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Article de revue

Fragments du discours stratégique

Pages 18 à 27

Notes

  • [*]
    Rémi Jardat est professeur et chercheur à l’ISTEC. Thérèse Sepulchre est philosophe et consultante.
  • [1]
    Stratifier/modéliser, une archéologie française du management stratégique 1959-1976, étude par la méthode archéologique de Michel Foucault, thèse de doctorat présentée au Cnam en avril 2005.
  • [2]
    Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966.
  • [3]
    Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969.
  • [4]
    Ce n’est pas tout à fait exact, mais pour la simplicité de l’exposé on excusera l’épaisseur et la fermeté du trait. H. Igor Ansoff, en effet, théoricien du processus stratégique, a fait quelques incursions dans la théorie du choix stratégique mais a toujours disjoint les deux.
  • [5]
    Par exemple, le Canadien Richard Déry à propos d’un échantillon de productions américaines des années 1980-1990.
  • [6]
    Rétrospectivement, des acteurs de la modernisation française sont allés jusqu’à comparer implicitement modèle français et économie bolchevique, selon la formule célèbre de J. Lesourne : « La France est une Union soviétique qui a réussi. »
  • [7]
    L’ouvrage d’Edith Tilton Penrose, Facteurs, conditions et mécanismes de la croissance de l’entreprise, fut très remarqué dès la parution de sa traduction française (1 963). Octave Gélinier, célèbre vulgarisateur de la Cegos, préfaça l’ouvrage et s’en inspira dans ses écrits consacrés à la stratégie d’entreprise.
  • [8]
    L’économiste Jacques Houssiaux a produit dans les années 50 une théorie du pouvoir de monopole. Il devient ensuite l’un des rares pionniers de la théorie des stratégies types. Il disparaît à la fin des années 60, en pleine activité créatrice (publication sur les stratégies des multinationales, 1970).
  • [9]
    Plus exactement, la paternité en revient en partie aux équipes d’ingénieurs de la Cegos, Gélinier en étant le talentueux vulgarisateur.

1Ceux qui ont participé à des processus stratégiques ont peut-être été frappés par la standardisation des contenus : répétition, réutilisation de mêmes concepts redécouverts comme s’ils étaient neufs... Peu d’idées originales, mais des mises en forme différentes selon les interlocuteurs ou les époques. Par ailleurs, un clivage entre théorie et pratique marque le management stratégique de façon presque caricaturale dans les sciences humaines. Chercheurs et entrepreneurs s’accusent mutuellement d’impuissance, tandis que les consultants tentent de faire le joint entre une pratique multiple et importante en entreprise et une théorie qui se cherche et se dérobe.

2Dans sa thèse de doctorat [1], l’un d’entre nous (Rémi Jardat) s’est intéressé aux stéréotypes des contenus et à la crise « épistémologique » de la stratégie. Loin de les considérer comme des éléments mineurs et passagers, il a essayé d’en comprendre les origines et la signification. La banalité des contenus et le foisonnement des mises en forme rappellent la rhétorique où les règles de l’éloquence l’emportent sur le contenu. D’où l’idée d’étudier la stratégie comme un discours…

3La question se pose implicitement de façon beaucoup plus large : d’où viennent les concepts en stratégie ? d’où viennent la force et la fragilité de conviction des prescriptions stratégiques ?

4Dans les sciences humaines, Michel Foucault a développé une méthode visant à mettre au jour les structures discursives qui conditionnent un savoir, le délimitent et parfois le piègent. Dans Les Mots et les Choses[2] et surtout dans L’Archéologie du savoir[3], il a étudié l’évolution des idées et l’élaboration du savoir, notamment sur la folie. L’idée des travaux présentés ici a été d’utiliser cette méthode et d’analyser le management stratégique selon des grilles discursives élaborées par Foucault.

Une application au discours stratégique

5Michel Foucault a montré comment les structures discursives se mettent en place très tôt, dès les balbutiements du savoir… Rémi Jardat s’est de même intéressé à une période limitée, sur un terrain soigneusement démarqué : son étude se cantonne aux publications françaises parues entre 1950 et 1976. C’est à ce moment que le discours de la discipline stratégique a émergé et a acquis ses structures. Il ne s’agit pas de faire de l’histoire des idées, mais de l’archéologie : le chercheur met au jour ce qui a été dit, sans se contenter des textes majeurs. L’archéologue du savoir s’intéresse ainsi à un ensemble de publications anonymes ou dont les auteurs sont tombés dans une relative obscurité voire sont oubliés : articles publiés dans des revues disparues, enquêtes journalistiques, etc. Ces productions menues, infimes (comme les tessons de poterie) révèlent en effet des corrections surprenantes par rapport à l’histoire.

