Couverture de EMR_123

Article de revue

Création d'entreprise : de l'idée à... l'inaction

Pages 118 à 126

Notes

  • [*]
    Alain Fayolle est professeur à l’EM Lyon et titulaire, en tant que professeur visiteur, de la chaire d’entrepreneuriat à la Solvay Business School de Bruxelles.
    alain.fayolle@esisar.inpg.fr
  • [**]
    Narjisse Lassas-Clerc, doctorante en sciences de gestion à l’université Jean-Moulin de Lyon, est assistante de recherche au centre de recherche en entrepreneuriat de l’EM Lyon.
    lassas-clerc@em-lyon.com
  • [1]
    C. Bruyat, Création d’entreprise : contributions épistémologiques et modélisation, thèse de doctorat en sciences de gestion, université Pierre-Mendès-France de Grenoble, 1993.
  • [2]
    A. Fayolle, J.-M. Degeorge et W. Aloulou, « Entre intention et création d’une entreprise nouvelle : le concept d’engagement », 3e congrès de l’Académie de l’entrepreneuriat, IAE de Lyon et EM Lyon, 31 mars et 1er avril 2004.
  • [3]
    Fabien et Jean-Paul ont collaboré pour ce projet avec l’Institut Paul Bocuse qui leur a apporté des conseils et facilité l’accès au monde de la restauration.
  • [4]
    W. B. Gartner, « A Framework for Describing the Phenomenon of New Venture Creation », Academy of Management Review, 10, 1985 ; W. B. Gartner et N. M. Carter, « Entrepreneurial Behavior and Firm Organizing Processes », in Zoltan J. Acs and David B. Audretsch (eds.), Handbook of Entrepreneurship Research (International Handbook Series on Entrepreneurship, vol. 1, Boston : Kluwer Academic Publishers, 2003.

Focus

De l’idée à l’action, il y a beaucoup plus qu’un pas ou que quelques mois de travail sur des études de marché ou des plans d’affaires, pour les aspirants à la création d’entreprise. Le cas de deux porteurs de projets, analysé par le menu à la lumière de la notion d’« engagement », permet de comprendre la distance qui sépare l’idée de sa mise en œuvre, le désir de son accomplissement.

1Créer une entreprise relève-t-il de l’inné, d’une inscription génétique qui conduirait inexorablement le porteur de ce type de gènes au passage à l’acte ? Nous ne le pensons pas, pas plus que nous ne fondons notre compréhension du phénomène sur l’existence de déterminismes environnementaux qui entraîneraient progressivement ou plus brutalement certains individus à créer leur entreprise.

2Pour nous, la création d’une entreprise est un processus stratégique et dynamique de décisions/actions, déclenché sous l’effet d’un changement affectant ce que Christian Bruyat [1] dénomme la « configuration stratégique instantanée perçue » (CSIP). Celle-ci croise trois ensembles de perceptions. Le premier a trait aux buts et aux aspirations qui sous-tendent l’action des individus. Le deuxième concerne les ressources et les compétences. Le troisième, enfin, correspond à des possibilités et/ou à des menaces perçues dans l’environnement. Ce modèle de la CSIP revient à appliquer à la création d’entreprise une démarche classique d’analyse stratégique, pilotée par un acteur doté d’une rationalité limitée.

3Si de nombreux processus de création d’entreprise sont déclenchés, force est de constater que tous, loin s’en faut, ne vont pas à leur terme. Des individus ont des idées ou pensent avoir détecté des opportunités et se mettent, en conséquence, à rechercher de l’information pour évaluer un potentiel de valeur ou une faisabilité technico-économique. Ils consomment du temps, parfois de l’argent et s’efforcent tant bien que mal de faire progresser leur projet. Cette phase préalable peut durer plus ou moins longtemps, se terminer plus ou moins progressivement, signant là très souvent l’abandon du projet, ou contribuer à intensifier la dynamique de création à travers la confirmation d’un engagement individuel fort dans le processus.

