Notes
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Hervé Juvin est président d’Eurogroup Institute, Francis Rousseau est président d’Eurogroup Consulting.
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[1]
Lire à ce sujet Hervé Juvin, Le Renversement du monde?–Politique de la crise, Gallimard, 2010, ou encore « Bienvenue dans la crise du monde ! », rapport pour Eurogroup Institute, 2009.
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[2]
C’est la raison qui nous a conduit à choisir « Art of Mobilisation » comme la voie stratégique d’Eurogroup Consulting, l’expression de notre différence et de notre choix.
« Non, les braves gens n’aiment pas que
L’on suive une autre route qu’eux. »
1Le mot de stratégie est si souvent et si commodément employé qu’il a fini par perdre à peu près tout son sens. La stratégie s’occupe de tout, elle parle de tout, elle permet tout, et il n’est si petite chose qui ne mérite sa stratégie. Il y a des stratégies de prise de parole, des stratégies pour compter ses amis par milliers sur Internet, des stratégies pour rompre par SMS, des stratégies pour payer moins cher ses vacances. L’entreprise est la première à sacrifier à cette mode ; il n’existe à peu près rien dans la conduite des entreprises qui ne s’enorgueillisse de relever de la stratégie – et, bien sûr, qui ne justifie le recours au conseil « vraiment en stratégie » proposé par des cabinets anglo-américains, ça va de soi...
2Cette vogue pourrait réjouir tous ceux qui ont redouté, à divers titres, le recul ou la disparition de la pensée stratégique depuis la fin de la Guerre froide, en particulier ceux qui s’inquiètent régulièrement de l’absence de pensée et de doctrine stratégique en France, ou plus largement, en Europe. Bien à tort. Car la dissémination illimitée du mot de stratégie a fait perdre à peu près toute consistance et toute signification à ce mot, devenu équivalent de « dispositif permettant d’atteindre un but ».
3Il vaut la peine de se souvenir qu’il n’y avait pas de stratégie hors de l’essentiel. Etait stratégique ce qui touchait la survie : survie d’une nation ou d’un Etat, d’un peuple ou d’une communauté ; survie d’une institution ou d’une entreprise ; survie d’une espèce comme d’un produit. Il y est question de vie ou de mort.
4Chacun concevra que ce qui est stratégique n’a pas de prix. Et chacun peut observer que la diffusion et même la banalisation du terme de stratégie ont servi utilement les vendeurs de pensée stratégique et de modes stratégiques ; ils vendent au prix de l’or – de l’essentiel – les recettes, les méthodes et les instruments du commun – de l’accessoire. Car tout est stratégique, y compris ce qui justifie que de jeunes et beaux esprits de la génération Y soient facturés plus de 3 000 euros la journée pour accumuler des données dans des boîtes noires benchmarkées et régurgiter les mêmes idées pour tous. Il y a des stratégies pour vendre des chaussettes et pour diffuser les panneaux solaires, comme il y a des stratégies pour augmenter de 10 % la marge opérationnelle et réduire de 5 % par an les charges… Stratégie, quand tu nous tiens !
Les points forts
Les favoris du stratège : le benchmark, les ratios financiers, le Powerpoint, le consensus de marché et le prix de marché traduisent l’idéologie du primat de l’économie, de la consommation et de la croissance.
Mais les conditions de l’exercice stratégique mettent en jeu bien autre chose : la singularité de l’entreprise, la maîtrise du temps, le rapport au réel, le sentiment des limites, le rapport avec son milieu, la mobilisation collective.
