Couverture de EMR_125

Article de revue

Grandes firmes et esprit d'entreprise

Pages 102 à 108

Notes

  • [*]
    Alain Fayolle enseigne à l’EM Lyon. Emile-Michel Hernandez à l’ESC Poitiers. Tous deux sont membres fondateurs de l’Académie de l’entrepreneuriat.
    fayolle@em-lyon.com
  • [1]
    L’Académie de l’entrepreneuriat (www.entrepreneuriat.com), créée en 1997, est une association francophone réunissant des enseignants-chercheurs et des praticiens très fortement investis dans le champ de l’entrepreneuriat. Sa mission est de produire des connaissances nouvelles dans le domaine, de promouvoir largement les travaux réalisés et de contribuer au développement quantitatif et qualitatif des enseignements proposés.
  • [2]
    William D. Guth et Ari Ginsberg, « Guest Editors’ Introduction : Corporate Entrepreneurship », Stratégie Management Journal, vol. 11, 1990.
  • [3]
    Emile-Michel Hernandez, « Le coaching au service de l’organisation entreprenante », L’Expansion Management Review, n° 116, mars 2005.
  • [4]
    Jean Estin, « Croître, un impératif », L’Expansion Management Review, n° 75, hiver 1994.
  • [5]
    Institut de l’entreprise, Mercer Management Consulting, Ecole centrale de Paris, Les Leviers de la croissance organique, 2005.
  • [6]
    Jean-Marc Le Roux, « Fusions-acquisitions : les six clefs de la réussite », Les Echos/L’Art de la croissance, 23 novembre 2006.
  • [7]
    Eléonore Mounoud, « La croissance organique : une approche académique », dans Institut de l’entreprise et alii, Les Leviers de la croissance organique, Institut de l’Entreprise, 2005.
  • [8]
    Michael E. Porter, « Plaidoyer pour un retour de la stratégie », L’Expansion Management Review, n° 84, mars 1997, initialement publié sous le titre : « What Is Strategy ? » dans la Harvard Business Review, novembre-décembre 1996.
  • [9]
    A. Fayolle, « Instiller l’esprit d’entreprendre dans les grandes entreprises et les organisations : auto-administration d’une potion magique ou d’un bouillon de culture ? », Gérer et Comprendre, n° 72, juin 2003.
  • [10]
    David Autissier et Isabelle Vandangeon-Derumez, « Comportements et rôles de l’encadrement intermédiaire dans les projets de changement », XIIIe conférence de l’AlMS, Normandie-Vallée de Seine, 2-4 juin 2004.
  • [11]
    Ikujiro Nonaka, « A Dynamic Theory of Organizational Knowledge Creation », Organization Science, vol. 5, n° 1, 1994.
  • [12]
    Eléonore Mounoud, op. cit.

1Si, pour le grand public, parler d’entrepreneuriat c’est parler essentiellement de la création d’entreprise, pour les enseignants-chercheurs réunis au sein de l’Académie de l’entrepreneuriat [1], mais aussi pour les consultants et les dirigeants d’entreprise le champ est beaucoup plus vaste. A la création ex nihilo de nouvelles organisations il faut ajouter la reprise d’entreprise qui n’est pas sans constituer un enjeu important - celui du renouvellement massif, dans les prochaines années, des chefs d’entreprise qui pour des raisons d’âge cesseront leurs activités - et le « corporate entrepreneurship », c’est-à-dire l’entrepreneuriat dans les organisations existantes.

2Les auteurs sont à peu près d’accord sur le contenu du concept, la définition donnée par William D. Guth et Ari Ginsberg étant acceptée par la majorité. A savoir : « Le corporate entrepreneurship recouvre deux types de phénomène et les processus qui s’y rapportent : 1) la naissance d’une activité nouvelle au sein de l’organisation existante, c’est-à-dire l’innovation ou la création d’activité en interne; 2) la transformation de l’organisation par la modernisation des concepts clés sur lesquels elle s’est construite. » [2] Toutefois, la francisation du terme lui-même est davantage sujette à controverse. Les Canadiens francophones parlent d’entrepreneuriat corporatif, et les Français de management entrepreneurial, d’entrepreneur-manager, d’intrapreneuriat, etc.