4L’engagement, condition nécessaire. Il nous semble que nous abordons avec cette problématique de l’engagement un des aspects essentiels des processus de création d’entreprise. L’engagement quasi irréversible d’un individu dans le processus nous apparaît en effet une des conditions nécessaires de la poursuite et de la réussite éventuelle du projet. Nous définissons l’engagement comme le moment à partir duquel un individu consacre l’essentiel de son temps, de son énergie, de ses moyens financiers, intellectuels et relationnels à son projet ou à sa jeune entreprise. Il n’envisage plus de retourner en arrière, d’ailleurs ses investissements rendraient l’abandon difficile, ce serait un échec pour lui.

5Une réalité difficile à saisir. L’engagement d’un individu dans le processus de création devient dans ces conditions une variable déterminante pour comprendre le passage à l’acte et l’apparition effective de la nouvelle entreprise. Comment l’engagement se constitue-t-il, se développe-t-il, se transforme-t-il au cours du processus ? Comment modéliser et expliquer l’engagement d’un individu dans un processus de création d’une entreprise nouvelle ? Comment mieux accompagner des entrepreneurs naissants au tout début de leur démarche pour les aider à surmonter les difficultés qui peuvent perturber, voire remettre en cause leur engagement ? Telles sont les questions qui se posent au démarrage de notre réflexion.

6Curieusement la notion d’engagement a été peu utilisée dans des travaux de recherche francophones, à l’exception des recherches doctorales de Bruyat et de Gaillard-Giordani. Récemment, des chercheurs ont tenté d’expliquer, sans succès ou pour le moins en émettant de sérieuses réserves, l’engagement dans un processus de création d’entreprise à l’aide des théories psychosociales du même nom [2].

7Notre travail s’inscrit dans la continuité des contributions précédentes. Il vise à prolonger et à enrichir la thèse de Bruyat en essayant d’appliquer son modèle d’engagement à un cas que nous avons étudié, dans une approche longitudinale, au cours de la période 2003-2005. Pour tenter de mieux comprendre les déterminants de l’engagement d’un individu dans un processus de création d’entreprise, nous allons présenter le cas proprement dit et la méthodologie utilisée. Nous analyserons ensuite les données de ce cas à la lumière du modèle de Bruyat.

Deux parcours à la loupe

8Nous avons pu observer pendant plusieurs mois un processus de création d’entreprise initié par deux des participants à un programme de formation MBA dans une grande école de management française. Nous allons restituer ici les éléments d’appréciation de cette situation qu’il nous a été donné d’étudier en profondeur, ainsi que les options et choix méthodologiques que nous avons retenus.

9L’histoire d’une rencontre et d’une double intention. Appelons-le Fabien. Il a 35 ans. Il a fait des études d’ingénieur avec une spécialisation en industrie agroalimentaire et a complété sa formation en préparant un mastère spécialisé dans une école de commerce française. Jusque-là, il avait occupé des postes de responsable à dominante commerciale et marketing, dans des groupes agro-industriels où il avait gravi les échelons rapidement. Fabien est marié et a trois enfants.

10Jean-Paul a 38 ans. Il est ingénieur informaticien et l’essentiel de son expérience professionnelle relève de la fonction commerciale dans le domaine de l’informatique. Jean-Paul, lui aussi, est marié et a trois enfants.

11Fabien et Jean-Paul se sont rencontrés lors du démarrage du MBA : en suivant un séminaire d’entrepreneuriat en début d’année, ils ont travaillé dans des groupes différents à une idée de création d’activité ou d’entreprise. C’est l’idée de Fabien qui a été choisie dans son groupe et elle a fait l’objet d’un travail collectif pendant une semaine. Un concept original de restaurant gastronomique en est sorti. Par la suite, Jean-Paul a rejoint Fabien et ils ont travaillé ensemble pour faire de ce concept à la fois leur projet de fin d’étude et leur projet de retour à la vie professionnelle.