6Ce qu’apporte l’archéologue du savoir peut être comparé au rôle joué par l’archéologue ordinaire pour enrichir les études historiques. Par exemple, l’histoire de l’Antiquité s’appuie sur des strates signifiantes : notion de décadence, d’invasion barbare, de peuple, etc. L’archéologie quant à elle ne prétend pas à la vision globale de l’histoire, mais sur une parcelle de terrain bien délimitée s’attache à la vérifier à l’aide de traces minuscules comme la présence de soies chinoises dans la tombe de Toutankhamon ou de tessons d’amphores grecques chez des peuples germains d’avant les invasions, ou encore la qualité métallique des monnaies représentant chaque empereur romain. L’archéologie, indispensable pour contrôler l’histoire, révèle l’inattendu. Ainsi, d’anciennes conceptions historiques comme une « décadence » de l’empire romain liée à de « mauvais empereurs » ont été balayées par les résultats de l’analyse archéologique.

7Dans le domaine du management, la démarche est neuve, mais elle a déjà été utilisée dans les sciences humaines. Michel Foucault n’est d’ailleurs pas le seul à s’être intéressé à « ce qui parle » dans les archives périmées, les textes poussiéreux, les ratés ou les déchirures du discours. Le structuralisme, la psychanalyse fondent des théories du langage dans lequel « ça » parle : les règles fonctionnent à l’insu du locuteur. Néanmoins l’engouement pour le célèbre penseur français est très vif aujourd’hui surtout dans le monde de la gestion, en Angleterre et aux Etats-Unis.

8L’archéologie du savoir n’est pas une épistémologie de la vérification (établir des procédures rigoureuses qui permettent d’affirmer qu’un énoncé est scientifique ou non, est déclaré vrai ou faux). Le management stratégique n’est d’ailleurs pas une science au même titre que la physique. Il s’agit, avec les outils de l’archéologie du savoir, de construire une épistémologie « génétique » : expliquer comment sont générés les savoirs nouveaux. Le constat que les énoncés « neufs » dans cette discipline sont rares est pris comme un symptôme, un révélateur. Il s’agit de comprendre pourquoi la machine à fabriquer les concepts stratégiques génère aussi peu d’idées. En quelque sorte, on étudie l’ADN du discours, ce qu’il peut produire et comment il peut le produire.

La formation des objets

9De quoi le discours stratégique parle-t-il ? Quand on examine par la méthode de l’archéologie l’ensemble des textes parus dans cette période limitée qui va de la fin de la guerre à la fin des Trente Glorieuses, on constate qu’il n’y a que deux façons de faire du management stratégique, ou qu’il n’y a essentiellement que deux objets du savoir stratégique : il s’agit soit de stratégie type (quel est le bon choix selon le marché, le produit, l’activité, etc. ?) soit de processus type (quelle que soit la situation de l’entreprise, quelles sont les réflexions et les méthodes pour déboucher sur la bonne stratégie ?). Ce qui est intéressant dans cette distinction, c’est que ces deux objets ne sont jamais traités en même temps. Tout se passe comme si un discours stratégiste crédible, reconnu, accepté devait perdre de sa valeur [4] s’il mélangeait les deux registres. On sait d’ailleurs d’emblée si on se situe dans l’une ou l’autre posture. Les thèmes sont révélateurs, la position de celui qui parle est caractéristique.

Points forts

Le savoir stratégique s’intéresse à deux objets principaux : d’un côté le choix, de l’autre le processus. Le premier marque historiquement le centrage sur l’entreprise, le second consacre la direction générale comme seul pilote.
Peu de paramètres, des faits articulés selon des lois invariantes, des propositions extensibles : le discours stratégique obéit à la triade modélisatrice réduction-articulation-totalisation.
Il est aussi structuré par une quatrième règle : la stratification qui, en lui donnant de la densité, le rend plus efficace et, au bout du compte, valide la pertinence de l’instance dirigeante.

10Par exemple, dans les théories de choix stratégiques, on répertorie les situations d’entreprise, on catégorise les types d’environnement concurrentiels, etc. Dans les théories du processus stratégique, les thèmes sont l’innovation, l’excellence, l’esprit d’entreprise, etc.

