Notes
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STEFFEN M. LAUSTER est vice-président de Booz Allen & Hamilton à Cleveland. Il s’est spécialisé dans le développement de la stratégie et la gestion des ventes dans le secteur des biens de consommation. J. NEELY est un cadre de Booz Allen & Hamilton à Cleveland, spécialisé dans les stratégies de croissance et de transformation dans les secteurs des biens de consommation et de production.
Cet article a été publié initialement en anglais sous le titre « The Core’s Competence : The Case for Recentralization in Consumer Products Companies » dans Strategy+business, n° 38, printemps 2005. -
[1]
Paul F. Kocourek et Paul Hyde, « The Model 2 Organization : Making Your Company Safe for Zealots », Strategy+business, premier trimestre 2001.
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[2]
Voir notamment Jim Collins, Good to Great : Why Some Companies Make the Leap… and Others Don’t, HarperBusiness, 2001.
1Mai 2004, The Gillette Company introduit sur le marché le M3Power, un rasoir à main qui... fonctionne sur pile. Ce nouveau système redresse le poil sur la peau pour un rasage de plus près. Il hérisse aussi le poil de ses concurrents. Quelques semaines plus tard, le M3Power est déjà numéro un des ventes outre-Atlantique.
2Grâce à lui, Gillette, l’un des innovateurs les plus constants de l’industrie des biens de consommation, voit ses bénéfices du deuxième trimestre 2004 faire un bond spectaculaire de 26 %. En juillet, la firme informe ses investisseurs que ses ventes de lames de rasoir, de produits bucco-dentaires et de piles électriques sont elles aussi en hausse : tout va pour le mieux, semble-t-il.
3Et pourtant, la Bourse va réagir sévèrement : le cours de Gillette cède plus de 5 %. Pourquoi ? Bien que de sérieuses économies de coût aient contribué aux bénéfices du groupe, le taux annuel de croissance de son chiffre d’affaires, d’une moyenne de 6 % sur les dix années précédentes (de 1993 à 2003) est descendu à 1% sur la période 2000-2003. Or, sur le long terme, seule une croissance régulière du chiffre d’affaires peut garantir à l’actionnaire un rendement intéressant.
Les points forts
- Les industriels de la grande consommation ne réalisent plus guère d’innovations; leur croissance stagne et ils perdent du pouvoir face aux distributeurs.
- Les fournisseurs qui réussissent adoptent, à contre-courant des tendances du secteur, une organisation fédéraliste qui renforce le rôle du siège et préserve la cohérence stratégique de l’entreprise.
- Cette recentralisation nécessite que soient intégrés quatre éléments : le recentrage de l’activité, le développement des capacités, l’attribution des ressources et un impératif de croissance.
4Gillette n’a pu qu’encaisser le coup, en dépit d’une initiative de long terme qui devait relancer sa croissance par l’innovation. Et le cas n’est pas unique chez les fournisseurs de la grande consommation. Unilever et Colgate aussi figurent au nombre de ces géants sanctionnés par les actionnaires pour avoir présenté un chiffre d’affaires et des profits jugés par trop décevants. Dans l’industrie, une croissance des ventes n’est souvent qu’une illusion d’optique : elle a généralement bien du mal à suivre le taux de croissance naturelle (croissance de la population plus inflation). La plupart des fabricants affirment qu’ils prévoient une croissance des ventes de quelque 3 à 5 % seulement et une croissance des bénéfices de 8 à 12 %, généralement sur la base de nouvelles chasses aux coûts. Ceux qui ont connu une expansion supérieure l’ont dû le plus souvent à des acquisitions.
5Ce qui peut réellement surprendre, ce n’est pas que le gros des industriels composent un peloton particulièrement lent, mais que d’autres en soient sortis. Le fait est qu’entre échappés et gruppetto la différence est parfois étonnante. Wrigley, par exemple, a réalisé une croissance annuelle de son chiffre d’affaires de 8 % pendant les dix dernières années, et une croissance de son bénéfice d’exploitation de 9 %, ce qui est impressionnant quel que soit le secteur considéré et qui représente près du double du taux moyen de croissance dans les produits de consommation courante.