12Le Fin Gourmet (nom de code choisi pour la présentation finale du mémoire) propose une restauration fondée sur des associations de saveurs et d’arômes inédites, par l’assemblage et la mise en scène d’ingrédients originaux et de qualité, et leur alliance avec les vins.

13La démarche de recherche. Nous avons opté pour un suivi « en temps réel », de septembre 2004 à mars 2005, de l’évolution des entrepreneurs naissants et de leur projet. A leur demande, nous avons commencé par assister à la soutenance de leur mémoire de fin d’études pour nous imprégner du contenu du projet. Ensuite nous avons eu un entretien collectif avec eux et un professeur représentant l’Institut Paul Bocuse [3]. Cette rencontre (12 octobre 2004) avait pour objectif de définir le problème, de mieux faire connaissance et de se mettre d’accord sur le protocole de recherche à mettre en place. Pour approfondir ce premier contact et bien comprendre ce qui s’était passé avant octobre 2004, nous avons procédé à des entretiens individuels et à une analyse documentaire du projet formalisé et soutenu pour leur diplôme. Nous avons enfin mis en place un système de suivi (hebdomadaire) qui nous permettrait - en théorie - d’avoir des informations sur l’avancement du processus.

14Plus précisément, nous avons rencontré individuellement Fabien et Jean-Paul, respectivement le 26 et le 29 novembre 2004. Nous les avons interrogés sur leurs parcours respectifs, leur environnement personnel, ainsi que sur l’émergence de leur projet de création d’entreprise. Ces entretiens semi-directifs approfondis ont duré en moyenne trois heures, ils ont été enregistrés, retranscrits et analysés.

15Des rencontres avec le professeur de management stratégique ayant suivi le travail sur ce projet (au stade du mémoire de MBA) nous ont permis d’obtenir des éléments de validation et d’approfondissement du contenu de ces entretiens. En parallèle, nous avons récupéré et analysé quelques documents complémentaires tels que le plan d’affaires, le mémoire de MBA ou encore les supports de la présentation du travail de fin d’études.

16C’est en mixant les approches (étude longitudinale avec la mise en place d’un dispositif de suivi régulier, analyse documentaire, interviews croisées, etc.) et en triangulant ces sources de données que nous sommes arrivés à l’interprétation qui suit.

Un plus un égale un !

17Comme le suggère Bruyat lui-même, nous allons appliquer son modèle d’engagement d’une façon qualitative, pour analyser et interpréter les données que nous avons recueillies, et comprendre la forme d’engagement concernée et les difficultés reliées.

18Au moment où nous les rencontrons pour la première fois, en septembre 2004, les deux acteurs peuvent être considérés comme des entrepreneurs naissants, au sens de Gartner [4], car ils sont actifs dans un processus de création d’entreprise. Ils disent en avoir l’intention depuis un temps qu’ils situent assez loin, en tout cas cela ne nous a pas semblé être quelque chose de récent ou de conjoncturel, voire d’accidentel. Tous deux viennent de familles ou ont des belles-familles dans lesquelles opèrent ou ont opéré des entrepreneurs. Ils ont suivi des études poussées d’ingénieur, complétées par une formation MBA. Leurs parcours professionnels, l’un dans l’industrie agroalimentaire, l’autre dans l’informatique, leur ont permis d’occuper des postes à responsabilités et de satisfaire, au moins partiellement, leur besoin d’accomplissement professionnel. Nous allons essayer de comprendre, tout d’abord, les raisons qui les ont conduits à suivre le programme MBA et les conditions de déclenchement du processus. Puis nous aborderons la phase d’engagement.

19Le déclenchement du processus. Les raisons qui ont amené Fabien et Jean-Paul à suivre le programme MBA viennent vraisemblablement de la conjonction d’éléments personnels et professionnels qui ont contribué à former, en même temps, un contexte favorable et une fenêtre d’opportunité.