11Cette disjonction a déjà été observée par des chercheurs en gestion [5], sans qu’ils puissent en mesurer la généralité et l’importance. Il s’agit d’un vrai clivage dans le patrimoine génétique du discours. Les deux objets ou discours ne fonctionnent pas du tout de la même manière. Un examen très poussé et une analyse des occurrences de ces objets dans les discours stratégiques montre en effet deux environnements d’idées très différents ainsi que des périodes d’apparition décalées.

12Choix stratégique : l’entreprise mise en avant. Dans la période qui nous concerne, on voit en effet surgir les théories du choix stratégique au moment où les chefs d’entreprise reprennent l’initiative, confisquée après-guerre par l’Etat. Jusque dans les années 70, mais particulièrement à l’immédiat après-guerre, la puissance publique joue un rôle dominant dans l’économie. Le Plan a une importance qu’il a perdue par la suite, le contrôle des prix touche un nombre considérable de secteurs, de l’alimentation à la sidérurgie. La prospective au Plan traite de l’avenir social, économique, technologique [6]. L’Etat réfléchit à la modernisation de l’outil industriel français : concentration par fusion-acquisition pour créer de grandes entreprises. Ce qui compte, c’est la productivité nationale. Chaque entreprise, avec son destin, sa croissance, son patron, etc. n’est qu’une variable d’ajustement du grand dessein des modernisateurs d’Etat. Logiquement, le thème du partage de la croissance économique et de la valeur ajoutée se règle entre Etat et syndicats. Ni l’entreprise ni son dirigeant ne sont le point fixe des réflexions et débats qui ont lieu.

13C’est alors que le développement du Marché commun change la donne. Dès l’aube des années 60, les entreprises se mettent à parler couramment de choix stratégique. Faire de la stratégie, c’est « moderne ». Or la France à l’époque a un besoin urgent de se moderniser. Mais cette « modernisation » ne vient pas seule. Les théories du choix stratégique s’accompagnent de la prépondérance de l’entreprise dans tous les choix économiques. Désormais, c’est le destin de l’entreprise, sa prospérité, ses échecs, ses réussites, qui vont s’installer au centre des discours, tandis que l’intérêt général sera déporté en périphérie. On n’a pas mesuré jusqu’à présent l’importance de ce virage pris dès les années 1960, en plein gaullisme étatique. Pourtant, les conséquences en sont immenses. Par exemple, la France est le seul pays qui aujourd’hui organise le paradoxe de l’allongement de l’âge de la retraite et la multiplication des plans de préretraites. Tout cela au nom de l’économie, de la viabilité et de la croissance des entreprises. Un sujet d’intérêt général, mettant en jeu la solidarité nationale, a été subrepticement mis en périphérie, colonisé, par l’entreprise et ses logiques particulières. Qui sait si une telle absurdité ne plonge pas ses racines dans d’infimes inflexions de discours dont tout le monde a oublié l’origine ?

14Toujours est-il que le pli pris au cours des années 60 peut être tracé aisément des années suivantes jusqu’à nos jours. Ainsi, au milieu des années 70, le renouvellement de l’économie industrielle est mis au service de la stratégie d’entreprise, avec, par exemple, l’utilisation de la théorie des coûts de transaction pour inspirer, étayer et renforcer les incontournables préconisations de Michael Porter. La croissance de l’entreprise, vue comme seule « créatrice de richesse », est de nos jours l’épreuve légitimant les choix politiques.

15Processus stratégique : la technostructure domestiquée. Les théories du processus stratégique apparaissent et se forment dans un tout autre contexte. Il s’agit de l’apparition de la technostructure au sens de Galbraith, c’est-à-dire, grosso modo, la classe des cadres ou managers dont la légitimité et le prestige sont liés à des compétences techniques. La fin des années 60 voit en effet émerger une classe de cadres, éduqués, spécialisés, dédiés. Mais attention : « classe manageuse, classe dangereuse », pourrait-on dire. On attribue en effet bien vite à cette nouvelle population la capacité de faire écran entre la direction générale et la réalité de l’entreprise, et on lui attribue un pouvoir collectif qui inquiète. « Le jour où cette élite de mandarins sera au pouvoir ou servira un pouvoir, elle fera ce qu’elle voudra et nous imposera le futur qu’elle voudra », peut-on lire en 1970 dans la très sérieuse revue Prévision à long terme et stratégie.