5La situation pourrait être risible ou amusante, si elle ne prêtait à confusion. Car l’évidence veut qu’à force d’employer pour tout et pour rien le terme de stratégie, il y a toutes les chances pour que l’essentiel disparaisse ; pour que les vraies questions de stratégie, questions de vie et de mort, de l’essentiel face à l’inessentiel, de l’utilité et de la résilience, de l’identité et de l’affirmation de soi, échappent à ceux qui se disent stratèges et se laissent dissoudre dans les modes financières, comme à leurs clients abusés. C’est qu’à l’évidence la mode des stratégies managériales obscurcit singulièrement l’art de la décision et du pouvoir. C’est qu’à bien y regarder la mode des stratégies financières brouille étonnamment le sens de l’action et l’utilité de l’entreprise, au point de substituer les indicateurs au réel et de placer l’entreprise en apesanteur, dans la bulle confortable de l’illusion comptable. C’est qu’à y voir de plus près les méthodes et les outils stratégiques encouragent un conformisme systémique qui fait bon marché de la différence de l’entreprise et de la singularité qui faisait, ou qui devait faire, sa valeur.
Les cinq piliers du dérèglement stratégique
6Il vaut la peine d’abord de tirer au clair les présupposés de l’approche stratégique couramment défendue : les hommes sont les mêmes ; le consommateur est unique ; l’entreprise a le monde comme terrain de jeu ; la croissance est infinie ; les comptes disent tout ce qui compte. Il est aisé de démonter successivement l’une et l’autre affirmation, soit qu’elle soit fausse, tout simplement, soit qu’elle reflète une idéologie, un choix de nature politique, aucunement une vérité issue de l’expérience ou de l’observation.
7Il est également facile de décrire les outils qui servent, non à démontrer ces affirmations, mais à les faire tenir pour vraies. Ces outils à construire le réel, dont les « stratèges » usent et abusent, se résument à cinq : le benchmark, les ratios financiers, le Powerpoint, le consensus de marché, le prix de marché. Ces cinq outils jouent chacun un rôle bien déterminé, tout à fait convergent, et tout à fait redoutable, pour justifier, développer et faciliter la consommation de la stratégie.
8• Le benchmark est un indicateur incontestable. Observer ses concurrents, leurs pratiques, leur positionnement, leurs parts de marché, leur revenu, et disposer de tous les caractères de leur action pour les comparer aux siens, est certainement utile. Certainement utile, à condition d’être soi, de savoir où l’on veut aller, et de savoir dire non. Certainement utile à condition d’être un moyen, et l’un des moyens seulement, du choix et de la réalisation stratégique. Force est de constater qu’en maintes situations le benchmark se voit confier à la fois de dire l’objectif stratégique et de donner les moyens de l’atteindre. Par la moyenne ! Il suffit de copier les meilleurs, il suffit de reproduire ce qu’ils font, et tout ira pour le mieux. Cette croyance naïve a beaucoup servi ; elle est la voie de la banalisation, de la conformité, à terme de la disparition par banalité.
9• Utile comme outil d’appui et d’illustration, le Powerpoint devient le substitut du consultant qui n’a ni vision ni opinions, le recours des timides et des empruntés, la ruine de la pensée logique. Car l’alignement d’affirmations, éventuellement étayé par quelques chiffres et différents graphiques, passe pour démonstration. Car des séries de chiffres et d’exemples la vérité est supposée sortir toute nue, comme la déesse de son bain. De l’enchaînement des causes et des effets, fragile, ténu, aléatoire, de la logique implacable des raisons et des résultats, de la démonstration qui oppose et soupèse les arguments, démonte les preuves et analyse jusqu’à l’ultime rouage les prétextes et les excuses, le Powerpoint ne sait rien. Il ne peut rien savoir, puisqu’il exclut la grammaire, le discours et le raisonnement. Degré zéro de la pensée, enfer de l’approche stratégique, le Powerpoint est le moyen de la conformité banale des choix et des approches, le moyen de la désolation constante à quoi se réduit la construction stratégique de ceux qui confondent la recette et les ingrédients.