20• Désenchantement professionnel. Au niveau professionnel, les deux individus ont eu à composer avec des pressions de plus en plus fortes liées aux objectifs à atteindre, génératrices d’une accumulation de stress, et avec les aléas classiques qui jalonnent la vie des groupes aujourd’hui : restructurations, plans sociaux, rapprochements (alliances, fusions, etc.). Au niveau personnel, tous deux ont vécu (vivent encore) une forme de crise de la quarantaine et expriment un relatif « ras-le-bol » vis-à-vis du système dans lequel ils ont évolué pendant des années et qui leur a permis d’atteindre un niveau de vie élevé. Ce rejet relatif du système s’explique d’une certaine façon, et pour partie, par le dépit et la frustration. En gros, leur discours tourne autour de : « On s’est beaucoup investis, on a beaucoup donné, mais les entreprises n’ont pas de mémoire, pas de reconnaissance, et à la première difficulté on passe à la trappe. »

21• Aspirations personnelles. Cette prise de conscience d’une relation plus difficile à l’entreprise s’accompagne, presque comme un corollaire, d’un renforcement du sentiment que l’on passe à côté de sa vie, à côté des choses essentielles et simples, comme la famille, les enfants, les loisirs… Alors, on se met à penser à d’autres aspects de la vie personnelle et professionnelle et, comme pour marquer une pause, le projet de suivre une formation complémentaire finit par émerger et s’imposer.

22Cette pause est l’occasion pour Fabien de ressortir une vieille (mais originale) idée de création, dans le cadre d’un séminaire sur la création d’entreprise, et pour Jean-Paul, de passer de l’envie (de créer un jour) au travail concret sur un projet. Les deux personnes se rencontrent, échangent autour de l’idée et décident de travailler ensemble dans le cadre d’un processus pédagogique inscrit dans leur formation.

23• Contexte favorable. Les éléments qui vont contribuer à déclencher le processus sont l’existence même du séminaire, le fait que l’idée de Fabien a été choisie par un groupe de personnes suivant cette formation, qu’elle a fait l’objet d’un travail approfondi et que Fabien et Jean-Paul (qui n’étaient pas dans le même groupe) ont eu un entretien sur le sujet. En bref, il y a une idée (qui a reçu une série de feed-back positifs), une équipe (qui vient de se constituer) et un contexte favorable (on dispose de temps, en tout cas de beaucoup plus que si l’on était salarié, et l’on peut rapidement étudier le projet dans un cadre pédagogique existant). Les configurations stratégiques instantanées perçues de Fabien et Jean-Paul ont donc connu à ce moment-là des évolutions importantes (perception d’une « opportunité » dans l’environnement, conscience de l’existence de ressources compatibles et définition de nouveaux buts cohérents avec des aspirations anciennes) qui ont déclenché le processus de création d’entreprise. Les entretiens que nous avons eus avec les acteurs nous ont permis de situer le tout début du processus en novembre 2003, peu de temps après la fin du séminaire.

24Un processus d’engagement doublement problématique. Notre interprétation des données que nous avons analysées fait ressortir une double problématique. La première est liée pour chacun des acteurs à une forme chaotique d’engagement. La seconde vient d’une asymétrie dans l’engagement de chacun d’eux dans le processus.

25• Démarrage en fanfare. Au cours du premier semestre 2004, Fabien et Jean-Paul vont travailler sur ce projet, rencontrer d’autres personnes et s’assurer le concours de l’Institut Paul Bocuse, ayant compris qu’il leur fallait compléter l’éventail de leurs compétences et de leurs ressources. Ils reçoivent de leur environnement de nombreux encouragements et des feed-back positifs sur le projet et sur sa pertinence. Tout cela les conduit jusqu’à la rédaction d’un document de fin de projet, véritable plan d’affaires, qu’ils soutiennent devant un comité composé de professeurs et de professionnels, en octobre 2004.

