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Article de revue

Les dispositifs intrapreneuriaux à la loupe

Pages 86 à 91

Notes

  • [*]
    Véronique Bouchard est professeur associé en management stratégique à l’EM Lyon.
  • [1]
    Voir G. Pinchot, Intrapreneuring: Why You Don’t Have to Leave the Corporation to Become an Entrepreneur, Harper and Row, 1985; S. A. Zahra, « Governance, Ownership and Corporate Entrepreneurship: the Moderating Impact of Industry Technological Opportunities », Academy of Management Journal, 39 (6), 1996; P. Sharma, P et J. J. Chrisman, « Towards a Reconciliation of the Definitional Issues in the Field of Corporate Entrepreneurship », Entrepreneurship Theory and Practice, vol. 3, n° 3, 1999.
  • [2]
    R. A. Burgelman, « A Process Model of Internal Corporate Venturing in the Diversified Major Firm », Administrative Science Quarterly, vol. 28, n° 2, 1983.
  • [3]
    Les contenus présentés dans cet article s’appuient sur nos travaux de recherche en intrapreneuriat, notamment sur l’examen approfondi d’une douzaine de dispositifs représentatifs de la réalité de l’intrapreneuriat entre 1985 et 2003. Voir V. Bouchard, « Corporate Entrepreneurship: Lessons from the Field, Blind Spots and Beyond… », Cahiers de recherche EM Lyon, n° 2002/08, 2002; ou V. Bouchard et C. Bos, « Dispositifs intrapreneuriaux et créativité organisationnelle: une conception tronquée ? », Revue française de gestion, février 2006.
  • [4]
    G.T. Lumpkin et G. G. Dess, « Clarifying the Entrepreneurial Orientation Construct and Linking it to Performance », Academy of Management Review, vol. 21, n° 3, 1996.
  • [5]
    J. S. Hornsby, D. W. Naffziger et D. F. Kuratko, « A Proposed Research Model of Entrepreneurial motivation », Entrepreneurship Theory and Practice, vol. 18, n° 3, 1994.
  • [6]
    N. Fast, The Rise and Fall of Corporate New Venture Divisions, UMI Research Press, Ann Arbor, 1978; R. M. Kanter et J. North et al., « Engines of Progress: Designing and Running Entrepreneurial Vehicles in Established Companies », Journal of Business Venturing, vol. 5, n° 6, 1990 ; Z. Block et I. C. MacMillan, Corporate Venturing: Creating New Businesses within the Firm, Harvard Business School Press, 1993.
  • [7]
    Ibid.

1Même si certains s’attachent à mettre en relief leurs différences, les termes d’intrapreneuriat (intrapreneurship) et de corporate entrepreneurship désignent en fait des réalités très voisines. Intrapreneuriat et corporate entrepreneurship se réfèrent tous deux à l’adoption de pratiques entrepreneuriales au sein d’organisations établies dans le dessein de développer de nouveaux processus, marchés ou activités, impliquant ou non la création d’une nouvelle entité [1]. Nous nous appuierons dans cet article sur la définition du corporate entrepreneurship proposée par Sharma et Chrisman en 1999, qui le décrit comme « un processus dans lequel un individu ou un groupe d’individus, en association avec une organisation établie, crée une nouvelle organisation ou provoque renouvellement ou innovation au sein de cette organisation ». Cette définition a le mérite d’introduire la notion d’association entre individu et organisation, un concept clé, comme nous allons le voir. En raison de la quasi-interchangeabilité des deux vocables, nous prendrons la liberté d’étendre cette définition à l’intrapreneuriat, seul terme que nous utiliserons désormais.

Un phénomène spontané ou induit

2Nous savons, depuis les travaux fondateurs de R. A. Burgelman [2], que toutes les entreprises - même les plus bureaucratiques - peuvent être le siège de processus intrapreneuriaux spontanés. Le décalage entre le potentiel de création de valeur des ressources que détient une entreprise et l’usage qu’elle fait de ces ressources (slack organisationnel) constitue une source d’opportunités que des employés « entreprenants » peuvent tenter d’exploiter. Certains d’entre eux vont réussir à développer de nouveaux marchés, de nouveaux produits ou même de nouvelles organisations, en marge des divisions existantes et des orientations stratégiques de l’entreprise.

