu’une consultation de sa messagerie électronique, par exemple). Cette perte de temps n’est pas anodine quand nous savons qu’un cadre effectue en moyenne 68 tâches par jour [19]. Nous sommes alors potentiellement en situation de « management panique » [20], uniquement réactif.
19• Enfin, les consultations pour risque psychosocial – stress, burn-out, anxiété, etc. – sont devenues en 2007 en France la cause principale de consultation pour pathologie professionnelle. Nous pensons que chacun a éprouvé au moins une fois au cours de sa vie professionnelle l’impression de ne pas réussir à rattraper le flux d’informations, de nouvelles, de lectures … d’être submergé. Le surmenage, la peur de la déconnection ou d’une panne informatique, un sentiment d’incapacité à suivre, de culpabilité, autant de facteurs susceptibles de nous placer en situation de stress.
20Le stress est défini par l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail comme le « déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu’elle a de ses propres ressources pour y faire face ». Evalué en France à 10 % des dépenses de sécurité sociale, son coût direct et indirect aurait atteint en 2010 entre 1,2 et 2 milliards d’euros [21]. Une étude récente explique qu’environ 4 000 infarctus par an seraient dus au stress au travail [22]. Or l’information peut être anxiogène, la messagerie est une présence lourde et lancinante … Et l’infobésité serait à l’origine de la dégradation des relations entre les personnes et occasionnerait une perte de satisfaction au travail en raison de la diminution des face-à-face et du manque de temps disponible pour les … temps morts, autour de la machine à café notamment. Thierry Libaert le précise, « il n’y a pas de solutions de communication dans un surcroît d’informations » [23].
21Le COS – cognitive overflow syndrome ou syndrome de saturation cognitive – a été identifié en 1997 [24] mais une étude de 1987 évoquait déjà un « information shock syndrome » chez « des utilisateurs tétanisés par le volume d’informations » [25]. Une « victime » du COS a la sensation d’étouffer sous un volume de données grandissant sans être en mesure – ou alors difficilement – d’apprécier sa qualité et en étant incapable de satisfaire aux « vraies » exigences de son travail. Seuls 2,5 % des personnes seraient réellement multi-tâches [26]. Des chercheurs estiment par ailleurs que des individus menant de front de multiples activités n’ont qu’une faible capacité d’attention. Ils sont menacés par le fameux burn-out [27].
22Au Japon, les « hikikomori » du savoir forment aujourd’hui le « Japan missing million » [28]. Jeunes adultes ou adolescents, ni autistes ni attardés mentaux, ces personnes se cloîtrent, se privent du monde qui les entoure, s’engouffrent dans des labyrinthes documentaires de plus en plus spécialisés où chacun est seul, comme absorbé par un trou noir cognitif qui engloutit le temps et l’énergie. Une autre pathologie est le trouble du déficit de l’attention. Trouble mental le plus présent chez les enfants, il concerne de plus en plus les adultes. Aux Etats-Unis, les prescriptions de Ritalin, médicament aidant la concentration à court terme, ont augmenté de 250 % entre 1990 et 1995. Le psychiatre Edward Hallowell estime que les jeunes générations sont fragilisées par un déficit d’attention en réponse au bombardement d’informations [29]. Enfin la cyberdépendance – ou cyberaddiction – a des conséquences à la fois psychologiques et physiques : 6 % des internautes seraient touchés, selon une étude de 1996, 10 à 14% selon une autre de 2006 [30].
23Certains chercheurs pensent que le corps humain risque d’être affecté par les nouveaux médias de communication et avec lui « les rythmes biologiques et endocriniens liés au rapport au temps. […] Le medium pénètre l’homme » [31]. Notre cerveau n’est pas élastique. Avec Internet, certaines zones se développent, d’autres s’atrophient. La mémoire profonde est en friche car moins sollicitée. Le savoir analytique s’est progressivement effacé au profit d’une forêt d’associations d’idées. Notre mémoire « en éventail » favorise la créativité mais au détriment du raisonnement par étape. Le quotient intellectuel des internautes excessifs serait en chute. Les travailleurs dont l’activité est distraite par des courriels et des appels voient leur performance intellectuelle plus affectée que ne serait celle des fumeurs de marijuana, explique le professeur David Meyer [32]. Certains neurologues pensent même que cette révolution aura dans cent ans modifié significativement notre système cérébral [33].
24Garantir la santé et la cohésion de son corps social pour assurer la continuité de la production constitue un enjeu fondamental pour les organisations. Les hommes et femmes qui les composent constituent en effet la première ressource stratégique de l’entreprise. Il s’agit donc de cesser de considérer qu’il revient aux personnes de s’adapter, mais plutôt de se demander comment l’entreprise peut les accompagner dans ces changements. Dans le cas particulier de la surinformation, la performance de l’organisation et le bien-être des salariés sont étroitement liés.