26• Bulle protectrice. Il nous a semblé néanmoins qu’une ambiguïté, non élucidée et pas forcément consciemment identifiée par les acteurs eux-mêmes, existait dès le départ. Ce projet est à la fois un travail de fin d’études (vis-à-vis du programme de formation) et un projet personnel/professionnel (au cas où, on ne sait jamais…). Jusqu’à quel point Fabien et Jean-Paul sont-ils, au fond d’eux-mêmes, convaincus que cette création est « jouable » ? Ne se sont-ils pas laissé prendre au jeu et ne se sont-ils pas mis, d’une certaine façon, à rêver pour échapper à la réalité des entreprises qui ne leur convient plus ? De ce point de vue, le programme MBA peut être vécu comme une « bulle » protectrice, comme un moyen de prendre de la distance avec certaines réalités, et vraisemblablement aussi comme un catalyseur de rêves portant sur de nouvelles destinées.

27• Une forte ambivalence. En septembre 2004, lorsque, à leur demande, nous rencontrons Fabien et Jean-Paul, ni l’un, ni l’autre, à titre personnel, ni l’équipe a fortiori, ne semblent engagés totalement dans le processus. Notre interrogation porte même à ce moment-là sur l’existence même d’un début d’engagement. Si l’on considère le temps investi, la réponse est positive, mais, si cette ressource n’avait pas été investie dans ce projet de restaurant, il aurait nécessairement fallu l’investir dans un autre projet de fin d’études. La présence d’une dualité d’objectifs rend encore plus complexe l’analyse que nous pouvons faire de ce cas particulier d’engagement.

28Rappelons ce que sont les conditions d’un engagement dans un processus de création d’entreprise, telles qu’elles apparaissent dans le modèle de Bruyat. Tout d’abord, l’action de créer (ou un projet de création) est préférée à toute autre situation (et perçue comme réalisable). Ensuite, les résistances au changement peuvent être surmontées.

29Si l’on analyse la première condition, il apparaît très vite que pour Fabien et Jean-Paul la possibilité de trouver ce qu’ils appellent un « job idéal » n’a pas été abandonnée. Aucun des deux n’évoque d’ailleurs le fait que ce « job idéal » pourrait être justement celui d’entrepreneur.

30Cela veut dire, nous semble-t-il, que sur cette question de la préférence et du désir de créer, les choses ne sont pas aussi claires que cela (ni l’un, ni l’autre, certes à des degrés divers, ne s’imagine en train de réaliser certaines des tâches opérationnelles liées au métier choisi, la restauration thématique). Jean-Paul déclare notamment « aimer » l’informatique et ce qu’il a fait dans le passé et exprime par là l’intérêt qu’il ressent toujours pour ce métier.

31• L’alibi du troisième homme. D’autre part, en septembre 2004, le projet n’est pas encore perçu comme complètement réalisable. Cela se traduit par l’absence de certaines ressources humaines jugées essentielles. Fabien et Jean-Paul parlent d’un troisième homme, jugé indispensable, connaissant bien le métier, pour compléter l’équipe. Ils évoquent également le manque de ressources financières et, plus préoccupant encore, leurs interrogations sur la pertinence du concept… On voit bien que, pour que l’action de créer soit préférée à toute autre situation et qu’elle soit perçue comme réalisable, beaucoup de choses restent encore à faire et une question importante demeure posée, alors que l’équipe travaille depuis plus de neuf mois sur le dossier : est-ce bien là (était-ce bien là) le bon projet ?