3Ces initiatives autonomes mobilisent des ressources et des compétences peu ou mal exploitées par l’organisation dont elles modifient la combinaison et la destination. Elles contribuent à la diversification du portefeuille de l’entreprise et, par conséquent, à son renouvellement stratégique. Le processus intrapreneurial tel que le décrit Burgelman est un long et complexe enchaînement d’actions et de décisions, impulsé par l’intrapreneur mais impliquant de multiples acteurs aux différents niveaux de l’entreprise. Chaque acteur joue un rôle spécifique, dicté par ses liens informels, ses compétences et son niveau hiérarchique.

4Les entreprises sont également le siège de phénomènes intrapreneuriaux induits par des systèmes de management, des modes d’organisation, des processus ad hoc et des ressources dédiées. Depuis trois décennies au moins, de grandes et moyennes entreprises, en Amérique du Nord et en Europe, mettent en place des dispositifs organisationnels dont la finalité est de susciter et d’appuyer les comportements intrapreneuriaux. Quels sont leurs principes de fonctionnement généraux ? Quel est l’impact de ces dispositifs intrapreneuriaux sur la performance et le fonctionnement de l’entreprise ? Tels sont les points que nous tenterons d’aborder dans cet article. Mais avant tout, il nous faut comprendre ce qui pousse les dirigeants d’entreprise à miser sur ces dispositifs, ce qu’ils espèrent de ceux-ci et les modèles cognitifs sur lesquels repose l’adoption de ces dispositifs [3].

Pourquoi un dispositif intrapreneurial ?

5L’intérêt de nombreux dirigeants pour l’intrapreneuriat s’inscrit dans le vaste mouvement de « débureaucratisation » des entreprises, à l’œuvre depuis le milieu des années 70. Recherche de flexibilité, utilisation plus efficace des ressources, réduction des cycles de développement et de mise en marché des produits, intensification et universalisation de l’innovation, responsabilisation des employés à qui il est demandé d’« apporter des réponses individuelles à des contradictions systémiques », pour reprendre l’expression du sociologue Ulrich Beck : l’intrapreneuriat apparaît comme une réponse à tous ces défis.

6En misant sur l’initiative individuelle et l’engagement personnel, la direction de l’entreprise entend dépasser le conservatisme, la lenteur et la rigidité de l’organisation établie et circonvenir les obstacles à l’innovation que constituent ses processus, sa culture et sa structure. L’individu ou le petit groupe, fortement identifié à son projet, semble en effet mieux « placé » que l’organisation et les processus en place pour :

  • détecter des opportunités d’affaires dans l’environnement immédiat;
  • constituer et activer des réseaux ad hoc, en interne et en externe, permettant de mobiliser les ressources requises (et seulement les ressources requises);
  • prendre des raccourcis, faire évoluer rapidement le projet et tenir les délais;
  • être tenace pour surmonter les obstacles et s’engager sans compter.

Les points forts

Finalités, ressources, récompenses… les dispositifs entrepreneuriaux varient, même s’ils répondent à des attentes similaires.
S’inspirant du modèle de l’indépendant, ils reposent sur trois principes : l’autonomie individuelle, l’engagement personnel, le contrôle par les ressources.
Ils peuvent déclencher une vraie fièvre entrepreneuriale, et donner forme à de multiples projets, mais les conflits, déceptions et l’absence de pérennité sont aussi leur lot, faute de prise en compte du statut spécifique de l’intrapreneur.