6Qu’est-ce que ces « échappés » font de plus ou mieux que les autres ? Dans pratiquement chaque cas, ils ont trouvé la solution du « casse-tête de la personnalisation » - consommateur, détaillant et client institutionnel, chacun réclame des produits et services spécifiques taillés à la mesure de ses besoins particuliers. Ces producteurs ont su contourner la concurrence et leurs très puissants partenaires dans la distribution en définissant une proposition de valeur distinctive, en relation avec leur marque. A partir de cet avantage concurrentiel, ils ont développé des activités stratégiquement différenciées, compris le potentiel de rentabilité des différents circuits de vente et segments de clientèle, et adapté leurs offres de services en fonction des occasions d’achat, des circuits et des clients. Enfin, ils ont budgétisé les dépenses de marketing et de promotion nécessaires à cette forme de personnalisation « intelligente ».
7Mais, pour soutenir pareille complexité, ils ont aussi pris une décision allant à l’encontre de la culture d’un secteur industriel que caractérisent depuis des décennies un élargissement des portefeuilles et de hauts niveaux de décentralisation : ils ont renforcé le rôle de leur siège. De leur point de vue, le siège n’est pas une société de holding passive, c’est au contraire lui qui tire la croissance à tous les niveaux de l’organisation en déployant un même modèle économique à travers ses différentes catégories de produits, ses régions et ses réseaux. Plutôt que de partir dans toutes les directions, ces entreprises ont :
- défini leur activité centrale et appliqué cette priorité à leur portefeuille et à leurs décisions d’investissement, en affectant différents rôles aux différents volets de l’activité;
- développé des capacités d’innovation, de marketing et de gestion de réseau systématiquement partagées par l’ensemble du portefeuille;
- restructuré leur organisation pour une croissance forte et amélioré leur souplesse concurrentielle tout en réalisant des économies d’échelle dans les services partagés;
- géré leur croissance en trouvant un juste équilibre entre poursuite de gains à court terme et paris technologiques à long terme.
Des pertes consolidées
8De bien des manières, le secteur de la grande consommation est victime du mythe qui s’est développé en un siècle de réels succès.
9Depuis la fin du xixe siècle, peu de secteurs industriels ont connu une activité plus durable et plus attractive que celui des biens de consommation courante. Entreprises et actionnaires ont découvert l’insatiable appétit du public pour les marques. Pendant des décennies, les linéaires des supermarchés ont été inondés de produits toujours plus innovants, toujours meilleurs : nettoyants, lessives, céréales, biscuits, etc. Qu’un marché mature donne des signes de fatigue, cent autres marchés vierges étaient déjà repérés dans le monde. Depuis les beaux jours de la Listerine (contre la mauvaise haleine) en passant par « Buvez Coca-Cola », un monde de croissance infinie souriait à l’horizon, dans quelque direction que l’on regarde.
10Mais ce tableau idyllique s’est depuis longtemps estompé. La dernière vague de croissance a commencé alors qu’Eisenhower était président, et elle s’est brisée avec l’administration Nixon. La véritable innovation de produit - celle à qui nous devons, par exemple, le fromage en portions individuelles, les détergents javellisés et les couches jetables - a pratiquement disparu au cours des années 60. Pendant les deux décennies suivantes, le secteur a dit plus qu’il n’a réalisé, et produit davantage des extensions de marque que des produits vraiment nouveaux. Certes, les ventes ont suivi le rythme de la démographie. Reste que, en dehors de rares innovations technologiques qui ont fait beaucoup de bruit (comme le rasoir Sensor ou le balai Swiffer), le chiffre d’affaires des fournisseurs de produits de consommation courante a fait comme les enfants perdus de Neverland : il n’a jamais grandi (voir tableau « Historique de l’industrie de la grande consommation », ci-dessous).
11A mesure que déclinaient l’innovation et la croissance réelles, le pouvoir des distributeurs s’est renforcé. Proches de leurs clients, soutenus par les nouvelles technologies de l’information et par l’augmentation du pouvoir d’achat, ceux-ci se trouvaient en bonne position pour arracher aux producteurs un certain nombre de concessions notamment en matière de prix et de stocks. En réaction, beaucoup d’industriels ont donné dans des stratégies qui se sont révélées coûteuses et dans l’ensemble stériles : le regroupement et la relation clients.
Historique de l’industrie de la grande consommation
Historique de l’industrie de la grande consommation
12Le regroupement a été la riposte la plus courante aux revers de fortune du secteur, mais aussi la plus creuse. C’est un truisme que de dire que les fusions ne génèrent jamais les synergies promises, et la vague de concentrations des années 80 et 90 nous en apporte la démonstration. Bien que les grandes fusions de l’époque - Nabisco avec Standard Brands, Philip Morris avec General Foods et Kraft, Kraft avec Nabisco - aient permis d’unir des forces de vente, les composantes ont souvent conservé leurs propres équipes marketing, chaînes d’approvisionnement et cellules de R&D.