32• Résistance au changement. En ce qui concerne l’analyse de la seconde condition, il apparaît que chez les deux individus les résistances au changement sont élevées, voire même très élevées. Elles viennent de la peur de l’inconnu, du changement et de l’incertitude régnant encore autour du projet. La résistance vient également pour Jean-Paul du caractère irréversible de la nouvelle situation créée (en gros, si nous créons l’entreprise et que cela ne marche pas, je n’ai plus de possibilité de retrouver un emploi dans l’informatique). Enfin, pour les deux, les résistances au changement sont alimentées par la perception de coûts d’opportunité et de coûts irréversibles importants. Fabien et Jean-Paul ne veulent pas renoncer à une situation gratifiante (niveau de vie), accepter de consacrer moins de temps à leur famille et à leurs enfants, réduire leur train de vie (jusqu’à un certain point) ou encore engager une partie plus ou moins importante de leur patrimoine. Par ailleurs, si l’épouse de Fabien et sa famille l’encouragent dans son projet, cela est loin d’être le cas pour Jean-Paul.

33En synthèse, des résistances au changement importantes et un gradient du projet de création d’entreprise insuffisamment élevé expliquent qu’une situation de blocage devient évidente à la fin de l’année 2004 et au début de 2005. Elle se traduit par un abandon relatif et progressif du projet, l’essentiel du temps (90 % pour Jean-Paul, 80 % pour Fabien) étant consacré à la recherche d’un nouvel emploi.

34Nous retrouvons bien là une forme d’engagement problématique qui conduit souvent au renoncement et que Bruyat appelle « dilemme de projets concurrents ». Il s’agit, par exemple, d’après l’auteur, du cas classique d’un individu récemment licencié qui perçoit deux opportunités : reprendre un emploi salarié satisfaisant ou créer une entreprise, les deux projets lui paraissant intéressants. La situation de décisions/actions devient beaucoup plus complexe. Dans ces situations potentiellement chaotiques, la pression du temps (liée au projet et/ou au créateur) devient un facteur déterminant. Le hasard joue un grand rôle dans la mesure où l’individu n’explore pas rationnellement les différentes perspectives, faute de temps.

35Une asymétrie dans les engagements individuels. Le modèle de Bruyat a été conçu pour permettre de mieux comprendre l’engagement individuel dans un processus de création d’entreprise. Il nous a donc permis d’aborder en parallèle les situations de Fabien et de Jean-Paul, considérés comme des entrepreneurs naissants indépendants, abstraction momentanément faite de l’équipe les réunissant. Nous abordons maintenant la dimension collective de l’engagement parce qu’elle nous est apparue jouer un rôle dans le cas analysé. L’engagement d’une équipe dans un processus de création d’entreprise est vraisemblablement davantage que la somme des engagements individuels et dépend des positions de chacun et des interactions au sein de l’équipe.

36La situation de blocage perçue par Fabien et Jean-Paul dès le début du mois d’octobre 2004 et qui a connu son apogée en fin d’année a été vraisemblablement exacerbée par l’achèvement du travail de fin d’études imposé par le programme MBA. Elle a pu être alimentée par des différences au niveau de leur engagement individuel. Tous deux s’accordent à considérer que la préférence est plus forte chez Fabien et les résistances au changement plus faibles, ce qui entraîne presque mécaniquement un niveau d’engagement plus fort. Ces différences ont fait émerger une autre question, tout aussi importante, que Fabien et Jean-Paul ont explicitement exprimée courant 2005 : « Est-ce la bonne équipe ? » Dans le cas étudié, il nous semble qu’une asymétrie perçue dans l’engagement, alors que le déclenchement s’explique largement par l’association et que la prise en compte du risque repose en grande partie sur l’existence d’une équipe et la présence d’un équipier rassurant, est de nature à remettre en cause la pérennité même de l’équipe, et par voie de conséquence du projet, d’autant plus que les complémentarités professionnelles n’apparaissent pas aussi importantes que cela (tous les deux ont une expérience et des compétences commerciales…).

Epilogue ou comment sortir du blocage

37Comment sortir du blocage ? est la question que Fabien et Jean-Paul nous ont adressée très tôt et qui nous a préoccupés tout au long de ce travail. Les voies de sortie sont connues : renoncer au projet ou agir sur des leviers qui peuvent réduire les résistances au changement et/ou améliorer le gradient d’attractivité du projet de création d’entreprise.