Des solutions locales et multifactorielles
25L’exhaustivité est un concept obsolète dans un monde numérique et la certitude selon laquelle nous finirons par « tout voir » et « tout traiter » doit être définitivement abandonnée. Nous ne pourrons pas plus empêcher l’information de proliférer que la Terre de tourner … Il est fondamental de sortir du mode réflexe et conjoncturel du traitement de l’information – rapide, primaire et technique, par ordre d’urgence – pour passer à un mode structuré et organisé de l’activité d’information, en tant qu’activité stratégique pour l’organisation. Et il existe des solutions « externes », techniques, technologiques et méthodologiques, mais aussi des solutions « internes » organisationnelles et culturelles. Les solutions sont en tout état de cause toujours locales et multifactorielles pour un effet systémique.
26Apporter enfin aux entreprises la/les solutions techniques ou technologiques pour que soit atteint le point d’équilibre entre offre et demande d’informations est le vœu des éditeurs de logiciels qui s’imaginent surfer sur la vague de la « bonne information à la bonne personne et au bon moment ». Pourquoi pas … N’existe-t-il pas des poissons volants ? Mais cela tient sans doute de l’utopie. Il existe pourtant des pistes prometteuses. En voici quelques-unes.
27Des solutions techniques. Le Web sémantique propose un filtrage intelligent des données par l’intermédiaire de robots autonomes, les agents intelligents. Ces agents savent filtrer l’information et s’adaptent aux préférences, à la langue et au niveau de connaissances de l’utilisateur. Les contenus sont ainsi mieux catégorisés, reliés entre eux et les sources clairement identifiées. Par opposition au Web actuel « syntaxique », le Web sémantique serait un Web « intelligent ».
28Autre piste intéressante, la curation de contenu, laquelle représente pour Marc Rougier, fondateur de Scoop.it France, « la conjonction de trois axes qui consiste à sélectionner, organiser ou éditer puis partager du contenu existant » [34]. « Passeur de contenus », le curateur réunit les informations pertinentes pour ne retenir que ce qui est « consommable », les analyse, les associe à d’autres informations et les classe.
29Autre solution technologique intéressante, les métadonnées sont littéralement des données sur les données. Leur prise en compte systématique par les moteurs de recherche apporte un tri intelligent et écarte les informations parasites. Elles ont l’avantage d’être totalement invisibles du lecteur. Mais toutes n’ont pas une forme digitale et ne datent pas d’Internet. Une fiche cartonnée dans une bibliothèque renferme aussi des métadonnées apportant des informations sur un livre.
30Les outils de text-mining – ou fouille de textes – enfin extraient les principales tendances et répertorient de façon statistique les différentes thématiques évoquées dans un texte volumineux sous format numérique. Le logiciel analyse les contenus, reconnaît les mots et les phrases et retient des données parmi d’autres.
31A ces solutions techniques, nous ajouterons la taxinomie, la cartographie d’informations, le filtrage social, le cloud computing, le big data, l’ergonomie et l’ubimédia, la « légendaire » hyperconnection désignée comme « ce qui reste de l’informatique quand les ordinateurs ont disparu ou plutôt ont fusionné avec tout ce qui nous entoure » [35].
32Des solutions méthodologiques. Knowledge management (KM) et gouvernance de l’information, solutions méthodologiques, visent à structurer l’information et à favoriser le développement du savoir. Les bases du KM datent des années 50 et des travaux entrepris sur les organisations et la notion de savoir tacite. Pour Chris Argyris et Donald Schön, le KM est « un ensemble d’actions et de procédures qui consistent à repérer et répertorier les connaissances et les compétences mises en œuvre dans une situation de travail, à les rendre explicites, à les organiser dans des bases de données, par exemple, puis à les diffuser et les faire partager à l’ensemble des personnes qui peuvent en avoir besoin » [36]. Il réclame une collecte préalable des données disponibles au regard des besoins de l’entreprise et de sa stratégie. Chaque donnée est organisée puis stockée. Des connaissances tacites – les connaissances et les savoir-faire des personnes –, jusqu’alors immatérielles, deviennent alors des connaissances explicites ou tangibles comme une documentation papier ou électronique.