13Résultat, le fournisseur type est devenu un portefeuille d’activités étrangères les unes aux autres, ce qui se traduit pour chacune d’elles par des concurrents, une clientèle, des demandes des consommateurs, des infrastructures et des facteurs de réussite complètement différents. Malgré un récent écrémage, Unilever, par exemple, pilote encore 400 marques « clés ». Quand un portefeuille de produits devient trop étendu et trop complexe, le gain d’efficacité d’un regroupement ne suffit généralement pas à compenser le manque de convergence. Au lieu d’innover radicalement, l’entreprise tombe dans le piège de l’« incrémentalisme » : chaque marque reçoit tous les ans de nouvelles extensions, dont la prolifération ne fait qu’encombrer les linéaires des détaillants. Il devient alors plus difficile à chaque marque de fidéliser des consommateurs nomades, et à ses managers d’analyser les points que présentent éventuellement en commun leurs clients et ceux d’une autre marque. Il est plus dur aussi de rechercher des synergies potentielles au niveau de la chaîne logistique, d’organiser une force de vente commune efficace, ou même d’innover régulièrement et efficacement.
Croissance du chiffre d’affaires et du bénéfice d’exploitation des principaux producteurs de la grande consommation (1993-2003)
Croissance du chiffre d’affaires et du bénéfice d’exploitation des principaux producteurs de la grande consommation (1993-2003)
Remarque : General Mills a repris Pillsbury; Gillette a repris Duracell; Smucker’s a repris Jif et Crisco; Kimberly Clark a repris Scott; Clorox a repris First Brands; Nestlé a repris Ralston Purina, Dreyer’s, Ice Cream Partners et Chef America; Alberto-Culver a repris West Coast Beauty Supply.14Pour ces raisons, et pour d’autres encore, les regroupements apparaissent tenir moins de l’accélérateur que du frein à la croissance du chiffre d’affaires, en particulier chez les producteurs de la grande consommation. Des acteurs plus spécialisés, comme Wrigley qui fabrique du chewing-gum depuis 103 ans, ont régulièrement surpassé les grands groupes. De fait, Wrigley a été l’unique grand industriel à connaître une croissance supérieure aux taux d’inflation et de croissance démographique de 1993 à 2003 sans l’appoint d’acquisitions majeures. Sur la même période, Gillette a pris le contrôle de Duracell; Clorox, de First Brands; Kimberly Clark, de Scott; et Nestlé, de Ralston Purina, de Dreyer’s, d’Ice Cream Partners et de Chef America (voir figure « Croissance du chiffre d’affaires et du bénéfice d’exploitation des principaux producteurs de la grande consommation », page précédente).
Mythologie du client
15Peut-être serait-il plus juste de dire que cette prolifération d’extensions « pourrait » encombrer les linéaires - si les fournisseurs avaient le pouvoir d’y imposer leurs produits. Ce pouvoir, ils ne l’ont plus.
16Jusque dans les années 90, le commerce de détail était demeuré faible et fragmenté. En un certain sens, les rapprochements de producteurs visaient à exploiter cette faiblesse : ils faisaient miroiter l’espoir d’économies d’échelle commerciales et publicitaires et donnaient aux grands groupes un avantage dans les négociations avec des distributeurs relativement plus petits.
17Mais, tandis que les producteurs étaient occupés à fusionner, certains distributeurs visionnaires comme Sam Walton ou Sol Price développaient une nouvelle branche d’activité. Ils mettaient en œuvre des formes radicalement inédites de chaîne logistique, de politiques de prix et d’organisation des magasins pour donner naissance, respectivement, à Wal-Mart, aujourd’hui la plus grosse entreprise du monde en termes de chiffre d’affaires, et à Price Club, le premier magasin-club, finalement racheté par Cisco.
18Aujourd’hui, Wal-Mart représente quelque 28 % du chiffre d’affaires de Dial, 25 % de celui de Hershey et 18 % de celui de Procter & Gamble, une part typique dans les ventes des fournisseurs de la grande distribution. En revanche, le plus gros fournisseur ne compte guère pour plus de 5 % dans le chiffre d’affaires de Wal-Mart. Les grands distributeurs sont devenus assez puissants pour imposer continuellement des concessions aux producteurs, en particulier en ce qui concerne l’efficacité des chaînes d’approvisionnement, et les économies résultantes ont été répercutées vers les consommateurs sous la forme de baisses des prix.