7L’entreprise veut devenir, au travers de ses intrapreneurs, plus créative, plus agile et plus efficace. Etre plus rapide, plus flexible et mieux utiliser les ressources constituent bien évidemment des atouts vitaux à l’ère de l’hypercompétition. A ces attentes très génériques, s’ajoutent des objectifs plus concrets à moyen terme. Ainsi, les promoteurs de dispositifs intrapreneuriaux attendent de ceux-ci qu’ils contribuent à :

  • générer de nouveaux revenus grâce au développement de nouveaux marchés, produits, activités;
  • réduire les coûts en améliorant les pratiques, les processus internes et l’organisation;
  • encourager de nouveaux comportements et attitudes et, à terme, contribuer à faire évoluer la culture d’entreprise.
On notera que ces dispositifs sont conçus pour susciter et appuyer les comportements intrapreneuriaux de certains employés de l’entreprise. Ils ne se substituent jamais à l’organisation existante ni à son fonctionnement, mais s’y adjoignent. Ils incitent une minorité à entamer un parcours alternatif sans forcément couper complètement les ponts avec l’organisation existante.

8La possibilité de superposer le dispositif intrapreneurial à l’organisation en place, et donc de ne pas remettre en cause son fonctionnement, est perçu comme un atout significatif. Cependant, comme nous le verrons par la suite, la coexistence de deux modèles de fonctionnement aussi différents n’est pas évidente.

Une grande diversité de cas de figure

9L’analyse des dispositifs intrapreneuriaux révèle une grande diversité. Cette diversité résulte de la spécificité des objectifs et des caractéristiques des entreprises dans lesquelles ils voient le jour, mais révèle également l’absence de modèle éprouvé. Les dispositifs intrapreneuriaux peuvent différer par :

  • leurs finalités (principalement économiques, surtout culturelles ou les deux);
  • leur éventail de projets et leur niveau de participation (projets nombreux et variés, large participation ou projets moins nombreux et ciblés, participation limitée);
  • leur degré d’intégration dans l’organisation (division autonome ou « plate-forme » intégrée dans l’organisation existante);
  • leur dotation en ressources (enveloppe propre ou pas d’enveloppe; ressources importantes ou ressources limitées);
  • les récompenses proposées aux « intrapreneurs » (principalement financières ou principalement non financières).
Le dispositif « Myriade d’idées », mis en place par un leader européen du matériel électrique à la fin des années 90 et le dispositif « New Venture Group », mis en place par Lucent Technologies à la même époque, illustrent bien cette diversité (voir tableau ci-contre).

Des principes de fonctionnement communs

10En dépit de leur diversité, tous les dispositifs intrapreneuriaux partagent de grands principes de fonctionnement. L’entrepreneuriat indépendant constitue en effet le modèle qui les inspire tous. De la condition et des caractéristiques de l’entrepreneur indépendant, les dispositifs intrapreneuriaux tentent de reproduire : l’autonomie individuelle, l’engagement personnel et le contrôle par les ressources.

11L’autonomie individuelle. Cette caractéristique constitue le cœur de l’orientation entrepreneuriale [4] et, par conséquent, de tout dispositif intrapreneurial. Le degré d’autonomie est toutefois variable. Certains dispositifs accordent une autonomie quasi complète aux intrapreneurs qui sont séparés structurellement, culturellement et parfois même physiquement, du reste de l’organisation. Ils sont alors libres de se focaliser entièrement sur leur projet et, entre les évaluations périodiques auxquelles ils sont soumis, de disposer d’eux-mêmes et des ressources qui leur ont été allouées.