33La gouvernance de l’information constitue aussi une réponse efficace. Elle permet « dans le cadre d’une organisation et d’une stratégie définie, d’avoir la meilleure maîtrise des documents physiques, données, documents numériques, données multimédia … » [37]. Une instance de gouvernance va « piloter » l’information au sein de l’organisation en fédérant l’ensemble de ses composantes et en utilisant des outils de gestion électronique des documents ou de gestion de contenu dans un environnement collaboratif. Méthodologique et organisationnelle, cette démarche a pour objectif de « maîtriser l’information ». La gouvernance garantit une meilleure qualité au niveau du traitement de l’information, elle encourage une meilleure gestion des risques informationnels, diminue les coûts de gestion de l’information et facilite le développement des transformations culturelles dans l’entreprise.
34Nous ne disposons pas d’un recul suffisant pour évaluer précisément l’impact de la gouvernance sur les organisations. Ce qui est intéressant dans le processus de mise en œuvre d’une gouvernance de l’information, c’est sa dimension organisationnelle. Il faudrait concevoir un projet/service gouvernance de l’entreprise comme une gestion de projet non pas ponctuel mais « perpétuel » … Il faut aussi ne pas l’externaliser mais au contraire en faire un instrument de conduite du changement pour l’interne.
35Développer culture et formation. Pour renforcer les habiletés informationnelles et gérer la surcharge, le développement d’une culture de l’information au sein de l’organisation mais aussi la formation – l’apport de compétences nouvelles – sont des solutions locales efficaces. Celle-ci apprend aux participants à utiliser les outils, sélectionner le média le plus pertinent, activer et associer plusieurs médias – médias mix –, communiquer avec efficacité, favoriser une gestion du temps de travail efficiente et une meilleure organisation personnelle, découvrir tous les avantages du travail collaboratif … Il s’agit aussi d’organiser les conditions de sa communication avec les autres et de convenir d’un savoir-communiquer commun au travers de chartes ou de règlements, coconstruits, intégrant une dimension technique et surtout relationnelle, et adaptés à la culture de l’entreprise. « Tout comme il existe des permis de chasse, il devrait exister des permis de communiquer » explique Jean-Emmanuel Ray [38].
36Promouvoir le travail collaboratif. Le développement du collectif et de la capacité à travailler ensemble sont également stratégiques. L’expansion des TIC a eu pour effet de diminuer les relations directes dans le travail et de privilégier les logiques individuelles. Or dans leur ouvrage, James Collins et Jerry Porras [39] expliquent la pérennité de ces entreprises par le fait d’avoir un noyau de valeurs fortes, des objectifs ambitieux et plus encore par le fait d’avoir une vision partagée mise en cohérence à tous les niveaux de l’organisation. La communication interne constitue un critère discriminant pour la réussite des entreprises au xxie siècle, en ce qu’elle construit cet « agir ensemble » et fournit le cadre de travail bâti autour d’enjeux communs et partagés. En situant nos pratiques info-communicationnelles au niveau de l’intérêt du groupe, les échanges et les communications s’en trouvent modifiées et leur qualité grandement améliorée.
37Les entreprises qui veulent lutter contre la surcharge informationnelle – ont-elles le choix ? – doivent intégrer le déploiement de solutions dans une démarche globale et transverse DSI/DRH/DIRCOM soutenue par un « sponsor » au plus haut niveau, et impulser un changement culturel à tous les niveaux de l’organisation. Enfin, les organisations doivent accorder « un droit à l’erreur » à leurs cadres pour favoriser une prise de décision rapide.
38L’infobésité constitue « l’un des plus grands problèmes à résoudre par les organisations pour les dix prochaines années » [40]. L’information affiche désormais son côté obscur. Le danger majeur de l’infobésité ? La non-qualité de l’information. L’information est fondamentale. Notre liberté, notre capacité d’action, dépendent de sa véracité. Or la logique de surinformation revient à la sous-information ou à la mal-information. La « junk food » a trouvé son pendant avec la « junk information » … Et David Shenk de parler de l’homme « intoxiqué » qui est un « autre homme ».
39La surcharge informationnelle est le révélateur d’une crise culturelle. L’infobésité est un symptôme. Elle est une métaphore, une manifestation d’un processus pathologique plus large et qui porte sur le travail. Comme l’explique David Shenk dans la préface de mon ouvrage, 80 % du problème pourrait être résolu si l’on acceptait de le regarder enfin en face. Tous les fondamentaux sont reliés. En œuvrant pour le collectif, nous œuvrons pour le bien-être individuel des collaborateurs et pour leur productivité. Il est temps de changer en profondeur nos pratiques info-communicationnelles en entreprise.
Notes
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Caroline Sauvajol-Rialland est maître de conférences à Sciences-Po Paris et à l’Université catholique de Louvain (UCL) et fondatrice de So Comment, cabinet de conseil en gestion de l’information en entreprise. Elle est l’auteure de Infobésité : comprendre et maîtriser la déferlante d’information (Vuibert, 2013) et de Mieux s’informer pour mieux communiquer (Dunod, 2009)
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