16La stratégie apparaît alors comme la réponse privilégiée à ce danger potentiel puisqu’elle semble offrir un moyen imparable de fédérer les énergies, les réflexions, les décisions. Fédérer les réflexions et les énergies, n’est-ce pas en quelque sorte domestiquer cette technostructure qui inquiète par ses capacités potentielles de nuisance ? Il fallait démultiplier au mieux les potentialités des cadres sans se laisser déborder par les forces ainsi libérées, et, pour cela, tout un nouveau champ de savoir stratégique va prendre forme. Il s’agira de concevoir des processus de réflexion et de décision stratégiques, indiquant très précisément qui dans l’entreprise participe à quel stade de réflexion et de décision, de manière à garantir que les décisions finales soient les meilleures possibles.

17Toutefois, il faut bien noter que, à travers les préconisations de processus, on garantit certes la participation des managers clés aux prises de décisions stratégiques, mais, par-dessus tout, on réserve les décisions les plus importantes, et notamment la résolution de tous les dilemmes délicats, à la seule direction générale. Ainsi, même dans les processus les plus sophistiqués et les plus détaillés proposés par H. Igor Ansoff, c’est la direction générale qui pilote et elle seule.

18Enfin, il est important de signaler que la vogue pour les processus stratégiques ne se contente pas d’apparaître plus tardivement (fin de la décennie 1960) que celle des stratégies types : ils les éclipsent presque totalement pour de longues années. Cela a une conséquence notable sur le savoir stratégique dans son ensemble : un nouvel effet de centrage. Récapitulons les précédentes étapes d’émergence de la stratégie : après-guerre, l’économie nationale est au centre des débats et l’entreprise n’est qu’une variable d’ajustement. A l’aube des années 60, la préoccupation pour des stratégies types initie un centrage sur l’entreprise comme objet privilégié de savoir et source de modernisation. A la fin des années 70, ce centrage se resserre autour de la seule direction générale, censée orchestrer et maîtriser la machinerie technocratique de l’entreprise tout en démultipliant sa puissance. On n’a probablement pas mesuré à cette époque l’importance d’un déplacement subtil du centre de gravité des savoirs concernant la richesse, la prospérité et l’efficacité. Il nous a pourtant marqués d’une empreinte profonde.

La formation des concepts

19Si la stratégie est un regard sur l’entreprise, c’est un regard atteint de strabisme divergent avec, d’un côté, un œil « stratégie type » et, de l’autre, un œil « processus type ». Mais la stratégie est aussi une usine à concepts. Comment fonctionne cette usine ? Autrement dit, comment la stratégie parle-t-elle de choix ou de processus ? Il n’est pas possible de retracer ici l’ensemble des fonctionnements mis au jour par l’analyse archéologique. Attardons-nous simplement sur quelques points clés.

20Tout d’abord, l’archéologie montre que l’usine à produire les concepts stratégiques est une usine modélisatrice : quel que soit le discours stratégique, on peut en effet toujours repérer les modalités suivantes : réduire - articuler - totaliser. Ces trois modalités sont assez évidentes à saisir dans une matrice de portefeuille d’activités, par exemple la matrice produits/marchés d’Ansoff est réductrice (les choix « entrepreneuriaux » sont réduits à deux dimensions : produits et marchés), articulatrice (les différentes cases de la matrice sont générées à l’intersection de différentes valeurs de marché et de produit) et totalisante (tout choix a une place sur cette matrice).

21L’analyse archéologique de centaines de textes, de schémas, de présentations et de recommandations stratégiques permet de retrouver cette triade, exactement comme les « périodes » de n’importe quel discours d’homme politique.

22Réduire. Cette modalité que l’on peut aisément repérer dans les discours stratégistes, consiste à limiter le nombre de paramètres. Cela revient à faire comme si la stratégie pouvait se ramener à un nombre limité de paramètres de décision et d’action.

23Les exemples foisonnent : réduction des matrices stratégiques exprimant selon deux axes (par exemple, taille et croissance des marchés) la diversité des activités d’un portefeuille stratégique ; réduction des degrés de liberté de l’entreprise en une poignée de manœuvres incompatibles ; réduction d’un projet de plan stratégique et de son contrôle à un algorithme de pointage unique indexant chaque étape de ce plan.

24Nombre d’opérations de réduction relèvent de schémas importés de domaines étrangers : économiques, militaires, scientifiques. En effet, la réduction épistémologique offerte par diverses disciplines d’emprunt (cybernétique, économie) permet d’évacuer toutes sortes de paramètres (notamment psychologiques, mais pas seulement, que l’on songe aux phénomènes économiques non modélisés) du champ de la réflexion stratégique. Il en va de même des diverses réductions offertes par l’économie industrielle : identité des objectifs de croissance et de rentabilité, réduction des objectifs de l’entreprise à cette identité, réduction des contraintes à celle de goulots d’étranglement pour les facteurs de production dans la théorie de la croissance de Penrose [7], réduction des dynamiques concurrentielles à une dimension unique de « pouvoir de monopole » dans la théorie d’Houssiaux [8].