19Les industriels ont répondu par une seconde grande stratégie, dans les années 90 : gagner avec les clients qui gagnent. Dans ce schéma, les ressources humaines, financières et intellectuelles de l’entreprise sont concentrées sur la poignée de détaillants qui semblent les plus à même de lui apporter une part de marché supplémentaire. Malheureusement pour eux, cette stratégie des « clients qui gagnent » n’a rien amélioré. Le défaut essentiel de cette approche est qu’elle leur a peu apporté en dehors d’une contribution immédiate à l’augmentation de leur chiffre d’affaires. A mesure que les grands distributeurs se sont développés, ceux-ci ont commandé davantage de produits. Les fournisseurs voyaient ainsi leurs ventes gonflées. Mais leur pouvoir sur les prix continuait de décliner. Bientôt ils n’ont plus été en mesure de réagir autrement que passivement à la demande des distributeurs et ont lâché pied sur un terrain plus précieux encore : ils ont perdu le contact avec le consommateur, et par suite sa fidélité.
20Wal-Mart, par exemple, encourage ses magasins à dépenser le moins possible en publicités et promotions de manière à maintenir des prix planchers - tactique qui risque de rejeter la fidélité aux marques (et à leurs prix élevés) aux oubliettes de l’histoire. L’innovation a souffert elle aussi : les clubs d’achat sont connus pour ne proposer qu’un choix de produits restreint et ne retenir en général qu’une seule marque par catégorie, ce qui limite les motivations du fournisseur à développer des produits innovants et de nouvelles grandes sources de chiffre d’affaires.
21A mesure que les industriels voyaient s’affaiblir leur relation avec le public, les distributeurs se sont engouffrés dans la brèche. Parmi leurs stratégies pour attirer la masse des consommateurs, l’une des plus courantes consiste à afficher des offres bon marché que les fournisseurs sont bien obligés de suivre. « Les fournisseurs gagnent à travailler avec Wal-Mart car ils progressent en efficacité et dépensent moins en promotion et en livraison », conclut un analyste de Morgan Stanley.
22Mais le risque est implicite : les grands distributeurs vont contrôler non seulement les circuits, mais aussi la fidélité du client final. Une étude récente de Point of Purchase Advertising International, une association professionnelle de marketing, indique qu’au moins 70 % des décisions d’achat et des choix de marque se font sur place, chez le détaillant. Les entreprises qui ne se préoccupent pas de leur difficulté croissante à communiquer avec le consommateur risquent de ne plus être en mesure d’imposer un prix avantageux pour elles.
23Donner satisfaction à son client détaillant sans contenter le consommateur n’est pas non plus dépourvu de risque. Voyez l’exemple de Vlasic, un fabricant d’achards aujourd’hui en faillite. Dans son appétit de croissance, celui-ci, qui possédait sa propre marque, a souscrit à la demande de Wal-Mart de fournir des bocaux d’un gallon (5,45 litres), qui seraient vendus 2,97 dollars au consommateur. Pour Wal-Mart, ces bocaux géants étaient des articles d’appel. Empilés sur des palettes devant l’entrée, ils signalaient aux chalands que Wal-Mart était bien le magasin le moins cher. Le fait est qu’on pouvait ainsi acquérir un plein gallon d’achards à meilleur marché qu’un quart de gallon de cornichons Vlasic chez l’épicier du coin.
24Peut-être le fabricant aurait-il dû prévoir ce qu’il lui en coûterait en termes d’image, celle d’une marque de qualité mais chère. Peut-être aurait-il pu contrer le phénomène de cannibalisation : les consommateurs qui, un an durant, s’étaient approvisionnés par gallons chez Wal-Mart ne voulaient plus acheter leurs achards par quarts ailleurs. Mais l’entreprise n’a rien vu venir. Elle a été acculée à la faillite en 2001. Le fiasco du maxibocal n’en était pas l’unique cause, mais il n’a certainement rien fait pour retarder la chute de Vlasic.
25Il n’y a pas de raison valable pour qu’il en soit ainsi. Les fournisseurs qui réussissent prouvent qu’il est possible de rétablir et de protéger des relations solides avec les consommateurs, de créer des marques qui deviennent des « musts », de développer une connaissance de la clientèle qui aide les distributeurs à gagner de l’argent, et de s’organiser efficacement. Pour ce faire, le seul mécanisme nécessaire est une organisation capable d’identifier les capacités clés et de les exploiter dans l’ensemble d’un portefeuille fortement recentré.
S’organiser pour la croissance
26Face à la mondialisation des distributeurs, qui menace l’offre de valeur des industriels de la grande consommation, une croissance durable ne peut se réaliser que si le siège de l’entreprise s’engage plus avant et adopte une approche fédéraliste dans ses initiatives de croissance et ses décisions d’investissement.
27Le concept fédéraliste de relations siège-division, comme décrit par nos collègues Paul Kocourek et Paul Hyde [1], se fonde sur le principe que la valeur se crée à deux niveaux : à celui des filiales d’exploitation les plus proches des clients et à celui du groupe, dans les liens qui existent entre les différentes entités. Loin de limiter l’indépendance opérationnelle des différentes divisions, l’approche fédéraliste augmente au contraire leur autonomie. Mais cette autonomie se joue dans des limites établies, sous la surveillance du siège dont le rôle est de définir la stratégie et la politique de l’entreprise, d’identifier les moyens de créer de la valeur (par exemple, en diffusant les bonnes pratiques ou en créant des activités) au-dessus et au-delà de celle que génèrent les filiales d’exploitation, et de concevoir et faire respecter un modèle de gestion de la performance.
28De grandes entreprises comme General Electric et Lucent Technologies ont largement mis à profit cette approche fédéraliste que Kocourek et Hyde ont baptisé l’organisation de « modèle 2 ». Pour les industriels de la grande consommation, son application dans le cadre d’une croissance durable signifie que soient inculqués, développés et intégrés quatre éléments essentiels : le recentrage de l’activité, le développement et la planification des capacités, l’attribution des ressources et l’impératif de croissance.
29Le recentrage de l’activité. Il est à la base de tout investissement, il est le critère de tous les programmes et de tous les budgets. Il détermine quelles capacités l’entreprise va développer, où et comment. Il doit être lisible, car il dicte à chacun ce que l’entreprise doit faire ou ne pas faire.
30Ce recentrage de l’activité ne se décrète pas : il doit découler des forces que possède l’entreprise - et, idéalement, de son histoire. L’entreprise doit en effet être en mesure d’établir clairement, pour ses équipes comme pour ses clients présents et futurs, un « droit » de gagner. Les travaux des chercheurs ont montré à maintes reprises que ceux qui suivent scrupuleusement une stratégie cohérente laissent à la longue leurs pairs loin derrière eux [2].
31Le recentrage de l’activité n’a pas nécessairement de rapport spécifique avec le portefeuille de produits. Clorox, par exemple, s’ingénie à mettre les capacités d’une grande entreprise au service de simples créneaux. Ce qui peut marcher pour les blanchissants et les détachants ne marchera pas avec les lessives, c’est pourquoi Clorox n’y va pas. Cette réserve explicite indique à ses managers quelles initiatives sont cohérentes avec la stratégie choisie et lesquelles ne le sont pas. Les acquisitions qui entraîneraient la firme dans les grandes catégories de produits sont écartées. Mais celles qui lui permettent de transférer ses capacités de grand groupe à des catégories plus petites sont bienvenues; d’où le rachat réussi de Kingston Charcoal et des produits d’emballage Glad. Dans la cour des petits, Clorox peut être un géant.
32Le recentrage donne davantage de cohérence à un portefeuille de produits, et la cohérence est une bonne pratique qui tend visiblement à se développer chez les grands industriels du secteur. Heinz s’est recentrée sur les condiments avec la vente, en 2002, des activités produits de la mer et nourriture pour animaux à Del Monte. Procter & Gamble s’est clairement orientée vers la technologie, et son portefeuille se limite à des catégories où celle-ci peut faire la différence. Quand avec Olestra, un substitut aux matières grasses, le groupe a compris que l’innovation technologique n’avait qu’un avenir limité dans l’agroalimentaire, il s’est bientôt débarrassé de ses activités boissons et amuse-gueule. Il a même vendu Crisco, une grande marque d’huile de table et de matières grasses introduite en 1911 et pour laquelle P&G avait toujours fait de la publicité.
33Le recentrage suppose naturellement une approche cohérente du développement et de la planification des capacités. Bien sûr, tous les dirigeants voudraient que leur société devienne un fleuron mondial en matière tant de R&D que de chaîne logistique, de technologies informatiques, de marketing, de gestion des clients et de promotion commerciale. La réalité est plus brutale : rares sont les entreprises capables de se développer avec un égal bonheur sur tous ces plans - sans parler de toutes les autres capacités qu’une grande entreprise se doit de posséder plus ou moins. Pour chaque entreprise néanmoins, un certain nombre de capacités s’avèrent plus importantes que d’autres pour transformer la stratégie en croissance durable.