Deux dispositifs concrets

tableau im1
Myriade d’idées New Venture Group Finalités du dispositif Avant tout, réinsuffler enthousiasme et dynamisme à une organisation usée par une série de fusions-acquisitions (emphase culturelle). Mieux valoriser les inventions des laboratoires Bell et plus généralement l’investissement en R&D (emphase économique); lutter contre la fuite des cerveaux. Eventail de projets et participation Eventail très large, tous les employés peuvent proposer une idée de business et tenter de la développer. Eventail plus réduit, projets à fort contenu technologique et potentiel commercial important, les participants ont des compétences pointues. Degré d’intégration dans l’organisation Myriade d’idées est une plate-forme intégrée dans l’organisation, qui identifie, sélectionne les projets et aide les intrapreneurs. Ces tâches sont remplies par quelques responsables à plein-temps et un réseau de « sponsors » bénévoles. Les intrapreneurs conservent leur fonction dans l’organisation existante. Le New Venture Group est une division autonome, dotée de son enveloppe, ses objectifs, ses systèmes de management et ses services de support (juridique, comptable, etc.). Elle regroupe des employés de Lucent ayant décidé de passer de l’« autre côté » ainsi qu’un certain nombre d’entrepreneurs expérimentés recrutés à l’extérieur. Dotation en ressources Pas d’enveloppe. Les projets sont évalués à trois reprises et financés selon des critères pas toujours transparents. Leur financement est partiellement conditionnel au potentiel du projet et du porteur, partiellement discrétionnaire. Une enveloppe de départ. Les projets sont évalués à trois reprises selon des critères transparents. Leur financement est conditionnel à leur potentiel économique. Récompenses pour les intrapreneurs Devenir son « propre patron », développer son projet de A à Z dans le giron protecteur de l’entreprise. Incitations économiques très importantes. Salaires élevés, « phantom shares » dans la start-up mais perte des avantages acquis et pas de retour en arrière possible.

Deux dispositifs concrets

12A l’autre extrême, les intrapreneurs continuent d’appartenir à l’organisation existante et d’y accomplir leurs tâches habituelles même s’ils ne dépendent pas de leur supérieur direct pour ce qui touche à leur projet. La poursuite de leur projet s’effectue en temps masqué jusqu’à ce que la valeur de celui-ci soit reconnue : les intrapreneurs se voient alors allouer des ressources financières et techniques et peuvent officiellement consacrer une partie de leur temps de travail au projet. Leur autonomie ira crescendo avec le développement de celui-ci.

13L’engagement personnel. Cette dimension est aussi indispensable à la réussite que l’autonomie car elle permet aux porteurs de projet de surmonter les nombreux obstacles qui vont se présenter, de rester focalisés et mobilisés dans la durée et malgré un fort niveau d’incertitude. Par ailleurs, la présence d’individus fortement engagés au sein de l’entreprise peut contribuer à stimuler le reste du personnel, rendant cette dimension particulièrement précieuse aux yeux de la direction. La plupart des dispositifs prévoient donc que l’initiateur du projet reste impliqué aussi longtemps qu’il le désire et certains en font même une condition sine qua non de poursuite du projet.

14Le fort niveau d’engagement de l’entrepreneur indépendant est lié à des facteurs intrinsèques - le plaisir et la satisfaction qu’il retire de l’accomplissement d’une tâche originale et complexe, par exemple - et à des facteurs extrinsèques, telle la perspective d’enrichissement ou d’amélioration de son statut social [5]. Les dispositifs intrapreneuriaux reprennent ces deux sources de motivation et les combinent dans diverses proportions : certains dispositifs misent exclusivement sur les facteurs intrinsèques et le désir d’autonomie tandis que d’autres offrent des récompenses financières très significatives ou encore des marques officielles de reconnaissance aux intrapreneurs couronnés de succès.

15Le niveau d’engagement personnel d’un individu dépend clairement du degré de compétence qu’il s’attribue. La plupart des dispositifs intrapreneuriaux prennent cette réalité en compte et fournissent une aide et des encouragements aux employés hésitants. Différents moyens vont être mis en œuvre à cette fin : discours mobilisateurs en provenance de la haute direction, formalisation et communication de méthodes et de processus de développement de projet, explicitation des critères de sélection, mise à disposition de données, d’experts et de tuteurs ou stages de formation ad hoc.