10• Les ratios financiers sont l’alpha et l’oméga de la stratégie. Tout par eux et tout pour eux, ainsi pourrait se résumer ce qui tient lieu de doctrine stratégique et de pensée stratégique chez certains de nos dirigeants. Non sans raison, diront ceux qui ont connu l’angoisse de dirigeants d’entreprise opéable, sachant qu’en dessous d’un certain cours de Bourse, donc d’une certaine annonce de résultats trimestriels, donc de certains ratios financiers, donc de certaines opinions d’analystes, l’entreprise était achetable tous les jours, et leur siège éjectable sans préavis… D’autres feront remarquer que toutes les entreprises ne connaissent pas cette situation. Ni Michelin, ni Peugeot, ni Sodexo, ni le Crédit mutuel, parmi tant d’autres, ne subissent les affres de l’OPA hostile. De manière générale, les sociétés familiales, en commandite, les coopératives et les mutuelles évitent la pression de l’OPA, alors qu’elles peuvent parfaitement en réaliser elles-mêmes.
11• Le consensus de marché joue un rôle analogue aux ratios financiers, un rôle que les agences de notation se chargent de diffuser et d’élever au rang d’impératif stratégique. Pas de salut si… Pas de salut en dehors du consensus de marché. Que dit-il ? Il dit par exemple que cette grande banque coopérative, qui a choisi pour des raisons éthiques de ne pas se développer dans le crédit à la consommation, se prive d’une source de rentabilité importante. Les agences de rating la placent donc sous surveillance, ce qui renchérit le coût de sa ressource… et l’oblige à se conformer au modèle, donc à acquérir une société de crédit à la consommation. Il dit que cette entreprise industrielle conserve un système de contrôle familial qui exclut toute OPA, et prive donc les actionnaires de la prime qu’offre toute société opéable. Le consensus de marché va obliger l’entreprise, avec le concours intéressé de fonds d’investissement, à modifier sa gouvernance et à renoncer à son système de contrôle. Il dit encore que cette entreprise dont le cours boursier est inférieur à ce que la qualité fondamentale de ses produits et de ses parts de marché devrait assurer, plutôt qu’employer ses ressources à se renforcer encore ou à innover, doit racheter ses propres actions pour créer de la valeur pour l’actionnaire. En un mot, le consensus de marché nourrit le marché ; il est l’instrument de la conformation des sociétés aux intérêts à court terme des intermédiaires financiers et des actionnaires, il incarne le magistère idéologique du marché boursier.
12• Le dernier élément en cause dans le vaste dérèglement actuel est le prix de marché, c’est-à-dire la réduction au dernier prix de transaction, au dernier cours connu de tout actif ou classe d’actifs que l’on entend mesurer et apprécier. L’absurdité qui consiste à évaluer un stock au prix d’un flux, lequel peut porter sur une quantité minime de composants de ce stock, est évidente ; chaque OPA est l’occasion de le constater, le tout vaut plus que la somme des parties ! Ce qui est en jeu dans ce mouvement, auquel la réforme des normes comptables dites « IASB » a donné une formidable diffusion, c’est l’extension du prix marginal, le dernier cours connu, à l’ensemble d’un stock d’actifs, c’est-à-dire l’extension de la partie, si infime soit-elle, au tout. L’insignifiant est pris pour le signifiant et la partie pour le tout.
13Il faut bien voir à quoi conduit cette illusion d’optique, ou cette falsification : à une confusion redoutable, celle de la liquidité, et à l’obsession de la maximisation du prix de marché, alpha et oméga des stratégies appréciées… par le marché justement ! L’illusion est d’autant plus grave que le prix de marché ne sort pas spontanément de l’ordre du monde comme la glace devient eau. Le prix de marché est une production élaborée, sophistiquée même, et il semble qu’on lui donne d’autant plus d’autorité qu’on oublie davantage de s’interroger sur ses mécanismes de fabrication.
14Or, pour le dire d’un mot, l’examen des conditions de production du prix de marché, abusivement nommé, est effrayant par ce qu’il suggère de manipulations des intermédiaires, de conflits d’intérêt au sein des entreprises, d’opacité dans les systèmes de matching entre les offres et les demandes, dont la rencontre est supposée produire cette clé de voûte de nos sociétés : le prix de marché !
15Ces outils traduisent tous la même idéologie : la société est soluble dans l’économie, les hommes sont tous voués à devenir purs sujets de leur désir de consommation, la croissance est le seul critère du beau, du bien, du vrai [1]. C’est la mise en œuvre de ces outils, pour l’essentiel, qui permet de généraliser l’emploi du terme de stratégie, et qui permet de vendre de la stratégie à peu près partout, et notamment là où il ne s’agit pas de stratégie, mais simplement de mise au point ou de déploiement de processus, de calcul, de système.
16Le meilleur exemple est sans doute celui de la recherche et de l’innovation. S’il est facile de développer des stratégies de recherche, c’est-à-dire de concentrer des moyens, des profils, et de déployer des organisations, il est combien plus difficile de générer de l’innovation ! La démarche stratégique apparaît ici comme une assurance tous risques. Aucun dirigeant ne pourra en effet être critiqué pour avoir développé, moyens à l’appui, une stratégie d’innovation ; et les moyens le dispenseront de toute responsabilité quant au résultat, puisque une stratégie d’innovation sert à tout. Sauf à innover ! Et combien de recours aux plus prestigieuses sociétés de conseil en stratégie, anglo-américaines toujours, c’est-à-dire étrangères à la culture, à l’identité et aux intérêts collectifs des sociétés qui les missionnent, ont aussi pour fonction de protéger les dirigeants contre toute mise en jeu de leur responsabilité – et de détruire ce faisant la consistance de la fonction même du dirigeant !
Les conditions indépassables de la stratégie
17On tiendra pour inutiles, prétentieux et dérisoires les exercices à grand spectacle qui visent à déterminer les recettes stratégiques, à indiquer les stratégies gagnantes, à fixer des tables de la loi stratégiques. « Il faut être global en étant local » ; « il faut associer croissance forte et engagement social », etc. De quoi rassurer ceux qui refusent de voir que la stratégie est un art tout d’exécution et qu’à partir du moment où une idée stratégique est diffusée, elle n’est déjà plus stratégique – c’est-à-dire différenciante.
18On s’intéressera davantage en revanche aux conditions qui permettent l’élaboration, la mise en place, le développement de stratégies. D’abord, et surtout, parce que certaines de ces conditions sont en train de changer brutalement, sans que le discours stratégique en tienne suffisamment compte. Ensuite, parce que la plupart de ces conditions sont aux antipodes du « politiquement correct » de rigueur et interrogent bien plus généralement sur l’idéologie qui imprègne nos sociétés, qui est profondément contraire à la marche de l’entreprise et qui est radicalement sortie du réel. Qu’il suffise pour l’instant de signaler à quel point les conditions effectives du déploiement stratégique reposent sur l’incommensurable, c’est-à-dire ce qui ne figure pas dans les comptes, ce qui n’y figurera jamais malgré les tentatives pour y faire entrer le « capital immatériel », mais ce qui fait l’envie et le projet des hommes…
19Quand il n’est pas seulement question de parler et de prétendre, mais d’agir et de réaliser, apparaissent quelques conditions indépassables de l’exercice stratégique. Elles se trouvent magnifiquement exprimées dans un petit nombre d’ouvrages, dont l’un des plus achevés demeure sans doute Au fil de l’épée, de Charles de Gaulle. En peu de mots tout est dit. Faut-il se risquer à l’exercice ?
201 - Il n’y a de stratégie que pour un ensemble défini, identifié, caractérisé. Voilà qui renvoie tout de suite aux mots d’identité, de singularité, de limites. Des entreprises sont mortes de ne plus savoir ce qu’était leur métier ; d’autres, d’être parties si loin de leurs bases qu’elles se sont perdues elles-mêmes ; d’autres enfin, à force de courir après les opportunités, ont eu à gérer une diversité interne qui les a fait éclater, ou les a rendues vulnérables à toute agression extérieure. Voilà qui renvoie à des mots dont la charge politique paraît explosive, à des mots dont l’Union de l’Europe entend faire l’économie, à des mots qui sont pour beaucoup datés, nostalgiques, dépassés, sinon moisis.
21Et pourtant… Le propre de la quasi-totalité des entreprises qui figurent en tête des classements et occupent une place de champion régional ou mondial, c’est la distinction. Chez Apple ou chez Google, chez Exxon ou chez Michelin, chez Alstom ou chez Tata, chez General Electric ou chez Toyota, chez Walmart ou chez Vinci, la singularité de l’entreprise, ou des entreprises qui composent le groupe, est manifeste, elle constitue le moyen de l’unité interne, de la consistance dans l’action, et elle caractérise une personnalité d’entreprise qui ne se réduit à aucun des éléments connus – ratios financiers, tableau de bord, voire pratiques managériales ou modèle industriel et commercial. Sa capacité de leadership et d’attraction en dépend, aussi. C’est l’évidente limite au thème de l’entreprise poreuse. L’entreprise certes se nourrit de son environnement, elle meurt si elle se replie sur elle-même, mais toute entreprise durable est identitaire, elle porte sa distinction, elle se fait reconnaître pour elle, ce qui signifie qu’elle gère ses échanges avec son milieu, rejette ce qui lui est néfaste pour se nourrir de ce qui l’enrichit.
222 - Il n’y a de stratégie que par la maîtrise du temps. Qu’il s’agisse du mode de détention du capital, des institutions qui assurent la relation entre le capital et la conduite de l’entreprise, des mandats qui définissent les responsabilités et leur mise en jeu, de l’organisation managériale qui mobilise l’entreprise en corps ordonné, cohérent et uni, la maîtrise du rythme et des échéances est une condition déterminante du déploiement de la stratégie. Celui qui choisit le temps et l’heure a toutes les chances de remporter la bataille ; et la direction qui s’essouffle à courir après la dernière mode en cours chez les analystes, le nouveau modèle d’évaluation du résultat ou le dernier must managérial a peu de chance d’entraîner, d’assurer et donner confiance.
23Entre, d’une part, le temps convulsif des marchés et le diktat de la liquidité – plus celui de la liquidation permanente de l’entreprise au prix le plus élevé – et, d’autre part, le temps long des formations, des techniques et des systèmes, le temps opportun du marché des clients, c’est une tâche essentielle des dirigeants que de créer un espace de temps choisi, celui où l’entreprise peut déployer sa stratégie et choisir son moment, son rythme et son pas. Celui qui ne maîtrise pas son agenda ni le rythme de sa course ne prétend pas faire de la stratégie, tout au plus peut-il adopter une tactique de survie, ou d’évitement. Ce qui revient à dire que créer une distance salutaire entre le marché et soi, structurer son actionnariat pour se protéger des emballements du marché, ou organiser la détention de son capital hors du marché sont les conditions nécessaires au déploiement stratégique dans le temps.
243 - Il n’y a pas de stratégie sans rapport au réel. C’est le plus grand risque que cachent les abstractions, ratios, tableaux chiffrés et consensus de marché qui nourrissent le raisonnement du financier, du banquier d’investissement ou patron de holding qui ont depuis longtemps oublié ce qu’est un client, un fournisseur partenaire ou, tout simplement, un produit. Qu’il s’agisse du rapport direct avec les ingénieurs et les commerciaux, de la relation forte avec les actionnaires ou associés copropriétaires, qu’il s’agisse de l’intimité avec le marché de ses produits ou de ses services, le lien de l’entreprise et de ses dirigeants avec le réel est une autre condition de la stratégie, que les circonstances ne favorisent pas toujours. A la fois, la financiarisation, fonctionnant sur une mise à distance et, dans certains cas, une satellisation des décisions, la mise en place insidieuse d’un vocabulaire dans lequel les mots ne disent plus le réel mais constituent des signes de reconnaissance entre initiés, l’attraction d’une forme de mondialisation qui consiste à perdre son territoire, ses origines et son identité sans les retrouver nulle part, tout cela dégrade les conditions de l’exercice stratégique et les chances de son déploiement. Et tout l’indique, à commencer par les grandes dérives idéologiques des sociétés humaines qui s’y sont abandonnées : quand le rapport au réel est perdu, l’atterrissage est difficile, tumultueux, et ne se fait jamais sans casse !
25Quand les mots ne disent plus rien, quand la langue se perd, ou quand les mots sont détournés de leur sens et que la langue est pervertie, quand on dit ce qu’on ne dit pas, mais qu’on ne dit pas ce qu’on dit, il n’est plus de stratégie possible. Autrement dit, la stratégie n’est possible que dans un certain rapport au réel, et dans une certaine aire de vérité. La plus grande défiance est de mise face aux indicateurs financiers, mais aussi aux batteries d’éléments chiffrés qui se substituent au réel et tendent à éloigner le dirigeant du réel, le privant de son leadership, de son autorité et, à la fin, de sa légitimité.
264 - Il n’y a pas de stratégie sans le sentiment des limites. S’agit-il du monde, de ma maison, ou de l’Europe ? L’idéologie de la croissance sans limites présuppose un monde également sans limites. On ne mesure pas assez à quel renversement nous expose le fait de savoir que nous vivons dans un monde fini et compté, de savoir que ce qui est gagné par l’un est nécessairement pris à l’autre, et qu’il n’existe d’expansion infinie que dans le virtuel, dans ce monde virtuel qui tend de plus en plus à se substituer à l’autre, le monde réel, et donc nous dispense peu à peu d’y prendre pied, de l’employer et de le consommer. La mutation est l’une des plus importantes de celles que l’entreprise est conduite à affronter ; l’exercice stratégique ne se déroule plus dans un espace infini, ouvert à toutes les conquêtes, et à toutes les aventures.
27Il n’y avait de stratégie que d’opposition et de dépassement. Tous contre tous, un au-dessus de tous. Course incessante pour être le meilleur, le premier, celui qui en fait plus, celui qui gagne. Et donc course incessante pour plus de ressources, plus de moyens, plus de puissance, plus de part du monde en somme. Cette dimension compétitive de la stratégie est la plus problématique, désormais que les ressources sont comptées et mesurées, que certaines sont manifestement en voie d’épuisement, désormais qu’il faut faire avec une petite planète… En un mot, la stratégie ne peut plus être prédatrice, sinon elle conduit à la mort et l’environnement du prédateur et le prédateur lui-même. Le syndrome de l’île de Pâques devrait hanter tous les stratèges : si je gagne, est-ce que je ne gagne pas en hâtant la destruction de mon milieu, et ma propre destruction ? Les preuves abondent, chaque jour, qui suggèrent que le modèle dominant de la création de valeur pour le marché développe une logique terrifiante : « chacun gagne tout de suite, à terme tous perdent », à l’œuvre dans des proportions inimaginables.
28Il est facile de dire que la retenue, la modération et la limitation sont les vertus stratégiques de demain ; l’accepter suppose un bouleversement des paradigmes de première importance. N’est-ce pas le choix de la Chine, au xve siècle, quand, avec la première marine au monde, après avoir sans doute découvert l’Amérique, ayant réuni les moyens d’envahir n’importe lequel de ses voisins proches et des terres ignorées de l’Ouest lointain, elle décide de se satisfaire de ses propres ressources, de se retourner vers elle-même, et d’approfondir sa singularité ? Le reconnaître n’épuise pas le débat sur l’impérialisme économique actuel de la Chine, réel ou invoqué, mais interroge sur la posture stratégique du conquérant adoptée par tant de dirigeants, le menton levé et les yeux perdus dans l’infini – un infini qui ne sera plus jamais notre lot, du moins tant que le monde réel est en jeu.