25La réduction permet de sous-entendre, comme une évidence admise par tous, que le dirigeant dispose d’un nombre limité de paramètres de décision ou de commande, suffisants pour mesurer à son échelon les multiples facteurs de profit et de croissance de l’entreprise.

26Articuler. Cette deuxième modalité consiste à formuler une intelligence des faits multiples et changeants du management stratégique sous une forme qui mime, plus ou moins, de façon justifiée ou non, la forme des lois invariantes produites par les scientifiques ou la forme des modes opératoires établis par les techniciens dans leurs spécialités.

27Exemples typiques :

  • schéma d’action-réaction, véhiculé simultanément par le domaine militaire (attaque, riposte, etc.), le domaine mécaniste (lequel habite déjà le champ militaire), et celui de la théorie des jeux ;
  • schéma mécaniste de la transformation des forces en mouvement, utilisé pour décrire la transformation des ressources de l’entreprise en manœuvres stratégiques, et faisant intervenir des notions telles que masse critique, contraintes, inertie ;
  • schéma d’articulation croissance/espace vital, aux résonances biologiques et darwiniennes profondes, qui consiste à relier croissance et bénéfices de l’entreprise à l’extension de ses marchés - ce schéma fait intervenir les transformateurs que sont la technologie et le management, en une sorte de « digestion » biologique des bénéfices en nutriments alimentant la croissance et les restructurations successives de l’organisme ;
  • articulation cybernétique enfin, qui fait implicitement de l’entreprise un milieu conducteur et sans résistance, traversé de circuits de décision, au sein duquel les actions de direction générale pourront se propager sans perte de signal jusqu’aux extrémités les plus lointaines de l’organisation - schéma poussé à son paroxysme par Ansoff.
La fonction d’articulation permet au discours stratégique de sous-entendre comme une évidence première, et donc jamais contestée (puisqu’elle travaille l’intime structure de ce discours et n’est jamais formulée explicitement), l’idée selon laquelle le simple peut commander le complexe, fût-ce par le biais d’une succession longue et sophistiquée de commandes.

28Totaliser. Cette troisième modalité consiste à confier à tout corps de propositions stratégistes une extension maximale et sans lacunes.

29Exemples typiques : matrices et boîtes morphologiques ; schémas ensemblistes, appuyant éventuellement le concept d’intégration ; schémas linéaires allant de zéro à l’infini ou bouclés sur eux-mêmes.

30La totalisation est là à titre préventif pour faire face à des réfutations du type « ce que vous dites n’est pas valable dans un certain nombre de cas de figure », « il y a d’autres facteurs de décision importants à prendre en compte », etc. Il est probable que l’importance de la totalisation a été exacerbée par le rôle clé qu’ont joué les consultants dans la diffusion des concepts stratégiques. En effet, par son statut d’intrus dans la routine de l’entreprise, le consultant ne peut qu’être la cible privilégiée de ceux qui, en interne, refusent d’appliquer les standards de la stratégie au nom des particularités de l’entreprise. Les discours totalisants peuvent être compris comme une arme de guerre braquée par les consultants sur la technostructure, avec la bénédiction des dirigeants.

31Une triade enchaînée. Ces trois règles de formation ne sont pas indépendantes mais tendent pour des raisons fonctionnelles évidentes à se renforcer mutuellement. C’est pourquoi Rémi Jardat représente ces trois règles sous la forme d’une triade enchaînée, triade modélisatrice, qui tend à faire de tout discours sur la stratégie un modélisateur - au moins à titre implicite - de l’entreprise et de sa commande par la direction générale (voir figure ci-dessus). Bien sûr, on retrouve peu ou prou chacune de ces modalités dans tout discours aspirant à la rationalité. Mais les équilibres diffèrent. Ainsi, la science opère également par réduction, par articulation ou par totalisation, mais on ne retrouve pas toutes les modalités à l’œuvre en même temps, ni avec la même intensité. Par exemple, les météorologues modélisent différentes variables pour comprendre les phénomènes et pour produire des prévisions du temps, mais sans jamais prétendre les commander. En outre, le météorologue « sait » que certaines variables lui échappent. Ses modèles ont des limites de prévision et n’ont aucune visée prescriptrice. Au contraire, le stratège construit des modèles comme si ceux-ci lui servaient à commander au réel. D’où la nécessité pour lui d’appuyer à fond sur les trois registres en même temps.