3Nous préférons pour notre part parler « d’entreprise entreprenante » plus représentatif, sans doute, d’une entreprise durablement engagée dans un processus entrepreneurial [3]. On pourra reprocher à cette appellation son caractère tautologique, si on considère que toute entreprise est, par définition, entreprenante. Or la plupart cessent assez rapidement de l’être, reproduisant avec des adaptations mineures leur modèle original. Si les amateurs de football ont fait leur la formule selon laquelle « on ne change pas une équipe qui gagne », on peut dire en matière d’entrepreneuriat qu’à ne rien changer on a la quasi-certitude, à terme, de perdre.

Les points forts

Impérative pour construire une compétitivité à long terme, la croissance doit se trouver au centre de la vision de l’entreprise.
Elle doit également se rééquilibrer dans le sens d’un développement organique plutôt qu’externe. Cette démarche demande de repenser les modalités de l’exercice stratégique.
Avec un enjeu : articuler de façon cohérente la vision des dirigeants et la création de savoirs par les acteurs de base, une tâche dans laquelle le management intermédiaire jour un rôle essentiel.

4Pour une entreprise qui a quitté, souvent depuis plusieurs années, la phase de création puis de démarrage, rester entrepreneuriale, c’est-à-dire ne pas transformer les nécessaires routines et procédures en sclérose totale, constitue un exercice extrêmement difficile à réussir. Il faut pour cela surmonter deux difficultés, la première relève de la stratégie, la seconde du comportement organisationnel.

Une conception de la stratégie à renouveler

5Une stratégie entrepreneuriale c’est avant tout une vision, une vision génératrice de croissance et de valeur.

6Le choix de la croissance est un impératif pour l’entreprise car c’est le seul socle stratégique sur lequel on puisse bâtir sa compétitivité à long terme. Différentes études montrent que seules les entreprises qui grandissent de façon continue et significative améliorent leur compétitivité structurelle, génèrent des profits importants et créent de la valeur pour leurs actionnaires [4].

7Dans toutes les industries, toutes les géographies, à tous les stades de développement d’une entreprise, il est possible de croître. Même dans un secteur arrivé à maturité il est possible de trouver des gisements de croissance à deux chiffres pour peu que l’on « démoyennise » la vision et les investissements de l’entreprise auprès de ses clients, produits, services, localisation, canaux d’accès, etc.

8Pour Jean Estin, lorsqu’il existe des freins à la croissance, ceux-ci tiennent plutôt :

  • à une définition étroite et figée du métier et des activités existants;
  • à l’inadéquation entre la redéfinition des stratégies et le redéploiement des capacités et des expertises;
  • à la faiblesse des outils d’analyse et de gestion concernant la valeur des produits et des services, par rapport à ceux relatifs à leurs coûts;
  • à la culture, à l’organisation, aux systèmes de motivation et à l’inversion des priorités concernant les missions;
  • à la difficulté d’identifier et de déplacer les barrières culturelles et managériales face aux changements nécessaires et continus.
L’une des raisons fondamentales pour lesquelles beaucoup d’entreprises ont cessé de croître est qu’elles n’ont pas - ou plus - pour objectif fondamental et explicite la croissance. Celle-ci doit d’abord se trouver au centre de la vision de l’entreprise et être cohérente avec les systèmes de motivation de ses dirigeants.

9Le choix de la croissance étant fait, il reste à le mettre en œuvre. Pour cela l’entreprise a plusieurs possibilités : croissance interne (ou organique), alliances, fusions-acquisitions.

10Une étude du cabinet Mercer Management Consulting fait ressortir que, sur la période 1995-2003, la croissance des plus grandes entreprises françaises (CAC 40) a été remarquable, avec une progression annuelle moyenne de leur chiffre d’affaires de plus de 10 % [5]. Toutefois, ce développement s’est essentiellement appuyé sur la croissance externe au détriment de la croissance organique, comme le montre le tableau page ci-contre.

11La part prépondérante des fusions-acquisitions est dangereuse pour ces entreprises. En effet, Jean-Marc Le Roux nous rappelle que, si la fusion-acquisition reste la voie royale de la croissance, elle n’en est pas moins délicate à réussir [6]. Les chiffres sont sans appel : seulement trois fusions sur dix créent une valeur significative pour les actionnaires et une sur deux en détruit.

12Ce constat reflète la difficulté pour une entreprise de maintenir une croissance organique sur le long terme. Le développement du corporate entrepreneurship doit permettre aux entreprises de dynamiser leur croissance organique, de rééquilibrer les sources de leur croissance et par conséquent leurs risques.

Croissance des groupes du CAC 40 (1995-2003)

tableau im1
Modalités de croissance Contribution Croissance externe 57 % Expansion internationale 29,5 % Augmentation des prix 12 % Développement organique 1,5 % Total 100 %

Croissance des groupes du CAC 40 (1995-2003)

13Partant de l’étude réalisée par Mercer Management Consulting, Eléonore Mounoud indique que, pour diminuer la part liée à la croissance externe et à l’internationalisation et développer la croissance organique, il faut rompre avec la conception et la pratique habituelles de la stratégie [7]. Et elle indique que la pensée stratégique a identifié, au cours des vingt dernières années, quatre ruptures principales opérées avec succès par un certain nombre d’entreprises.

14La première rupture correspond à l’entrée sur la scène du management d’une préoccupation nouvelle, la technologie. Le management de la technologie est devenu une préoccupation stratégique.

15La deuxième rupture date de la fin des années 80, avec l’apparition de l’approche fondée sur les ressources et les compétences. Elle prolonge en quelque sorte la première en mettant au cœur de l’analyse stratégique la capacité interne de l’entreprise de développer et exploiter de façon idiosyncratique des actifs (des ressources, en particulier immatérielles) et des activités (des compétences) et à les imposer à son environnement.

16La troisième rupture redéfinit la place accordée à l’innovation dans la dynamique concurrentielle. L’innovation est restée longtemps abordée de façon restrictive, en termes de nouveaux produits. Elle est conçue aujourd’hui de façon plus globale. C’est ainsi que Michael E. Porter appelle à l’innovation stratégique, c’est-à-dire à la définition singulière, propre à chaque entreprise, d’une offre et d’un mode de production associé [8].

17La quatrième et dernière rupture demandée par la croissance interne nécessite de repenser les modalités de l’exercice stratégique. Elle permet de faire le lien avec la deuxième notion à aborder, celle de comportement organisationnel.

Un comportement organisationnel cohérent

18La vision stratégique, seule, ne suffit pas à faire vivre et réussir un authentique management entrepreneurial. celui-ci ne doit pas être l’affaire que de quelques cadres dirigeants, mais d’une pluralité d’acteurs dans l’organisation [9].

19Pour cela les modalités de l’exercice stratégique doivent être repensées. Il va falloir trouver un équilibre entre les contributions du noyau dirigeant qui apporte vision et leadership et celles de l’encadrement intermédiaire plus proche des clients et des équipes mais dont les propositions sont souvent ignorées par les échelons supérieurs de la hiérarchie.

20La simple création d’une nouvelle vision n’est pas suffisante pour enclencher le changement. Il faut qu’elle soit acceptée par l’ensemble des acteurs de l’organisation. Cette vision doit susciter l’intérêt de tous, être réaliste et crédible, afin de développer l’engagement de chacun vers un but commun. Il faut lui donner du sens en la communiquant à l’organisation.

21On doit à David Autissier et à Isabelle Vandangeon-Derumez d’avoir mis en évidence le rôle essentiel du management intermédiaire dans les processus de changement au sein des organisations. Pour ces auteurs en effet, « si le leader visionnaire est une condition nécessaire, il n’est pas suffisant pour assurer la conduite du changement. De même, si les initiatives de la base sont nécessaires pour construire le changement par le bas, il faut pouvoir en assurer la diffusion afin que le changement puisse progresser dans l’organisation » [10].

22Comment éviter les dysfonctionnements d’un processus trop directif imposant les savoirs par le haut ou trop participatif faisant émerger des savoirs individuels difficilement transposables en savoir collectif ? La réponse de David Autissier et Isabelle Vandangeon-Derumez est de se référer à la théorie de Ikujiro Nonaka, de création de savoirs organisationnels [11].

23Dans les processus de création de savoirs organisationnels, le dirigeant intervient pour définir le cadre de la nouvelle vision de l’organisation. Et les acteurs de la base sont chargés de créer les savoirs par leurs actions quotidiennes, leurs expérimentations; mais, contraints par les exigences du court terme, il leur est difficile d’orienter et de transformer leurs actions et initiatives quotidiennes en savoirs utiles pour l’organisation.