38Nous avons essayé de faire prendre conscience aux acteurs de l’existence de ces leviers et des caractéristiques de la situation. Très vite, nous avons perçu que Fabien et Jean-Paul en appelaient à d’autres qu’eux-mêmes (au troisième homme) pour sortir de l’impasse. Et, nous avons compris que seul cet événement « miraculeux », assez improbable compte tenu d’une forte pression du temps liée aux acteurs, l’arrivée du troisième homme, pourrait faire que le projet soit concrétisé. Mais le troisième homme, comme les autres obstacles déclarés au bon déroulement du projet, nous est apparu comme un prétexte, avancé pour continuer d’alimenter une toute petite flamme en train de s’éteindre, comme une façon de renoncer à reculons, et avec regret, à ce rêve entretenu pendant quelques mois et qui s’est effacé progressivement face à des contingences de plus en plus pressantes. Selon nous, c’était aussi d’une façon de ne pas perdre la face et de déplacer les véritables raisons d’un renoncement.

39En avril 2005, Fabien et Jean-Paul avaient retrouvé des emplois salariés. Dès la fin de l’année 2004, nous avions compris que vraisemblablement il en serait ainsi.

40Un outil pour les réseaux d’aide à la création. Dans ce travail, nous avons cherché à appliquer le modèle d’engagement de Christian Bruyat sur un processus de création d’entreprise qui n’a pas abouti. L’expérience a été très concluante et ce modèle utilisé par nous dans une version épurée a permis aux deux personnes directement impliquées dans le processus de mieux comprendre la situation d’impasse dans laquelle elles se sentaient bloquées. Elles ont aussi pris conscience des leviers utilisables et des marges de manœuvre qui pouvaient être développées.

41Les implications de ce travail apparaissent dignes d’intérêt à plus d’un titre. Le modèle qualitatif d’engagement que nous avons expérimenté pourrait d’ores et déjà permettre, à des entrepreneurs naissants ou à des personnes ayant l’intention d’entreprendre, de mieux repérer a priori les points de difficulté, voire de blocage, les concernant ou susceptibles de les affecter au cours du processus de création d’entreprise. A partir de cette connaissance, il serait alors plus aisé, pour ces acteurs, d’anticiper, de prendre des orientations et des décisions de nature à mieux tenir compte de ces éléments qui n’apparaissent pas toujours d’une façon évidente.

42Accompagner les créateurs. Les implications nous semblent encore plus importantes pour les structures et les dispositifs d’accompagnement des projets de création d’entreprise à fort potentiel de développement. L’utilisation de ce modèle ou d’un outil dérivé pourrait leur permettre d’identifier très rapidement si des problèmes d’engagement se posent, lors de la phase de sélection (et donc d’évaluation) des couples projet/individus, par exemple, et surtout de pouvoir agir sur eux en impliquant les acteurs.

43L’approche que nous suggérons, et que nous avons utilisée, d’une certaine façon, dans notre recherche, pourrait tout à fait s’insérer dans des programmes de formation-action dédiés à la création d’entreprise, dans lesquels l’accompagnement des porteurs de projet prend une place centrale. Il nous apparaît à cet égard que les incubateurs publics présentent toutes les caractéristiques d’une structure d’accompagnement directement concernée par ce type d’outil : existence du besoin (engagement problématique des chercheurs) et profil adéquat des couples projet/individus. Le modèle que nous avons utilisé pourrait, avec quelques aménagements, s’avérer un outil d’accompagnement très utile.

44Pour l’équipe de recherche, ce travail a permis de confirmer la pertinence du modèle, mais il a aussi contribué à faire émerger d’autres problématiques non explicitement abordées par le modèle, notamment celle de l’engagement collectif. L’étude de cas a révélé, par ailleurs, combien le degré de complexité de ces situations est élevé, et a permis de mieux comprendre le caractère « catastrophique » de certaines configurations au sens où l’engagement (ou le renoncement) apparaît très sensible à de faibles évolutions de variables exogènes.