La triade modélisatrice

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La triade modélisatrice

32Obtenir de tels effets de conviction sans fondement scientifique qui soit à la hauteur des décisions prises et de leur impact humain et financier n’est pas sans inconvénient, et la « perfection rhétorique » peut s’avérer un terrible piège. Imaginons par exemple un fabricant de fiacres à la fin du xixe siècle, en train de réfléchir à son évolution stratégique. Il a couvert son univers de choix stratégique avec une matrice utilisant, par exemple, la dichotomie toit mobile, toit inamovible… et il oublie l’automobile. Cet exemple absurde illustre à l’extrême la force d’autorité d’un discours bien construit. Mais les entreprises réelles d’aujourd’hui en sont-elles aussi loin ? N’a-t-on pas assisté ces dernières années à l’éclatement de véritables « bulles » stratégiques véhiculées par des discours convaincants mais erronés ? Que l’on songe seulement à la course au gigantisme des banques françaises au cours des années 80, ou encore à l’échec de nombreuses fusions-acquisitions, pourtant vendues comme des coups stratégiques majeurs, échec interminablement dénoncé depuis trente ans et sans cesse recommencé.

33Stratifier. Une quatrième règle structure la formation des concepts stratégiques : la stratification. Cette structure, ou plutôt cette texture de stratification, permet de résoudre les tensions qui déchireraient inéluctablement un discours stratégique trop bien modélisé. En effet, vouloir simultanément et exagérément réduire, articuler et totaliser n’est pas sans paradoxe ni difficulté : les impératifs de chaque fonction s’opposent à ceux des deux autres. Le stratège doit concilier des contraintes discursives ou logiques parfois incompatibles. La stratification permet justement le beurre de la conviction et l’argent de la cohérence. Il s’agit d’un dispositif discursif grâce auquel mettre en texte la stratégie, raconter l’entreprise comme si le réel était strié en couches successives rayonnant à partir d’un point central. Les phénomènes de l’entreprise deviennent des pelures d’oignons dont le cœur est la direction générale. Un discours stratifié, c’est un discours dont les énoncés se succèdent selon une logique qui va du simple au complexe, de l’identique à l’étranger, de la direction générale aux échelons inférieurs de la hiérarchie, etc. La stratification fait intervenir des techniques de réécriture, comme les organigrammes et les matrices. Les organigrammes, par leur construction en alignements verticaux et horizontaux, engendrent naturellement une sémiotique hiérarchisant fonctions, objectifs, décisions - par exemple, décision stratégique, décision courante, décision administrative et processus logistiques.

Effet stratifiant de la matrice d’Ansoff(*)

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Effet stratifiant de la matrice d’Ansoff(*)

(*) (1) Distribution et technologie connexes
(*) (2) Distribution connexe
(*) (3) Technologie connexe

34Les matrices stratégiques sont construites de manière à pouvoir être lues selon cette logique de distance du proche au lointain, du présent au futur, de l’existant au possible. En effet, les métriques de chacune des deux dimensions de la matrice ont pour résultat une métrique diagonale dans laquelle l’angle gauche supérieur (plus rarement l’angle inférieur) représente le pôle du plus proche et l’angle opposé le pôle du plus lointain. L’ordre de lecture se faisant, en Occident, de gauche à droite et de haut en bas, de telles figures confèrent ainsi aisément une signification implicite de « pente » ou tendance naturelle aux concepts qu’elles représentent. Dans la matrice représentée ci-dessus, on voit le concept de « diversification concentrique » d’Ansoff dériver ainsi d’une lecture diagonale de la matrice produits-marchés. La même logique diagonale peut être décelée au sein de la matrice panthère-éléphant du polytechnicien des années 60 Claude Charmont : à l’extrémité basse et gauche de la matrice est située la figure repoussoir de la « bureaucratie conservatrice » tandis que la case opposée désigne l’entreprise dynamique et bien gérée.

35Privé de cette texture qui met subrepticement et subtilement l’accent sur le dirigeant, tout discours stratégique non stratifié aura un impact bien moindre. Stratifier, c’est premièrement hiérarchiser le champ des décisions au sein des espaces intelligibles créés pour le dirigeant, de manière à donner une place centrale à sa fonction et à sa situation. Stratifier, c’est deuxièmement offrir un continuum d’options et de commandes qui permettent au dirigeant d’ajuster au mieux, au moins dans son discours, l’incertitude et les risques inhérents au choix et au processus stratégiques.