16Le contrôle par les ressources. Les entrepreneurs indépendants sont autonomes, engagés dans leur projet mais également disciplinés par d’inflexibles contraintes de marché et de ressources (voir figure ci-contre). La plupart des dispositifs soumettent sciemment les intrapreneurs à des contraintes de ressources sévères. Ainsi, un processus de financement étape par étape est au cœur de la plupart des dispositifs intrapreneuriaux : il offre à l’entreprise la possibilité de contrôler périodiquement l’état d’avancement, la faisabilité et l’attractivité des projets en cours. Ce processus de sélection en entonnoir constitue un contrepoids à l’autonomie individuelle et permet à l’entreprise et aux intrapreneurs de moduler leur niveau d’engagement en tenant compte des perspectives plus ou moins encourageantes qui se dessinent au cours du temps. Généralement, au caractère conditionnel du financement des projets s’ajoute le fait que les ressources sont allouées avec parcimonie, ce qui force les intrapreneurs à se montrer débrouillards dans l’identification et l’utilisation de celles-ci, limitant ultérieurement le gaspillage et éliminant les intrapreneurs moins motivés.

Un impact ambivalent sur l’entreprise

17La mise en place d’un dispositif intrapreneurial n’est pas un acte anodin. Il s’agit en effet d’une décision qui engage l’entreprise dans la durée et dont tous en interne et beaucoup à l’extérieur auront connaissance, la forte visibilité du dispositif accroissant les effets négatifs en cas d’échec. Elle requiert donc un travail de préparation considérable, un suivi et une communication soignés.

Principes de fonctionnement des dispositifs intrapreneuriaux

figure im2

Principes de fonctionnement des dispositifs intrapreneuriaux

18Dès qu’il commen-cera à fonctionner, le dispositif mobilisera plusieurs personnes à plein-temps ainsi qu’un grand nombre de participants occasionnels. Plus le dispositif rencontrera de succès et plus grand sera le nombre d’employés « distraits » de leur tâche quotidienne, dédiant une part variable mais théoriquement croissante de leur temps aux projets intrapreneuriaux. Plus que de ressources financières, c’est de temps et d’attention managériale que le dispositif intrapreneurial va se montrer vorace. Par ailleurs, comme il n’existe pas de solution toute faite, chaque entreprise doit trouver par tâtonnement les outils, l’organisation et le mode de fonctionnement qui lui sont adaptés. On peut donc s’attendre à une période de rodage assez longue, requérant de la part des responsables une implication et une réactivité fortes.

19La contrepartie de ces efforts peut toutefois être spectaculaire. Pour reprendre l’exemple des deux dispositifs cités plus haut, on ne peut qu’être épaté par l’ampleur de la participation et l’enthousiasme suscité par Myriade d’idées (200 propositions de business en moins de trois mois) et par la valeur crée par le New Venture Group (200 millions de dollars de revenus supplémentaires en moins quatre ans). Les dispositifs intrapreneuriaux, pour autant qu’ils soient bien ficelés et efficacement communiqués, génèrent un surcroît d’énergie tangible. Les inerties et les résistances habituelles sont ébranlées, de nouvelles potentialités se dessinent, il est désormais possible - et même bien vu - de délaisser la routine et de se lancer dans une aventure… Les témoignages directs font part d’un climat positif et même enthousiasmant dans la phase de lancement. Un premier groupe d’employés adhère généralement très vite, incitant par son exemple d’autres à s’engager. Si les premiers ont souvent un profil les prédisposant à la prise de risque, on constate que la deuxième vague est constituée d’individus plus prudents mais gagnés eux aussi par la « fièvre intrapreneuriale ».

20Les dispositifs intrapreneuriaux sont donc bien en mesure de révéler des opportunités, des talents et des énergies cachés, de les canaliser et de leur donner forme. Ceci pour la partie gauche du bilan car, malheureusement, celui-ci n’est pas que positif. En effet, il existe un certain nombre de problèmes récurrents qui peuvent, dans certains cas, annuler les bénéfices évoqués. Les trois points ci-dessous sont de ce nombre.

21Frictions et conflits. Les cas analysés confirment ce que les spécialistes ont bien souligné [6], à savoir les frictions et les conflits qui ne manquent pas de surgir entre organisation existante et dispositif intrapreneurial. Empiètement de territoire, compétition pour l’obtention de ressources financières et humaines, rejet de la différence et envie face à un statut plus favorable : les pommes de discorde entre divisions existantes et dispositif intrapreneurial sont nombreuses et peuvent entraver son bon fonctionnement. En effet, tôt ou tard, les intrapreneurs vont avoir besoin des ressources, de l’aide et de l’appui des divisions existantes… Les dispositifs intégrés génèrent moins de conflits que les divisions autonomes, mais en revanche soumettent les intrapreneurs aux pressions quotidiennes de leur supérieur, au manque de coopération de leurs collègues, à la rigidité des procédures en place, usant leur enthousiasme et leur énergie.