45L’importance de l’engagement collectif. Cette étude nous a permis d’identifier de nouvelles questions de recherche et de confirmer l’importance de celles que nous avions posées en amont. Elles portent toutes sur des dimensions clés de l’engagement. Nous voudrions les synthétiser en proposant deux axes pour des recherches futures. Le premier porte sur la dimension processus de l’engagement : comment l’engagement évolue-t-il au cours du temps ? existe-t-il des degrés observables ou mesurables dans l’engagement ? Il semble, en effet, essentiel que, dans une démarche d’accompagnement, il puisse y avoir un moyen (visuel ou autre) de constater des évolutions positives ou négatives par rapport à un degré d’engagement initial.

46Le second axe concerne la dimension collective que nous avons déjà évoquée : comment intégrer et analyser la dimension collective de l’engagement au sein d’équipes de création et dans de multiples configurations ? Il est clair que dans le contexte où nous nous plaçons, défini à la fois par la nature des projets et par les lieux d’accompagnement, rares sont les cas où l’équipe se réduit à un seul individu. La plupart du temps, ce sont plusieurs personnes qui sont concernées par le processus. Curieusement, la dimension collective, les équipes de création et tout ce qui est en jeu en leur sein, ont fait l’objet de peu de travaux dans le champ de l’entrepreneuriat. Il y a là, de notre point de vue, et au-delà de la notion d’engagement qui nous intéresse ici, une avenue pour des recherches futures.

47Si nous avons progressé un peu par rapport aux questions de départ, nous avons aussi pris conscience des difficultés et de l’ampleur du travail à accomplir pour y apporter des éléments de réponse définitifs. Il nous semble maintenant qu’une façon d’avancer concrètement serait de construire un outil opérationnel, basé sur le modèle de Bruyat, qui permettrait à la fois d’apporter une aide, sous la forme d’un accompagnement, aux entrepreneurs naissants et aux parties prenantes des projets et serait susceptible d’offrir aux chercheurs des lunettes théoriques pour mieux comprendre, par accumulation de cas, toute la variété et toute la subtilité de ces situations d’engagement, y compris dans leur dimension collective.


Date de mise en ligne : 22/03/2013

https://doi.org/10.3917/emr.123.0118

Notes

  • [*]
    Alain Fayolle est professeur à l’EM Lyon et titulaire, en tant que professeur visiteur, de la chaire d’entrepreneuriat à la Solvay Business School de Bruxelles.
    alain.fayolle@esisar.inpg.fr
  • [**]
    Narjisse Lassas-Clerc, doctorante en sciences de gestion à l’université Jean-Moulin de Lyon, est assistante de recherche au centre de recherche en entrepreneuriat de l’EM Lyon.
    lassas-clerc@em-lyon.com
  • [1]
    C. Bruyat, Création d’entreprise : contributions épistémologiques et modélisation, thèse de doctorat en sciences de gestion, université Pierre-Mendès-France de Grenoble, 1993.
  • [2]
    A. Fayolle, J.-M. Degeorge et W. Aloulou, « Entre intention et création d’une entreprise nouvelle : le concept d’engagement », 3e congrès de l’Académie de l’entrepreneuriat, IAE de Lyon et EM Lyon, 31 mars et 1er avril 2004.
  • [3]
    Fabien et Jean-Paul ont collaboré pour ce projet avec l’Institut Paul Bocuse qui leur a apporté des conseils et facilité l’accès au monde de la restauration.
  • [4]
    W. B. Gartner, « A Framework for Describing the Phenomenon of New Venture Creation », Academy of Management Review, 10, 1985 ; W. B. Gartner et N. M. Carter, « Entrepreneurial Behavior and Firm Organizing Processes », in Zoltan J. Acs and David B. Audretsch (eds.), Handbook of Entrepreneurship Research (International Handbook Series on Entrepreneurship, vol. 1, Boston : Kluwer Academic Publishers, 2003.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions