Un état des lieux argumenté
La France du travail. Données, analyses, débats. Ouvrage collectif, Les Editions de l’Atelier/IRES
1Alors que le lancinant problème de l’emploi est revenu sur le devant de la scène avec la transformation à l’automne 2008 de la crise financière en récession planétaire, cet ouvrage vient à point. Réalisé par une équipe de chercheurs de l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES), il éclaire les enjeux actuels du débat autour du chômage, de la protection sociale, du salariat, de la répartition des revenus ou des inégalités, en s’appuyant sur les acquis de la recherche.
2Les auteurs – sociologues, économistes, historiens, politologues ou juristes – tentent de proposer des angles originaux, des points de vue décalés. Ils postulent d’emblée qu’il existe « d’autres façons » de parler des questions de l’emploi et du travail, « d’autres indicateurs » que ceux constamment mis en avant par la vulgate pour décrire la réalité. Le livre revisite donc au passage quelques évidences : depuis les trente-cinq heures, coupables de tous les maux, jusqu’au SMIC qui aurait trop progressé depuis trente ans, en passant par le Code du travail qui serait une entrave à l’emploi. L’enjeu, au dire des auteurs, n’est rien moins que « la construction d’une nouvelle sécurité économique et sociale ». Un livre indispensable, donc.
Les Défis du capitalisme coopératif. Georges Lewi et Pascal Perri, Pearson
3Sous-titré Ce que les paysans nous apprennent de l’économie et préfacé par Philippe Mangin, président de Coop de France, qui fédère l’ensemble des coopératives agricoles françaises, cet ouvrage est un ouvrage militant. Partant du principe qu’un modèle qui concerne aujourd’hui 40 % d’une activité aussi essentielle que l’agriculture a forcément quelque chose à nous apprendre, les auteurs en font un support de questionnement du modèle hypercapitaliste en vogue.
4Doublement héritier du christianisme social et du socialisme, le mouvement coopératif, fondé sur le volontariat, la mise en commun du capital et un exercice démocratique du pouvoir (un homme, une voix), privilégie les valeurs de solidarité, de responsabilité mutuelle et d’éducation. Georges Lewi et Pascal Perri, deux experts en marketing et en économie, invitent à une redécouverte du modèle coopératif et montrent en quoi il pourrait constituer une alternative valable au capitalisme financier.
Free ! Entrez dans l’économie du gratuit. Chris Anderson, Pearson
5Véritable star aux Etats-Unis, Chris Anderson, rédacteur en chef depuis 2001 de Wired, est sans conteste un des meilleurs spécialistes mondiaux de l’économie numérique. Après La Longue Traîne, consacré à l’économie de l’abondance, l’ancien chercheur livre avec Free ! un de ces ouvrages emblématiques de leur époque, dont on se souvient encore longtemps après.
6Alors qu’en France la question de la gratuité fait toujours débat, Chris Anderson n’hésite pas à en faire le nouveau modèle économique. Il explique comment l’économie numérique a révolutionné le gratuit, transformant une astuce de marketing ou un gadget en nouveau paradigme. A en croire le pape du Web, ce sont des secteurs entiers de l’économie, à commencer par ceux des médias, de l’édition, du cinéma ou de la production musicale, qui vont devoir se réinventer. Sous peine de disparaître, il s’agira pour eux de se repositionner par rapport au prix « radical » (c’est-à-dire zéro euro), quitte à rendre gratuite une grande part de leur offre, pour trouver d’autres sources de revenus : honoraires de conseil, concerts, produits dérivés, vente de fichiers, etc.
7Histoire, psychologie, philosophie, la « Freeconomic » est abordée sous tous ses aspects. Une liste de cinquante modèles économiques fondés sur la gratuité donne une idée de la richesse d’application de son analyse.