22Résultats insuffisants et décevants. On observe assez souvent, après une phase d’enthousiasme initial, un déclin marqué des énergies et des initiatives. Les projets portés à terme sont peu nombreux et souvent mineurs. Trop peu d’entre eux répondent véritablement aux défis stratégiques de l’entreprise.

23Les dispositifs intrapreneuriaux produisent rarement, à moyen terme, des résultats à la hauteur des attentes du management. Cet écart est dû à un certain manque de réalisme de la part des dirigeants qui en attendent des changements spectaculaires et immédiats. Mais les principes de fonctionnement des dispositifs sont aussi en cause. En particulier, le processus de sélection-appui en entonnoir - très ouvert à l’entrée et se rétrécissant rapidement - nous semble plus apte à écrémer qu’à générer de nouvelles idées. Superposé à une organisation généralement peu favorable aux intrapreneurs, ce mécanisme pêche par excès, ne laissant passer que quelques individus très bien armés et des projets, en général, peu risqués. On observe en fait un mimétisme entre le fonctionnement du dispositif et celui de l’organisation existante. Ainsi, les entreprises très orientées processus mettent en place des « usines à gaz » tandis que les entreprises conservatrices créent des mécanismes de sélection impitoyables…

24Finalement, une communication insuffisante des orientations stratégiques d’aujourd’hui, des opportunités et des défis de demain, ainsi qu’une volonté déclarée de « laisser mille fleurs s’épanouir » contribuent malheureusement à limiter l’alignement et l’intérêt stratégiques des projets intrapreneuriaux, à tel point que beaucoup d’entre eux doivent être externalisés (spun off) en fin de parcours.

25Absence de pérennité et effet en retour. Notre analyse révèle que peu de dispositifs intrapreneuriaux ont une durée de vie supérieure à quelques années, ce que confirme la littérature [7]. Les motifs d’abandon sont variés. Ils peuvent être liés aux circonstances, comme lorsqu’une nouvelle direction décide de ne pas poursuivre le projet de ses prédécesseurs ou qu’un contexte économique peu favorable pousse l’entreprise à se focaliser sur la réduction de coûts et le recentrage stratégique. Mais ils peuvent aussi dépendre de l’incapacité de la direction à identifier clairement les bénéfices du dispositif. Nous avons mentionné des résultats à moyen terme plutôt maigres en termes économiques et stratégiques, or très souvent l’évaluation coûts/bénéfices se limite à ces aspects. A moyen terme, cependant, les bénéfices des dispositifs intrapreneuriaux résident essentiellement dans le développement des compétences individuelles et du capital social de l’entreprise. Ces bénéfices peu tangibles sont difficiles à apprécier, pourtant ce sont eux qui sont susceptibles, à plus long terme, d’améliorer significativement la performance de l’entreprise…

26La remise en cause des dispositifs intrapreneuriaux après quelques années seulement de fonctionnement n’est pas sans conséquence. En effet, elle donne un signal très négatif aux employés en général et aux intrapreneurs en particulier. Pour ceux qui sont engagés à fond dans un projet, il s’agit en fait d’une véritable trahison. Il y a alors un réel danger de clore l’expérience avec un climat plus dégradé qu’à l’origine, d’aliéner et même de voir partir des employés déçus.

