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Article de revue

Erreurs, mensonges et décisions

Pages 6 à 13

Notes

  • [*]
    DAN P. LOVALLO est professeur à l’Australian Graduate School of Management de l’université de New South Wales et conseiller pour McKinsey. OLIVIER SIBONY est directeur au bureau Mckinsey de Paris. Dan Lovallo remercie Daniel Kahneman et Bent Flyvbjerg pour leur contribution aux idées qui sous-tendent cet article. Les auteurs remercient également Renee Dye, Bill Huyett, Jack Welch et en particulier John Horn. Cet article a été publié initialement en anglais, sous le titre « Distorsions and Deceptions in Strategic Decisions », dans The McKinsey Quarterly, été 2005.
  • [1]
    Voir Charles Roxburgh, « Hidden Flaws in Strategy », The McKinsey Quarterly, n° 2, 2003.
  • [2]
    Daniel Kahneman et Amos Eversky, « Prospect Theory : An Analysis of Decision over Risk », Econometrica, vol. 47, n° 2, 1979.
  • [3]
    Voir Michael C. Jensen et William H. Meckling, « Theory of the Firm : Managerial Behavior, Agency Costs, and Ownership Structure », in Michael C. Jensen, A Theory of the Firm : Gouvernance, Residual Claims, and Organizational Forms, Harvard University Press, 2001.
  • [4]
    John T. Horn, Dan P. Lovallo et S. Patrick Viguerie, « Beating the Odds in Market Entry », The McKinsey Quarterly, n° 4, 2005.

1Le patron d’une grande multinationale devait trancher : allait-il ou non engager sa société dans une gigantesque opération de fusion, un de ces événements qui changent la face non seulement de l’entreprise mais d’une branche entière de l’économie ? Il avait réuni son équipe pour une ultime délibération. La proposition avait son champion, le directeur du principal département, intarissable sur les avantages stratégiques qui résulteraient de ce regroupement. Coïncidence ? Si l’opération se réalisait, il se trouverait à la tête d’une unité opérationnelle renforcée, ce qui le hisserait en position d’héritier naturel du PDG. Face à lui, le directeur financier jugeait économiquement peu convaincante la logique stratégique d’une pareille action dans une conjoncture pour le moins incertaine. Les autres membres de l’équipe se cantonnaient dans un mutisme prudent. S’il avait eu davantage de temps pour mûrir sa décision et moins craint de possibles fuites, le PDG aurait sans aucun doute demandé un complément d’analyse, consulté d’autres opinions. Mais il fallait faire vite : il pencha donc en faveur de son directeur d’exploitation – depuis longtemps l’un de ses protégés – et porta le projet devant le conseil d’administration, dont il obtint le feu vert. En fin de compte, les synergies stratégiques escomptées se sont révélées inopérantes et l’opération s’est soldée par une destruction massive de valeur.

Les points forts

  • Excès d’optimisme ou aversion pour l’échec : en altérant la capacité d’appréciation, ces travers affectent les décisions qui présentent un élément de risque.
  • Autre biais, lié à la relation d’agence : lorsque leurs intérêts ne concordent pas avec celui de leur entreprise, les managers sont tentés de donner la priorité à leur propre cause.
  • L’entreprise peut se prémunir contre les idées fausses et mensonges qui en résultent, en cherchant à les identifier, puis en reconsidérant son processus de décision et en développant une culture du débat.

2A ce concentré, inspiré de plusieurs exemples réels, trouvez-vous des airs de déjà-vu ? Les circonstances décrites ne sont certainement pas ce que l’on peut souhaiter de mieux pour qu’une décision stratégique se fonde sur des données objectives et un bon sens de l’opportunité. Les grands groupes ont beau affecter des ressources énormes à la planification stratégique et autres processus de décision, les PDG en sont souvent réduits à rendre des arbitrages que ne suffisent pas à expliquer les seuls arguments financiers irréfutables. La plupart du temps, l’élément déterminant est la confiance que placent les dirigeants dans la personne porteuse de la proposition.