29La retenue, la modération, la mesure, étaient des vertus superflues en des temps où l’impuissance humaine, technique et financière par rapport aux éléments, à la nature et aux croyances était manifeste. L’entreprise n’avait pas de trop d’une mobilisation de tous les instants pour lutter contre la rareté, affronter des milieux hostiles, qu’ils soient naturels, religieux ou politiques, et se faire une place parmi des institutions et des mouvements d’une autre puissance. Son existence même était en question.
30Il en va tout autrement aujourd’hui. Il est sans doute vrai que certaines entreprises sont plus puissantes que bien des Etats, il est observable que ce sont les entreprises qui imposent leurs règles et leurs appétits à la terre, à la nature, encore vrai que la technique, les systèmes et l’investissement autorisent une liquidation sans précédent et sans avenir des ressources naturelles, à un rythme qui condamne leur reconstitution, et nous projette dans le monde de la rareté.
31Le changement des conditions stratégiques est décisif sur ce point. De plus en plus, ce qui est pris ici sera en moins là-bas. Ce qui devrait signifier le renouveau des stratégies coopératives, des associations, de la mise en réseau, annonce à la fois que certaines postures et certaines stratégies de conquête agressive vont apparaître pour ce qu’elles sont, une prédation à l’égard de son milieu, et aussi que la modération, la sérénité et, pourquoi pas, le renoncement pourraient bien devenir des vertus stratégiques majeures dans un monde fini, petit et compté.
325 - Il n’y a pas de stratégie sans rapport avec son milieu. C’est là sans doute que commence à se manifester un autre des déterminants nouveaux de l’exercice, ou plutôt nouvellement perçu : l’entreprise, à défaut d’être poreuse, est sous surveillance. Ils sont nombreux ceux qui font profession de scruter, de disséquer, d’évaluer chaque caractéristique de l’entreprise et de son action. C’est sans doute la rançon de l’immense mouvement de privatisation qui s’est engagé à la fin des années 1970. A étendre le champ de son action, l’entreprise doit accepter les responsabilités étendues qui vont avec. Ici encore, complexité montante, imbrications des effets et des causes, les analyses simplistes et le mécanisme en jeu dans tant d’approches stratégiques sont aussi vains que la folie statistique qui consiste à prolonger les courbes, et à décider de ce que sera la Chine de 2030 en prolongeant ses courbes de croissance depuis 1978 !
336 – Il n’y a pas de stratégie sans mobilisation, et même, sans un art de la mobilisation collective qui pourrait être la nouvelle frontière des approches stratégiques. Depuis trente ans, l’individualisme de marché, exprimé par les systèmes de mesure de la performance et d’incitations individuelles, a conduit à la perte du collectif et du sentiment de l’utilité de l’action. Et, progressivement, ce sont les organisations elles-mêmes qui se tournent contre le collectif, à force de direction par objectifs, de contrainte du résultat à court terme, de pression sur les marges, ce qui n’est pas sans expliquer le malaise profond creusé entre nos sociétés et les entreprises privées.
34Nous considérons que l’entreprise peut et doit être le lieu du réel, ce lieu où l’individu et le collectif se retrouvent dans des projets d’utilité concrète, un lieu où construire ensemble et pouvoir, ensemble, faire de grandes choses, le lieu où la majorité de celles et de ceux qui s’y retrouvent trouveront la plus grande capacité à agir. Il faut pour cela retrouver la voie des choses utiles, entendre et voir la société aux portes de l’entreprise, et se donner l’ambition de servir [2].
Notes
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Hervé Juvin est président d’Eurogroup Institute, Francis Rousseau est président d’Eurogroup Consulting.
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[1]
Lire à ce sujet Hervé Juvin, Le Renversement du monde?–Politique de la crise, Gallimard, 2010, ou encore « Bienvenue dans la crise du monde ! », rapport pour Eurogroup Institute, 2009.
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[2]
C’est la raison qui nous a conduit à choisir « Art of Mobilisation » comme la voie stratégique d’Eurogroup Consulting, l’expression de notre différence et de notre choix.