24Le rôle de l’encadrement intermédiaire est alors de fournir aux subordonnés un cadre conceptuel qui leur permettra de donner du sens à leurs propres expériences. Il se positionne entre la vision de l’organisation, définie par le leader, et les savoirs opérationnels de la base, cherchant en permanence à réduire l’écart entre les deux pour que l’un coïncide avec l’autre. Ikujiro Nonaka voit l’encadrement intermédiaire à la fois comme un médiateur entre « ce qui est et ce qui devrait être » et comme un ingénieur du savoir pour la création de savoirs organisationnels : « Les managers intermédiaires synthétisent le savoir tacite issu des employés de la base et des top managers, afin de le rendre explicite et ainsi de l’incorporer au sein des nouvelles technologies et des nouveaux produits. »

25Enfin, le projet stratégique doit s’inscrire dans un système humain. Il ne s’agit pas seulement de bien communiquer autour du projet stratégique pour que celui-ci soit accepté par tous. Le projet doit s’insérer dans les activités quotidiennes des acteurs de l’organisation, et leurs retours d’expériences doivent contribuer à le modeler, à le faire évoluer. Il s’agit de réarticuler le lien entre formulation et mise en œuvre des stratégies. Comme l’indique Eléonore Mounoud : « Il peut aussi être envisagé que la stratégie émerge des activités ordinaires et des routines de l’organisation à travers un travail diffus de résistance, d’appropriation et de réinterprétation du projet stratégique » [12].

26Réussir le management entrepreneurial est un exercice plein de contradictions : le management n’est-il pas l’art d’éviter les risques en établissant des procédures, et l’entrepreneuriat celui d’assumer les risques en développant des processus ? Si les articles de ce dossier ont bien un point commun, c’est de relever toutes les difficultés de l’exercice tout en indiquant des voies à suivre et des leviers pour l’action afin de ne pas rester sur un sentiment d’impuissance.

Notes

  • [*]
    Alain Fayolle enseigne à l’EM Lyon. Emile-Michel Hernandez à l’ESC Poitiers. Tous deux sont membres fondateurs de l’Académie de l’entrepreneuriat.
    fayolle@em-lyon.com
  • [1]
    L’Académie de l’entrepreneuriat (www.entrepreneuriat.com), créée en 1997, est une association francophone réunissant des enseignants-chercheurs et des praticiens très fortement investis dans le champ de l’entrepreneuriat. Sa mission est de produire des connaissances nouvelles dans le domaine, de promouvoir largement les travaux réalisés et de contribuer au développement quantitatif et qualitatif des enseignements proposés.
  • [2]
    William D. Guth et Ari Ginsberg, « Guest Editors’ Introduction : Corporate Entrepreneurship », Stratégie Management Journal, vol. 11, 1990.
  • [3]
    Emile-Michel Hernandez, « Le coaching au service de l’organisation entreprenante », L’Expansion Management Review, n° 116, mars 2005.
  • [4]
    Jean Estin, « Croître, un impératif », L’Expansion Management Review, n° 75, hiver 1994.
  • [5]
    Institut de l’entreprise, Mercer Management Consulting, Ecole centrale de Paris, Les Leviers de la croissance organique, 2005.
  • [6]
    Jean-Marc Le Roux, « Fusions-acquisitions : les six clefs de la réussite », Les Echos/L’Art de la croissance, 23 novembre 2006.
  • [7]
    Eléonore Mounoud, « La croissance organique : une approche académique », dans Institut de l’entreprise et alii, Les Leviers de la croissance organique, Institut de l’Entreprise, 2005.
  • [8]
    Michael E. Porter, « Plaidoyer pour un retour de la stratégie », L’Expansion Management Review, n° 84, mars 1997, initialement publié sous le titre : « What Is Strategy ? » dans la Harvard Business Review, novembre-décembre 1996.
  • [9]
    A. Fayolle, « Instiller l’esprit d’entreprendre dans les grandes entreprises et les organisations : auto-administration d’une potion magique ou d’un bouillon de culture ? », Gérer et Comprendre, n° 72, juin 2003.
  • [10]
    David Autissier et Isabelle Vandangeon-Derumez, « Comportements et rôles de l’encadrement intermédiaire dans les projets de changement », XIIIe conférence de l’AlMS, Normandie-Vallée de Seine, 2-4 juin 2004.
  • [11]
    Ikujiro Nonaka, « A Dynamic Theory of Organizational Knowledge Creation », Organization Science, vol. 5, n° 1, 1994.
  • [12]
    Eléonore Mounoud, op. cit.
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