34La planification des capacités. Elle amène à répertorier les outils et les savoir-faire nécessaires à l’activité recentrée. Cela peut conduire à en créer d’autres, ou à s’engager plus avant là où l’entreprise est en position de leader. Ainsi Procter & Gamble, qui a développé un département R&D hors pair, a aussi généreusement investi dans l’innovation et mis au point des processus et méthodologies pour en faciliter l’exploitation à l’échelle de l’entreprise. Exemple récent de réussite : son Crest Whitestrips est un produit innovant qui combine agent blanchissant, soins bucco-dentaires et technologies des adhésifs.
35Campbell Soup Company possède un ensemble de savoir-faire axés sur la commodité, ce qui n’a rien de surprenant vu sa spécialisation dans les aliments tout préparés. Cette spécialisation se traduit dans ses capacités de recherche, de gestion de la relation clients, de gestion des forces commerciales, etc.
36Ainsi, pour faciliter l’achat de ses produits dans les supermarchés, l’entreprise a créé un système de présentoir où les diverses variétés de soupe sont rangées sur des étagères en pente. Quand un client prend une boîte, la boîte suivante glisse automatiquement vers l’avant. Bien qu’apparemment simple, ce système est en fait le fruit d’une série d’études à la fois sur les besoins du consommateur et sur ceux du détaillant. Les chercheurs de Campbell ont découvert que, quand le chaland souhaite acheter un velouté de champignon sans sel et ne le trouve pas, il se lance dans une chasse au trésor derrière les boîtes de velouté de brocoli et les nouilles au poulet, explore les rangées de produits adjacentes… et repart frustré si la soupe tant espérée demeure introuvable. Il abandonne derrière lui un champ d’investigations en plus ou moins grand fouillis, ce qui représente un supplément de travail - et de coûts - pour le détaillant obligé de remettre de l’ordre dans son rayon. Le système de Campbell a résolu le problème des uns comme des autres. Le consommateur trouve immédiatement ce qu’il est venu chercher - ou voit tout de suite qu’il y a rupture du produit. Parce qu’il n’est plus besoin au client d’aller fourrager au fin fond des étagères, le détaillant garde un rayon impeccable et dispose d’un indicateur fiable du niveau de son stock. La mise en œuvre de ce concept a néanmoins demandé une formation spéciale des commerciaux pour faire accepter les nouveaux présentoirs par les détaillants.
37Nulle nécessité que les capacités soient innées ni qu’elles relèvent d’une longue tradition de l’entreprise. L’un de nos clients a défini ses priorités en la matière en enquêtant auprès des détaillants et en comparant leurs avis sur l’entreprise et ses concurrents. Cette étude a révélé que l’entreprise péchait à trois niveaux : leadership dans les catégories de produits, innovativité du marketing, promotions commerciales. De ces trois points, c’était celui concernant le marketing qui comptait le plus pour les détaillants. Pour leur donner satisfaction, la réponse de l’entreprise a été de concentrer son effort non plus sur les marques mais sur les catégories, et de développer ses capacités de personnalisation et de partage des informations, des idées et des outils.
38Les plans de développement des capacités se doivent d’être uniques, mais de prendre des références dans la catégorie du produit. Dans le papier de soie, on privilégiera probablement la fabrication, l’une des compétences clés étant d’être en mesure de gérer un investissement énorme. Dans les crèmes glacées, où les marges des supermarchés sont très étroites, on pourra privilégier un ensemble de compétences - au niveau de la recherche, des technologies de l’information, de la stratégie et des tactiques marketing, etc. - en rapport avec l’achat d’impulsion. On peut y inclure également l’adaptabilité de la chaîne logistique, afin que l’entreprise soit en mesure de déplacer les matériels vers les lieux où se trouve le client : près des plages en été, dans les stations de ski en hiver. Le plan peut même impliquer le développement d’un savoir-faire en matière de sous-traitance : l’entreprise peut décider que ses ventes aux supermarchés seront externalisées, pour lui permettre de mieux se concentrer sur les achats d’impulsion dans les circuits non traditionnels.
39La répartition des ressources. Si le recentrage de l’activité montre comment on entend se différencier sur le marché, et que le plan de développement des capacités indique comment le faire, l’attribution des ressources est le chapitre de la stratégie de croissance qui explique comment l’entreprise va en assurer le financement. Fondamentalement, on se heurte ici aux choix difficiles que les entreprises, en ces temps de dispersion, tentent désespérément de ne pas prendre.
40Aujourd’hui, la plupart des industriels de la grande consommation (exception faite des chefs de file) sont frappés par la malédiction du plan de relance. Le scénario est familier. Au départ, il y a une marque dont les marges sont élevées mais la croissance lente. Elle peut se situer dans une catégorie dont l’entreprise n’a guère de chance de devenir un jour un leader, mais générer régulièrement de bons revenus pour un investissement minimal. Il se peut aussi que les implications fiscales rendent sa vente inintéressante. Pas de problème. Tout ce que réclame ce scénario, c’est un responsable du marketing capable d’exploiter avantageusement la marque.
41Mais on ne fait pas carrière dans le marketing en se contentant d’une exploitation consciencieuse et efficace. Si l’on veut progresser rapidement, il faut attirer l’attention en lançant d’audacieux plans de relance. De sorte que, d’année en année, de manager en manager, il y a toujours un nouveau programme pour transformer, c’est juré-promis, cette vieille haridelle de marque en un nouveau pur-sang. Les responsables de la marque réclament une part des investissements et, l’entreprise ne pratiquant pas le budget base zéro, obtiennent grosso modo autant que l’année précédente - voire un petit peu plus s’ils ont su plaider leur cause. Ainsi le budget de l’entreprise, qui n’est finalement qu’un saupoudrage des ressources au profit de toutes les marques, sous-alimente-t-il celles qui pourraient se développer tout en engraissant celles qui ne le peuvent pas.
42Une partie du problème tient à ce que, dans la plupart des entreprises, les marques sont trop puissantes et le siège trop faible. Une attribution pertinente des ressources demande que l’on place davantage d’argent là où les chances sont le plus favorables - ce qui, fort logiquement, suppose que ces financements soient supprimés ailleurs. Mais le fait de basculer un certain nombre de financements d’une marque, d’un marché ou d’un projet de R&D à un(e) autre a souvent une conséquence fâcheuse. Cela fait ressentir aux personnes qui travaillent pour la marque défavorisée que leur tâche n’est pas importante.
43La solution à ce problème relève du siège de l’entreprise. Dans le schéma fédéraliste, celui-ci doit prendre clairement position sur le principe que le moissonneur est aussi méritant que le semeur. Il est à la portée de n’importe qui de gérer une marque sur le déclin en la privant de toute publicité, de toute promotion, et de la laisser mourir. Mais il faut autrement plus d’astuce pour trouver un équilibre qui évite les surinvestissements tout en affectant suffisamment de ressources pour maintenir la marque en vie et assurer des rentrées de trésorerie. Dépenser un peu d’argent pour faire évoluer le conditionnement, investir juste le nécessaire dans la publicité, voilà de la bonne gestion, et qui mérite d’être reconnue comme telle et récompensée au même titre que les relances réussies.
44Les sociétés de capital-investissement, en particulier, sont passées maîtres dans l’art et la manière d’attribuer des ressources. Elles ont perfectionné la pratique du développement, de l’exploitation et de la revente de marques endormies. Un exemple célèbre est celui de la bière Pabst Blue Ribbon, achetée par un investisseur qui prévoyait de tailler dans les coûts et de laisser la marque mourir lentement tout en générant des profits. En fait, celle-ci est devenue un symbole de mode de vie alternatif, à la suite d’une campagne marketing innovante et à petit budget. Pabst a sous-traité le brassage et investi modérément dans le parrainage de tournois de polo-vélo, de projections de films de skateboard, de concerts de rock indépendants, etc.
Rôle du siège dans les industries de la grande consommation
Rôle du siège dans les industries de la grande consommation
45Si le capital-risque peut bâtir une renommée sans engager de plan de relance, alors pourquoi les responsables du marketing des produits de grande consommation n’en seraient-ils pas capables ? Paradoxalement, le déclin des médias de masse ouvre de nouvelles opportunités de croissance et de profit pour des marques endormies jusque-là négligées. Devant un coût des publicités dans les grands réseaux qui va s’alourdissant alors que les audiences diminuent, les entreprises sont moins enclines à commander une campagne à grande échelle pour une marque en perte de vitesse. La tendance est davantage à rechercher dans l’innovation de conditionnement, la publicité hors médias et la gestion commerciale le moteur qui favorisera la résurrection d’une marque.
46L’impératif de croissance. Dans une organisation diversifiée, l’attribution des ressources ne s’effectuera correctement que si le siège et les divisions ont développé une compréhension commune des différentes contributions que chaque volet de l’activité doit apporter à la croissance générale de l’entreprise. La création de cet « impératif de croissance » constitue, peut-être, la tâche la plus importante et la plus difficile du siège de l’entreprise.
47Reprenons l’exemple de Procter & Gamble. Vers la fin des années 90, les marges souffraient de la trop faible augmentation des volumes. Ses marques établies, même la lessive Tide, devaient se battre face à de nouveaux projets de produit qui s’octroyaient une part disproportionnée du budget marketing. A la mi-2000, le groupe perdait du terrain dans sept de ses neuf principales catégories et, quatre fois en deux trimestres, avait dû réviser à la baisse ses prévisions de bénéfice.
48P&G a depuis conduit un programme quadriennal de restructuration pour se recentrer sur l’essentiel : les grandes marques, les gros clients, les grands pays. Ces changements, qui incluaient le désengagement des activités périphériques et la redistribution des ressources vers des activités à forte croissance, n’ont pu être menés à bien que parce que la direction générale était déterminée à en assurer le pilotage. Sur le plan organisationnel, P&G a raffermi le pouvoir central, instauré cinq divisions mondiales et réduit les toutes-puissantes organisations nationales à de simples départements commerciaux. Chacune des divisions mondiales, dotées d’un portefeuille soigneusement sélectionné, est responsable de la stratégie et des pertes et profits de ses marques.
49Cette nouvelle stratégie organisationnelle n’est pas sans risque. Par exemple, le groupe a réagi plus lentement qu’il n’aurait dû à la crise financière en Argentine, parce que son organisation dans ce pays était devenue trop faible. Il a découvert aussi que, dans les marchés émergents, l’excès de centralisme limite les chances de réussite. P&G a modifié sa gamme de produits, ses circuits de distribution et sa stratégie de prix dans ce genre de situation. Mais le siège dispose encore d’un pouvoir nettement supérieur à celui qui était le sien auparavant, et les divisions mondiales conservent des responsabilités, mais limitées.
50L’exemple de Procter & Gamble montre que la « recentralisation » est moins une affaire de commande et de conduite des opérations que de coordination et de communication. Le modèle fédéraliste laisse au siège les responsabilités clés de la stratégie et de la supervision : celui-ci doit identifier les thèmes communs aux unités opérationnelles et s’assurer que ce programme stratégique est bien mis en pratique à tous les niveaux de l’entreprise. Les unités opérationnelles restent très proches des marchés et génèrent de la valeur via ces relations. Cette organisation de modèle 2 comble le fossé qui séparait un siège agissant simplement comme une société de holding financière et un siège s’impliquant dans la gestion des unités opérationnelles (voir figure « Rôle du siège dans les industries de la grandecon-sommation », page précédente).
51« Gagner avec les clients qui gagnent » a pu être un slogan pour les fournisseurs de produits de consommation courante, mais pour beaucoup d’entre eux la réalité aura été fort différente. Les regroupements et la diffusion du pouvoir dans des dizaines voire des centaines de marques leur ont barré la route de la réussite. Pour innover efficacement et développer des produits convaincants qui deviennent sources de croissance, l’entreprise doit abandonner son modèle organisationnel de type « Etats autonomes » et adopter une approche fédéraliste qui confère au siège un droit de surveillance, même si les points de vue des unités opérationnelles lui sont plus précieux que jamais.
Notes
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STEFFEN M. LAUSTER est vice-président de Booz Allen & Hamilton à Cleveland. Il s’est spécialisé dans le développement de la stratégie et la gestion des ventes dans le secteur des biens de consommation. J. NEELY est un cadre de Booz Allen & Hamilton à Cleveland, spécialisé dans les stratégies de croissance et de transformation dans les secteurs des biens de consommation et de production.
Cet article a été publié initialement en anglais sous le titre « The Core’s Competence : The Case for Recentralization in Consumer Products Companies » dans Strategy+business, n° 38, printemps 2005. -
[1]
Paul F. Kocourek et Paul Hyde, « The Model 2 Organization : Making Your Company Safe for Zealots », Strategy+business, premier trimestre 2001.
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[2]
Voir notamment Jim Collins, Good to Great : Why Some Companies Make the Leap… and Others Don’t, HarperBusiness, 2001.