Des métaphores bien utiles

Deux figures traversent incognito le paysage du management, deux figures de style : métonymie de l’entreprise, tantôt le tout de l’organisation ou la partie du dirigeant, et métaphore du stratège, tantôt militaire rusé, tantôt cybernéticien aux commandes de la machine à produire.
L’entreprise n’est ni un champ de bataille ou une armée, ni une horloge, ni un être vivant. Mais les images parlent comme des tableaux. Que disent-elles ?
Dans les discours de management, un point commun des métaphores intrigue : elles sont toujours « coupées ». Elles ne s’utilisent que dans un certain sens, jusqu’à un certain point. Bien sûr, c’est le lot de toute métaphore de ne jamais être filée jusqu’au bout. Mais pourquoi, par exemple, la stratégie, qui emprunte la plus grosse partie de son vocabulaire au registre de la guerre, ne se réfère-t-elle jamais à l’armée ? « Guerre économique » est devenu un cliché à force de tourner, mais il ne viendrait à l’idée de personne de comparer les salariés à des troupes de soldats plus ou moins disciplinés.
De la même façon, l’entreprise vue comme un organisme vivant est affublée de certaines fonctions biologiques : alimentation, croissance, prédation, adaptation au milieu, etc. Curieusement, certaines fonctions sont exclues de cet inventaire : pas de reproduction, pas d’excrétion…
Bien sûr, les images, ce n’est pas sérieux, c’est juste pour illustrer le propos, pour faciliter les messages. Et si cela permettait également de faire subrepticement passer des idées ? Le fait de les suggérer plutôt que de les dire ou les écrire de toutes pièces permet de ne pas les mettre en danger. En effet, qui s’en prendrait à des images ?
Par exemple, la métaphore de la guerre économique, qui rend excitante la vieille réalité de concurrence entre les entreprises, fait passer une idée très importante du rôle du management. Comment ? En l’auréolant d’une tradition de la décision stratégique : tout en excluant toute référence à la hiérarchie militaire, on fait croire que les opérations sont dirigées par des généraux éclairés. Entre la fiction de la guerre et la réalité de l’entreprise, la différence, c’est que la guerre est en principe soumise au politique, tandis qu’il n’y a pas d’instance supérieure dans la lutte économique. Les conséquences ne sont pas les mêmes non plus : d’un côté, survie, prestige, grandeur, gloire ; de l’autre, profit, croissance, richesse. L’image du stratège militaire permet de faire passer la fiction d’une théorie, certes utile en art de la guerre mais qui s’avère on ne peut plus floue et décousue en stratégie d’entreprise, où l’on parle par exemple de la « capacité à innover », personne n’étant capable de la définir.
D’autres « métaphores clichés » : la représentation de l’entreprise comme une machine électrique, ou un organisme vivant, du manager comme un ingénieur - avec des notions tel le feed-back ou rétroaction -, complètent l’idée véhiculée par l’image de la stratégie militaire. Elles induisent l’idée que les instances dirigeantes, même si elles ne peuvent pas commander la croissance et le profit, savent quelque chose, qu’elles peuvent agir. Les images font passer l’idée que l’on peut domestiquer la complexité, que l’on peut commander au désordre.

36La stratification confère au discours une texture et une densité qui rendent celui-ci beaucoup plus efficace et plus résistant. Un certain nombre d’exemples et de contre-exemples historiques sont là pour l’illustrer. Octave Gélinier avait ainsi « produit » [9] dès 1963 la quasi-totalité des concepts actuels de choix stratégique, avec un habillage différent puisque la majorité de ces concepts ont été réinventés séparément et postérieurement par les Américains. Courbe en S des technologies (Arthur D. Little), matrice BCG, théorie de la création de valeur, stratégie d’alliance, la liste est impressionnante des propositions d’Octave Gélinier reformulées et réimportées en France de vingt à quarante ans plus tard. Il est vain d’invoquer le snobisme culturel pour expliquer la réussite d’un concept américain somme toute inventé par un Français mais oublié depuis. Il faut cependant constater que la formulation dans la version américaine de ces idées est beaucoup plus structurée et « texturée » (stratifiée). Si les années 70 sont marquées par une annexion réussie du savoir stratégique par des concepts américains, il faut bien prendre conscience de deux choses. La première, c’est que cette déferlante américaine ne s’est pas avancée dans un désert d’idées françaises. Le champ français était depuis une large décennie en ébullition, et un certain nombre de travaux pionniers (invention de la segmentation stratégique, par exemple) sont le fait d’équipes locales comme celle de Pierre Tabatoni, récemment disparu. La seconde chose dont il faut également prendre conscience, c’est que la défaite française n’est certainement pas imputable à un retard institutionnel, une frilosité française face à la nouveauté, ou encore un simple effet de taille, la discipline française ayant « ployé sous le nombre ». Elle tient probablement aussi à une mise en application moins systématique d’un certain nombre de règles de discours par les auteurs français.