L’Effet sablier. Jean-Marc Vittori, Grasset
8Les grandes marques s’adaptent aux difficultés économiques des consommateurs en concoctant pour eux des produits à petits prix. Elles compensent les faibles marges sur ces produits par une forte valeur ajoutée sur des articles haut de gamme proposés à des tarifs nettement plus élevés à une clientèle beaucoup plus réduite. Cet effet « sablier » est tout à fait à l’image de ce qui menace la société : une dissolution des classes moyennes avec un élargissement de la base (les classes populaires) et du sommet (les privilégiés). La pyramide se déforme et s’amincit par le milieu. Ce petit essai fait écho à La Peur du déclassement d’Eric Maurin, paru au Seuil en octobre.
Sorties de crise. Ce qu’on ne nous dit pas, ce qui nous attend. Patrick Artus et Olivier Pastré, éditions Perrin
9Les hirondelles de la finance ne font pas le printemps économique. Même si les banques affichent de nouveau des résultats insolents et recommencent à verser primes et bonus, même si la Bourse reprend des couleurs, la crise économique déclenchée par les aventures de la finance s’enracine dans des déséquilibres et fragilités structurels. Elle suscite des régressions alors qu’elle devrait déboucher, rapidement, sur des mesures afin de changer de modèle de croissance, de modérer les exigences de rentabilité des capitaux, de renforcer le contrôle des liquidités mondiales et d’abaisser le mépris des pays les plus développés à l’égard des pays émergents. Le déséquilibre de la balance commerciale américaine, la sous-évaluation de la monnaie chinoise, le rapport dollar-euro permettent aux Etats de financer des déficits publics de plus en plus vertigineux à des taux d’intérêts ridiculement faibles. Or l’histoire contemporaine nous enseigne que la persistance sur la longue période de tels déséquilibres ne peut que déboucher à terme sur des catastrophes. Non, décidément, si nous continuons à ne pas réagir, la crise n’est pas finie !
Orange stressé. Le management par le stress à France Télécom. Yvan du Roy, La Découverte
10Le management moderne est-il devenu monstrueux ? Pourquoi certains salariés de France Télécom – 84 depuis début 2008 – en arrivent-ils au suicide ? Ils travaillent pourtant dans une grande société du CAC 40, dans des métiers d’avenir comme le téléphone mobile ou l’Internet et plus des deux tiers ont la sécurité de l’emploi puisqu’ils sont fonctionnaires. Le journaliste Ivan du Roy tente de répondre à ce paradoxe apparent dans un ouvrage documenté. L’auteur a longuement interrogé les membres de l’Observatoire du stress créé en 2007 par les syndicats SUD et CFE-CGC. Il veut montrer que c’est un « système », un « management par le stress », qui a été instauré par l’opérateur de télécommunications. Les signes de souffrance et de mal-être chez les salariés de France Télécom sont amplifiés par la direction générale qui minimise les faits, traduisant sa maladresse sinon son inconscience…
11Dans un réquisitoire à charge contre les grands patrons, Yvan du Roy dénonce tant les décisions stratégiques de l’état-major que la gestion du changement au sein du groupe. Dommage qu’il oublie les petits chefs. Après tout, eux aussi peuvent rendre l’atmosphère d’une entreprise irrespirable. Surtout si l’organisation leur laisse la bride sur le cou, voire les encourage dans leurs mauvais penchants, par facilité ou désinvolture.
La prospérité du vice. Une introduction (inquiète) à l’économie. Daniel Cohen, Albin Michel
12Deux fatalités pèsent sur l’humanité : sa fécondité et sa voracité. Pendant des millénaires, les hommes ont subi guerres, pestes et famines grâce auxquelles a pu se résoudre l’inéquation entre le nombre de bouches à nourrir et les ressources et techniques pour le faire. Depuis deux siècles, en Occident, la croissance de la population va de pair avec une croissance du bien-être. Ce développement bute sur une contrainte jamais atteinte jusqu’à présent : l’environnement. Au temps du néolithique, le gibier pouvait manquer. Aujourd’hui, l’air, l’eau deviennent des biens rares et la Terre sera invivable si le développement humain n’est pas contrôlé. La crise que nous vivons n’est pas une crise entre civilisations. Elle frappe un monde formé d’une unique civilisation. L’humanité tout entière s’est occidentalisée. Toute la planète est en train de suivre le chemin qui a été exploré en Europe d’abord puis en Amérique à partir du milieu du xviiie siècle.