27Il nous paraît important de souligner que beaucoup des problèmes évoqués sont inhérents aux principes de fonctionnement des dispositifs, eux-mêmes calqués sur l’entrepreneuriat indépendant. Or l’intrapreneur n’est pas un entrepreneur indépendant, ni même un quasi-entrepreneur agissant au sein d’une organisation plus ou moins accueillante. Un intrapreneur est un partenaire de l’organisation qui tente, au bénéfice de celle-ci et avec les ressources qu’elle lui fournit, de surmonter des obstacles structurels et culturels au changement en faisant levier sur son talent propre, sa motivation, ses réseaux et ses compétences. Ce statut particulier, bien mis en évidence dans la définition de Sharma et Chrisman, est trop souvent ignoré. Il a cependant des implications importantes et devrait être mieux pris en compte dans la conception et la gestion des dispositifs intrapreneuriaux.

28Ainsi, la gestion des interfaces, au sens large, devrait constituer une dimension clé du pilotage des dispositifs et de l’activité de l’intrapreneur:

  • la fonction, le statut, le degré d’autonomie et les interdépendances clés du dispositif intrapreneurial doivent être définis et négociés avec les responsables des divisions existantes (interface organisationnelle);
  • le statut relatif, les récompenses et la progression de carrière des intrapreneurs, en cas de succès entier ou partiel, doivent être clarifiés et négociés avec le responsable des ressources humaines dès le début de leur implication (interface individuelle);
  • enfin, l’intérêt économique et stratégique ainsi que le niveau de priorité par rapport à d’autres projets innovants poursuivis par l’entreprise doivent être établis et clairement communiqués aux intrapreneurs, ceci afin d’éviter un éventuel décalage entre le niveau d’engagement des individus et celui de l’organisation au fil du temps (interface stratégique).
Enfin, comme dans tout partenariat, objectifs partagés, confiance, transparence et ajustement mutuel doivent être les maîtres mots.


Date de mise en ligne : 24/03/2013.

https://doi.org/10.3917/emr.125.0086

Notes

  • [*]
    Véronique Bouchard est professeur associé en management stratégique à l’EM Lyon.
  • [1]
    Voir G. Pinchot, Intrapreneuring: Why You Don’t Have to Leave the Corporation to Become an Entrepreneur, Harper and Row, 1985; S. A. Zahra, « Governance, Ownership and Corporate Entrepreneurship: the Moderating Impact of Industry Technological Opportunities », Academy of Management Journal, 39 (6), 1996; P. Sharma, P et J. J. Chrisman, « Towards a Reconciliation of the Definitional Issues in the Field of Corporate Entrepreneurship », Entrepreneurship Theory and Practice, vol. 3, n° 3, 1999.
  • [2]
    R. A. Burgelman, « A Process Model of Internal Corporate Venturing in the Diversified Major Firm », Administrative Science Quarterly, vol. 28, n° 2, 1983.
  • [3]
    Les contenus présentés dans cet article s’appuient sur nos travaux de recherche en intrapreneuriat, notamment sur l’examen approfondi d’une douzaine de dispositifs représentatifs de la réalité de l’intrapreneuriat entre 1985 et 2003. Voir V. Bouchard, « Corporate Entrepreneurship: Lessons from the Field, Blind Spots and Beyond… », Cahiers de recherche EM Lyon, n° 2002/08, 2002; ou V. Bouchard et C. Bos, « Dispositifs intrapreneuriaux et créativité organisationnelle: une conception tronquée ? », Revue française de gestion, février 2006.
  • [4]
    G.T. Lumpkin et G. G. Dess, « Clarifying the Entrepreneurial Orientation Construct and Linking it to Performance », Academy of Management Review, vol. 21, n° 3, 1996.
  • [5]
    J. S. Hornsby, D. W. Naffziger et D. F. Kuratko, « A Proposed Research Model of Entrepreneurial motivation », Entrepreneurship Theory and Practice, vol. 18, n° 3, 1994.
  • [6]
    N. Fast, The Rise and Fall of Corporate New Venture Divisions, UMI Research Press, Ann Arbor, 1978; R. M. Kanter et J. North et al., « Engines of Progress: Designing and Running Entrepreneurial Vehicles in Established Companies », Journal of Business Venturing, vol. 5, n° 6, 1990 ; Z. Block et I. C. MacMillan, Corporate Venturing: Creating New Businesses within the Firm, Harvard Business School Press, 1993.
  • [7]
    Ibid.
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