3Les décisions stratégiques ne sont jamais ni simples ni faciles à prendre, et le facteur humain peut nuire à leur qualité. L’étude du comportement montre qu’elles souffrent de bon nombre de faiblesses liées à notre nature universelle, par exemple quand elles pèchent par surestimation des chances de réussite. Elles sont aussi vulnérables au problème de ce que les économistes appellent la « relation d’agence » : quand leurs motivations ne recroisent pas exactement les intérêts de leur entreprise, certains salariés ont tendance à servir d’abord leur propre cause.

4Les entreprises connaissent bien ces pièges, mais peu sont conscientes que, souvent, ce problème de relation d’agence fait s’entremêler les approximations cognitives jusqu’à composer à l’échelle de l’entreprise un dangereux tissu d’idées fausses et de mensonges. Ce contre quoi il est possible de lutter de deux manières bien distinctes. D’une part, en étudiant comment les décisions peuvent être biaisées, et en cherchant des moyens d’y remédier. D’autre part, en reconsidérant la culture de l’entreprise et le processus décisionnaire afin d’y intégrer des garde-fous.

Déformations et tromperies

5Certaines mauvaises décisions résultent de travers cognitifs qui sont communs à tous les êtres humains [1]. Ces défauts altèrent la manière dont nous collectons et traitons les informations. Ils peuvent découler d’interactions systémiques dans l’organisation, sous l’effet d’intérêts personnels qui conduisent les salariés à altérer plus ou moins consciemment la réalité (voir tableau ci-dessous).

6Les erreurs d’appréciation. De tous les travers cognitifs documentés, l’excès d’optimisme et l’aversion pour la perte (cette tendance de l’homme à supporter plus mal les échecs que les réussites) sont les principales causes de mauvais choix, parce que les décisions à risque – et donc toutes celles que l’on qualifie de stratégiques – se fondent sur deux composantes essentielles. La première est la probabilité d’une réussite, la seconde la valeur ou l’utilité qu’on reconnaît à ce résultat.

Comment nous altérons la réalité

tableau im1
Erreurs d’appréciation Conséquences potentielles L’optimisme démesuré (grossit les attentes en forçant les prévisions) L’optimisme démesuré (grossit les attentes en forçant les prévisions) L’aversion pour la perte (conduit à l’inaction face à des risques pourtant acceptables) L’excès de confiance en soi (conduit à sous-estimer le problème) Sous-estimation des difficultés techniques ou du temps nécessaire à les surmonter dans les grands projets d’infrastructure Timidité des propositions d’investissement Sous-estimation des risques d’une acquisition de grande ampleur Tromperies Conséquences potentielles La différence d’horizon temporel (quand un manager ne voit pas plus loin que sa position actuelle) La différence d’aversion pour le risque (le risque que perçoit une personne pour sa carrière ne coïncide pas avec le risque pour l’entreprise) L’effet « champion » (fait accepter plus volontiers une proposition poussée par une personne de confiance) Le « syndrome du tournesol » (le consensus se fait sur l’opinion présumée du dirigeant) Focalisation sur des innovations incrémentales de court terme Mise à l’écart de projets « risqués » qui auraient pu bénéficier à l’entreprise Crédit accordé par le PDG à un jugement partial Absence de débats contradictoires lors de décisions importantes

Comment nous altérons la réalité

7Lorsqu’il évalue la probabilité d’un résultat positif, l’être humain a tendance à pécher par excès d’optimisme ou de confiance en soi : il pense que l’avenir lui sourit, à lui tout particulièrement. Nous avons presque tous le sentiment d’appartenir aux 20 % de la population les plus doués pour conduire une voiture, satisfaire son ou sa partenaire ou diriger une entreprise. En matière de prise de décision, cet optimisme conduit non seulement à des prévisions irréalistes, mais encore, et plus subtilement, à une sous-estimation des difficultés futures, par exemple le risque d’un conflit entre cultures d’entreprises dans le cadre d’une acquisition.

8Quand les probabilités se fondent sur des événements qui se sont répétés, et sont donc mieux cernées, l’optimisme devient moins dangereux. Mais l’aversion pour la perte demeure problématique. L’étude montre que, quand les chances sont de 50-50 pour un risque de 1000 dollars, la plupart des joueurs exigent un gain possible de 2000 à 2500 dollars [2]. L’excès d’optimisme affecte l’évaluation des probabilités, avec pour conséquence un surengagement. L’aversion pour la perte influe sur l’évaluation du résultat et conduit à l’inaction et au retrait. En fin de compte, l’excès d’optimisme et l’aversion pour la perte constituent des tendances opposées mais non contradictoires.

9L’aversion pour la perte aurait moins d’impact si, en période d’incertitude, les individus ne considéraient pas la prise de risque comme un événement isolé mais comme un fait parmi d’autres dans leur histoire ou dans celle de leur entreprise. Mais, comme tout le monde, les dirigeants ont tendance à considérer chaque virage pris comme un changement de cap par rapport à un point de référence – en général le statu quo – et non comme une éventualité de profits ou pertes comme il s’en produit tout au long de la vie d’une entreprise. Si l’on adopte ce dernier point de vue, la prise de risque prend un sens. Ce que l’on qualifie généralement d’aversion pour le risque relève à la vérité plus de l’aversion pour la perte. Si l’on intégrait ces paris dans un tableau plus large, on constaterait qu’il y a équilibre des chances, hors les cas de réel danger. Cette vérité a d’importantes implications pour la prise de décision.

10Les informations biaisées. La décision que prend une organisation représente l’aboutissement d’un certain nombre d’interactions : une proposition d’investissement, par exemple, est d’abord amenée par un manager, puis étudiée et évaluée par un comité exécutif. Or, dans un tel système, il y a souvent conflit d’intérêt entre un « agent » ou mandataire (ici, le manager) et le mandant (l’entreprise) pour le compte duquel travaille cet agent [3]. Les problèmes qui surviennent lorsque les intérêts des deux parties ne sont pas en parfaite concordance peuvent conduire à des mensonges plus ou moins intentionnels – la transmission d’informations plus ou moins biaisées. Revenons à notre PDG et à la fusion en question : la confiance excessive qu’il accordait à son protégé l’exposait au risque que le défenseur du projet, en exagérant les avantages de cet accord et en sous-estimant les risques, non seulement pèche par optimisme mais encore songe d’abord à sa propre carrière.

11Trois causes sont fréquemment à l’origine des problèmes d’agence. La première se situe dans le décalage des horizons temporels d’un individu et de l’entreprise. Dans la grande consommation, par exemple, plusieurs industriels ont remarqué que les chefs de produit qui changeaient fréquemment de poste avaient tendance à privilégier les initiatives rentables à court terme, par exemple de nouvelles variantes. Intentionnelle ou non, la tricherie de ces managers consiste à ne promouvoir que les projets qui coïncident avec leurs intérêts. Le développement de produits résolument innovants, par exemple, dont les horizons de rentabilité sont plus lointains, ont peu de chance de voir le jour s’ils ne sont pas portés par un cadre susceptible de demeurer plus longtemps en place.

12Deuxième problème d’agence, les différences de profil entre ce qui est perçu comme un risque acceptable par un individu et par l’entreprise. Prenons un exemple réel : un cadre moyen d’une grande entreprise manufacturière avait choisi de ne pas proposer un investissement de 2 millions de dollars, simplement parce que les chances de succès n’étaient que de 50-50. Le gain possible se montait pourtant à 10 millions de dollars. Quelle que fût son aversion naturelle pour la perte, ce rapport de 5 contre 1 aurait dû pousser notre homme à prendre le pari – que pour cette même raison ses supérieurs auraient jugé intéressant. Au lieu de quoi il s’est inquiété des conséquences qu’aurait pour sa réputation et sa carrière la perte de cet investissement, encore qu’il n’ait jamais craint de punition en cas d’échec. En conséquence, il a préféré garder le silence, ce qui revient à une forme de tromperie puisqu’il n’a pas soutenu cet investissement potentiellement très rentable. Cette asymétrie de résultats entre action et inaction est souvent qualifiée de faute « par omission ».

13Le troisième problème vient de ce qu’un subordonné en sait souvent plus que son supérieur sur un problème donné. Il est donc fréquent qu’un dirigeant doive fonder son jugement non seulement sur les mérites réels d’un projet mais aussi sur le crédit qu’il accorde à son rapporteur. C’est un fait inévitable, et d’ordinaire acceptable : après tout, y a-t-il pour un PDG décision plus importante que le choix de ses plus proches collaborateurs ? On a toutefois tendance à donner trop d’importance à des indications basées sur la confiance quand celles-ci sont le plus improbables : quand les conditions sont inhabituelles, incertaines, comme c’était le cas de notre multinationale avec sa mégafusion. Nous appelons ce travers qui fait accorder trop de poids à la réputation d’une personne – au risque de faire fausse route – l’effet « champion ».

14Notre exemple de multinationale illustre aussi un autre défaut, le « syndrome du tournesol », c’est-à-dire la propension des subordonnés à s’aligner sur les points de vue réels ou supposés de leur chef. Ce PDG aurait bien voulu entendre des opinions divergentes venant de ses directeurs. Mais, à l’exception du directeur financier, ceux-ci croyaient leur président favorable à cette fusion, qui se ferait donc quoi qu’ils disent ou fassent. C’est pourquoi ils ont préféré mettre un mouchoir sur leurs doutes pour ne pas nuire à leur carrière. En fait, ils ont induit leur PDG en erreur en lui cachant le fond de leur pensée sur cette fusion.

Des décisions au cas par cas

15Conscient du poids de la nature humaine dans la prise de décision, le chef d’entreprise avisé tirera parti de cette connaissance pour renforcer ses capacités de jugement. Pour ce faire, il lui faudra découvrir quel défaut est le plus à craindre dans telle ou telle situation donnée.

16D’une manière générale, le meilleur moyen de contrer l’excès d’optimisme consiste à multiplier la fréquence des remontées d’information, à les rendre plus rapides et plus claires. Faute d’un tel contexte, par exemple dans des situations rares ou exceptionnelles – celles, malheureusement, où les choix s’avèrent particulièrement cruciaux -, on a tendance à surestimer les chances de réussite. L’importance de la décision détermine le juste niveau d’acceptation du risque. Pour les choix majeurs, un maximum de prudence semble une attitude judicieuse – personne ne veut miser sa chemise. Dans les autres cas, cela ne se justifie pas, même si l’aversion pour le risque prévaut pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Les entreprises devraient considérer ces décisions mineures comme autant de pièces d’une stratégie étalée dans le temps et diversifiée (ce qui modère le risque).

17On voit dans le tableau « Qu’est-ce qui affecte la décision ? » (page suivante) que les entreprises ne se montrent pas toujours rationnelles vis-à-vis du risque. Dans les grandes décisions, les plus rares (voir notre exemple de mégafusion qui devait changer la face d’un secteur mais s’est soldée par un échec sanglant), celles qui se situent dans le quadrant supérieur gauche, la tendance est à un optimisme excessif. Essentiellement, ces erreurs de jugement conduisent les chefs d’entreprise à prendre des risques qu’une juste évaluation des chances leur aurait permis d’éviter. Certaines situations sont trop exceptionnelles pour qu’un dirigeant puisse se fonder sur son expérience personnelle : celui-ci doit alors puiser dans les études de cas d’autres entreprises pour se donner des points de référence et établir des comparaisons [4].

18A l’inverse, l’aversion pour le risque est le défaut prédominant qui affecte les décisions mineures courantes (quadrant inférieur droit). D’une part, les contextes favorables à l’apprentissage modèrent l’optimisme ; d’autre part, la nature humaine répugne à parier quand les gains potentiels ne sont pas nettement supérieurs aux pertes.