13Mais cette occidentalisation du monde n’est pas une garantie de paix ni de prospérité. Aujourd’hui, avec la finitude de la planète, nous sommes confrontés à une nouvelle révolution morale. Les humains devront apprendre à gérer ensemble la contrainte écologique, ou disparaître.
Les Refusants. Comment refuse-t-on de devenir un exécuteur ? Philippe Breton, La Découverte
14Aussi bien chez les SS durant la Seconde Guerre mondiale, chez les combattants des guerres d’Algérie et du Vietnam, chez les génocidaires du Rwanda que parmi les combattants islamistes, des individus refusent d’exécuter les crimes qu’on leur commande ou que l’on attend d’eux. Leur refus n’est motivé ni par la conviction politique (ce ne sont pas des résistants), ni par des valeurs humanistes ou religieuses. Quand on leur demande les raisons de leur attitude, ils font des réponses lapidaires. « On ne peut pas faire ça aux gens », se justifient-ils, imperméables aux arguments qui convainquent d’autres de commettre l’innommable. Philippe Breton a écrit plusieurs ouvrages sur l’argumentation et la communication. Il livre ici une réflexion sur l’envers de la manipulation et sur l’auto-immunité aux arguments qui tuent.
Une histoire de la langue de bois. Christian Delporte, Flammarion
15La langue de bois est un exercice de virtuosité qui se renouvelle à chaque génération depuis la Révolution française. Robespierre était passé maître dans la rhétorique accablante du déguisement ennuyeux des faits et des intentions. Il a fait des émules dans l’Allemagne nazie, en URSS, dans toutes les démocraties populaires, avec des variantes remarquables en Afrique et au Maghreb. Mais c’est certainement dans la rhétorique managériale que la langue de bois a trouvé son plein épanouissement. Quand les hommes politiques d’hier évoquaient les « événements » pour ne pas parler de la « guerre » d’Algérie, les directions des ressources humaines d’aujourd’hui parlent de plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) pour éviter le mot « licenciements ». Le mécanisme est immuable. La dernière invention de la langue de bois ? Le « parler-vrai » !
Mérite, gloire et prospérité. Qu’est-ce que le mérite ? Yves Michaud, Bourin éditeur
16Le retour du mérite, classique valeur républicaine, dans les discours des dirigeants est presque trop beau pour être vrai. Il est vrai qu’il a bien changé, notre bon vieux mérite. Mis au vert pendant des décennies de pragmatisme et d’égalitarisme triomphants, il revient dans l’actualité avec une mine liftée et un appétit dévorant : « il faut mériter son salaire ou sa promotion » ; « les rémunérations doivent être fixées au mérite » ; « les élèves méritants méritent des récompenses ». Plus question de valeur républicaine, il s’agit maintenant de valeur financière. Plus question de vertu ou d’accomplissement, c’est l’effort ou le travail qui compte. Plus question de courage ou de sacrifice, c’est le succès qui importe. Il ne s’agit plus de mériter pour réussir mais de réussir pour mériter. Le mérite nouveau semble être devenu « une sorte de droit à récompense financière – en tout cas quelque chose qui doit payer ». C’est pour comprendre le sens réel du mot « mérite », ce qu’il cache aussi bien que ce qu’il révèle, qu’Yves Michaud a écrit ce texte, réflexion profonde sur quelques aspects essentiels autant qu’étranges de la société contemporaine : primes, vanités, people, VIP, Rolex…
17Professeur de philosophie, Yves Michaud dirige depuis 2001 l’Université de tous les savoirs.