37Très systématiques et procéduriers par tradition nationale, les auteurs américains ont naturellement « vendu » leurs concepts dans des discours extrêmement stratifiés, produisant des énoncés plus utilisables, tandis que les Français se sont appuyés sur un formalisme plus ésotérique, moins propice à la vulgarisation, produisant des listes, des tableaux, des matrices, des schémas algorithmiques pour « ingénieur des grandes écoles ». Osons cette formule : tandis que le discours américain véhiculait naturellement de la prise de pouvoir, le discours français véhiculait de la « prise de tête ».

L’autopromotion invisible

38Une analyse très approfondie qu’il ne sera pas possible de mener ici débouche sur une interprétation politique de la stratégie. L’archéologie mène en effet du savoir au discours, et du discours au pouvoir. Le texte, ou plutôt la texture du discours laisse entendre, sans le dire, que la direction générale est au centre de tout ce qui arrive d’important à l’entreprise. Par la stratification, le discours stratégique est centré en profondeur sur l’instance dirigeante. A tel point que tous les concepts produits contribuent par leur simple existence à valider la pertinence et la prééminence de cette direction générale. Validation d’autant plus puissante qu’elle s’opère de façon implicite dans l’intime texture du discours, indétectable mais omniprésente.

39Confusément, chacun sent bien que les foules d’ingénieurs, de vendeurs, de producteurs contribuent à la création de richesse d’une façon qui n’est pas démesurément inférieure à celle du PDG et des états-majors des grands groupes. Cette évidence, nous tous, consultants, managers, opérateurs, journalistes, enseignants, actionnaires, nous contribuons chaque jour à l’occulter malgré nous, prisonniers que nous sommes de concepts faits pour magnifier le rôle de la direction générale. Celle-ci bénéficie, grâce à la structure d’un discours stratégique repris par tous, d’une autopromotion dont elle n’a pas même pas besoin d’être l’agent, et qui se nourrit des critiques mêmes dont elle fait l’objet. Ce n’est pas seulement la technostructure que le discours stratégique domestique, mais toute la société.

Notes

  • [*]
    Rémi Jardat est professeur et chercheur à l’ISTEC. Thérèse Sepulchre est philosophe et consultante.
  • [1]
    Stratifier/modéliser, une archéologie française du management stratégique 1959-1976, étude par la méthode archéologique de Michel Foucault, thèse de doctorat présentée au Cnam en avril 2005.
  • [2]
    Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966.
  • [3]
    Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969.
  • [4]
    Ce n’est pas tout à fait exact, mais pour la simplicité de l’exposé on excusera l’épaisseur et la fermeté du trait. H. Igor Ansoff, en effet, théoricien du processus stratégique, a fait quelques incursions dans la théorie du choix stratégique mais a toujours disjoint les deux.
  • [5]
    Par exemple, le Canadien Richard Déry à propos d’un échantillon de productions américaines des années 1980-1990.
  • [6]
    Rétrospectivement, des acteurs de la modernisation française sont allés jusqu’à comparer implicitement modèle français et économie bolchevique, selon la formule célèbre de J. Lesourne : « La France est une Union soviétique qui a réussi. »
  • [7]
    L’ouvrage d’Edith Tilton Penrose, Facteurs, conditions et mécanismes de la croissance de l’entreprise, fut très remarqué dès la parution de sa traduction française (1 963). Octave Gélinier, célèbre vulgarisateur de la Cegos, préfaça l’ouvrage et s’en inspira dans ses écrits consacrés à la stratégie d’entreprise.
  • [8]
    L’économiste Jacques Houssiaux a produit dans les années 50 une théorie du pouvoir de monopole. Il devient ensuite l’un des rares pionniers de la théorie des stratégies types. Il disparaît à la fin des années 60, en pleine activité créatrice (publication sur les stratégies des multinationales, 1970).
  • [9]
    Plus exactement, la paternité en revient en partie aux équipes d’ingénieurs de la Cegos, Gélinier en étant le talentueux vulgarisateur.
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