19L’un des facteurs remarquables, ici, est la tendance à ne pas percevoir ces projets comme appartenant à un courant ou à un ensemble d’actions similaires, approche qui permettrait à l’entreprise de rechercher un équilibre dans la prise de risques. Considérer chaque projet isolément conduit à craindre d’autant plus les pertes que l’on reconnaît trop d’importance aux résultats. Les choses se compliquent encore quand le décideur s’attend à être blâmé en cas d’échec d’un investissement : il développe alors à l’égard du risque plus d’aversion qu’il n’est logique pour une entreprise en mesure de regrouper des investissements comparables dans un portefeuille où échecs et réussites se contrebalancent.

Qu’est-ce qui affecte la décision ?

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Qu’est-ce qui affecte la décision ?

20On ne pense pas toujours, au sommet de la hiérarchie, à compenser ce travers en encourageant davantage la prise de risque dans les projets mineurs qui, souvent, font intervenir des managers intermédiaires.

21Les deux autres quadrants de la figure ne posent relativement pas de problèmes. Les grandes décisions qui reviennent souvent – par exemple, les délibérations d’une société de capital-investissement sur un nouveau projet, ou la construction d’une nouvelle usine autour d’une technologie existante – sont marquées par un niveau sensible d’aversion pour le risque ; leur fréquence multiplie les opportunités d’apprentissage. Quant aux choix mineurs, lorsqu’ils sont exceptionnels, optimisme et crainte de perdre se neutralisent mutuellement. En outre, par définition, les décisions entrant dans cette catégorie sont comparativement peu importantes.

Améliorer le processus décisionnaire

22Les entreprises ne souffrent pas toutes de ces handicaps à un même degré. Il en est de meilleures que d’autres dans l’art d’en limiter les inconvénients par l’emploi judicieux d’un certain nombre de techniques et par le développement d’une culture du débat constructif. Pour ce faire, il faut savoir identifier les travers dominants et mettre en œuvre les bons outils.

23L’identification des problèmes. Le chef d’entreprise doit d’abord se demander quelles sont les décisions réellement stratégiques, à quel moment elles sont prises et où. Il est en effet tentant de mettre en place des garde-fous pour les réunions les plus importantes concernant la planification stratégique, mais cette mesure n’est pas toujours appropriée : souvent, les arbitrages ayant un réel impact stratégique se jouent en d’autres circonstances, par exemple en comité de R&D ou de marketing.

24Il convient ensuite de reconsidérer les processus de décision les plus cruciaux en visant deux objectifs : mesurer le risque d’erreur humaine et pointer les vrais problèmes. Une précaution peut se révéler utile dans tel ou tel contexte, mais nuisible dans un autre, par exemple parce qu’elle va placer la barre trop haut pour les nouveaux projets et par suite augmenter le niveau d’aversion des individus pour le risque. On peut faire précéder cette réflexion d’une analyse objective des décisions prises dans le passé, en cherchant, par exemple, si l’entreprise s’est souvent appuyée sur des projections trop optimistes.

25Le choix des outils. Une fois ce travail de diagnostic entrepris, il faut mettre en place des outils qui limiteront les risques de mensonge et de tromperie. Un bon moyen de tempérer l’optimisme consiste à comparer les attentes des individus avec les résultats obtenus, pour mieux suivre les processus qui sous-tendent les décisions stratégiques (par exemple, les prévisions de vente). S’il apparaît un décalage significatif entre les projections et la réalité des résultats, alors ces processus doivent être remis en question. L’entreprise peut aussi montrer ouvertement qu’elle garde trace des prévisions, qu’elle récompense le réalisme et n’apprécie guère les surestimations.

26Une autre méthode consiste à prendre un avis indépendant en complément de l’évaluation initiale. C’est ce que s’efforcent de faire beaucoup d’entreprises en désignant des comités – par exemple, les comités d’investissement des fonds de placement. Si les membres d’un comité ont le temps et la volonté de critiquer les propositions, c’est là une approche efficace, mais qui dépend aussi des faits qui sont portés à leur connaissance. Les sociétés de capital-investissement règlent ce problème en changeant régulièrement de regard : dès lors qu’une entreprise a été supervisée par un des partenaires pendant quelques années, un partenaire différent en recommence l’évaluation. Un œil neuf dépourvu d’affectivité voit parfois des choses qui échappent à l’attention de collègues pourtant mieux informés.

27L’aversion pour la perte, amplifiée par une autocensure carriériste des propositions « à risque », plonge ses racines dans des causes organisationnelles explicites et implicites. En général, les cadres moyens ont à traiter des risques plus nombreux, mais de moindre importance, que les cadres supérieurs. L’entreprise peut donc intégrer dans certains systèmes davantage de tolérance à leur niveau, en retenant par exemple des critères différents pour les analyses financières selon la taille du projet.

28On peut faire jouer les incitations financières de façon à prévenir les problèmes liés à la relation d’agence. Beaucoup d’entreprises, par exemple, se sont aperçues que les cadres opérationnels avaient tendance à favoriser la performance à court terme au détriment de la bonne santé de l’entreprise dans un avenir plus lointain. Ceci s’explique, entre autres, par le fait que leur rémunération est liée à la première, et qu’avant que les bienfaits pour la seconde deviennent manifestes ils auront peut-être été mutés. Certaines entreprises contournent ce problème au moyen de « tableaux de bord » qui prennent en considération les deux dimensions. D’autres font dépendre la rémunération d’un cadre de la performance non seulement de son département actuel mais aussi de celui qu’il dirigeait auparavant.

29On peut aussi demander aux managers d’abattre un plus grand nombre de cartes : certaines entreprises, par exemple, exigent que les recommandations d’investissements incluent différentes possibilités, des « solutions bis ». C’est une approche utile non seulement pour estimer le niveau d’acceptation ou de refus du risque du porteur de projet, mais aussi pour repérer des opportunités qui, sinon, auraient été jugées trop incertaines pour être présentées à la direction générale.

30Finalement, le moyen le plus radical de contrer l’aversion des managers pour la perte consiste à leur retirer les décisions trop peu sûres en créant en interne un fonds pour les projets à risque élevé mais intéressants, ou en essaimant ces projets dans des entreprises séparées telles celles que monte IBM pour ses « opportunités émergentes ». L’avantage étant que l’on modifie plus facilement les normes dans une petite unité que dans une grande entreprise.

Ouvrir davantage les débats

31Il ne faut pas perdre de vue que ces outils ne sont jamais que des outils. Leur bon usage dépend en définitive de la qualité des discussions, lesquelles ne sont efficaces que si l’entreprise bénéficie d’une culture du débat ouvert et objectif.

32Une telle culture prend sa source au sommet de la hiérarchie. C’est ce qu’a découvert un PDG qui souhaitait stimuler le débat, mais tenait surtout à ne pas accroître la pression sur ses subordonnés directs en s’opposant publiquement à eux. Il avait alors imaginé un processus ouvert qui ferait s’affronter les directeurs de division entre eux. Mais ceux-ci s’abstinrent d’exprimer la moindre dissension réelle et le résultat ne dépassa pas le niveau de l’exercice de style, vague et ennuyeux. Plus tard, ils expliquèrent comment il ne leur était pas apparu positif de s’opposer entre pairs, étant donné la culture de l’entreprise, peu propice à l’affrontement direct, et son organisation rigide en silos.

33Si la tentative a échoué, ce PDG était néanmoins sur la bonne piste. Le patron d’une entreprise de parapharmacie a trouvé une solution ingénieuse à un problème similaire en découplant les propositions de leur porteur. Auparavant, les options stratégiques pour l’avenir de l’entreprise étaient fortement rattachées à leur principal défenseur, ce qui rendait difficile la conduite de débats dépassionnés. Plutôt que de laisser chacun présenter sa propre thèse, ce dirigeant avait organisé un séminaire où chaque participant devait défendre celle de quelqu’un d’autre. Bien sûr tous étaient conscients de ce que cet exercice avait d’artificiel, mais cette initiative a montré la supériorité du débat rationnel sur la bataille d’ego. Plus important peut-être, elle a permis à ces cadres de découvrir les mérites d’autres stratégies et conduit le groupe à adopter une synthèse regroupant des aspects de plusieurs propositions.

34Un bon point de départ pour une culture du débat constructif consiste en une réflexion commune du PDG et de l’équipe dirigeante sur les décisions prises dans le passé. Cette volonté de savoir comment elles ont émergé – autrement dit, cette « discussion sur la discussion » – montre que l’entreprise est capable d’apprendre de ses erreurs.

35Autre condition nécessaire : savoir « cadrer » la discussion de telle sorte que soient posées les bonnes questions et qu’elles reçoivent réponse. Un grand principe, par exemple, veut que l’on fasse bien la différence entre une discussion censée aboutir à un choix et une autre destinée à aligner les positions de l’équipe, à la pousser à davantage d’implication, ou à soutenir le champion de tel ou tel projet. Cette distinction, qui peut paraître élémentaire mais que l’on néglige trop souvent, peut conduire à modifier la composition du groupe des participants.

36Dès lors qu’il est clairement établi d’une réunion qu’elle doit conduire à trancher sur un sujet, savoir cadrer la discussion suppose une parfaite compréhension des critères qui permettront d’aboutir et des limites dans lesquelles on pourra élargir les options possibles, en particulier quand la décision à prendre est importante et exceptionnelle. Un débat bien cadré demande que l’on ait prédéfini un certain nombre de critères de décision et, le cas échéant, que l’on se soit donné la peine d’en démontrer la pertinence, exemples et analogies à l’appui. Certaines entreprises posent également leurs règles du jeu, par exemple l’ordre d’intervention des participants ou l’élimination des arguments purement anecdotiques ou de ceux qui se fondent sur la réputation d’un individu plus que sur des faits.

37Aucune entreprise ne peut se permettre d’ignorer le rôle du facteur humain dans les décisions stratégiques. On peut en revanche grandement améliorer ses chances d’effectuer le bon choix : en prenant davantage conscience des effets de certains travers cognitifs, en reconsidérant l’ensemble du processus décisionnaire, et en développant une culture qui favorise un débat réellement constructif.


Date de mise en ligne : 23/03/2013

https://doi.org/10.3917/emr.121.0006

Notes

  • [*]
    DAN P. LOVALLO est professeur à l’Australian Graduate School of Management de l’université de New South Wales et conseiller pour McKinsey. OLIVIER SIBONY est directeur au bureau Mckinsey de Paris. Dan Lovallo remercie Daniel Kahneman et Bent Flyvbjerg pour leur contribution aux idées qui sous-tendent cet article. Les auteurs remercient également Renee Dye, Bill Huyett, Jack Welch et en particulier John Horn. Cet article a été publié initialement en anglais, sous le titre « Distorsions and Deceptions in Strategic Decisions », dans The McKinsey Quarterly, été 2005.
  • [1]
    Voir Charles Roxburgh, « Hidden Flaws in Strategy », The McKinsey Quarterly, n° 2, 2003.
  • [2]
    Daniel Kahneman et Amos Eversky, « Prospect Theory : An Analysis of Decision over Risk », Econometrica, vol. 47, n° 2, 1979.
  • [3]
    Voir Michael C. Jensen et William H. Meckling, « Theory of the Firm : Managerial Behavior, Agency Costs, and Ownership Structure », in Michael C. Jensen, A Theory of the Firm : Gouvernance, Residual Claims, and Organizational Forms, Harvard University Press, 2001.
  • [4]
    John T. Horn, Dan P. Lovallo et S. Patrick Viguerie, « Beating the Odds in Market Entry », The McKinsey Quarterly, n° 4, 2005.

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